La Couronne de Cuivre

" J'en suis persuadé." fit-il avec le sourire. " N'hésitez pas à vous appuyer sur Barthélémy."
Il n'arrivait toujours pas à l'appeler sénéchal devant Elisa, comme si le mot en lui-même recelait des dangers.
" Et pensez à Umberto. Vous avez vu comme il a la patte élégante. Et il n'a pas son pareil pour venir à bout de ces comptes insupportables... Enfin, vous avez raison... Je vous ai déjà donné assez de conseils pour vous servir de somnifère pendant trente ans."
Elle tiendrait le coup, il en était persuadé. Elle était déjà aimée par les villageois, et elle avait une trempe indéniable.
" J'aurais voulu vous demander si vous seriez d'accord de me vendre la vieille mule d'Eloi. Je sais que les bêtes sont peu nombreuses, mais je pense que vous pouvez vous passer de celle-là... Quant à moi, et c'est gage de vos talents d'instructrice, je n'ai pas tellement envie de marcher dans la boue jusqu'à Erhedun."

-La mule ? fit Elisa, étonnée. Vous ne préférez pas un cheval ? C'est tout de même plus rapide, et... Douce vous aime plutôt bien...
Lors de leurs séances d'équitation, la jeune fille lui avait procurée une jument, encore jeune, qui méritait bien son nom : calme, docile, elle semblait même veiller à compenser la mauvaise position et l'inexpérience de son cavalier. Peut-être n'était-il pas le premier débutant qu'on lui avait confié... Mais Elisa n'en avait rien dit.

" Je m'en voudrais de vous déposséder d'un animal de cette qualité." fit le Luménien. "D'autant qu'avec son tempérament, elle pourrait encore servir..."
Il n'osa pas mentionner les futurs enfants que la jeune fille ne manquerait pas d'avoir.
" C'est vrai que je compte rentrer pour l'été, mais on ne sait jamais ce qui pourrait arriver et... si je commence à tenir en selle, je ne suis pas certain que je saurai m'en occuper comme il se doit. "
Cela dit, il doutait que la vieille mule se montrerait aussi compatissante que Douce.

-Nous ne sommes tout de même pas à un cheval près... fit Elisa. D'autant que les chevaliers envoyés par ma grand-tante et ceux qui les accompagnent ne font pas le trajet à pied. Quant à la manière dont il faut s'en occuper... Allons, vous n'allez pas devenir ermite en pleine nature, il y aura des auberges sur votre trajet, des écuries, des palefreniers. Ils connaîtront leur affaire.

" Vous êtes vraiment sûre ?" demanda-t-il. " Je ne suis pas certain que ce soit très sage... Mais si vous insistez, je vais finir par accepter... Bien qu'en réalité, je ne suis pas tout à fait certain d'avoir les moyens de vous la racheter. Une jument de cette qualité doit valoir une fortune."

-Ais-je jamais parlé de rachat ? fit la jeune femme. Je vous l'offre, avec son harnachement, cela va de soi.
Elle leva la main avant qu'il ait pu protester.
-La seule solution pour que j'accepte de commencer à envisager la possibilité de songer vaguement à un éventuel et hypothétique rachat, c'est que vous me fassiez payer, au tarif en vigueur, toutes les heures que vous avez consacrées à mes affaires administratives, que vous réclamiez un dédommagement pour les soins prodigués à mon frère, aux villageois, pour votre ambassade auprès de l'esprit... Et pour tous ce que vous avez dû subir pendant les tristes événements qu'a connu Combeloup..
Elle sourit.
-A ce compte là, je crois qu'il me faudrait vous remettre dans l'instant les clefs du château. Mais, nous n'avons pas besoin d'en arriver là, n'est-ce pas ? De surcroît... Pensez à Douce. C'était la jument de Tristan et, il n'a jamais eu l'occasion de l'emmener voir du pays, ni même de terminer complètement son apprentissage.. Alors, en l'acceptant comme compagne de voyage, vous lui offririez la possibilité de d'instruire jusqu'au bout l'un de ses élèves... et de voir un peu du vaste monde.

" Je crois que je vais me contenter du cheval, vous avez raison..." fit-il avec le sourire. " Je ne pense pas que je m'en tirerais avec un château."
Il croisa les bras.
" Je partirai dès demain... Autant ne pas remettre tant que j'ai l'énergie de le faire. J'espère que tout se passera bien pour vous. Je n'en doute pas, en réalité. Je voudrais vous donner encore mille et un conseils, mais vous n'en avez plus besoin."
Il posa les deux mains sur sa bouche comme s'il devait la forcer à rester close.
" Portez-vous bien, Votre Majesté."

-Vous de même, messire Ferwyn. Que votre voyage vous soit profitable. Et que l'abstinence de conseils dans laquelle vous avez choisi de vous murer soit complète alors que vous effectuerez votre périple. Ainsi, à votre retour, vous ne pourrez plus tenir et m'inonderez littéralement de sages avis, pour mon plus grand bien et celui de Combeloup. Il vous en coûtera juste quelques soupirs, quelques grimaces. Mais je ne peux changer totalement du jour au lendemain, n'est-ce pas ?

Il eut brusquement envie de lui dire combien il était fier d'elle, combien son père l'aurait été. Mais il se refréna. Elisa semblait d'humeur égale et ce n'était pas le moment de lui faire des grandes déclarations embarrassantes. Bien sûr, il restait en elle le vestige de l'adolescente rebelle qu'elle avait été, seulement quelques mois plus tôt, mais elle s'était métamorphosée peu à peu, mue par son devoir, sans vaciller. C'était une jeune femme de qualité, désormais, quelqu'un d'apte à diriger son fief, à le faire fructifier dans une ère de paix retrouvée.
Il fut cependant pris par un sentiment d'inquiétude presque paternel. Il avait confiance en elle, mais il ne pouvait pas s'empêcher de redouter les caprices du destin. La vie ne lui avait pas permis qu'il en soit autrement.
Ne faites rien d'inconsidéré. Attendez-moi pour prendre de grandes décisions. Ou Ada. Ne vous mariez pas avec le premier venu. Ne signez pas n'importe quoi. Méfiez-vous. Prenez garde.
Il ne dit rien.
" Le contraire serait une perte pour nous tous." dit-il en se relevant. " Bonne chance. A bientôt."

-Bonne chance à vous aussi... Et oui, à bientôt !
Elle sourit à nouveau.
-Je vous ferai apporter la jument tôt demain matin. Ainsi, vous n'aurez pas à vous en occuper aujourd'hui... Et pourrez partir sitôt votre porte franchie, puisqu'elle sera dûment arnachée.
L'instant suivant, elle s'intéressait vivement à son casse-croûte. Vivement, et avec peut-être un peu trop d'empressement...

Il ne s'attarda pas, ne prit pas le risque que les choses s'enveniment alors que leurs adieux étaient relativement sereins. Il quitta les cuisines, remonta vers le grand hall et sortit du donjon, saluant amicalement les gardes au passage. Il avait fini par devenir un habitué de cet endroit, y venant une fois tous les deux jours environ, et même s'il ne s'était pas lié avec tout le monde, il avait l'impression que tout cet univers lui manquerait. En même temps, l'impatience de prendre la route d'Erhedun devenait dévorante. Il se refusait à y réfléchir, cependant.
Il regagna la garnison qui l'avait accueilli tout l'hiver. Il n'y avait pas vraiment laissé son empreinte, se considérant comme un invité plus qu'un résident. De plus, il avait passé les quelques derniers jours à tout nettoyer et ranger, histoire que le prochain locataire puisse jouir du même confort que celui qu'il avait trouvé en arrivant là. Son sac était pratiquement fait, son livre était terminé, il ne lui restait plus que quelques détails à régler. Il prit notamment le temps de rédiger une lettre à Ada. Il la recommença deux fois, jetant ses brouillons au feu où ils crépitaient avant de disparaître. Il opta finalement pour quelque chose d'à la fois sobre et sincère. Il ne voulait pas que ses mots sonnent comme un adieu. Il reviendrait. En refusant de fermer les portes, il s'y forçait et c'était quelque chose dont il avait besoin. Un garde-fou. Il savait qu'à l'hibernation de Combeloup allait succéder un torrent émotionnel potentiellement critique. Renaissance ou noyade. Il ne parvenait pas à être certain de ce qu'il allait affronter. Mais au moins se ménageait-il un tronc flottant pour y surnager au besoin. Il reviendrait.
Quand il eut enfin tout terminé, il se lava, mangea, se mit au lit, avec l'espoir d'une bonne nuit de sommeil, pour être en forme le lendemain. Il ne fut évidemment pas exaucé et se retourna de longues heures entre ses couvertures, ressassant ses échanges du jour, les choses qu'il n'avait pas dites, qu'il aurait peut-être dû. Elisa était-elle prête ? César s'en sortirait-il ? Où diable restait Ada ? A force de soupirs, il trouva un peu de répit pendant les heures les plus froides de la nuit, mais quand l'aube grise et humide le tira de sa torpeur, il se sentait complètement éreinté.

Comme l'avait promis Elisa, on lui amena Douce très tôt dans la matinée. Son guide ne toqua pas à la porte, craignant peut-être de le réveiller. Mais, tandis qu'il déjeunait rapidement, l'ancien clerc entendit sa future monture s'ébrouer, au dehors. Et perçut les effluves légers de quelqu'un en train de fumer la pipe. Sans nul doute, ledit quelqu'un goûtait fort cette petite escapade aux aurores...
De fait, lorsqu'il sortit, ses bagages à la main, il trouva, près de la grille du jardin, un garde du château nonchalamment appuyé contre le mur, en train de s'amuser à faire des ronds de fumée bleutée. L'homme le salua courtoisement, lui désigna Douce qui se tenait, paisible, à deux pas de là, sellée et arnachée, ses fontes apparemment bien remplies.

Remerciant le soldat qui lui avait apporté Douce, Albérich prit les rênes et flatta doucement l’encolure de la jument. Il n’était toujours pas vraiment féru des bonnes odeurs que dégageaient ces animaux, poussière, sueur, poil mouillé, mais il entendait rester en bonne entente avec sa monture. Douce était de taille moyenne, le poil roux marqué d’une tache blanche sur le front, les oreilles éternellement pointées vers l’avant, attentive, et il fallait vraiment se montrer brutal pour qu’elle ait des mouvements d’humeur. C’était le destrier rêvé pour un débutant anxieux comme il l’était. Enfin, débutant, il ne l’était plus tout à fait… Il commença par fixer son paquetage à l’arrière de la selle, constatant qu’il ne parviendrait pas à caser grand chose dans les fontes. Elisa les avait achalandées comme s’il s’apprêtait à effectuer un périple de plusieurs veilles, or il espérait atteindre Erhedun en trois jours. Il lui avait fallu trois jours et une nuit de marche pour gagner le village à partir de la jonction avant la Sereine. A cheval, le trajet serait plus reposant, plus court, et Umberto lui avait indiqué deux endroits où il pourrait faire halte en route, histoire de dormir et se sustenter en toute sécurité… et au sec, ce qui n’était pas du luxe en ce début de printemps.

Il se hissa en selle. Il était encore tôt et la brume baignait la cuvette, ensevelissant Combeloup sous son blanc manteau. Le Luménien ne put s’empêcher de contempler une dernière fois le paysage, du donjon sombre aux toits à peine visibles du village, s’attardant enfin sur la garnison austère et chaleureuse où il avait trouvé refuge. Il n’était pas bien sûr de savoir ce que ce nouveau départ représentait. Il avait à moitié l’impression de faire une terrible erreur. Ce qu’il avait trouvé à Combeloup… si c’était éphémère, s’il était en train de tout gâcher, de tout compromettre… Mais ce n’était qu’un petit voyage. Il reviendrait, il l’avait promis. Sa résolution commençait à fondre, l’inquiétude à le gagner. Douce renâcla sous la selle, agitant sa crinière sombre, et il reprit pied. Il fallait qu’il parte, maintenant, ou ce ne serait plus jamais possible.

Les premières lieues défilèrent sans difficultés, puis il commença à avoir un peu mal au dos et aux épaules, mais rien d’intolérable. Il repassa au pas, fit une pause à midi pour se restaurer (Elisa avait pensé à lui empaqueter deux de ces fromages de brebis succulents que fabriquait la famille d’Alya), procéda à quelques étirements pour décrisper ses muscles et se remit en route. Il traversa la Sereine bien avant le pont où avait quitté le coche et trouva la ferme qui devait lui servir de première étape alors que le soir tombait. Comme l’avait prévu Umberto, il fut reçu avec enthousiasme et passa une soirée agréable avec un paysan et ses trois fils, lesquels auraient pu se faire bardes, tant ils avaient d’histoires à raconter. Le lendemain, il gagna une route un peu plus fréquentée, qui reliait une ribambelle de hameaux à Erhedun, ce qui lui permit d’avancer plus vite. Il avait désormais mal des chevilles à la nuque, et Douce paraissait s’en rendre compte, car elle lui jetait de temps en temps des regards noirs par dessus son épaule. A moins que ce ne soit que son imagination. Il n’en voulait en tout cas pas à la jument, ce qu’il considéra comme un signe manifeste des bons offices d’Elisa. Il ne fut pas mécontent de faire halte dans une petite hostellerie. Il ne s’attarda pas dans la salle commune, moulu, et alla s’écraser dans son lit une fois la soupe ingurgitée.

Dernier jour, enfin. Combeloup s’estompait, Erhedun devenait de plus en plus présente. Au fur et à mesure qu’il apercevait les signes de la civilisation, les traces d’une agglomération importante, il ne pouvait pas s’empêcher de devenir nerveux. La tension bouillonnait dans son ventre, cruelle, et emplissait son esprit de questions sans réponses.
Qu’est-ce que tu viens faire ici ? A quoi bon ?
Il n’était pas certain de savoir.
Juste me recueillir. Je lui dois bien ça.
Le ciel s’assombrissait mais les nuages étaient rares. Il doutait cependant d’avoir l’énergie de se rendre au Temple de Séluné dès la première nuit. Courbatu comme il l’était, il ne pourrait sans doute pas rendre hommage à Euryale comme il l’entendait.

Les remparts d’Erhedun surgirent finalement au détour d’une colline. La Sereine qui s’était montrée distante, coulait à présent juste à côté de lui. Un frisson l’ébranla. Il avait rarement contemplé la cité de l’extérieur mais il reconnaissait les toits et les pignons d’au moins une douzaine de temples. La butte céleste se campait crânement au centre du bourg, tendue vers le firmament. Il faillit arrêter Douce pour faire volte-face et détaler au plus vite, au plus loin. Il faillit seulement. Puis il claqua de la langue et serra légèrement les mollets, lançant la jument au petit galop, et franchit les derniers mètres qui le séparaient de la cité.

Il fallut peu de temps pour que, ayant quitté la route d'Erhedun, Umberto et Albérich ne retrouvent les abords immédiats de Combeloup. Durant le our trajet, selon l'habitude combelupine, le négociant s'abstint de questionner Albérich quant à ses pérégrinations; En revanche, il se fendit de quelques commentaires sur le village.
-J'espère que vous n'espérez pas retrouver le calme qu'il régnait à votre départ... Avec l'arrivée des chevaliers et de leur suite, tout est en ébullition ! Enfin, je dis ça, mais l'ancienne garnison est épargnée, comme de coutrume...

Albérich avait heureusement mille questions à poser sur Combeloup, bien qu'il n'ait en réalité été absent qu'un peu plus d'une veille.
" Des chevaliers ? Quels chevaliers ?" fit-il, curieux.
Il espérait aussi qu'Umberto en viendrait à lui donner des nouvelles d'Ada, pour laquelle il s'inquiétait davantage. Mais il était possible qu'elle n'ait pas encore quitté sa retraite montagneuse, sans qu'on ne puisse en dire quoi que ce soit.

-Et oui, des chevaliers ! s'exclama Umberto. Vous savez, ceux que notre baronne a demandé à sa grand-tante... Ils ont débarqué depuis peu, avec famille, gardes, armes et bagages. Cet afflux de nouveaux venus, aussi minime soit-il - une quinzaine de personnes en tout -, est le plus important qu'on ait jamais connu à Combeloup. Et même s'ils sont surtout restés au château, pour l'heure, cela fait de l'animation !
Il sourit.
-Évidemment, ce ne sont pas de riches citadins aux goûts excentriques, mais ils ont leurs habitudes. Du coup, le Comptoir a dû enrichir son catalogue, et moi prendre la route... Je ne m'en plains pas, remarquez. Au contraire.

Albérich sourit, maintenant Douce à hauteur du chariot de son ami. Il était surpris de n'avoir pas songé immédiatement à lui demander une place près de lui, à bord du véhicule. Il fallait croire qu'il prenait goût, insidieusement, à la selle. En tout cas, ils étaient trop près de Combeloup pour que cela ait encore du sens.
" Je vous reconnais bien là, toujours désireux de satisfaire le client ! Mais j'imagine que cela doit agréablement changer les idées d'Elisa. Y a-t-il des jeunes gens de son âge, parmi les nouveaux arrivés ? Un peu de compagnie ne serait pas du luxe, pour adoucir son nouveau rôle..."
Il n'alla pas jusqu'à demander s'il y avait parmi eux matière à un bon mariage, devinant qu'Umberto ne manquerait pas d'ajouter cette information, si elle était disponible.

-Non, il n'y a personne qui ait vraiment son âge, répondit le marchand. Sire Rodrick a dépassé la trentaine, son épouse et désormais dame de compagnie d'Elisa a quelques années de moins, mais pas tant que ça. Quant à Sire Guilbert, c'est des quarante ans qu'il approche... Je ne vois pas beaucoup d'adolescents qui choisiraient, volontairement, de venir s'installer à Combeloup : la modestie du village et des débouchés qu'il offre va difficilement de paire avec l'ambition que nourrissent souvent les jeunes gens. Dans le cas présent, ces chevaliers sont plus raisonnables : le premier cherchait une position honorable, le second de même, ainsi qu'une épouse que son absence de fiefs ne rebuterait pas, apparemment.... Bon, bien su^r, après, un ou deux gardes de leur suite ont la vingtaine, mais je ne suis pas certain qu'ils aient eu leur mot à dire. Ah, et il y a les enfants de sire Rodrick, dont le plus vieux doit avoir dix ans et est maintenant page. Un peu jeune pour égayer de ses conversations notre baronne.
Il sourit.
-Mais je suis d'accord avec vous : ces arrivées, cette animation nouvelle seront sans doute profitables à Elisa. Elle n'a pas le temps de souffler, en tout cas, de ce que j'en sais...

" C'est toujours ça de pris, j'imagine..." murmura Albérich.
Le printemps avait métamorphosé le paysage, méconnaissable en quelques jours à peine. Tout ce qu'il avait connu somptueusement blanc était désormais vert et brun, des ruisselets courraient le long des pentes et les arbres fleurissaient. Malgré lui, il se laissa enfin gagner par la beauté de la nature, oubliant un instant ce qu'il était venu faire à Combeloup. Il serait temps d'y penser une fois sur place.
" Et au village ? Rien de neuf ? Ada est-elle revenue de son périple annuel ?"

Une ombre d'inquiétude se peignit sur les traits d'Umberto comme Albérich évoquait la vieille halfeline. Mais l'instant suivant, il retrouvait tout son allant.
-Non, elle n'est pas encore revenue... dit-il. C'est vrai qu'elle n'a jamais été absente aussi longtemps, mais... J'imagine qu'elle avait besoin de se ressourcer. On ne peut pas dire qu'elle se soit ménagée, ces derniers temps.

Le Luménien ne masqua pas sa propre inquiétude, mais acquiesça pensivement.
" Vous la connaissez mieux que moi... et nous ne devrions pas nous inquiéter de choses qui sont hors de notre portée..." murmura-t-il. " C'est dommage qu'elle n'a averti personne de son départ, de sa destination et de ses intentions. Elle était vraiment très fatiguée... Mais j'imagine que si nous avions essayé de la retenir, elle nous aurait suggéré de nous mêler de nos propres affaires..."
Il secoua la tête.
" C'est une petite bonne femme plutôt opiniâtre..."
Il releva les yeux et sourit.
" Et alors, dites-moi, qu'êtes-vous allé quérir pour nos chevaliers ?"

-Oh... Des babioles, pour l'essentiel. Destinées à améliorer l'ordinaire un peu austère du château. Quelques alcools fins, du parfum pour l'épouse de sire Rodrick, quelques tissus plus adaptées aux tenues d'apparat, notamment celle du page, de notre nouveau sénéchal... Ou pour des robes, aussi (la dame de compagnie a une petite fille...) Un ou deux petits meubles, enfin...
Il haussa les épaules.
-Rien de bien particulier, en somme. Mais notre baronne n'est pas contre apporter un peu plus de confort en sa demeure. Afin que ses hôtes ne soient pas trop dépaysés... Ne vous attendez pas à une révolution, ceci dit : ces emplettes restent fort modestes !

" Vous savez bien que je n'ai jamais été très porté sur l'esthétique des choses..." murmura Albérich avec un léger sourire. " Et le faste n'a jamais fait partie de mon ordinaire. Mais je suis heureux qu'Elisa ait trouvé un prétexte - une occasion, devrais-je dire - d'apporter sa touche personnelle au donjon. C'est important qu'elle se l'approprie complètement, qu'elle en fasse sa demeure, et non plus celle de son père qu'elle occupe par le hasard de la naissance. Et j'imagine que vous devez être ravi d'avoir affaire à des gentes dames et autres sires raffinés qui apprécient vos étoffes et produits à leur juste valeur."
Ils n'étaient plus très loin, Albérich avait l'impression de commencer à reconnaître les alentours.

Le commerçant haussa les épaules.
-Vous savez, je m'y suis très bien fait, au négoce des laines et des menus objets dont a besoin le village. Ça me convient parfaitement, et tant mieux, car les commandes actuelles ne seront que temporaires, et ne reviendront au mieux que de manière ponctuelle. Après... J'avoue que devoir marchander des produits plus rares me rappelle de vieux souvenirs. C'est l'occasion, pour moi, de voir si je n'ai pas trop perdu la main...

Ils étaient arrivés en bordure du village. Albérich reconnaissait les arbres qui les entouraient pour les avoir frôlé pendant une nuit glaciale, entouré de loups inquiétants. Ces souvenirs le ramenèrent à César et son humeur s'assombrit imperceptiblement. Il avait l'intention d'aller se poser à la garnison pour commencer. Il ne savait pas exactement comment il procéderait ensuite. Il n'avait pas eu l'intention de rentrer à Combeloup aussi vite, et certainement pas sans avoir décidé d'une direction à emprunter. Il avait la vague impression de revenir bredouille et se trouverait bien en peine de justifier la raison de son retour. Il lâcha un bref soupir. Il fallait qu'il puisse aller se reposer un peu. En même temps, la solitude risquait de le faire paniquer. Peut-être fallait-il simplement aller droit au but.
" Bien... Nous y voilà. Ça a verdi en quelques jours..."

Umberto sourit.
-Ah, c'est vrai que vous n'avez vu Combeloup quasiment que sous la neige... C'est un petit coin de nature resplendissant, au printemps. En été aussi, d'ailleurs, même s'il arrive que le temps soit chaud, que le soleil dore les herbes hautes des prés...
Pour l'heure, néanmoins, tout n'était que verdure. Dans les parages du village, mais aussi au cœur de celui-ci, comme put s'en apercevoir l'ancien clerc lorsqu'il se fut engagé entre ses maisons. Les jardins soigneusement entretenus étaient emplis de fleurs resplendissantes. Les arbres portaient fièrement leur nouvelle ramure tendre, bruissante. Et sur bien des façades s'étaient épanouies les plants grimpantes.
Le printemps battait son plein. Paraissait transmettre son énergie aux habitants qui s'affairaient un peu partout. Nombre d'entre eux adressèrent d'ailleurs de joyeux saluts aux deux voyageurs.
S'il avait espéré arriver discrètement, Albérich en fut pour ses frais.

Il salua Umberto au détour d'une maison, promettant de repasser le voir plus tard dans la journée ou le lendemain. Puis, sans attendre, il mit le cap droit sur la maison de César. Ça avait peut-être quelque chose de suicidaire, mais en même temps, il n'était pas obligé d'abattre son jeu d'emblée. Le négociant n'avait, de plus, pas mentionné la visite d'Aubin ; le barde était peut-être à mille lieues de là. L'un dans l'autre, autant affronter le pire directement. S'il se repliait dans la garnison, il se dégonflerait, il le savait.
Il mena donc Douce jusqu'à la petite demeure aux murs blancs, démonta et alla frapper à la porte, laissant la jument brouter l'herbe rase du talus.

Ce fut Bastien qui ouvrit la porte, quelques secondes après que l'ancien aubemestre y eut toqué.
-Bonjour, mon oncle, dit le gamin de son ton monocorde, sans manifester ni émotion ni surprise.
Manifestement, son humeur ne s'était guère améliorée. En même temps, il ne s'était écoulé qu'une grosse veille, depuis son départ...

Albérich ne se formalisa pas de pareil accueil. Après tout, il s'était habitué au petit garçon, en passe de devenir adolescent, qui ne reflétait plus que vide et ennui. Etait-ce préférable à des tourments incessants ? Il n'en savait rien.
" Bonjour mon garçon." dit-il avec son affabilité coutumière. " Je suis déjà de retour, je le crains. Est-ce que ton grand-père est là ? Je peux entrer ?"

Le gosse s'écartait déjà pour lui céder le passage lorsque la voix de César retentit depuis l'intérieur.
-Bastien ? Qui est-ce ?
-Oncle Albérich, répondit l'intéressé.
Il y eut un silence.
-Et bien ! s'exclama le vieil homme, joyeux. Cela m'a tout l'air d'une réunion de famille !
Puis ce fut le bruit de chaises que l'on repoussait.

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