La Couronne de Cuivre

Il secoua la tête.
-Allons,, tu n'y es pour rien. Tu n'as fait que me dire que vous auriez besoin de moi demain et je nous ai entraînés plus avant avec mon désir de me rendre utile...
Il dévisagea Hubert, un instant.
-Mais changeons de sujet : tu n'es pas ici pour parler travail, c'est important d'avoir des opportunités de décrocher, par moment. Alors s'il y a d'autres sujets de conversation qui te tentent... N'hésite surtout pas !

Le paladin échappa à son regard et esquissa un sourire faussement tranquille.
" Là, comme ça... Je n'ai pas de grandes idées." fit-il.
Il avait pourtant intérêt à détourner rapidement la conversation s'il ne voulait pas que Giovanni l'entraîne vers des eaux dangereuses.
" Tu t'en sors avec Ruth ? C'est un sacré caractère, mais elle a un bon fond..."

Son interlocuteur arbora une moue aussi indéchiffrable que fugitive. Peut-être n'était-il pas dupe, peut-être avait-il parfaitement compris que le paladin tentait de noyer le poisson. Toutefois, il répondit à sa question.
-C'est un réel plaisir d'être son assistant. Elle a un caractère bien trempé, une répartie à toute épreuve, elle est d'une efficacité redoutable et respecte scrupuleusement les consignes. Quand je pense à la manière dont beaucoup la voyaient avant ton arrivée... Je ne vais pas dire que tu l'as métamorphosée mais il me paraît indubitable que tu l'as grandement aidée à canaliser son énergie et à montrer ses nombreuses qualités.

" La partie est loin d'être gagnée, si tu veux mon avis, mais c'est sûr qu'elle avait besoin d'un cadre... et d'une reconnaissance, aussi. Je pense que l'attention que je lui ai portée... et celle que tu lui portes, maintenant... sont au moins aussi efficaces que la sévérité nécessaire, de temps en temps, pour calmer ses ardeurs. Cela dit..."
Il pinça les lèvres.
" J'ai parfois peur de l'avoir un peu... ravie à sa mère. Elle est encore petite et Ingrid... Ingrid a aussi besoin d'elle. J'étais plus âgé quand je suis entré à la commanderie... Je ne sais pas comment c'était pour toi... Là... Parfois je me dis que je leur ai donné le mauvais signal, à toutes les deux. Je ne suis même pas certain que je vais m'éterniser à Clairétoile, une fois le printemps arrivé..."

-Nous sommes plusieurs à ne pas être certains de rester longtemps. Et nous sommes aussi plusieurs, de ce fait, à nous demander s'il est opportun de prendre des apprentis. Mais c'est, à mon sens, un faux problème... Ruth avait l'âge de débuter une formation : la plupart des gosses le font vers dix ans, que ce soit dans les temples, dans les commanderies, dans l'artisanat... Dans bien des cas, ça implique qu'ils quittent leur famille. Ici, il n'y a pas cette difficulté : ton écuyère n'est plus en permanence avec sa mère mais ellse peuvent continuer à se voir au quotidien et ce, autant qu'elles en ibt envie. C'est donc une transition en douceur pour l'une comme pour l'autre. Ensuite... Que tu restes, que tu partes en l'emmenant avec toi, que tu juges important qu'elle trouve un nouveau maître ici ou ailleurs, que vous conveniez finalement que ce n'était pas sa voie... Peu importe : ce qu'elle aura appris ne sera pas perdu, ça lui sera au contraire extrêmement utile, tant sur le plan de la personnalité que des compétences. Alors cesse de te tourmenter : tu as agi au mieux.

" Tu as raison. Je me pose trop de questions. Chaque jour vaut la peine d'être vécu, et je ne suis pas encore parti. D'ici là, je fais ce que je peux. Pour elle et pour Alban."
Une ombre passa sur son visage. Que ferait-il si les enfants demandaient à le suivre ? Il n'avait jamais envisagé de se retrouver dans une telle position, à devoir gérer d'autres destinées que la sienne propre. Sans doute l'aurait-il appris s'il était demeuré à la commanderie, mais les événements avaient fait de lui un être solitaire.
" Est-ce que tu veux que je me lève ? J'ai l'impression que je m'avachis de plus en plus..."

-Tu t'avachis de plus en plus, effectivement. Mais c'est parfait : j'ai l'impression que cela veut dire que tu commences à te détendre... Je ne désespère donc plus de venir à bout de cette petite mine qui rend pour l'heure mon travail impossible.
De fait, que ce soit grâce à l'encens, à la boisson ou à son interlocuteur, Hubert se sentait un petit peu moins crispé.
-Et laisse-moi à nouveau te dire que c'est très bien, ce que tu fais pour Ruth. Honnêtement, il y a quelques veilles, j'aurais fait une attaque rien qu'à l'idée de devoir faire équipe avec elle, alors qu'aujourd'hui j'en suis ravi. Bon, évidemment, il y a certains sujets qu'elle n'ose pas aborder avec toi. Alors je l'aide de mon mieux. Par exemple, elle caresse le doux rêve d'un jour devenir baronne mais elle ne sait comment s'en ouvrir au fameux baron dont elle aimerait par ailleurs qu'il se décoince un peu. Et puis, il y a de la concurrence, ce qui la met en rogne.

Hubert sourit.
" C'est normal qu'elle se tourne vers toi pour ce genre de choses : tu es sunite, c'est ton fond de commerce ! dit-il avec malice. Mais de quelle concurrence peut-elle bien se soucier ? Son baron est un peu jeune pour songer à fonder une dynastie, mais avec un peu de patience, elle sera forcément la mieux placée au moment où il commencera à penser à la chose... Enfin... Sauf s'ils se retrouvent dans une dynamique fraternelle... Hum. Elle devrait faire attention, tout bien réfléchi. C'est généralement pour ça qu'il ne se forme aucun couple à la commanderie."

-Même si elle n'y réfléchit évidemment pas en ces termes, elle en a conscience, quelque part : c'est pour ça que ça la soulage que sa mère songe à adopter un petit Paludier. Elle pense que sinon, elle aurait pris Alban sous son aile, ce qui l'aurait empêchée de continuer à en être amoureuse... Elle commence donc à être rassurée sur ce point. Mais un autre motif d'inquiétude est apparu et va croissant : nombre de damoiselles font les yeux doux à ton écuyer... Lui ne le remarque pas mais elle, elle ne le remarque que trop bien.

Hubert pinça les lèvres.
" Vu l'âge qu'ils ont... Hormis espérer qu'il ait du bon sens... Je ne vois pas bien ce qu'elle peut faire. Espérer. Alban me semble avoir suffisamment d'élégance pour ne pas profiter stupidement d'une subite popularité... Mais sérieusement... Je ne connais rien aux amours d'enfance, mais je suppose qu'il est probable qu'il connaîtra plusieurs expériences avant de savoir ce qu'il veut."
Il sourit.
" Qu'est-ce que tu lui as suggéré, à Ruth ?"

-Déjà, que j'étais très touché par sa confiance : il faut du courage pour aborder semblables sujets, surtout qu'elle ne me connaît guère et que les bardes ne sont pas forcément réputés pour leur sagesse. Ensuite, qu'elle avait bien fait d'en parler : quand quelque chose vous travaille à ce point, et les dieux savent que ça la travaille, ce n'est pas bon de tout garder pour soi. On passe son temps à ruminer, on est de moins en moins lucide tout en ne pensant plus qu'à ça, ce qui empiète sur les autres sujets de réflexion, sur les autres activités... Bref : vider son sac fait du bien, c'est à la fois important et utile. Enfin... Je lui ai dit que si cela devenait trop dur pour elle, elle devait s'ouvrir à lui, car elle a tout à y gagner. Dans le pire des cas, elle essuiera un refus, elle aura mal mais, au moins, elle sera fixée. Et si un chagrin d'amour est douloureux, c'est toujours moins pire que de vivre éternellement dans l'incertitude ou... que de toujours regretter de ne pas avoir tenté sa chance.

Hubert regarda le barde droit dans les yeux, pendant une seconde. Ruth, donc. Très bien.
" Ça me semble très frontal, comme... procédure. Je pensais que les Sunites encourageaient davantage... les jeux de séduction, dit-il d'un ton détaché. D'autant qu'à leur âge... Alban ne se souciera peut-être de ce genre de choses que dans deux ou trois ans. Il ne m'a pas l'air très précoce dans ce domaine."
Et c'était tant mieux pour lui, tout bien considéré.

-Hubert, on parle d'amours d'enfance, là. Avant d'entrer à la Commanderie, n'as-tu jamais entendu l'un de tes camarades annoncer, tout heureux, qu'il avait une petite amie, qu'ils s'étaient tenus par la main, qu'ils avaient gravé leurs noms sur le tronc d'un arbre ? Bon, d'accord, comme ceux qui osent l'avouer sont généralement l'objet de moqueries, ils ont peut-être gardé ça pour eux. Mais honnêtement, c'est très courant : demande donc à nos instituteurs !
Son ton se fit légèrement plus grave.
-J'aurais pu lui conseiller d'essayer d'ouvrir les yeux d'Alban par de petites attentions, oui : je l'aurais fait avec quelqu'un d'autre. Mais voilà : notre Ruth, si courageuse voire si téméraire en bien des domaines, se retrouve complètement tétanisée lorsqu'il s'agit des choses du cœur. Elle a peur de mal s'y prendre, d'avoir l'air ridicule, d'être rejetée... et de tout perdre, au final. Tout ça la préoccupe beaucoup, la ronge, même. J'ai pu le constater : même la recherche de passages secrets et de trésors cachés, activité qui la passionne pourtant, n'arrive plus à la distraire. Elle n'est plus dedans et, comme par hasard, elle n'a plus rien découvert depuis des jours. Il m'a paru raisonnable, dès lors, de lui suggérer de se libérer de cette souffrance. Nous autres Sunites savons bien que si l'amour est la chose la plus merveilleuse qui soit, elle peut aussi conduire à des affres extrêmement douloureux. Lesquels ne sont malheureusement pas sans conséquences... Donc voilà : certes, nous encourageons d'ordinaire les approches subtiles. Mais quand ça n'est pas possible, la seule solution, la moins coûteuse à long terme, c'est de franchir le pas.

" Je comprends, dit prudemment le paladin. Je n'avais pas réalisé qu'elle était dans un tel état... Je ne l'ai pas remarqué pendant nos exercices."
Mais tu n'étais peut-être pas bien attentif, de ton côté, se morigéna-t-il.
" Heureusement que tu es là pour la soutenir. Ça a dû lui faire du bien de te parler et de trouver en toi un interlocuteur intéressé et compatissant."

-Déjà, tu ne dois pas t'en vouloir de ne rien avoir remarqué. Si tu l'as surtout croisée lors des entraînement, elle a simplement dû te paraître particulièrement appliquée et pleine d'énergie : quand on est dans sa situation, quand on a son caractère, se démener est l'exutoire le plus évident. De surcroit, pour qui n'a pas l’œil, celui qui souffre de tourments de cœur a souvent l'air juste fatigué ou un peu tendu. Franchement, je pense que rares sont ceux qui ont noté quoi que ce soit à propos de Ruth... Pour le reste, mes conseils valent ce qu'ils valent et à présent que je lui les ai donnés, c'est à elle de décider qu'en faire. Mais je ne regrette pas de l'avoir poussée à se livrer : parler fait du bien en pareil cas, tandis que ne pas réussir à le faire ou ne pas réussir à trouver la personne auprès de qui le faire... ça ajoute encore à la souffrance qu'on éprouve.

" Bien sûr."
Hubert hésita une seconde. Ce petit jeu de chat et de souris commençait à lui porter sur les nerfs. En même temps, il ne voulait pas se disputer avec le barde et il ne voulait pas l'impliquer davantage qu'il ne l'était déjà. Aussi souleva-t-il sa coupe.
" Est-ce qu'il reste un peu de ce délicieux breuvage ? J'en reprendrais bien." dit-il d'un ton dégagé.

Le barde laissa échapper un bref soupir - de l'agacement ? de la déception ? - mais, dès l'instant suivant, il retrouvait tout son allant.
-Bien sûr, il en reste pour plusieurs coupes. Et ne te prive pas : ce n'est pas ça qui va te mettre dans des états dont tu n'as pas envie.
Il le resservit, se resservit lui-même puis s'empara d'une feuille et d'un crayon.
-Au fait, puisque c'est ton pupille, il faudra que tu me dises si tu es d'accord pour que je peigne Alban. Je n'ai pas prévu de faire ça tout de suite mais puisque je t'ai sous la main et puisqu'on parlait de tes écuyers...

Hubert était conscient de s'être dérobé mais il ne voyait pas comment faire autrement. Giovanni le poussait dans la même direction que Thibault, avec moins de hargne certainement, mais sans mieux comprendre ses réticences. S'ouvrir ne servirait à rien, il le savait : il était irrémédiablement seul à livrer son combat. Il regrettait, a posteriori, d'en avoir déjà tant dit. Les choses prononcées ont toujours plus d'existence que ce qui reste tu.
" Ecoute, je n'y vois aucun inconvénient. A partir du moment où toute la communauté est représentée... Demande-lui ce qu'il en pense. Il est assez grand pour décider pour lui-même. Tu peux lui dire que j'ai donné mon accord, le cas échéant."

-Il aurait de toute façon refusé de se prononcer avant de l'avoir eu. Mais comme je le disais, ça n'est pas pour tout de suite.
Il joua un moment avec son crayon puis se décida enfin à en poser la mine sur sa feuille de papier. A partir de ce moment-là, il commença à dessiner avec application, malgré sa nonchalance apparente. A deux ou trois reprises, il parut sur le point de dire quelque chose mais demeura coi. Peut-être cherchait-il simplement à relancer la conversation. Si c'était le cas, il avait bien du mal.
-Peux-tu te lever, s'il te plait ? fit-il en fin de compte.

Hubert s'exécuta. Il aurait bien aimé trouver quelque chose à dire, lui aussi, mais ne voyait pas comment dissiper le malaise qui s'était insinué dans la pièce. Il finit par s'éclaircir la gorge.
" Giovanni... Je suis désolé... Je sais que tu essaies de m'aider et je t'en suis immensément reconnaissant mais... Je pense que tu as déjà fait tout ce qui était possible et... voilà. Je ne vois pas l'utilité de te faire gaspiller ta salive en vain. D'autant que... je refuse d'être la cause d'un conflit de loyautés."

-Tu ne devrais pas t'en faire à ce sujet, murmura le barde. Je suis au courant de tout, y compris de la démarche de Thibault. Aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître, il aimerait t'aider, ce qui est son sacerdoce, et il serait le mieux placé pour le faire, en tant que serviteur de Sunie. Il sait cependant que ça n'est pas possible, compte tenu... de sa position. Il sait aussi qu'il n'en aurait pas la force. Alors il m'a demandé de faire mon possible. Cependant, je l'aurais fait même sans ça. Il a décidé de se retirer. Toi, tu es toujours en course. Tu vois, nul conflit de loyauté là-dedans. Et surtout... Tu souffres. Pour moi, ça crêve les yeux, et... Je voudrais t'aider.
Il eut un pauvre sourire.
-C'est ça qui me blesse : ta réaction, je la comprends. Mais mon incapaicté à t'aider... Douloureuse mais utile leçon d'humilité.

Hubert secoua la tête.
" Je ne souffrirais pas autant si l'arrivée de Thibault ne m'avait pas mis le couteau sous la gorge, répondit le paladin, en essayant de tempérer son amertume. Tout allait au mieux, jusque là. Me languir... Ce n'était pas un problème. Mais dans le même temps, je le comprends... Simplement, je ne vois pas comment rattraper les choses, maintenant. Je voudrais trouver une solution idéale qui n'existe pas. Je voudrais que personne n'ait mal."
Il haussa les épaules.
" Je suis naïf comme un gosse. Il y a toujours quelqu'un qui a mal et on n'y peut rien."

-C'est malheureusement vrai. Mais dans la situation actuelle, tout le monde a mal. Thibault, toi... Ceux pour qui tu comptes et, bientoôt, Albérich. il a forcément remarqué, déjà, que quelque chose ne tournait pas rond ; il ne lui faudra pas longtemps pour comprendre que ça n'est pas juste de la fatigue, des soucis liés à la Communauté... Et ça empirerait encore si tu décidais de prendre tes distances : ça arrive qu'on ait envie de le faire, ça paraît le plus raisonnable, le mieux pour tous... Sauf que ça n'arrange rien parce que celui dont on s'éloigne ne comprends pas... et en souffre.
Il soupira. Toute vélocité de dessiner semblait lui être passée.
-Ça ne va pas pouvoir durer comme ça longtemps, Hubert.

" Je sais bien. D'autant que j'ai été en parler de manière détournée à Albérich et que j'ai encore empiré la situation... Bref."
Il passa les mains sur son visage et se rassit.
" J'ai espéré... que les choses puissent simplement revenir à l'état antérieur. Mais Thibault va prendre ses distances, et Albérich ne comprendra pas. Il est si heureux de l'avoir retrouvé... Rien que ça, tu vois, c'est une catastrophe en puissance. Il va fatalement aller lui parler et lui tirer les vers du nez. Et si Thibault lui parle..."
Il secoua la tête.
" Il ne voudra pas choisir entre nous. En imaginant même qu'il puisse réagir sans effroi à ce genre d'aveu. Ce dont je ne suis pas persuadé du tout. Nous l'aurons juste perdu tous les deux. Alors oui... Je me dis que je pourrais m'effacer pour Thibault. Je suis... moins sanguin que lui. Et plus habitué à renoncer. Je renonce depuis des années, maintenant."

-Ça non plus, ça ne va pas pouvoir durer encore très longtemps. C'est trop triste, trop injuste : chaque être doit avoir droit à l'amour. Et je pense que ce que nous essayons de bâtir ensemble pourrait être, pour toi, un nouveau départ à ce niveau.
Il reposa son dessin à peine esquissé.
-Thibault veut le meilleur pour Albérich. Alors il ne fera rien qui puisse le faire souffrir ou qui puisse nuire à votre relation, parce qu'il pense... que celle-ci fait partie du meilleur, justement. Alors il ne va pas partir de la Communauté du jour au lendemain. Il ne va pas, non plus, prendre ses distances de manière flagrante : il s'arrangera juste pour ne pas trop vous voir quand vous serez ensemble. Tu ne dois donc pas t'en faire pour ça. Ni pour sa souffrance. C'est très généreux à toi de t'en préoccuper mais... Il y a toujours quelqu'un qui souffre. Cependant, ça finira par s'atténuer, surtout quand il constatera qu'Albérich et toi construisez quelque chose de beau ensemble. Il aura la preuve qu'il a eu raison de se retirer, il aura la satisfaction du devoir accompli, la satisfaction d'avoir été à la hauteur de l'épreuve imposée par notre déesse.

Hubert resta silencieux un moment, lèvres pincées, puis finit par soupirer.
" Vous avez l'air de penser... Lui... Toi... Qu'Albérich pourrait réagir... positivement... à une déclaration... Je pense que tu n’imagines pas… Tu es d’Antelucas. C'est un monde à part... qui ne ressemble en rien à la situation des gens de mon... goût... dans la plupart des villes du pays, en dehors des Temples de Sunie, peut-être. Plusieurs de mes amis ont été assassinés, à Solarcis, juste parce qu’ils souffraient de cette fichue tare, et le Rayon n’en avait rien à faire, Giovanni, rien... C’était la loi du silence, la satisfaction que quelqu’un ait nettoyé les rues de ces dégénérés. Si les gens, là-bas, avaient eu le moindre soupçon sur mes… inclinations… Je n’ose pas imaginer comment Béranger aurait réagi, après que j’ai approché... et entraîné ses trois fils. Même à Luménis, j’ai été contraint de m’afficher pendant deux ans avec une collègue, de prétendre que nous étions un couple, par ordre de ma hiérarchie, pour qu’il n’y ait aucun doute quant à ma probité. Je crois que… tu ne te rends pas compte de ce que c’est, pour moi, d’imaginer m’ouvrir de ça, comme ça, de courir ce risque… »
Il secoua la tête.
« Tu sais comment réagira Albérich ? Il sera choqué. Muet de stupeur. Jamais il n’imaginerait une chose pareille. Et tout ce que nous avons vécu ensemble… Tout deviendra subitement obscur… glauque… Il va relire chaque geste, chaque parole, avec l’idée que je veux le… »
Il ferma les yeux.
« Parce que c’est à ça que les gens pensent, Giovanni, quand ils pensent à nous. Au sexe. A un acte qui leur paraît inimaginable… et immonde. Albérich ne va pas penser que je l’aime, il va penser que je veux coucher avec lui. Je ne risque pas un simple rejet, je risque sa répulsion. C’est quelque chose avec lequel je ne pourrais pas vivre. »
Il refit face au barde.
« Tu vas dire que je le sous-estime. Qu’il est ouvert d’esprit, il est lathandrite, après tout ! Mais je sais que c’est quelque chose qu’il n’imagine pas. Chaque fois que nous avons abordé ce genre de sujets, quand j’utilise le masculin par mégarde, il ne relève pas, il féminise, par défaut, je suis amoureux d’une femme, comment imaginer le contraire ? Et quand il me parle de Thibault et de ses élans qu’il pense révolus… Il en parle comme d’une petite bizarrerie inoffensive digne d’un Sunite. Quelque chose de peu sérieux. Une marotte qui prête à sourire. Même si le concept ne le répugne pas, l’idée qu’il puisse s’appliquer à lui… Ah… Vous me demandez l’impossible, toi et Thibault. »

-Que ce bas-monde est encore rétrograde pour infliger tant de souffrances à ceux dont le seul tort est de vouloir aimer à leur manière... lâcha le barde d'un ton altéré.
Il pinça les lèvres, demeura quelques instants silencieux.
-Je sais que j'ai eu énormément de chance de vivre à Antelucas où ma propre bizarrerie, le fait que j'aime autant les hommes que les femmes, ne m'a jamais valu le moindre mépris, la moindre réprimande, le moindre ennui. Je sais aussi que c'est malheureusement très différent ailleurs, tout en ayant conscience que je ne puis imaginer à quel point c'est rude de vivre dans cet ailleurs quand on est... différent. C'est pour cela que je ne te demande rien, Hubert. C'est pour cela que je n'ai même pas la prétention de te conseiller. Je me contente de te donner un avis... Lequel, je l'admets, n'est pas très fondé. En toute honnêteté, je ne suis sûr de rien : ni de ce que tu dois ou ne dois pas faire, ni de comment réagira Albérich. Même si, le concernant, je pense que c'est une âme bien trop grande pour qu'il te rejette si tu lui avoues ce que tu ressens.
Il eut un sourire encourageant.
-Par contre, ce dont je suis sûr, c'est du jugement de Thibault. Il a lui aussi vécu dans un cocon, à savoir le temple de Sunie d'Eredhun. Mais Eredhun n'est pas Antelucas : il a été confronté à l'extérieur, lui. Aux autres cultes, aux autres gens. Il sait ce que valent à ceux qui l'ont ce que ces gens appellent "tare", ce qu'ils t'ont amené à considérer comme tel... C'est parce qu'il sait cela, parce qu'il est un serviteur de l'amour, aussi, que je me fie à son jugement. Il ne t'enverrait jamais au désastre : le faire serait pour lui se renier, renier sa déesse. Tout perdre. Non, s'il s'est retiré, c'est parce que tu es la meilleure chose qui puisse arriver à Albérich, l'homme qu'il aime éperdument et dont il souhaite plus que tout le bonheur. S'il t'a encouragé à t'ouvrir à lui, c'est parce que cet homme, loin de te rejeter, finira par accepter le don que tu lui fais, par comprendre que ce qu'il éprouve à ton égard n'est pas différent. Ce que Thibault te demande est incroyablement difficile, c'est vrai. C'est l'une des choses les plus difficiles qui soient au monde. Mais s'il te la demande justement... C'est parce que ce qui en résultera sera l'une des choses les plus belles qui soient.

Mais s'il se trompe ? songea Hubert malgré lui. Car il s'est déjà trompé. Il a aimé un homme qui l'a manipulé et trahi, Albérich me l'a dit.
Il garda ses pensées pour lui, nicha son visage au creux de ses mains.
" Je ne ferai pas un bon modèle ce soir, je le crains." murmura-t-il finalement.
Il n'était pas certain que ce qu'il ressentait soit à la hauteur de l'immensité de l'amour qui brûlait chez Thibault. C'était un homme extrême, il le savait. Un paladin avait fatalement plus de mesure.
" J'imagine... que je pense aussi que cela pourrait être formidable... et qu'une partie de moi croit que c'est possible... mais simplement... Je ne sais pas quelle est la bonne manière d'y parvenir... et me pousser à la mer ne me semble pas être l'idéal..."

-Mais rester sur la rive tandis que tout ça te ronge de plus en plus n'est pas non plus l'idéal.
Giovanni se leva. Un instant plus tard, il posait délicatement une couverture sur les épaules du paladin, l'en entourait puis s'asseyait à côté de lui.
-Je n'ose imaginer ce que cet ailleurs, ce que ces gens t'ont fait endurer. Mais tu n'es plus ailleurs : tu es ici. Tu n'es plus parmi ces gens : tu es parmi nous. Et l'homme que tu aimes...
Il sourit à nouveau.
-Cet homme et toi servez le même dieu. Ce dieu qui ne t'a jamais retiré sa confiance. Ce dieu avec qui il a retrouvé un lien quand tu étais sur le point de succomber, quand seul Son pouvoir pouvait te sauver... Pense-tu vraiment qu'Albérich te considérera comme vil alors que Lathandre te juge digne de Sa lumière ? De la lumière que vous portez tous deux en vous ?

Hubert sourit doucement quand Giovanni lui prêta la couverture. Il n'avait pas vraiment froid, mais cela semblait approprié.
" Je n'en sais rien, répondit-il. Ce sont des choses... qui viennent de là..."
Il plaça le poing contre son ventre.
" Je ne sais pas si la raison a le moindre droit de cité en ces matières... Même si son esprit continue à m'estimer, c'est ce que son corps va lui dire qui comptera... et je ne sais pas le prévoir. Je ne pense pas que lui-même, si tu lui posais la question, pourrait le prévoir."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue