La Couronne de Cuivre

" Si nous trouvons trois cents tonneaux de vinaigre imbuvable, j'imagine qu'un ou deux suffiront pour le musée ! s'exclama Hubert, avec une grimace. J'imagine la scène... Une pièce remplie de tonneaux... de vinaigre... imbuvable... avec une petite plaquette. Rédigée d'une plume parfaite. En vers."
Tout en parlant, il cherchait manifestement à retrouver Ruth et Alban dans la foule. C'était mal engagé. Même en se levant, il n'y verrait probablement rien. En entendant parler du musée, et des siècles écoulés depuis l'abandon de la cité, Albérich ne put s'empêcher de s'interroger à nouveau sur la mystérieuse catastrophe dont on ne savait rien. Mais peut-être les elfes de la Lorien ou les Ithiliens avaient-ils des textes ou des légendes à ce sujet, malgré ce qu'en avait dit Roxane. Si d'autres cités, ou même villages, avaient été découverts par des aventuriers de passage, ils avaient dû trouver des traces, des indices... A moins que seule la richesse ne les ait motivés, et qu'une fois leur rapine terminée, ils aient quitté les lieux sans se poser de questions. Il ne verbalisa cependant rien de ses pensées : il avait déjà suffisamment plombé l'atmosphère.

-Ainsi, après avoir postulé comme copiste, vous vous proposez pour rédiger les indications versifiées du musée ? s'enquit Marthe, amusée. Décidément, vous êtes plein de ressources, Hubert. Je ne doute pas que les enfants, galvanisés par votre exemple, ne vous emboîtent le pas, et que les enseignants en viennent bientôt à vous tresser des lauriers...
Comme ile paladin l'avait pressenti, ses efforts pour localiser l'écuyer et sa cavalières s'avérèrent vains : il repéra une ribambelle d'autres gamins mais de ceux qui l'intéressaient, nulle trace. Il était possible, cependant, qu'ils dansent "tranquillement" près de l'estrade, et donc hors de vue...

" Je n'ai jamais dit que je rédigerais les plaquettes ! Mais j'ai quelques belles plumes dans mes admiratrices..."
Il se leva.
" Je vais quand même aller jeter un oeil sur la piste de danse, si vous le permettez..."
Il se tourna vers le chevalier.
" Robert, je ne m'y connais pas du tout en écuyers traditionnels... Est-ce qu'il y a... des règles, par rapport aux interactions avec... les filles ?"

Le chevalier sembla décontenancé par la question.
-Des règles ? Il y en a théoriquement pour les chevaliers, et par conséquent pour les écuyers... Les tenants de la vieille école vous assureront que nous devons nous conformer sans faillir aux multiples coutumes de l'amour courtois, tandis que les plus modernes, plutôt que d'appliquer à la lettre ce charmant carcan, préfèrent les approches plus naturelles, plus spontanées, mais toujours conformes au principe de respect mutuel... Je suis de ceux-là mais, pour être franc, je n'ai pas encore abordé ce sujet avec Alban. Je n'avais pas l'impression que c'était très urgent...

" Bon, mais je vais voir... Si vous voulez bien m'excuser..."
Il s'esquiva aussitôt, décida à contourner la piste de danse jusqu'à l'estrade. Evidemment, avec le nombre d'adultes qui s'étaient joints aux plus jeunes, repérer Ruth et Alban était devenu chose complexe, et il était à moitié convaincu qu'ils avaient déserté la piste de danse, de toute façon. Tout en s'éloignant, il espéra que les convives restés à table n'interpréteraient pas son comportement à la lumière de l'incident précédent. Il s'en voulait toujours d'avoir réagi de la sorte, de ne pas avoir réussi à sourire et à raconter quelque chose de truculent. Ce n'était pourtant pas comme si c'était la première fois qu'il devait se plier à ce genre d'exercice — un des grands classiques des soirées de caserne — et le seul domaine dans lequel il s'autorisait à mentir... pour la bonne cause. Lathandre avait manifestement compris, sinon il aurait perdu ses pouvoirs de paladin des années plus tôt. Mais s'il était capable de relater plus ou moins n'importe quoi, il parvenait manifestement de moins en moins à supporter d'entendre les aventures d'autrui... Non, il n'était pas fier du résultat. Même si la soirée reprenait sous de meilleurs auspices, ni Robert, ni Marthe, ni Albérich n'oublieraient sa sortie, et ils en avaient probablement tous déjà tiré mille conclusions. Sans doute toutes plus fausses les unes que les autres. Il n'avait aucune envie d'y réfléchir. Où diable étaient ces gosses ?

Nulle part semblait une réponse appropriés. Il les avait encore aperçus quelques minutes plus tôt, juste avant de quitter la table pour la première fois : alors, Alban avait réussi à vaincre sa timidité depuis quelques temps déjà et s'amusait comme les autres gamins. Mais à présent, lui comme Ruth s'étaient volatilisés.
-Serons-nous les derniers à nous lever ? demandait la juge, à quelque distance de là. Ou m'accorderez-vous l'honneur de vous marcher sur les pieds, Albérich ?

N'étant pas certain de ce qu'il y avait au juste entre Marthe et Robert, et redoutant de laisser le chevalier seul à table, Albérich n'avait pas osé bouger de son siège, aussi fut-il soulagé lorsque la juge l'invita à danser. Soulagé mais un peu confus, car il avait fait attendre une dame, ce qui n'était pas complètement convenable...
" Avec plaisir. Et je suis sûr que vous vous dénigrez inutilement."
Lui-même savait s'en tirer honorablement, et comme annoncé, les danses jouées n'avaient rien de très complexe, aussi tendit-il la main à la juge pour l'entraîner vers la piste.

De son côté, Hubert songea à partir à la recherche de Ruth et Alban mais préféra d'abord interroger des gosses de leur âge. Il n'était pas ravi de jouer les chaperons, mais Robert lui avait confié le bien-être du gamin, et connaissant la petite fille qui l'accompagnait, il se sentait obligé de les retrouver avant que quelque chose de catastrophique ne se produise.

Dans les moments qui suivirent, Albérich fit deux constats. D'abord, Marthe se débrouillait mieux que bien : en tant que juge et donc de l'élite, on aurait pu s'attendre à ce qu'elle ne soit guère à son aise avec les danses villageoises et, pourtant, il n'en était rien. Ensuite, Robert n'était pas resté longtemps asssi : il le remarqua bientôt aux côtés d'Agathe, virevoltant non loin de lui avec une indéniable élégance...

***

Quant à Hubert, après plusieurs interrogatoires infructueux, il finit enfin par tomber sur une petite fille qui lui fournit de précieuses informations. Elle affirma, tout sourires, avoir vu Ruth entraîner Alban - en le tenant par la main ! - dans une direction qui correspondait approximativement à celle de la plage. L'épisode était si étonnant qu'elle se demandait si elle n'avait pas eu la berlue...

Hubert maudit sa propre langue, qu'il était tout aussi incapable de museler que de faire fonctionner aux moments appropriés, puis il abandonna le cercle de lumière, de chaleur et de musique que constituait le banquet pour, misérable, partir vers la plage. Il avait maudit sa langue, mais il bénit ses yeux, car il avait bon espoir de pouvoir repérer Ruth et Alban sans qu'eux ne se rendent compte de sa présence. S'ils s'adonnaient aux étreintes inoffensives propres à leur âge, il les laisserait tranquilles. Si Alban était déjà dans le pétrin, il serait forcé d'intervenir. Misère, il se faisait l'impression d'être un voyeur. Pourtant, les gamins avaient bien le droit à un peu d'intimité et de découverte... Pourquoi avait-il raconté n'importe quoi, plus tôt ? Alban ne pouvait pas être SI naïf, quand même... Peut-être que si. Et peut-être que ça aurait été un désastre même s'il n'avait rien dit, de toute façon, puisque c'était Robert qui avait impliqué Ruth dans cette histoire... Il continua donc sa route, attentif et concentré, veillant à ne pas faire de bruit.

Même sans sa vue perçante, le paladin n'aurait eu aucun mal à les repérer car, avant de gagner la plage, ils avaient pris le temps de se procurer une torche. Celle-ci était fichée dans les galets, à côté d'une couverture repliée. Quant aux deux enfants, ils étaient en grande conversation. Alban, étonnamment bavard et enflammé, semblait lancé dans de longues explications qu'il ponctuait de geste, le plus fréquent consistant à désigner son flanc droit avec instance. Ruth l'écoutait, tranquille, posée ; elle se fendait de réponses plus brèves, hochait fréquemment la tête et, invariablement, montrait la mer à son interlocuteur.

Hubert hésita. Pour l'heure, tout paraissait sous contrôle, Alban semblait même... animé, ce qui ne pouvait pas être une mauvaise chose et était sans doute dû au vin qu'il avait ingurgité en bonnes quantités. Mais Ruth désignait la mer, le mettant sans doute au défi d'aller s'y plonger, et les risques n'étaient pas négligeables qu'il finisse par obtempérer. Il ne pouvait pas intervenir pour les mettre en garde, ça aurait été... dramatiquement mal venu. D'autant qu'avec l'alcool qu'ils avaient dans le sang, les dieux savaient comment ils réagiraient à ce genre de sermon. Mais il ne pouvait pas non plus partir. C'était beaucoup trop dangereux. Conscient d'être contraint à jouer les espions misérables, Hubert s'assit donc dans le sable, à bonne distance, et poussa un bref soupir.
C'était finalement mieux, il n'aurait pas à danser. Il aimait cela, beaucoup même, mais il avait toujours bien choisi les endroits où il le faisait. Des endroits où il était de passage, idéalement, où aucune demoiselle ne pouvait se faire d'illusions sur ses chances de le ferrer. Des bals somptueux, au fortin, où son absence de sang noble le disqualifiaient d'emblée. Il songea au Temple de Lathandre et à ses petites fêtes improvisées. Pernille savait organiser des réjouissances et elle dansait remarquablement bien, contrairement à Jérôme, qui n'était que trop heureux de lui abandonner son épouse pour la durée de la soirée.
Oui, c'était mieux. Beaucoup mieux. Gardant un oeil, et surtout une oreille, sur les deux enfants, il s'apprêta à passer une première nuit de garde, assez différente de celle qu'il avait imaginée au départ...

S'il percevait les échos de leur discussion, il ne pouvait en saisir le détail : le roulement des vagues couvrait trop leur voix. Cependant, il lui sembla qu'Alban répéta à plusieurs reprises les mots "morsure", "cicatrice" et peut-être bien "garou". De ce que disait Ruth, qui parlait plus bas, il n'avait pas la moindre idée.
Enfin, l'écuyer se redressa de toute sa taille, bomba le torse, pivota sur ses talons et se dirigea à grandes enjambées titubantes vers les flots. La petite fille le rattrapa, lui saisit le bras et lui donna ce qui ressemblait fort à des instructions. Alban riposta par des dénégations, des protestations. Comme elles ne produisirent aucun effet, il secoua la tête puis entreprit de se défaire de ses vêtements.

Misère, songea Hubert.
Alban allait aller dans la mer. Il était saoul. C'était le moment d'intervenir, il allait se noyer. Ou peut-être pas. Peut-être allait-il juste mettre un pied dans l'eau, puis battre en retraite en réalisant combien elle était froide. Il hésitait. Il fallait agir. Ou pas. Par prudence, il retira sa veste et ses bottes, le plus silencieusement possible, puis entreprit de délacer sa tunique. Il était prêt à bondir au moindre danger.

Abandonnant ses habits sur les galets, Alban reprit sa progression hasardeuse vers la mer. Ruth, pour sa part, se contenta d'ôter ses bottes puis, étant brièvement retournée sur ses pas pour récupérer la torche, elle alla se poster à la limite des vagues, surveillant le garçon avec attention. Quand l'eau lui monta au-dessus des genoux, elle lui cria quelque chose et, se retournant pour lui répondre, il s'étala de tout son long. La fillette, tout comme le paladin, sembla prête à courir l'aider mais, déjà, il se relevait tant bien que mal, trempé comme une soupe. Hubert entendit alors distinctement la gamine lui intimer de revenir.

Hubert décida d'envoyer sa popularité au diable et de jouer la sécurité. Il se dirigea d'un pas rapide vers Ruth, emportant ses bottes et son manteau. Alban allait être mortifié de le voir débarquer mais peut-être ne se souviendrait-il pas de cet épisode demain... Ou peut-être serait-il possible de lui faire croire qu'il s'agissait d'un délire alcoolique. Hubert s'immobilisa derrière la fillette, encore dans l'ombre. Il pouvait peut-être agir sans que l'écuyer n'en prenne conscience.
" Ruth, qu'est-ce qui se passe ?" demanda-t-il à voix basse, mais assez fort pour que la gamine l'entende.

La petite fille sursauta en l'entendant et pivota aussitôt, torche brandie, pour savoir qui l'avait interpellée. Lorsqu'elle reconnut Hubert, elle poussa un profond soupir de soulagement.
-Oh, rien de grave, messire. Alban, il racontait plein de trucs bizarres. Il m'a expliqué qu'un chevalier doit pas reculer devant... heu... les combats avec les filles, on va dire, et qu'il se défendrait donc pas. Il a juste demandé que si je voulais le mordre, ça soit sur le côté, là, parce qu'il voulait une cicatrice comme celle qu'une... heu... paludière louve-garou de Dansedunes a fait à messire Albérich pendant une chasse à la grenouille.
Elle sourit.
-J'ai pensé à riposter avec ma botte secrète, parce que c'est comme ça que, d'habitude, je soigne les garçons qui veulent jouer au clerc ou des trucs du genre. Mais messire Robert voulait que je sois sympa avec lui... Et puis, j'avais pas envie de lui faire mal : il est rigolo. En plus, s'il dit des âneries, c'est juste parce qu'il est complètement bourré. Alors j'ai préféré me servir de la méthode que ma mère elle utilisait avec mon père, dans ces cas là : l'eau froide, ça lui remettait les idées en place. Enfin, au début.
Elle hésita.
-C'était une bonne idée, non ? En plus, je le surveillais bien, je serais allée le chercher s'il avait eu des problèmes...
De son côté, l'écuyer n'avait pas bougé, clamant avec un manque de conviction flagrant qu'il n'avait pas froid.

Cette gamine avait de la ressource, il fallait le lui reconnaître.
" Non, c'est une bonne idée, tu as bien fait, Ruth. Mais c'est moi qui lui ai mis ces idées stupides en tête, je voulais juste vérifier qu'il ne faisait pas n'importe quoi... Pas que je doute de tes capacités à te défendre, cela dit. Pas du tout."
Il soupira.
" Maintenant, il ne nous reste plus qu'à espérer qu'il va sortir de l'eau tout seul, sans qu'on doive aller le chercher..."

-Oh, il va revenir tout seul comme un grand. Et en quatrième vitesse, même ! Vous allez voir...
L'instant suivant, elle mettait les mains en porte-voix.
-Alban ! hurla-t-elle. Si tu te ramènes pas tout de suite, je m'en vais ! Et j'embarque tes fringues !
-Hein ?! Quoi ?! T'oserais pas me faire ça, quand même !
-Ah ouais ? T'en es si sûr ?
Le petit garçon poussa un juron formidable et entreprit de regagner la plage.
-Suffit de savoir comment s'y prendre... dit Ruth, le sourire jusqu'aux oreilles.

" Je crois que je vais vous laisser entre vous, souffla alors Hubert, en faisant un pas en arrière. Tu n'es pas du tout obligée de lui dire que tu m'as vu. Je fais confiance à ton bon sens pour... que tout se passe bien, alors... Et pardonne-lui ses errements... Je crains qu'il n'ait pris un discours farfelu au premier degré. Je vous souhaite une bonne soirée à tous deux."
Le paladin avait bien l'intention de regagner l'ombre au plus vite, en espérant que l'écuyer n'avait pas réalisé que Ruth n'était plus seule. Il comptait cependant les observer encore un moment avant de, peut-être, les abandonner à leurs affaires.

-Bonne soirée à vous aussi, messire, lui avait-elle soufflé avant qu'il ne s'éloigne. Vous inquiétez pas, tout se passera bien. Et je lui dirai rien, promis !
Lorsque, revenu sur les galets, Alban fit mine de renfiler ses vêtements, Ruth le lui défendit, lui apportant plutôt la couverture pour qu'il se sèche et lui donnant même un coup de main lorsqu'il s'avéra qu'il était trop engourdi - ou encore trop ivre - pour s'en sortir tout seul. Le garçon finit par s'assoir, emmitouflé dans le pan d'étoffe, et elle s'installa à côté de lui. Quelques instants plus tard, ils devisaient tranquillement.

HRP : toutes mes excuses...

Hubert se rassit un peu plus loin, dans le sable. Il savait qu’il n’avait plus rien à faire là, Ruth paraissait parfaitement sobre et raisonnable, elle veillerait sur Alban et parviendrait à réprimer ses instincts. Au pire, elle viendrait chercher de l’aide, il en était désormais persuadé. Mais le vent du large, piquant, glacé, avait attisé sa propre ivresse, et il ne se sentait pas encore capable de retourner vers les fracas de la fête. Pourtant, il savait qu’il ne pouvait plus traîner, sous peine de voir débarquer une âme compatissante, Albérich ou Robert, venant s’enquérir de lui. Et il n’avait pas envie d’offrir des dénégations et un sourire creux, ni à l’un, ni à l’autre. Il avait juste besoin de quelques minutes pour se poser. Puis ses pensées retrouveraient leur place, et il retournerait à la fête. Il pouvait y arriver.

Assis sur la plage, pour la première fois depuis son départ, Hubert regretta subitement Solarcis. Il regretta la simplicité et la douceur de l’existence qu’il y avait menée, la tranquillité et l’ordre du quotidien, la prévisibilité des émotions, la tempérance des sentiments. Il n’était pas certain d’y avoir jamais été vraiment heureux, mais il y avait été serein. C’était peut-être la même chose. Ou pas. Peut-être avait-il été engourdi, plutôt qu’apaisé. Comme en hibernation en attendant des jours meilleurs. Peut-être était-ce une mauvaise question, à laquelle n’existait plus de réponse valable. Les derniers mois avaient profondément modifié sa perception des choses. Du passé, du futur, de lui-même. S’était-il jamais imaginé vieillir et mourir à Solarcis ? Non. Adhémar ne l’aimait pas. Pour peu que l’aîné de Béranger soit revenu de Dorrandin auréolé de gloire, Hubert aurait été éjecté de son poste, exactement comme Albérich l’avait été. Et dans son cas particulier, dix ans de service n’auraient servi à rien. Le seigneur lui aurait probablement confié une petite garnison hors les murs, à Beausoleil ou à Estre-Pont, à un endroit où il ne ferait nulle ombre au fils prodigue et où il se serait asséché en quelques mois. En cela, son départ était bien inspiré. Il n’y avait même pas songé en faisant ses bagages, bien sûr. Et Adhémar mourrait peut-être sur le champ de bataille. Il ne savait rien de cette guerre lointaine et, quelque part, s’en moquait.

Non, il aurait pu jouir de cette indolence existentielle encore des années. Monter au Temple pour profiter des bons petits plats de Jérôme en devisant avec Pernille. Aller boire en ville avec ses officiers. Les réunions d’état-major des jours impairs. Le conseil du sixième soir. Superviser l’entraînement des nouvelles recrues, inspecter la muraille, surveiller les rassemblements. Elucider un meurtre de temps en temps. Traquer les cambrioleurs. Combattre Béranger au petit matin. Monter Grand Vent dans les rues pavées de la spirale. Les bains chauds du fortin. La bière des Lueurs du Large. Les petites soirées entre amis au son du luth de Miléa. Tout ça… si tranquillement… comme une ronde immuable, infinie, comme la marche de Toril, jour, nuit, printemps, été, automne, hiver, et dix ans plus tard…

Mais il avait choisi la vie. Et c’était douloureux. Il l’avait su d’emblée, que cela le serait, ce n’était donc pas une surprise. Maintenant, il fallait l’affronter, jour après jour. Et certains jours étaient magnifiques. Et d’autres plus difficiles, simplement.
On se sent vivre.
Voilà. C’était exactement ça. Et mieux valait se sentir vivre que prendre la poussière avec félicité, assurément. D’autant que la félicité se serait évaporée s’il avait décidé de rester. Il n’y avait rien à regretter. Rien du tout. Il était dans la meilleure situation possible, au meilleur endroit possible, avec les meilleures personnes possibles.
Il fallait carrer les épaules, jouir de l’agréable, survivre à la peine.
Etre vivant.

Passant les paumes sur son visage, il jeta un dernier coup d’œil aux enfants tranquilles, puis se leva et repartit vers le banquet. Il se laissa sourire. L’expression menait souvent à l’émotion, c’était étrange. Petit à petit, au fur et à mesure que lui parvinrent la musique et le brouhaha des conversations, au fur et à mesure qu’il perçut la couleur des vêtements, l’odeur de la nourriture, la chaleur des braseros, le mouvement des corps qui dansaient, il sentit la joie reprendre possession de son âme, s’y imposer, exiger qu’il l’étreigne et la garde. Il se sentit mieux. Puis bien. Puis vraiment bien. Et il regagna la lumière.

Hubert constata rapidement que ses compagnons de tablée avaient tous déserté leurs places, à l'instar de la majorité des convives. Toutefois, en observant assez longtemps la foule qui se pressait au pied de l'estrade, il finit par les repérer : Albérich dansait avec Marthe et Robert avec Agathe, ce dernier duo, étrange alliance de la plume et de l'épée, s'avérant étonnamment bien assorti.
Pour l'heure, personne ne prêtait attention à lui. Nul doute, cependant, qu'une cavalière finirait par se présenter : il serait étonnant que sa myriade d'admiratrices, déclarées ou non, le laissent seul plus de quelques minutes... Bien sûr, il était également possible que l'on passe sous peu aux danses collectives, mais le résultat serait alors le même.

Hubert ne s'appesantit pas sur ce qui se déroulait sous ses yeux. S'il avait voulu ne prendre aucun risque, il serait resté sur la plage, de toute façon. Et puis il avait envie de danser. Aussi chercha-t-il une femme esseulée, peut-être quelqu'un d'un peu trop âgé pour imaginer que son invitation soit autre chose que de la galanterie. Ce qu'on attendait d'un paladin, en somme.

***

De son côté, Albérich se sentait parfaitement dans le mouvement, aidé par l'hydromel, probablement. Marthe était bonne danseuse, il ne se débrouillait pas trop mal, il était comme replongé dans les atmosphères festives du temple de Luménis et des tavernes des taudis. Les gens étaient parfois surpris de réaliser qu'un docte prêtre en aube savait virevolter sous les lampions, mais c'était mal connaître Lathandre que d'attendre un comportement helmite de ses serviteurs. Au détour d'un pas, il aperçut Hubert, qui paraissait tranquille, presque joyeux, et cela le rassura. Il avait cependant toujours l'intention, tôt ou tard, d'aller s'excuser de sa maladresse.

Les rares personnes à ne pas s'être levées étaient pour l'essentiel réunies en petits groupes qui préféraient deviser tranquillement plutôt que de se démener. Cependant, il remarqua quelques individus isolés : la majorité d'entre eux avaient un certain âge et avaient dû être temporairement abandonnés par leurs commensaux plus jeunes. Du nombre étaient plusieurs femmes et même deux véritables grands-mères au dos voûté, à la peau ridée et aux longs cheveux blancs. Oh, et Rebecca faisait également partie des réfractaires...

***

-Vous vous débrouillez vraiment bien... fit la juge à Albérich, au bout d'un certain temps. J'en déduis donc que la boutade d'Hubert était une diversion : c'est lui qui devait redouter la danse... D'ailleurs, il ne nous a toujours pas rejoints...

Mais Marthe ignorait qu'Hubert avait décidé de remédier à la chose. Il renonça à inviter l'une des ancêtres — il avait envie de bouger un minimum —, renonça également à déranger des conversations, et décida de prendre le taureau par les cornes. Après tout, Albérich allait partager le chariot de cette engeance et... il y avait des joueurs d'Hermines dans le tas. Le Luménien avait raison (comme souvent), il fallait qu'il fasse un effort pour apaiser les tensions. Aussi alla-t-il se planter devant Rebecca, à laquelle il adressa un sourire ni trop timoré, ni trop bravache.
" Bonsoir, dame. Accepteriez-vous de danser avec moi ?"
Il n'était pas certain qu'elle serait partante d'emblée — il devait y avoir une bonne raison pour qu'elle évite la piste de la sorte —, mais il était prêt à tenter de la convaincre au besoin.

La jeune femme lui adressa un sourire embarrassé.
-Si vous n'étiez pas paladin, je penserais que l'on vous a donné des informations me concernant et que vous avez décidé de vous venger en vous engouffrant dans la brèche... soupira-t-elle. Mais vous êtes paladin, et je suis donc convaincue qu'il n'y a pas la moindre malice derrière votre proposition. Cependant, Hubert, je me dois d'être franche : je suis la pire danseuse que le monde ait connu. Si mes élèves me voyaient malgré tout m'adonner à cette activité, ils perdraient tout respect pour moi. Ce serait peut-être même pire que s'ils m'apercevaient en train de m'exercer sur le terrain d'entraînement...

Hubert sourit, sans malice.
" Ecoutez, Rebecca. La classe est suspendue pour les veilles à venir, et je gage que vos élèves verront bien d'autres choses, assurément plus effrayantes, avant que les cours ne reprennent. Je ne suis pas trop mauvais danseur, et un rien plus costaud que vous... Je vous guiderai aisément si vous vous en remettez un peu à moi. Je ne vous trahirai pas, n'ayez crainte, et je pense que nous pourrions aisément impressionner certains de vos détracteurs."
Il lui tendit la main.
" Si vous préférez, nous pouvons aller derrière la tente de l'intendance, nous entraîner un moment. Nous aurons la musique, sans les regards, et nous pourrons faire notre entrée lorsque vous serez plus à l'aise. Ou pas du tout, si vous n'en avez pas envie. Mais je crois qu'aimer danser est inhérent à notre nature humaine. Même quand on préfère le faire dans le noir."

Son sourire l'élargit.
-Oh oh, vous invitez une jeune femme à vous suivre jusqu'à un endroit sombre, préservé des regards indiscrets, où vous serez seul avec elle... Voilà qui est intéressant !
Elle se fit plus grave.
-En réalité, le problème est un peu différent. J'aime beaucoup la danse, mais je n'arrive pas à me conformer aux figures imposées. Pas longtemps, en tout cas. Lorsque je suis lancée, je commence à... me laisser aller à ce que m'inspire le rythme, la musique. Certains appellent cela de la danse improvisée. D'autres parlent de grand n'importe quoi. Dans les deux cas, la réalité est le même : je tranche dans le décor ! Et j'ai tendance à bousculer mes voisins, toute entière à ma transe...

L'expression d'Hubert s'altéra.
" Ah. Bon. Dans ce cas... J'imagine que je n'arriverai pas à vous contenir longtemps... Je vous conseillerais bien de vous dégager un espace à l'abri d'une table, de remiser vos inquiétudes quant au regard d'autrui et de vous laisser aller... mais je doute que vous ayez besoin d'un partenaire pour ce faire, et j'imagine que je ne suis pas le premier à vous le suggérer. Je vais donc me mettre en quête d'une autre victime. Je vous souhaite une agréable soirée, Rebecca."
Décidément, il n'avait pas de chance. Mais il allait bien réussir à dénicher quelqu'un d'autre... Sinon, il serait forcé d'aller emprunter sa partenaire à l'un des danseurs en piste au moment d'un changement de morceau.

-Hubert, attendez !
Déjà, Rebecca l'avait rejoint et lui prenait doucement le bras.
-Personne d'autre ne m'a invitée : ils avaient trop peur des conséquences, évidemment. Si votre démarche était inconsciente, cela n'enlève rien à sa grande gentillesse, et je m'en voudrais beaucoup de vous opposer une fin de non recevoir. Alors, si vous n'êtes point trop effrayé, je serais ravie d'être votre cavalière. Je promets d'essayer de ne pas vous faire trop honte. Et si vous sentez que cela commence à dégénérer, n'hésitez pas à me recadrer...

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil