La Couronne de Cuivre

" J'y vais ! Je vais lui couper la route s'il veut aller vers le sud, prenez le nord !"
Swan avait analysé la situation en un instant. Le prisonnier avait franchi le taillis le plus proche, à droite de la route. Malheureusement pour lui, il se trouvait désormais face à la mer, à une centaine de mètres de la route, ce qui l'obligeait à bifurquer rapidement, soit vers le sud, soit vers le nord... et c'est le sud qu'il choisit, sans regarder derrière lui. Le sud où se trouvait Lumenis avec la possibilité de disparaitre dans la foule. Malheureusement pour lui, Swan, coupant en diagonale, avait de bonnes chances de l'intercepter. Gabriel arriverait avec quelques dizaines de seconde de retard.

Il fut aux premières loges pour assister à la confrontation, à une bonne centaine de mètres devant lui. Swan bondit sur le prisonnier, attrapant ses jambes à hauteur des chevilles pour le faire basculer en avant -avec succès. Il y eut une courte lutte, au cours de laquelle le prisonnier se débattit avec plus d'efficacité qu'on aurait pu attendre de quelqu'un aux mains liées. Lorsque Gabriel parvint à leur hauteur, Swan tentait péniblement de le maintenir au sol, mais l'inconnu se tortillait comme une anguille et était sur le point de se libérer de sa poigne.

Gabriel s’adressa à Swan.
« Vous l’avez rattrapé avec brio Swan…notre prisonnier se tortille comme une anguille sortie hors de l’eau. Je prends la relève...mon poids suffira à le calmer».
Le jeune homme s’installa lourdement à califourchon sur l’ithillien et lui parla calmement tout en maintenant une forte pression sur ses côtes en serrant les cuisses.
« Vous êtes notre prisonnier et nous allons vous remettre aux autorités militaires de Lumenis. A la prochaine tentative d’évasion, je mets à exécution ma menace, je tranche un de vos tendon d’Achille !».

Le prisonnier ne répondit rien, muré dans son silence. A moins qu'on ne parle un autre dialecte dans sa cité natale et qu'il ne comprenne rien, ou qu'il soit muet de naissance...
Il cessa rapidement de se débattre, comprenant qu'il ne faisait pas le poids.
Et il se remit docilement en route, remontant sur la route, encadré par Swan et Gabriel. Ils croisèrent un petit groupe de paysans, puis furent dépassés par un cavalier galopant à vive allure. Ils durent se ranger pour laisser passer un chariot. Le prisonnier ne montrait plus signe de vouloir s'enfuir, mais il ne se montrait pas plus bavard. Muré dans son silence, il semblait ruminer de sombres pensées.
Quelques minutes plus tard, un bruit de sabots devant eux leur annonça qu'ils allaient croiser un groupe de cavaliers. Gabriel reconnût, de loin, l'uniforme de la garde lumenienne, mais les trois personnes qui le portaient lui étaient inconnues.

Le prisonnier intriguait Gabriel par sa loyauté et sa détermination. Il n’était plus certain d’être capable de le tuer ou de le mutiler. Cette pensée le troubla et le questionna sur son devoir de soldat. Ses doutes furent interrompus par l’arrivée de trois cavaliers de la garde lumenienne. Il se retint de les interpeller car il ne les reconnut pas et se positionna devant le jeune ithillien. Il avait décidait de le remettre à un officier de confiance, le général Lei Cendres connue pour sa probité et son humanité.

Il y eut un instant de flottement, d'étonnement peut-être, de la part du prisonnier, qui avait quelque peu ralenti le pas en apercevant les gardes.
Ceux-ci ralentirent, s'arrêtèrent.
" Halte. On nous a signalé qu'un homme était entravé, et semblait prisonnier. Il semble qu'il s'agisse de cet homme..."
Il désigna l'ithillien du menton.

Gabriel obtempéra et s’adressa au cavalier hautain.
« On vous a bien renseigné,… en effet, c’est un prisonnier qui fait partie d’une patrouille ithillienne responsable de cinq enlèvements…des lumeniens… »

Les gardes s'entre-regardèrent.
" Nous ne sommes pas au courant de cela. Qui êtes-vous et quelle preuve avez-vous de ce que vous avancez ?
- Moi je peux témoigner, avança Swan. Ils m'ont enlevé, et ont enlevé aussi ma fiancée et deux autres de mes collègues.
- Vous êtes ?
- Je m'appelle Swan Ducruet. Saltimbanque et barde...
- Et vous ?"
Le garde s'était tourné vers Gabriel.
Le prisonnier, lui, ne pipait mot

« Je me nomme Gabriel de Batz,… j'étais engagé dans l’armée comme soutien-interprète. Mon régiment a combattu les morts-vivants à l'Est d'Hélonna. Je suis le seul survivant… Dans les Landes, j’ai été sauvé par deux rôdeurs. Après d’autres événements, un des rôdeurs, une jeune femme, a été enlevée avec les compagnons de Swan par des ithilliens. Les gardes du Comptoir de la Sombre sont aussi à la poursuite de ces ravisseurs. Avec Swan, nous en avons pisté deux…dont notre prisonnier. »

Les gardes l'écoutèrent, un peu éberlués, avec l'air de se demander s'ils devaient le prendre au sérieux.
" Le Comptoir sur la Sombre... je ne connais pas. Vous parlez de l'est d'Hélonna. Mais ici on est à l'ouest. Vous n'avez tout de même pas pu les pister jusqu'ici !
Une charrette venue de l'arrière ralentit pour les contourner par la gauche, manoeuvrant avec peine. Ils se trouvaient sur une petite hauteur, dominant la mer toute proche -on devinait des falaises à quelques dizaines de toises-, et un vent sauvage leur apportait des odeurs d'algues et de sel.

Gabriel vit l’étonnement sur les visages des gardes.
«…en effet, le Comptoir se situe à l’Est…mais nous avons franchi un portail pour continuer notre poursuite. Un portail que les ravisseurs ont peut-être ouvert.. »

" Un portail... magique ?"
Gabriel, concentré sur la discussion -tout comme ses interlocuteurs- perçut trop tard un mouvement à la limite de son champ de vision : son prisonnier filait déjà, de toute la vitesse de ses jambes, droit vers la mer.
Les gardes réagirent en moins d'une seconde, se lançant à sa poursuite, l'un d'eux obliquant légèrement vers la gauche et l'autre légèrement vers la droite, afin de lui couper la route lorsqu'il bifurquerait en arrivant à la mer. Il était impossible à l'Ithillien de leur échapper.
Mais le prisonnier ne bifurqua pas et poursuivit droit vers les falaises, trop rapide pour que quiconque puisse le rattraper. Il était clair qu'il ne comptait pas ralentir...

« Oui, un passage instantané d’un point à un autre …là…le prisonnier, il va sauter…pour se tuer… »

Il fut impossible à quiconque d'intervenir. Le temps que les gardes comprennent que les intentions du prisonniers et incurvent leur trajectoire, il était trop tard. L'homme arriva droit sur le rebord des falaises, et sauta dans l'élan de sa course, sans la moindre hésitation.
Les deux gardes qui l'avaient pris en chasse s'arrêtèrent au bord des rochers, dépités.
Le troisième garde, resté en arrière avec Gabriel, lui fit signe de le suivre.
Ils eurent beau se pencher au-dessus du vide, ils ne virent rien : la falaise tombait à pic dans la mer, l'écume bouillonnait autour de quelques amas de rochers. Nulle trace d'un quelconque humain -mais vu le courant, cela n'avait rien d'értonnant.

Gabriel se pencha et ne vit pas le corps et pensa à la magie du prisonnier. Il en fit part au garde.
« Le prisonnier maîtrisait la magie…il en a peut-être utilisée pour disparaître… ? »

Celui qui semblait être le chef du trio de garde fronça les sourcils, dubitatif, et se pencha à nouveau.
" Peut-être... concéda-t-il. Il peut y avoir de la magie. Mais pas nécessairement : le courant est si fort qu'il a pu être rapidement entraîné vers le large, ou bien tout au fond, s'accrocher dans les récifs...
- Faut-il descendre pour vérifier ? questionna l'un de ses équipiers.
- Ce serait plus sûr... Mais nous ne sommes pas équipés pour aller dans l'eau, nous risquons de ne rien trouver, surtout s'il a été entraîné vers le large...
- Il y a des pêcheurs en contrebas, remarqua Swan qui les avait rejoints. Ils ont dû voir..."

Gabriel opina de la tête et appuya la proposition.
« La magie de ces ithilliens est surprenante, la probabilité qu’il ait survécu… existe… Nous devrions aller vérifier auprès des pêcheurs. »

Le capitaine acquiesça, et chargea l'un de ses deux subordonnés de monter la garde près des chevaux.
Pour autant, descendre ne fut pas immédiat. Ils étaient en bord de falaise et ils durent cheminer quelques centaines de toises plus loin avant de trouver un sentier qui descendait vers une petite crique en contrebas. Mais depuis cette crique, rejoindre le lieu exact de la chute nécessitait de marcher dans l'eau froide jusqu'aux cuisses au moins, en luttant pour ne pas être déséquilibrés par les vagues qui s'écrasaient sur les récifs. Aucun d'eux n'était équipé pour cela, et cela n'aurait servi à rien : les chances de tomber sur un éventuel corps étaient trop incertaines. Ils restèrent donc les pieds au sec.
Ils n'eurent même pas besoin de héler les pêcheurs : l'un d'eux se dirigeait déjà vers eux, louvoyant pour rester à distance raisonnable des récifs : il semblait connaître un passage sûr vers la crique.
" Vous avez vu ce qu'il s'est passé ? Le type... il a sauté de la falaise ! Il est fou !"

Gabriel aurait souhaité en savoir plus sur les motivations des ravisseurs et par conséquent, il était impressionné par la loyauté de l’énigmatique prisonnier.
Avec l’espoir d’une réponse contredisant sa mort, il répondit au pêcheur.
« Oui, oui !!… il a sauté la falaise alors que nous le poursuivions. Mais…avez-vous vu son corps sombrer dans l’eau ? »

Le pêcheur secoua la tête vigoureusement de haut en bas en un geste clairement affirmatif.
" Ouioui, fit-il, désignant le pied de la falaise. Il est tombé là-bas. Droit dans l'eau. Enfin, dans l'eau... ou sur les rochers : y'a des récifs par là, il a dû se tuer sur le coup. Je ne l'ai pas vu remonter, en tout cas. Mais avec les vagues, c'est difficile d'y voir quoi que ce soit. Et je ne peux pas m'approcher des rochers, sinon je vais déchiqueter ma barque. Mais je l'ai bien vu tomber dans la mer."
Le pêcheur semblait passablement secoué par la scène.
" Vous pensez qu'il est mort, donc..., répéta le capitaine.
- Sûrement. Sinon je l'aurai vu remonter, j'ai guetté. Il a dû s’assommer sur les rochers. Avec une telle chute, ce serait un miracle qu'il ait survécu. Mais... j'comprends pas... pourquoi il a sauté ?
- On n'en sait rien, répondit évasivement le capitaine. Mais... merci pour votre témoignage. Puis-je connaître votre nom, au cas où nous ayons besoin de vous contacter à nouveau pour témoigner ?
- Témoigner ? Pourquoi ? C'est quelque chose de grave ?
- On n'en sait rien, répéta le capitaine. On va enquêter sur cette histoire, bien sûr. Et on vous demande votre nom juste au cas où on ait besoin d'un témoignage écrit. C'est la procédure.
- Très bien. Je suis Michael dit Le-Noiraud. Heu... tout le monde me connaît au village....
- C'est noté, fit le capitaine. Je crois que vous pouvez disposer, maintenant. Nous allons vous laisser à vos poissons.
Il jeta un bref coup d'oeil à Gabriel pour vérifier qu'il n'avait rien d'autre à demander.

« Monsieur… Michael…les corps…des noyés remontent toujours à la surface. A votre avis avec ce courant, où le corps pourrait réapparaître ? »
« Capitaine, nous pourrons peut-être confirmer sa mort avec le signalement d’un noyé dans les jours prochains…l’eau est froide pour une rapide putréfaction du corps… »

Le capitaine acquiesça, pensif, et laissa le pêcheur répondre.
" Et bien... ici il y a un courant traitre qui éloigne des côtes. C'est pour ça que personne se baigne jamais dans la crique. Après... le courant change, plus au large. Il sera entrainé vers le sud... assez loin. Peut-être jusqu'aux plages au nord de Lumenis.
- Très bien. Nous veillerons à ce qu'on nous signale une éventuelle noyade. Merci de votre aide, nous allons vous laisser à vos poissons. Vous pouvez disposer. Jeune homme, vous pourrez nous en faire un signalement complet, y compris ses vêtements ? ajouta-t-il en se tournant vers Gabriel.

Gabriel avait ancré dans sa mémoire le visage de son prisonnier.
« Assurément capitaine ! C’est un jeune homme mince, d’à peu près un mètre soixante-quinze, un visage glabre. Hum… Ses cheveux sont blonds vénitiens et courts…ses yeux ont une particularité, les iris… sont de couleurs différentes. L’œil droit est marron foncé alors que celui de gauche est bleu.
C’est certainement un barde, il était uniquement armé d’un couteau. Il porte une armure légère, une broigne marron claire, des bottes en cuir…l’ensemble de ces habits est beige et brun. C’est ce dont je me souviens.»

Le capitaine prenait soigneusement des notes sur un calepin.
" C'est déjà bien. Vous avez le sens de l'observation assurément..."
Il reprit la direction du petit sentier remontant sur les falaises, pour rejoindre la route, entraînant Gabriel à sa suite.
" Et... J'aimerais que vous m'expliquer un peu plus en détail pourquoi vous aviez fait prisonnier ce jeune homme. Cette histoire d'enlèvement et d'Ithillien... Mais pas ici, ajouta-t-il aussitôt, levant une main pour demander le silence à Gabriel et Swan. Nous allons rentrer sur Lumenis et vous m'expliquerez tout cela au poste de garde... "

Gabriel regarda Swan et obéit. Il était curieux de savoir pourquoi ils ne pouvaient pas s’expliquer devant les hommes du capitaine. Est-ce qu’il pensait que l’armée luménienne était infiltrée d’espions ?

Swan ne fit aucun commentaire. Il ne semblait pas très à son aise en présence des gardes.
Ils reprirent la route sans que le capitaine ne donne de plus ample explications. Mais peut-être souhaitait-il simplement plus de confort : un vent froid et humide soufflait de la mer, et prendre des notes sur une histoire potentiellement compliquée était inconfortable assis sur la selle d'un cheval.
Il leur fallut une heure pour rejoindre les portes de la ville.

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