La Couronne de Cuivre

Le clerc s'était contenté de lever les yeux au ciel dans un soupir, mais n'avait rien ajouté. Taliesin put donc gagner la maison et se mettre en quête de Titus. Baptiste l'y aida et ils le dénichèrent dans la chambre de Yann, sous le lit défait. Il refusa de sortir.
" Ils vont me remettre dans une cage ! Me couper en rondelles ! Me demander d'apprivoiser les papillons ! Je sais comment ça marche !" protesta-t-il.

Il secoua la tête et répondit de son ton le plus apaisant.
-Je ne crois pas qu'ils soient mal intentionnés à ton égard. En réalité, cette démarche vise surtout à s'assurer que je ne t'ai pas enlevé, que je ne compte pas te revendre... Ce genre de chose. Le but est donc positif, visant à empêcher les actes tels que ceux dont tu as déjà été victime. Par conséquent, ce prêtre veut juste discuter avec toi : il ne te touchera pas et s'il lance un sort, ce sera uniquement pour être en mesure de te comprendre et de vérifier que tu ne répètes pas des mensonges que je t'aurais obligé à dire.
Il sourit doucement.
-Je ne pourrai pas rester à côté de toi mais je pourrai regarder à distance. Et je te jure que si je remarque quoi que ce soit de louche, j'interviendrai aussitôt. Mais je suis sûr qu'il n'en sera rien et que d'ici une petite demi-heure, tout cela ne sera plus qu'un mauvais souvenir.

Le faune grommela mais finit par sortir de sa cachette. Ils purent redescendre et rejoindre le clerc, qui s'était installé sur le banc, dans la cour, et regardait les poules picorer d'un air distrait. Quand il les vit arriver, il se leva, et son regard se fit interrogatif.
" C'est le faune ?" demanda-t-il.
Il hocha la tête, puis s'exprima en sylvestre.
" Bonjour petit. Je suis Magnus, le clerc qu'on a envoyé pour t'enregistrer dans la Vallée. On va demander à tes amis de s'écarter et je vais te poser deux trois questions. Ça marche ?"
Titus était manifestement surpris que l'homme s'exprime aussi aisément dans sa langue. Difficile de savoir si c'était l'effet d'un sortilège ou si, simplement, de par sa position, il se devait de parler le langage des créatures des bois.
" Ça marche."
L'homme sourit et fit signe à Taliesin et Baptiste de s'écarter. Leur conciliabule dura un quart d'heure environ. Le prêtre ne lança pas de sortilège, resta assis, notant les réponses de l'enfant sur son parchemin. Ce dernier resta debout, faisant parfois de grands gestes, manifestement de plus en plus détendu au fur et à mesure de la conversation. Finalement, le clerc se leva, ébouriffa les cheveux de l'enfant avec un sourire, puis revint vers Taliesin. Son expression se fit plus sérieuse.
" Je peux vous parler en privé un moment ?"

Et lui qui avait cru que cela c'était bien passé et que cela en resterait là...
-Bien sûr, répondit-il cependant.
Et, tout en emboîtant le pas au prêtre, il se prépara à de nouvelles complications.
C'est ainsi qu'il aurait fallu appeler cet endroit : la Vallée des Complications.

Le prêtre l'entraîna à quelque distance des enfants.
" Titus me dit que vous avez promis à la personne qui s'occupait de lui auparavant de le reconduire auprès de son peuple, dans la forêt. Est-ce que c'est vrai ?"

Il acquiesça.
-Oui. J'ai d'ailleurs déjà entrepris quelques démarches en ce sens. D'une part auprès des centaures qui bivouaquent non loin d'ici, mais le seul faune qu'ils connaissaient se trouve dans un bosquet dont ils ignorent le nom. D'autre part auprès de la princesse elfe qui a récemment séjourné à Champsdor, mais le groupe qu'elle connaissait n'était pas simple à atteindre, sans compter que la disparition d'une de mes amies m'a empêché de fouiller plus avant cette piste.

" Vous allez avoir un problème."
Il se retourna une seconde, lorgnant Baptiste et Titus qui jouaient avec la pompe de l'abreuvoir.
" Ce garçon n'est pas un faune. C'est un hybride elfe-faune. Probablement le résultat d'un viol. Certains faunes mâles sont très... actifs, et bref... Je ne sais pas si vous avez parlé avec lui de son passé, mais il n'a aucun souvenir de sa vie d'avant son travail dans un cirque itinérant. Mon avis est qu'il a probablement été abandonné très jeune, sans doute bébé. Les elfes ne gardent jamais ce genre de... d'inconvénients. Et je doute que vous trouviez un groupe qui va en vouloir."

Stupéfait, il garda le silence un bon moment, pensif.
Voilà qui compliquait grandement la situation mais... il était surtout désolé pour Titus.
-Alors je trouverai une autre solution pour lui, dit-il. Ses particularités ne changent rien au fait que comme tout enfant, il doit pouvoir grandir et s'épanouir parmi des gens qui l'aiment.

Le clerc acquiesça.
" Il y a un bon orphelinat d'espèces mélangées à Anarion, si vous avez le courage de monter jusque là. Je ne vous conseillerais pas la nôtre, et ceux de Togoria sont... moyens. Sinon, à Luménis, je suppose qu'ils ont l'habitude."
Il pinça les lèvres.
" Quoi qu'il en soit, le problème actuel c'est que cet enfant n'a pas d'existence légale, et votre... tutorat n'en a pas davantage. Je vais vous faire un document officiel qui vous en confiera la garde pour les deux mois à venir. Vous n'aurez qu'à passer le prendre à Champsdor. Au delà de ce délai, vous devez absolument officialiser son existence, sans quoi il pourrait vous être retiré par n'importe quelle autorité. Le trafic d'enfants a pris une ampleur détestable, depuis la dictature luménienne, et ce n'est pas quelque chose qui est pris à la légère. Bref. Soit vous le déposez dans un orphelinat, et ils se chargeront de la paperasserie, soit vous lui trouvez une famille, et il faut absolument qu'ils aillent le régulariser. Pas parce que c'est un hybride, nous sommes bien d'accord, mais parce que c'est un gosse inexistant, pour l'instant. Ce qui l'expose à tous les abus."

Diantre : en comparaison de ce qui l'attendait, la recherche de faunes semblait tout à coup une tâche des plus aisées.
-Très bien, merci pour ces informations. Je n'ai juste aucune idée, encore, de la manière dont j'expliquerai ça à Titus. Car même si je ne lui dit pas tout, pour le rpéserver... Il faudra bien qu'il comprenne la situation.
Il soupira. Puis grimaça, comme une perspective des plus désagréable venait de se faire jour en son esprit.
-Ce que vous m'expliquez m'amène à m'inquiéter sur un autre point, reprit-il. Titus vous l'a peut-être dit mais je voyage avec deux de mes enfants. Qui ne sont pas elfes, eux non plus. Bien sûr, leur situation est différente, dans la mesure où tout est légal, tout est déclaré aux autorités luméniennes... Mais si le trafic d'enfants est à ce point un fléau dans la région, pensez-vous que je suis susceptible d'être inquiété ? Je n'ai pas de pièces justificatives avec moi, il faudrait un certain temps pour qu'elles arrivent de la capitale et je ne voudrais pas qu'en les attendant, on les place dans quelque orphelinat... Bref, s'il y a un risque, il vaudrait sans doute mieux que je rentre à la maison ou que je m'arrange dès à présent pour qu'on m'envoie ces documents.

" Il n'y a pas de risques ici dans la vallée. Et il n'y a a priori pas de risques ailleurs, sauf si vous attirez l'attention sur vous, évidemment. Mais c'est sûr que c'est toujours mieux, quand on est à ce point différent de sa progéniture, d'assurer ses arrières. Il y a des fonctionnaires zélés partout. Après, généralement, les gens ont d'autres choses à faire... Mais ici, dans le Nirvana, les relations avec la Lorien sont cruciales, et donc, un faune... même un hybride, et la plupart des gens ne voient pas la différence... Ça va d'office attirer le regard. Vous êtes un elfe, du coup, cependant, vous êtes relativement protégé. Même si vous n'êtes pas de la Lorien, ça ne se voit pas sur votre visage. Et puis vous ne faites pas travailler vos enfants... donc c'est moins suspect aussi."

Il acquiesça.
Ah, entreprendre ce voyage avait vraiment été une très, très mauvaise idée. Et il craignait que cette mauvaise idée n'ait de tristes conséquences pour le malheureux Titus : parviendrait-il à lui offrir une meilleure existence que celle qu'il menait aux côtés d'Ainhoa ? Rien n'était moins sûr.
-Merci pour ces informations, répondit-il. Merci aussi pour votre bienveillance à l'égard de Titus. Et désolé pour ma prime méfiance.

Le clerc ne releva pas.
" Je vais devoir vous laisser, on m'a demandé de regarder ces cadavres, que les fermiers ont trouvé hier."
Il jeta à nouveau un oeil vers Titus.
" Passez à Champsdor demain, au comptoir de l'abbaye. Je vous aurai rédigé le document."

-Je n'y manquerai pas, répondit-il en s'apprêtant à le racompagner.
Avec un peu de chance, il pourrait combiner ça avec la signature des dépositions. Il n'y croyait pas trop, cependant : il avait l'impression qu'ici, tout n'était que complications, que même la plus petite démarche s'avérait difficile à franchir et réservait de mauvaises surprises.

Le clerc s'en fut donc, laissant le barde et les enfants dans la cour. Titus et Baptiste s'approchèrent de l'elfe.
" Qu'est-ce qu'il a dit ? Titus peut rester avec nous ?" demanda Baptiste.
Le demi-faune qui l'ignorait se contenta de lui décocher un large sourire.
" Il était plutôt gentil, au final, le monsieur."

-C'est vrai. Et je suis content que ça se soit bien passé.
Il se tourna vers Baptiste.
-Il peut rester, oui. Simplement, pour régulariser sa situation, je devrai passer à Champsdor demain pour récupérer un document me confiant officiellement sa garde pour deux mois. De quoi avoir le temps de trouver une bonne solution.

Baptiste acquiesça.
" Deux mois, ça nous laisse de la marge, oui." dit-il sobrement.
Titus était reparti jouer avec la pompe à eau.
" Il n'y a pas que ça, si ? Tu as l'air un peu... tendu."

-Disons que j'ai appris certains détails sur Titus qui vont faire que trouver une bonne solution pour lui sera un peu plus difficile que prévu. Mais il n'y a rien de rédhibitoire et nous avons toujours l'option de le ramener avec nous puis d'y réfléchir posément.
Il sourit.
-Bref, ne t'en fais pas. C'est sûr que les dossiers compliqués s'accumulent depuis quelques jours mais c'est juste cette accumulation qui me rend nerveux : pris individuellement, ils n'ont rien d'insurmontable. Je vais donc essayer de ne pas trop m'en faire, de prendre les choses les unes après les autres et on s'en sortira sans souci.

Baptiste se tourna vers le faune.
" On va aller à Champsdor demain, alors ? J'espère qu'ils vont ramener le chariot, sans ça, ça va être être compliqué d'y aller tous ensemble. Ou alors on y passe la nuit... Hum. J'imagine que ça reste compliqué d'emmener Titus avec nous, même s'il a le droit d'être là, et tout ça..."

-Bah, si on ne récupère pas le chariot, on fera le voyage à pied dans la journée. Ce ne sera pas désagréable, s'il fait beau.
Il jeta un regard à Titus, sourit à nouveau.
-Mais en attendant, comme nous avons tout l'après-midi devant nous, comme nous avons travaillé toute la matinée, je propose que nous nous détendions. Alors si quelque chose te tente, n'hésite pas.

" J'imagine qu'on pourrait juste aller se promener... mais on ne sait pas où est allé Victor, avec son cheval... A mon avis..."
Il rougit.
" Hum. Bref. Moi ça me dirait bien d'aller me promener. Juste comme ça."

-Ça me va aussi.
Il sourit.
-On va prendre de quoi goûter et demander à Mona s'il y a des coins particulièrement agréables où se promener. Comme ça, si Victor revient en notre absence, il saura où nous rejoindre.

Pendant que Baptiste préparait le pique-nique, Mona expliqua à Taliesin quels étaient les endroits les plus proches et les plus agréables. Bien sûr, tout était cultivé, mais il y avait quelques petits bois, des prairies non clôturées, et puis des champs jalonnés de chemins — elle déconseillait de s'aventurer dans les cultures elles-mêmes, les agriculteurs n'aimaient pas tellement qu'on casse ou qu'on piétine leurs plantations. Il y avait aussi une petite rivière assez poissonneuse, s'ils avaient envie de s'essayer à la pêche. Il leur suffisait alors d'emporter le matériel qui se trouvait dans la remise dont ils avaient extrait le chariot l'autre jour.

Comme il se souvenait avec amusement de sa dernière partie de pêche - particulièrement épique -, comme c'était une activité propice à la discussion, il décida de prendre le matériel nécessaire et d'orienter leurs pas dans cette direction : cela ne coutait rien et si personne n'était tenté, il leur suffirait de poursuivre leur chemin. Bien sûr, il proposa à Titus de venir : à présent que les autorités étaient au courant de sa présence, il aurait de bons arguments à présenter à ceux qui poruraient se rendre compte qu'il n'était pas humain. Et puis, ce serait triste de le laisser seul en arrière.

Ils partirent donc tous trois, chargés de leur matériel, sous le soleil printanier. Il était déjà l'heure du goûter, mais vu la saison, il leur restait encore un bon moment de lumière. Ils prirent la direction de l'est, vers la Lorien, cheminant d'abord entre les champs de maïs, puis de blé, enfin dans les prés. Ils y virent surtout des troupeaux de chèvres épars, chaque fois une trentaine de bêtes, quelques chiens, un chevrier de temps en temps. Personne ne s'approcha d'eux. Ils aperçurent les bosquets dont Mona avait parlé, surtout composés de châtaigniers, de noisetiers et de noyers, repérèrent la rivière à son couvert d'arbres et de végétations avant de voir l'onde, pure et belle, munie d'un pont à la jonction du chemin. Il ne leur restait plus qu'à cheminer sur les rives et se trouver un endroit approprié pour se poser.

Ce qu'ils firent.
L'elfe cherchait un endroit assez éloigné du chemin et du pont pour qu'ils courent peu de risques d'être dérangés ou simplement vus : ainsi Titus pourrait-il profiter sans inquiétude de ce moment de détente. Avec pareil temps, avec pareil paysage, cela promettait d'être agréable.
Il espérait simplement que Victor ne serait pas trop long à les rejoindre. Dans le cas contraire, le garçon étant une tête brûlée, Taliesin finirait forcément par s'inquiéter.

Il leur fallut descendre le courant pendant une dizaine de minutes avant de trouver un endroit à leur goût. Les berges étaient manifestement utilisées relativement souvent par d'autres pêcheurs mais ils avaient de la chance : il n'y avait personne en vue ce jour-là. Ils trouvèrent une zone d'herbe verte, avec quelques rondins, l'eau pure à quelques pas, un saule courbé au dessus du courant. Il ne faisait pas vraiment chaud, mais les enfants lorgnaient néanmoins l'onde avec envie.

Voilà qui allait faire fuir les poissons mais il n'en avait cure : après la tension des derniers jours, ils avaient bien mérité de se détendre. De surcroit, le soleil étant encore haut, ils pourraient ensuite se sécher sans avoir trop froid.
-Ben alors, qu'attendez-vous pour plonger ? leur dit-il d'un ton léger.

Mais ni Titus, ni Baptiste n'avaient le tempérament de Victor. Ils se déshabillèrent sagement puis entrèrent dans l'eau petit à petit —*elle était froide, manifestement. Elle ne leur montait que jusqu'à la taille, aussi barbotèrent-ils plus qu'ils ne nagèrent. Assez rapidement, ils entamèrent la construction d'un petit barrage, puis testèrent la vitesse de morceaux de bois qui filaient dans le courant. Ils ne grimpèrent pas dans l'arbre, pas plus qu'ils ne se battirent : c'était plutôt tranquille, en réalité.
De Victor, nulle trace.

Comme prévu, l'inquiétude montra le bout de son nez et Taliesin commença à se demander s'il n'avait pas commis une erreur en laissant le gamin cavaler seul, sans aucune surveillance. Vu leur échange de la veille, il n'était pas difficile de l'imaginer tentant de se renseigner sur cette sinistre histoire de corps découverts à l'orée des bois... D'un autre côté, il pouvait simplement prolonger sa promenade, voire être déjà revenu chez Mona mais avoir préféré rester sur place plutôt que de les rejoindre... Bref : l'elfe s'efforça de ne pas trop s'en faire et de goûter, plutôt, à la quiétude du moment. On verrait bien plus tard ce qu'il en était...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile