La Couronne de Cuivre

" Je peux... murmura-t-il. Mais..."
Il secoua la tête, poussa un soupir et s'assoupit. Astrée entendit du mouvement à l'étage inférieur, puis des pas dans l'escalier. Quelqu'un montait manifestement vers eux. Dans la chambre, elle pouvait se tapir sous le lit, entrer dans la grande armoire, se dissimuler derrière les rideaux, sur l'appui de fenêtre... Mais il fallait faire vite.

Astrée serra les poings, furieuse de cette perte de temps si mal à propos. Et elle plongea aussitôt vers la cachette la plus proche : sous le lit. Pourvu que cette femme parte tout de suite, en constatant qu'il s'était assoupi. Qu'elle ne les retarde pas.
Et ensuite... Elle savait ce qui lui restait à faire. Emmener Neffen, même endormi, près de la prison, à un point d'où ils verraient l'incendie, sans être vus. Et essayer de le réveiller, de le convaincre d'agir. Lui redonner sa forme centaure si ça pouvait l'aider, de toute façon ils n'avaient plus rien à perdre. Mais tant qu'il y avait une lueur d'espoir, même illusoire, ils devaient tenter quelque chose.

La femme resta au chevet du shaman pendant quelques minutes, avant de s'éclipser en éteignant les bougies, plongeant la pièce dans le noir. Seul un fin rai de lumière se glissait encore sous la porte et Astrée entendit qu'elle descendait les escaliers. Lorsqu'elle émergea de sa cachette, elle trouva Neffen inconscient, toujours brûlant, la respiration saccadée. Sa bouche ne s'ouvrit que sur un gémissement et elle eut beau le secouer, il ne rouvrit pas les yeux pas plus qu'il ne sembla prendre conscience de sa présence. Il faisait très sombre dans la pièce mais la rôdeuse devina la forme et l'odeur d'une infusion visant à faire baisser la fièvre. Neffen n'en avait apparemment pas bu grand chose.

L'infusion était inutile, certainement. Mais par réflexe, elle essaya de lui en faire boire un peu, à son tour, entrouvrant légèrement la porte pour bénéficier d'un peu de lumière.
Il allait falloir qu'elle le transporte inconscient jusque là-bas, il ne pourrait sans doute pas agir d'ici. Ou alors, qu'elle abrège ses souffrances, comme il le lui avait demandé... Mais non, il fallait d'abord tenter quelque chose. Ça lui fendait le cœur de le voir souffrir ainsi, et d'être obligée de lui demander d'accepter de souffrir encore. Et c'était entièrement par sa faute...

Neffen paraissait léger, mais si elle voulait parvenir à le transporter rapidement là-bas, il valait mieux qu'elle laisse le reste de ses bagages ici. Elle ne garda que la sacoche qu'elle avait pris avec elle dans la prison, qui contenait son petit matériel, sa gourde, des herbes et sa trousse de secours, fioles comprises, laissant dans l'armoire, le mieux caché possible, ses vêtements de rechange, ses provisions, en vrac dans son sac à dos. Elle garda tout de même une couverture pour y envelopper le shaman lorsqu'il se réveillerait, si nécessaire. Elle hésita pour son arc et son carquois, qui risquaient de l'encombrer, mais finit par les glisser dans son dos. Et, soulevant le corps inanimé dans ses bras, elle se dirigea vers l'escalier.

Neffen n'était pas plus léger qu'un jeune humain du même gabarit... C'est à dire pas aussi léger qu'Astrée eut pu l'espérer. Elle peina à gagner la porte et à l'entrouvrir. Il y avait toujours du mouvement en bas, mais de ce qu'elle avait pu voir en passant, la salle de séjour était séparée du couloir par une porte. Il était donc sans doute possible de passer rapidement sans être vu... mais elle risquait également d'être surprise. Courir avec le shaman dans les bras serait impossible.

Astrée n'avait pas le temps de tergiverser. Elle ne pourrait pas porter Neffen indéfiniment, elle ne devait pas perdre de temps. Il était probable que la mère et la fille restent dans la salle à manger jusqu'au retour du père et du jeune garçon. Elle n'avait guère passé de temps à l'intérieur, et la prison était loin si c'était bien là-bas qu'il se rendait, donc il ne pouvait pas être encore de retour. Il fallait juste espérer que personne ne sorte de la salle à manger au moment où elle passerait.
De toute façon, plus elle attendait, plus elle courrait le risque d'un retour inopiné des deux absents : elle devait absolument filer tout de suite. Elle descendit donc les marches aussi rapidement qu'elle le put, réajustant deux ou trois fois la position du shaman, cherchant comment le porter de façon plus confortable. Elle marquerait un court temps d'arrêt avant de passer devant la porte de la salle à manger, pour écouter si elle entendait des pas, et si elle avait la sensation que quelqu'un risquait de sortir elle se réfugierait dans la pièce la plus proche... et sinon, elle traverserait aussi vite que possible, et sortirait aussitôt. Enfin, si la voie était libre.

Astrée eut cette fois de la chance. Elle parvint à descendre les marches sans fracas, malgré le poids de Neffen et la quasi impossibilité de le transporter sans toucher les murs et la rampe de la cage d'escalier. Elle s'immobilisa devant la salle à manger, n'entendit rien, progressa jusqu'à la sortie et dut déposer le shaman inconscient pour parvenir à ouvrir la porte. Dehors, il pleuvait toujours et Neffen bougea légèrement dans son sommeil lorsque l'eau froide lui toucha le visage, sans pour autant reprendre conscience. Pieds nus sur le pavé froid, avec le poids du jeune homme dans les bras, Astrée comprit que sa progression serait lente et pénible... surtout si elle essayait de rester discrète.

Astrée réajusta une fois de plus le poids de Neffen et se mit en marche, vaille que vaille. Elle allait essayer d'emprunter des rues pas trop fréquentées, peut-être plus étroites, moins éclairées, en essayant de ne pas trop rallonger le trajet. Une jeune femme transportant un corps inanimé attirerait trop l'attention, on proposerait de l'aider, et on découvrirait son identité malgré la capuche rabattue jusqu'à ses yeux. Il fallait qu'elle passe inaperçue. Tout le monde devait être occupé là-bas, elle avait une chance de ne pas croiser grand-monde, mais combien de personnes guettaient aux fenêtres dans l'attente de nouvelles ? Il fallait qu'elle rase les murs....

Le trajet allait être difficile, et pourtant elle devait réussir, coûte que coûte, et se hâter autant que possible. Chaque minute comptait. Plusieurs fois, elle dut déposer à demi son fardeau, appuyé contre un mur, pour retrouver l'énergie de repartir un peu plus vite. Elle n'avait pas le droit de flancher. Elle aurait pu lui redonner sa forme de centaure, si elle avait eu la certitude qu'il se réveillerait alors en assez bon état pour marcher. Mais dans le doute, mieux valait s'abstenir : il lui serait impossible de le transporter sinon. Et c'était leur seule chance, elle en était persuadée. Ou peut-être qu'elle s'en persuadait, par refus de s'avouer vaincue, pour ne pas avoir à s'avouer son échec, sa responsabilité ? Peu importait. Même si cet espoir était pure illusion, il lui donnait la force d'avancer.

Le trajet fut effectivement pénible. Aux pavés glissants succédaient les allées de terre boueuses, il faisait froid, Astrée était transie, Neffen pesait de plus en plus lourd. Elle évita les rues les plus larges, zigzagua dans l'obscurité des petites voies de traverse, revenant parfois sur ses pas quand elle débouchait sur une impasse ou dans une artère trop exposée. Finalement, elle parvint à proximité de la prison, l'apercevant dans un étroit passage entre deux bâtiments obscurs. Elle nota qu'il y avait là, désormais, plus d'une cinquantaine de personnes. Une fumée noire s'échappait des décombres du bâtiment, dont le coeur, au niveau de la rotonde et de la cheminée, s'était affaissé, emportant plusieurs des cellules voisines avec lui. Le feu était éteint cependant.

Astrée sentit son coeur se serrer. Qui se trouvait dans les cellules les plus proches de la rotonde ? Sheldon était-il dans l'une d'elle ? Non, il serait mort déjà, et Neffen aussi... Les deux humains ? Le centaure blanc ? Mais ce n'était pas le moment d'y songer. Il fallait agir. Le feu était éteint, mais la fumée devait asphyxier Sheldon, et il était déjà mourant. Il fallait agir vite pour le soigner. Mais comment, avec tout ce monde ? Si le toit avait brûlé au-dessus de sa cellule, il lui serait facile d'y accéder. Il y avait des échelles dans l'entrepôt des textiles. Mais il lui faudrait attendre qu'il n'y ait plus personne, et ils organiseraient sans doute un tour de garde...
Elle aurait voulu savoir s'il y avait des blessés graves, des morts, entendre ce qui se disait, mais elle ne pouvait pas s'approcher. Et il fallait réveiller Neffen.
Elle le déposa au sol, à demi dissimulé dans l'embrasure d'une porte, elle le secoua, écouta sa respiration, lui parla, le supplia de se réveiller. Peut-être qu'il fallait lui rendre sa forme... mais comment, alors, le faire approcher de Sheldon? Il ne pourrait pas grimper à une échelle, et il n'aurait sans doute pas la force d'utiliser sa magie pour se transformer en autre chose. La situation lui paraissait sans issue.
Elle envoya Prince s'approcher discrètement de la prison. Elle savait de quel côté se trouvait la cellule de Sheldon, peut-être pourrait-il lui dire si le toit avait brûlé par là-bas. Et il pourrait au moins lui dire si la foule se dispersait rapidement, et s'il y avait des blessés. Et elle s'obstina, encore, à secouer Neffen, à lui parler, espérant qu'il ouvre enfin les yeux. Il fallait absolument qu'il se réveille sous forme humaine. Elle pouvait essayer la berceuse, aussi, même si elle était quasiment sûre que ça ne suffirait pas.

Prince partit vers l'attroupement tandis qu'Astrée se penchait sur le shaman. Neffen gémit un moment, repoussa Astrée d'une main molle, puis finit par rouvrir les yeux dans un sursaut. Il la fixa sans la voir, le souffle court.
" Astrée, murmura-t-il. Il est trop tard."

Astrée sentit ses yeux se remplir de larmes. Non, ça n'était pas possible... Il devait y avoir une solution, il ne pouvait pas être trop tard... Il devait y avoir un moyen... Elle secoua la tête, rageusement.
" Non, Neffen.... Tu es vivant, donc il est vivant... donc il n'est pas trop tard ! Tant que vous êtes vivants rien n'est fichu ! Il y a sûrement un moyen... le feu est éteint, maintenant, il suffit de pouvoir le soigner. Neffen... Si je t'emmène auprès de lui, tu pourrais le soigner ? Je t'en prie, Neffen, il y a sûrement quelque chose à faire... En te transformant peut-être ?"
Sauf qu'elle n'avait pas la moindre idée de comment et quand elle pourrait l'amener auprès de lui. Pouvait-il lui transmettre un sort, à elle, comme Tybert l'avait fait un jour ? Mais d'ici à ce que l'attroupement se disperse... il serait trop tard pour de bon peut-être.

Il secoua la tête.
" Je devrais le toucher... et je devrais être moi, souffla-t-il. Je serai pris. C'est pire..."
Il eut un sourire douloureux, avala difficilement sa salive et soupira.
Prince était arrivé à bon port mais peinait à suivre toutes les conversations. Apparemment, on parlait d'Astrée, on parlait de victimes. Des gens étaient parmi les décombres, soulevant des poutres noircies. Il y avait une odeur épouvantable dans l'air. Plusieurs hommes étaient en train de se faire soigner, le visage noirci par la fumée. Il y avait deux corps de centaure. Un était presque intégralement carbonisé, le second était gravement brûlé mais manifestement toujours vivant. Les humains parlaient de le déplacer.

Astrée réfléchissait. Le déplacer ? Mais ne risquaient-ils pas de le tuer ainsi ? Devait-elle attendre qu'ils le déplacent en espérant qu'il soit plus accessible ? Ou au contraire ne pas prendre ce risque ?
" Un jour, Tybert m'a transmis un sort, avec lequel j'ai pu soigner Prince. Est-ce que tu peux faire ce genre de chose ? Il faut faire vite, ils parlent de le déplacer, j'ai peur que ça l'achève. Je ne sais pas s'il tiendra. Si tu peux me transmettre un sort, moi j'irai le toucher. Et s'ils me prennent, ensuite, tant pis, du moment que j'ai réussi à le sauver... Toi tu pourras continuer d'agir. Et me venir en aide, sans doute, aussi."
Misère, s'ils la prenaient... Ils allaient lui faire payer les victimes dont elle était responsable.

Neffen secoua la tête. Astrée ne put pas être certaine qu'il avait entendu la totalité de ce qu'elle avait dit : il semblait louvoyer entre veille et inconscience.
" Non, dit-il finalement. Pas sous cette forme... Pas avec toi... humaine... Non."
Il fut pris d'un grand frisson. Sur la place, un chariot tiré par deux centaures était arrivé et s'était immobilisé à côté du corps de Sheldon. On était en train de nouer des cordes autour de ses jambes, manifestement pour le hisser sur le plateau. Prince vit le débourreur en grande conversation avec plusieurs autres personnes. Ils discutaient manifestement de quoi faire de la créature blessée.

Astrée suivait avec angoisse ce qui se passait près de la prison. Ils allaient le transporter. Survivrait-il au voyage ? Ou les humains risquaient-ils de l'achever avant ? Oh, pourvu que non... Peut-être qu'ils discutaient juste de l'endroit où l'emmener ? Elle indiqua à Prince de ne pas quitter Sheldon d'une semelle.
Une seule chose devenait claire dans son esprit : Neffen ne pouvait rien faire sous sa forme humaine. Peut-être aussi que sa forme centaure le rendrait plus résistant, plus cohérent, et qu'il comprendrait mieux ce qu'elle venait de lui proposer. Mais pour le transformer, elle ne voulait pas rester en pleine rue, il valait mieux trouver un bâtiment où personne ne risquait de le voir. Elle jeta un regard autour d'elle, espérant trouver un entrepôt, une grange, un endroit où le cacher. Vite, de toute urgence... Dès qu'il serait à l'abri des regards, elle le transformerait. C'était la seule chose à faire, lui semblait-il... mais le doute subsistait. Devait-elle attendre, encore, une autre occasion, en transportant Neffen là où ils emmèneraient Sheldon ? Non, il serait trop tard... Mais il disait que lui transmettre un sort n'était pas possible ? Ou avait-il mal compris ? Que devait-elle faire, par tous les dieux ? Il lui semblait... qu'il valait mieux qu'elle le transforme. Pourvu qu'elle ne se trompe pas en agissant ainsi... Il fallait un abri. Lui redemander, encore...

En s'écartant de la prison, Astrée finit par trouver un entrepôt ouvert. C'était l'espace de travail et de stockage d'un tanneur et l'odeur était très forte. Des cuirs de toutes sortes étaient suspendus dans des cadres de bois, tendus pour être traités et travaillés. La rôdeuse devina qu'un certain nombre devaient provenir de centaures abattus pour leur viande. Mais elle n'était pas venue pour s'en soucier. Neffen demeura inerte dans ses bras et quand elle le déposa sur la terre battue, il rouvrit les yeux, pour la fixer.
Un sourire apparut sur ses traits.
" Tu ne... renonces jamais, n'est-ce pas ?" demanda-t-il.

Astrée réprima un soupir de soulagement en voyant Neffen reprendre conscience, et sa question lui arracha même l'ombre d'un sourire.
" Jamais, répondit-elle doucement. Pas tant qu'il reste un espoir. Je t'en prie, tiens le coup. Sans ça la harde est fichue."
Les villageois non plus ne renonceraient pas. Ils se battraient pour leur village jusqu'au bout, malgré son annonce d'un cataclysme. Ça devait être un trait de caractère humain...

Elle avait pris soin de le poser loin de l'entrée, à un endroit d'où il ne serait pas visible de quelqu'un entrant par inadvertance. Mais l'endroit n'était certainement pas idéal pour lui redonner confiance.
" Je peux te redonner ta forme, si c'est ce que tu veux, je pense que tu tiendras mieux le coup... Et si tu peux me transmettre un sort, je pourrai aller le soigner. Sinon, on peut décider d'attendre qu'ils le déplacent et je te porterai auprès de lui, à condition que tu restes sous cette forme ou que tu te transformes en quelque chose de petit... Mais j'ai peur que le déplacement l'achève. Ou qu'ils décident de le tuer. Je ne sais pas à quel point il est mal..."
Elle hésita, et ajouta.
" Et si tout ça est au-delà de tes forces, ma seule solution sera d'aller trouver leur prêtre pour qu'il m'aide."
En dernier recours, elle le ferait. Il fallait absolument sauver Sheldon.

Il secoua la tête.
" Je ne... serai pas mieux... et... et je ne peux rien... te donner, Astrée... Nous sommes trop... trop différents."
Il soupira.
" La magie humaine... ne pourra jamais le sauver. Et pour cela... je devrais être près de lui... sous ma forme... Ne comprends-tu pas pourquoi tout est perdu ?"
L'effort de sa dernière phrase révulsa ses yeux et pendant un moment, sa respiration se bloqua dans sa poitrine. Mais il reprit son souffle et gémit doucement.

Astrée, obéissant à une pulsion instinctive, s'agenouilla auprès de lui pour passer son bras sous ses épaules et le soulever à demi. Doucement, elle le serra dans ses bras. Il souffrait tant. Et c'était sa faute... Il fallait qu'elle tente quelque chose... Même s'il n'y croyait pas.
" Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir, lui souffla-t-elle. C'est ce qu'on dit chez les humains. Pour le moment, il est vivant. Et puisque tu dis que tu es le seul à pouvoir soigner Sheldon, alors il faut que je t'amène près de lui, c'est le seul moyen. On va attendre qu'ils l'éloignent de la foule, et on va le rejoindre. Prince va nous guider. Dès qu'ils le laisseront seul, on s'approchera, tu reprendras ta forme et tu le soigneras. Il faut espérer qu'il tienne jusque-là, mais on ne peut pas abandonner tant qu'on n'a pas tenté ça. Et ne t'en fais pas, je te promets que je ne les laisserai pas te prendre. On va trouver un moyen.
Encore fallait-il qu'ils le laissent seul... Elle berça doucement le shaman.
" Tiens le coup Neffen. Tiens le coup... Il faut qu'on le sauve ou la harde est perdue. Il faut qu'on tente tout ce qu'on peut."
Elle fredonna doucement un morceau de sa berceuse, espérant l'apaiser, puis tenta de contacter Prince pour savoir ce qui se passait là-bas. Tout en se disant que s'ils songeaient à le déplacer, c'est sans doute qu'ils ne l'estimaient pas perdu. Ou alors c'est elle qui se raccrochait à n'importe quel espoir, aussi ténu soit-il ?

Neffen ne protesta pas. Il semblait être retombé dans un semblant de torpeur, le teint toujours écarlate, les cheveux collés par la sueur à son visage tiré, le pouls rapide, irrégulier. Sous ses bras, Astrée sentait sa poitrine fragile se gonfler, avec l'impression qu'elle aurait pu la briser en mille morceaux d'une simple pression. Il maugréa quelque chose d'indistinct puis soupira doucement. Elle devrait à nouveau le secouer pour l'arracher à son inconscience.
De son côté, Prince apprit à Astrée que le centaure avait été hissé sur un chariot, tant bien mal, et qu'il était désormais ramené dans la direction des écuries de Caribert. Ce dernier et plusieurs autres humains s'étaient opposés avec véhémence sur un sujet que l'abeille n'avait pas eu le temps de comprendre, victime de sa petite taille et du brouhaha ambiant. Il était désormais posé sur la couverture dont était recouvert le plancher de la charrette et cheminait auprès de Sheldon dont la vue autant que l'odeur lui répugnaient manifestement.

Astrée devinait que Caribert s'était opposé aux autres en souhaitant le maintenir en vie pour tenter de le dompter. Peut-être parce qu'il avait commencé à lui laisser entrevoir un espoir dans la journée, conformément à sa suggestion ? Elle se souvenait qu'ils n'étaient plus que trois pour le maintenir à l'issue du dressage. Ou alors il espérait que son affaiblissement actuel l'aiderait à le dompter... Quoiqu'il en soit, l'inconnu de la prison avait raison : Caribert était sa meilleure chance, en l'occurrence.
Elle remercia son familier, et lui demanda de rester près de Sheldon, aussi peu agréable que cela puisse lui paraître. Il fallait être sûr que Caribert l'emmène bien vers ses écuries, et pas ailleurs. Ça n'était pas très loin d'ici, elle devait pouvoir porter Neffen jusque là-bas. Et ensuite... elle n'en savait trop rien. Ils allaient tout fermer à clé, certainement, et jamais elle ne parviendrait à pénétrer à l'intérieur. Mieux valait essayer d'arriver là-bas le plus vite possible, ne pas traîner davantage.
Elle poussa un soupir, et reprit son fardeau, lui chantonnant doucement un petit passage de la berceuse. Après tout, ça ne pouvait pas faire de mal. Elle voulait juste lui insuffler un peu d'espoir, la volonté de se battre encore. Même si elle avait conscience que c'était bien plus facile pour elle que pour lui : il souffrait le martyre. Elle-même avait mal aux pieds, aux bras, au dos, et était absolument frigorifiée, mais ça n'était rien au regard de ce qu'endurait Neffen.
Elle vérifia que la rue était déserte avant de s'y glisser silencieusement. Les écuries étaient toutes proches, et elle commençait à connaître un peu le quartier. Elle devait pouvoir trouver un itinéraire discret évitant la foule.

Astrée put sans difficulté se faufiler jusqu'aux abords de l'écurie. La plupart des gens étaient demeurés sur les lieux de l'incendie, mais certains commençaient à repartir vers chez eux. Elle dut rester tapie contre une façade pendant un certain temps, alors que des groupes de quelques personnes passaient dans une des avenues les plus larges de la ville. Quand elle parvint enfin sur la petite place devant les écuries, elle nota que les grandes portes de la plus vaste étaient béantes. Il n'y avait trace de personne mais elle apprit, par Prince, qu'ils étaient déjà à l'intérieur et que six hommes étaient en train de décharger Sheldon dans une des stalles inoccupées. L'intégralité des centaures hébergés dans le bâtiment étaient réveillés et ceux qui disposaient d'ouvertures sur l'allée centrale observaient ce qui se passait. Caribert et son assistant étaient présents : cela faisait au total huit humains dans le bâtiment, tous affairés autour du grand corps mourant.

Astrée savait qu'elle ne devait pas perdre un instant. Il allaient certainement refermer les portes lorsqu'ils sortiraient, et elle ne pourrait plus rien tenter. Elle ne voyait qu'une possibilité : entrer avant, et se cacher dans l'une des stalles les plus proches de l'entrée, le tout sans qu'ils la remarquent. Avec un peu de chance, ils auraient besoin des forces des huit personnes réunies pour installer Sheldon dans la stalle, et, pendant quelques minutes, il n'y aurait plus personne dans l'allée centrale. il fallait qu'elle profite de ce moment. Et même s'il restait par malchance une personne hors de la stalle, peut-être que le chariot lui cacherait son arrivée? De toute façon, tout le monde aurait les yeux fixés sur Sheldon...
Elle souleva à nouveau Neffen, vérifia que personne ne pouvait la voir s'approcher de l'entrée, et s'avança en direction de l'écurie, longeant les murs. Elle demanda à Prince de lui indiquer s'ils étaient tous occupés dans la stalle ou si certains étaient encore susceptibles de regarder vers la porte d'entrée. Elle se tenait prête à entrer avec Neffen dès qu'il lui indiquerait que la voie était libre. En espérant que personne ne surgisse sur la place juste à ce moment. Peu lui importait que des centaures la voient. Ils étaient bâillonnés et nul ne ferait attention à leur réaction, si toutefois ils en avaient une. Du moins elle l'espérait. Elle espérait trouver une stalle déserte pour se cacher, mais elle n'aurait pas forcément le temps de choisir.

Il faisait très sombre dans l'écurie, aussi Astrée put-elle se glisser dans l'entrée sans trop de difficultés. Le chariot occupait le centre de la travée, mais il était au-delà de la stalle occupée par Sheldon et deux hommes étaient à l'extérieur, l'un très loin, près des centaures attelés, l'autre appuyé dans l'embrasure de la porte, observant ses six compagnons, à l'intérieur. Astrée fila donc dans l'ombre, entrevit une stalle vide et s'y glissa. Avant d'y disparaître, cependant, elle croisa le regard surpris d'un centaure dont l'ouïe fine avait perçu son déplacement dans la paille. Il n'était pas du tout bâillonné, elle avait sans doute jugé un peu rapidement à partir de l'état dans lequel elle avait trouvé Byron... mais il ne poussa nul cri et ne dit rien.

Astrée sentit son coeur s'arrêter de battre en croisant le regard du centaure. Instinctivement, elle posa un doigt sur ses lèvres, gardant un instant ses yeux fixés sur les siens. Il lui semblait que dans cette écurie-ci, il n'y avait que des centaures captifs issus de la harde, il n'avait donc pas vraiment de raison de la trahir. Le fait qu'elle se cache des autres humains devait l'intriguer, mais pourquoi leur rendrait-il service en leur indiquant un intrus ?
De toute façon, elle n'avait pas d'autre choix que de croiser les doigts pour qu'il ne dise rien. Elle ne pouvait pas lui parler. Elle essaya simplement de deviner son état d'esprit dans son regard avant d'achever de se couler au fond de la stalle, déposant Neffen au sol et replaçant la porte exactement dans l'état dans lequel elle l'avait trouvée.
Il ne restait plus qu'à attendre que les humains partent. En espérant qu'aucun n'ait la mauvaise idée de rester monter la garde... ou alors seulement à l'extérieur. En attendant, elle s'agenouilla à nouveau près de Neffen, l'observant avec inquiétude. Pourvu qu'il reste silencieux...

Neffen s'était replié en position foetale, les bras serrés autour de sa carcasse maigre et frissonnante. Ses yeux bougeaient sous ses paupières, sa respiration était devenue haletante, superficielle, et de temps en temps, il se crispait, noyant son visage au creux de ses mains. La rôdeuse vit que ses doigts se repliaient en griffes sur ses joues et son front, menaçant de le blesser. Il paraissait pourtant indemne, extérieurement.
Un cri de souffrance résonna quelque part, loin, dans l'écurie, et le corps du shaman se contracta tout entier, les tendons de son cou saillant sous un peau qui paraissait soudain très fine, comme parcheminée. Le cri s'éteignit et Neffen se détendit immédiatement, si bien qu'Astrée crut un instant qu'il était mort. Mais son souffle, bien que ténu, était toujours présent.
Les humains s'éternisaient et Astrée entendit du mouvement dans la travée. Prince lui expliqua que certains partaient mais que d'autres arrivaient. Le clerc de Chauntéa. L'herboriste. L'homme bardé de cuir. Antoine. Hugo. La rôdeuse entendit des éclats de voix, des pas passant dans un sens, dans l'autre. Personne, heureusement, ne s'intéressait à une stalle vide et puante.

Oh, pourvu qu'ils ne le tuent pas, qu'ils le laissent vivre, qu'ils le laissent passer la nuit, qu'ils décident d'attendre demain, qu'ils ne le tuent pas... Les pensées tournoyaient dans son crâne comme une litanie.
Les membres du conseil était là. Le clerc aussi, faisait-il partie du conseil lui aussi ? Peu importait. Ils voudraient certainement l'achever, surtout maintenant qu'ils savaient qu'elle était dans le village. Il n'y avait aucune raison de le laisser en vie. Sauf, peut-être, pour lui tendre un piège à elle, mais c'était tellement plus simple et plus prudent, pour eux, de le tuer. Que faire pour les empêcher ? Rien. Elle ne pouvait pas se précipiter pour les supplier de le laisser vivre, ça ne servirait qu'à être prise sans plus rien pouvoir pour aider Neffen et Sheldon. Elle ne pouvait que prier. N'importe quel dieu. Mielikki. Il fallait qu'il vive. Il fallait absolument que Caribert les convainque de le laisser passer la nuit, au moins, et d'aviser demain en fonction de son état.
Elle caressa doucement le front de Neffen, s'efforçant de l'installer dans une position la plus confortable possible. Mais c'était la souffrance de Sheldon qu'il ressentait, et elle ne pouvait rien contre.
Elle tendait l'oreille, essayant de deviner les murmures, la teneur des conversations, mais ils étaient loin et elle n'osait pas s'approcher : ça aurait été inutile de toute façon. Pourvu qu'ils partent, vite, vite... Bientôt il serait trop tard...

Berthille et Hugo partirent les premiers, à pas rapides, et Astrée n'entendit rien de leur conversation, qu'elle devina cependant animée. L'homme bardé de cuir suivit de peu, avec Antoine. Ils ne parlaient pas, mais paraissaient pressés. Le clerc de Chauntéa s'attarda. Le chariot ressortit de l'écurie et les grandes portes furent refermées derrière lui. La rôdeuse entendit le cadenas que l'on replaçait. Il demeurait cependant encore quelques personnes dans la stalle de Sheldon, notamment Caribert et son assistant, un troisième larron, et toujours le prêtre qui refusait de plier devant le débourreur. Celui-ci finit par mettre tout le monde dehors, refermer la porte du box, puis s'éloigner vers la sellerie, entraînant le clerc par le bras. Celui-ci lui résista avant de capituler. Ils gagnèrent la petite pièce sombre, puis la réserve à légumes.

Astrée poussa un soupir de soulagement. Elle aurait bien voulu savoir sur quoi portait le désaccord entre le clerc et le débourreur. Le premier considérait sans doute que le centaure était mourant et voulait l'achever, ce qui était objectivement la décision la plus humaine, sans doute, et le second refusait de renoncer. Elle ne pouvait que l'en remercier du fond du cœur. Ils allaient tous avoir une drôle de surprise, le lendemain...
Elle n'avait pas de difficultés à deviner la teneur des conversations : ils cherchaient quoi faire de Sheldon, et, sans doute, parlaient d'elle, se demandant si elle avait quitté le village ou si elle comptait revenir. Peut-être allaient-ils organiser une surveillance autour de Sheldon pour lui tendre un piège, peut-être allaient-ils fouiller tout le village. Mais pour le moment, ça n'était pas son souci immédiat. L'urgence était de sauver Sheldon et Neffen. Elle devait porter le shaman près de son chef.
Elle attendit encore quelques instants, pour être certaine que le débourreur et le clerc aient quitté l'écurie, avant de prendre Neffen dans ses bras, précautionneusement, et de gagner l'allée centrale. Elle n'y voyait goutte. Elle avait gardé un peu de tissu imbibé d'huile, mais porter un flambeau en même temps que Neffen aurait été beaucoup trop risqué. Mieux valait avancer dans l'obscurité complète. Elle savait à peu près où se trouvait la stale de Sheldon, et puis Prince se trouvait juste devant, il pourrait lui dire quand elle arriverait.
Elle avait beau ne pas faire de bruit, elle avait conscience des regards des centaures probablement posés sur elle. Au moins celui qui l'avait aperçue. Elle aurait bien voulu y voir plus clair pour deviner leur sentiment.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine