La Couronne de Cuivre

Des pas précipités, derrière lui.
Une respiration rauque.
Une main qui se referme sur son bras.
-Arrêtez ça immédiatement, Hubert, lui intima son supérieur, le souffle court..
Et de resserrer son emprise, au cas où ses paroles ne suffirait pas.

Le paladin s'immobilisa immédiatement. Il ne résista pas à la poigne du chevalier, ne tenta pas de s'en libérer.
" Excusez-moi."
Il se tourna vers son supérieur. Il se sentait à la fois fébrile et étrangement calme, comme si ses perceptions s'étaient élevées au-dessus du campement, en dehors de l'instant.
" Il y a quelque chose de maléfique à proximité. Une aura puissante. Il faut la trouver, Robert. Elle est peut-être dans le bivouac, peut-être juste à la périphérie. Elle n'est pas loin et elle est en mouvement."

-Ça, vous n'en savez rien.
Robert s'efforça de reprendre sa respiration.
-Vous avez repéré une aura maléfique, je ne le mets pas en doute un seul instant. Ce dont je doute, en revanche, c'est que quelque créature hostile ait pu s'infiltrer dans le camp : nous avons plus de sentinelles que de coutume, j'ai moi-même supervisé la relève, et je puis vous assurer que tout s'est parfaitement bien passé, que notre système est efficace. Et même s, cas fort improbable,i quelque chose était malgé tout entré, courir comme un fou, en faisant un vacarme d'enfer, n'est-ce pas le meilleur moyen de l'alerter ? N'est-ce pas, aussi, le meilleur moyen de l'alarmer et de la pousser à être plus prudente que jamais, si d'aventure elle est parmi nous depuis plus longtemps ? Sans compter la panique que cela risque de semer parmi nos compagnons. Ce sera déjà un miracle si nous n'avons réveillé personne.
Il secoua la tête.
-Et puis... Agnès comme Barthélemy m'ont demandé de vous ramener. Ils n'ont rien dit de plus, mais j'imagine qu'ils pensent que ce que vous avez décelé peut fort bien provenir d'Alban, même si cela a disparu depuis.

Hubert rougit brutalement sous la réprimande, et pendant une seconde, il crut qu'il allait répliquer vertement. Mais il se contint, retrouva son calme, accepta que Robert avait raison. Il n'ajouta rien, mortifié d'avoir réagi comme un imbécile — une fois de plus, il n'était plus à ça, sans doute — et retourna dans son sillage vers l'infirmerie. Il était curieux d'entendre l'opinion des clercs, même s'il ne pensait pas qu'ils le convaincraient. Réprimer une aura maléfique demandait des capacités qui supposaient la présence d'une intention, d'une volonté, de la liche elle-même, peut-être. Si c'était le cas, il fallait espérer que Barthélémy serait à même d'agir. Quoi qu'il advienne, il était déterminé à sonder absolument tous les colons, dès qu'il aurait la latitude de le faire sans que Robert lui tombe sur l'échine.

L'écuyer n'avait pas bougé d'un pouce, et les clercs ne s'étaient pas départis de leur expression concentrée.
-Avant toute chose, dit Agnès, nous avions pensé nous entretenir avec vous en privé. Mais Alban a pris les devants : il préfère que nous ne lui cachions rien de nos conversations, car il estime que se poser des questions sur leur teneur serait plus éprouvant que de savoir. Enfin, pour peu qu'il y ait quelque chose à savoir. Pour l'heure, nous en sommes réduits à échafauder des hypothèses.
Le chevalier acquiesça lentement, manifestement à contrecœur.
-Je l'ai sondé à mon tour, sans plus de résultat qu'Hubert, intervint Barthélemy. Malheureusement, cela ne veut pas dire qu'il n'y ait rien : certains esprits malins sont assez retors et puissants pour se dissimuler derrière l'âme qu'ils habitent, et cela leur est d'autant plus aisé que celle-ci est pure, car elle leur offrant un bouclier efficace contre la détection. Toutefois, il arrive que leur présence se manifeste d'autres manières. Nous aurions donc besoin de savoir si vous avez noté, chez Alban, des altérations physiques ou des modifications de son attitude, de son comportement.
Robert secoua la tête.
-Non. Enfin, rien qui m'ait parut étonnant, compte tenu de ce qui s'est produit au tumulus.

Hubert avait du mal à se concentrer sur ce qui se disait. Il demeurait peu convaincu par cette histoire d'esprit malin retors tapi au fond du gosse. Il avait l'impression qu'il aurait dû se trouver à l'extérieur, en train de chercher ce qui avait renvoyé cette aura. Il y avait quelque chose d'absurde dans les paroles de Robert : pourquoi s'inquiétait-il d'alerter la créature s'il pensait qu'elle était dans le corps d'Alban ? L'alerte avait été donnée depuis longtemps, et Hubert ne servait à rien, dans cette tente.
" J'imagine que tes cauchemars meurtriers peuvent en être une expression, dit-il en s'adressant à l'enfant. Et quand j'ai essayé de t'en sortir, ce matin, je t'ai trouvé plus costaud que ce que je m'attendais de la part d'un enfant de ton âge... Un peu comme dans le tumulus, effectivement, mais en moins marqué. C'était peut-être juste une impression... J'étais mal réveillé."
Il haussa les épaules.
" Peut-être que Ruth aurait d'autres éléments. Mais je ne sais pas s'il est opportun de l'alarmer."

-Mieux vaudrait éviter...
-Je lui demanderai moi-même, dit le gamin. Discrètement. Je pense que c'est le meilleur moyen pour qu'elle s'inquiète pas. Parce qu'elle sait que je m'inquiète pour tout... et que j'ose un peu plus lui parler.
Les clercs acquiescèrent.
-Très bien. Mais que cela ne vous empêche pas d'être tous vigilants au moindre signe, quel qu'en soit la nature, qui sortirait de l'ordinaire.
-Étant bien entendu qu'il ne s'agit ici que de mesures de précaution. Dans l'absolu, il n'est pas impossible que nous ayons affaire à un tel adversaire. Mais si c'est le cas, il n'a pas pris le dessus, loin s'en faut, et nous avons donc tout le temps de trouver un moyen de le vaincre. Cependant, il paraît plus probable qu'Hubert ait détecté quelque chose d'autre, piste qu'il faudra également explorer. Dans les deux cas, en demandant à être sondé, tu nous as permis de déceler un grand danger, Alban. Et, ce faisant, tu as rendu un grand service à la Communauté.
Le gosse acquiesça, bien qu'il paraisse peu convaincu.

Hubert n'était pas convaincu non plus.
" Je suis désolé mais... si nous n'avons pas les moyens de détecter cette créature, pourquoi ne pas ramener Alban à Grand Estuaire par mesure de précaution ? Nous cheminons depuis sept jours à une allure d'escargot. Avec Grand Vent, je peux rallier la ville en moins de deux jours. Il y a sûrement un Temple où il pourrait être accueilli le temps que les vérifications soient faites. Ensuite, quand nous serons fixés, je le ramènerai."

Sa remarque fut accueillie par un lourd silence.
-Nous avons besoin de vous ici, et les marais ne sont pas sûrs pour un homme seul. Aussi rapide soit la monture et valeureux le cavalier, lâcha Robert.
-Pour ma part, je doute que les temples de Grand-Estuaire aient plus que nous les moyens de régler cet éventuel problème. Barthélemy est particulièrement expérimenté...
-Moins que d'autres. Et Grand-Estuaire n'est pas l'unique cité d'Helonna.
Silence, à nouveau.
-De telles mesures alors que nous n'avons aucune certitude... Enfin, il faudra prendre le temps d'y réfléchir, conclut Agnès.
Alban, qui avait retrouvé sa mine dépourvue de toute expression, ne pipa mot.

Hubert pinça les lèvres et se tourna vers Robert.
" Vous qui craigniez que la créature soit alertée, elle l'est de toute façon."
Il haussa les épaules et soupira. Il avait l'intention d'aller chercher les listes d'Ignace mais ne pouvait pas le faire en pleine nuit : l'intendant dormait certainement. Ensuite, il sonderait absolument chaque personne de la communauté, sans les en avertir. Y compris ceux qui se trouvaient dans cette pièce, bien sûr. Hubert n'était pas du genre méfiant, mais une fois que le doute avait germé en lui, il prenait sa mission très au sérieux.
" Allons nous coucher, il ne nous reste pas beaucoup de temps."
Il n'avait évidemment aucune intention de dormir, mais comme il l'avait dit au gosse, il était capable d'enchaîner deux nuits sans sommeil sans réels inconvénients. L'avantage d'être un aasimar, peut-être...

Tout le monde acquiesça.
-Ou dois-je dormir ? s'enquit Alban.
Les adultes s'entreregardèrent.
-Où tu le souhaites, fit doucement Agnès.
-Je dois dormir où je dérangerai le moins et où je représenterai le moins une menace pour les autres. Et ça, je ne crois pas être en mesure de le déterminer moi-même, répondit-il, buté.

" Tu vas dormir avec moi, comme prévu, dit Hubert. Je suis bien équipé pour faire face à ce qui pourrait s'éveiller en toi. Mais Agnès va te donner de quoi dormir, et tu vas le prendre sans faire de chichis. Je sais que la situation est désagréable, mais comme nous l'avons dit, il n'y a pas de certitudes. Nous serons vigilants et nous ferons le nécessaire le cas échéant."

La remarque sur les chichis ne le fit même pas s'empourprer : il se contenta d'opiner du chef.
-A vos ordres.
Agnès alla préparer une infusion : apparemment, les clercs, en prévision de ce genre de situation, s'efforçaient de garder de l'eau à peu près chaude.
-Ce n'est pas très bon, mais... dit-elle en tendant la tasse à l'écuyer.
-Ça n'a pas d'importance, ma dame, répondit-il avant de la vider d'une traite.
Puis ils saluèrent les deux prêtres et rebroussèrent chemin à travers le campement obscur et silencieux.
-Vous savez ou me trouver en cas de besoin, dit Robert lorsqu'ils furent parvenus à destination.
Il observa un instant Alban, sembla sur le point de dire ou de faire quelque chose puis renonça et, se contentant de leur souhaiter bonne nuit, il s'éloigna.

Hubert espérait qu'Alban s'endormirait rapidement. Il était désolé pour le gosse mais il était aussi à cran. Il avait l'impression de perdre un temps précieux. Il veilla à ce que l'enfant s'installe bien dans ses couvertures, lui adressa quelques mots d'encouragement et de confiance, puis battit en retraite dans son propre coin. Il ne se coucha pas, cependant. Il resta assis contre la paroi du chariot, aux aguets.
De deux choses l'une. Soit le gosse abritait effectivement une créature démoniaque, soit la créature en question errait dans le campement. Demain, il contrôlerait l'aura de chacun. Il fallait qu'il le fasse de manière détournée, sans quoi l'être maléfique pourrait se défier de lui en se protégeant contre la scrutation, mais il commencerait par sonder Ignace, lui demanderait la liste des colons, puis procéderait de manière systématique, personne par personne. S'il ne détectait nulle autre présence, alors Alban était possédé. Et si Alban était possédé, Barthélémy devait pouvoir le guérir sans que la chose se manifeste, en allant simplement la chercher. Il se souvint de l'histoire qu'Albérich lui avait racontée, sur ce barde eredhun que l'âme d'un clerc sharite avait hanté et contrôlé. Peut-être le Luménien aurait-il des suggestions... mais il ne voulait pas le faire paniquer non plus.
La nuit serait longue, assurément... mais il était démuni. Alban avait besoin d'un chaperon et il était le seul à pouvoir le faire.

Alban ne lui répondit rien, hormis ce qu'exigeait la plus élémentaire des courtoisies. Puis il demeura parfaitement immobile et, avant longtemps, il dormait à poings fermés, que ce soit sous l'effet de l'aura ou celui des plantes... ou des deux à la fois.
Les heures s'écoulèrent, rythmées par le passage régulier des sentinelles, par les quelques mots qu'elles échangeaient parfois.
Le petit garçon ne bougeait toujours pas. Aucun signe d'agitation, aucun signe de cauchemar.
Le vent forcit, sifflant.
Puis, entre deux soupirs de la bise, il crut entendre des tambour dans la lointain.

Hubert se leva le plus silencieusement possible et prit, cette fois, le temps de ceindre son épée. Ensuite, toujours précautionneusement, il marcha jusqu'à Alban, l'enroula dans ses couvertures pour le protéger du froid et le souleva dans ses bras. L'étape suivante serait de l'emmener à l'infirmerie, sans le secouer, en espérant qu'il ne se réveillerait pas. Une fois qu'il serait sous la garde d'Agnès et Barthélémy, il irait rejoindre les sentinelles et écouter la nuit... si l'alerte n'avait pas été donnée entretemps.

L'écuyer ne se réveilla pas, les clercs ne posèrent aucune question et, bientôt, il avait gagné le pourtour du camp.
Il n'avait plus perçu l'inquiétant écho. Néanmoins, il n'avait nullement rêvé, n'avait en rien éta abusé par son imagination, puisque Robert, Frida, Varamyr et les autres rôdeurs étaient là. De même que les guetteurs supplémentaires mobilisés en vue de la nuit à venir, signe qu'il s'était écoulé moins de temps qu'il ne l'aurait cru... ou qu'on les avait gardés davantage que prévu.
-Tout le monde a entendu, cette fois, lui dit le chevalier. Mais ça ne s'est pas reproduit depuis. Et cela ne venait pas de tout près, dieux merci.

Hubert se tourna vers les rôdeurs.
" Avec un tel vent, localiser la distance et la provenance de ces bruits ne doit pas être évident, je suppose... Mais je croyais que le son des tambours signifiait qu'ils sont en chasse. Cela signifie-t-il qu'ils ont déjà repéré leurs proies ? Ou bien qu'ils cherchent ? J'imagine que comme vous avez un lynx, Varamyr, il n'est pas interdit de penser que certains d'entre eux aient un corbeau ou un hibou à disposition, lequel aurait déjà eu amplement le temps de nous avoir trouvés."

Tous les regards s'étaient tournés vers le Paludier.
-Il y a des rôdeurs, ou du moins quelque chose qui y ressemble fort, au sein des tribus. C'est même, avec les guerriers, l'une des voies les plus fréquemment suivies. Donc oui, il n'est pas impossible que le compagnon animal de l'un d'entre eux nous ait aperçus. Mais j'aurais plutôt tendance à dire que ces tambours sont destinés à effrayer quelqu'un d'autre. Une autre proie. Ce qui, malheureusement, ne change pas grand chose au final : sauf s'ils soient plus distants encore qu'on ne pourrait le croire, les chances sont en effet élevées que notre expédition soit tôt ou tard repérée. Et qu'elle devienne une cible, à moins que la tribu en question ne soit trop faible pour nous attaquer... ou assez rassasiée pour renoncer à une nouvelle chasse dans l'immédiat.

Hubert acquiesça et se tut. Il lui semblait que c'était à Robert et à Varamyr de décider de leur stratégie, et il ne voulait pas outrepasser ses prérogatives. Le chevalier avait probablement déjà réfléchi à la chose. Il soupira et chercha Albérich du regard. Il était peu probable que le Luménien soit dans les environs immédiats : Beshaba le poursuivait depuis l'aube, mais puisqu'il était debout, autant chercher une vision réjouissante dans toutes ces ténèbres. Sauf qu'elle ne le serait en rien : c'était lui qui les avait entraînés dans cette aventure démente, et il ne pourrait que réaliser combien il avait stupidement risqué en s'y engageant.

La conversation cessa comme elle avait commencé, et le petit groupe demeura silencieux, plongé dans ses réflexions et sans doute guettant, en espérant ne pas les entendre, les funestes tambours.
Une fois n'est pas coutume, la chance sourit au paladin : il repéra Albérich à quelque distance, près d'un feu et en compagnie de Marthe. On avait probablement demandé à ceux dont on craignait le plus qu'ils ne s'endorment - les instituteurs, par exemple - de se charger des rondes.

***

Au sein de l'Académie, le sommeil avait été long à venir. Et il fut long à repartir : en fait, il faillit bien les emporter tous derechef malgré l'insistance de l'officier - le sieur Gaspard d'Estremont - venu les réveiller. Peut-être aurait-il dû revenir s'il n'avait apporté avec lui un étrange breuvage, la petite aide dont avait parlé Giovanni et qui, leur apprit-il, était du café, un produit aux vertus excitantes provenant tout droit de Maztica.
Une fois bu le liquide chaud et parfumé, il avait fallu s'habiller, se traîner jusqu'à la lisière du camp : Albérich et Marthe avaient alors été affectés à un poste fixe, de même que Giovanni, qui allait guetter aux côtés de Roxane. Les autres Académiciens, eux, devraient marcher sans cesse : ils grommelèrent pour la forme mais s'exécutèrent promptement.
Ainsi la veille avait-elle débuté, longue, ennuyeuse...
...jusqu'à ce que, sans crier gare, ne retentissent les tambours.

Albérich avait obéi à Hubert, même s'il se sentait ridicule avec sa masse encombrante et sa cotte de mailles pesante. Heureusement, Marthe n'avait rien dit, sans doute parfaitement capable de comprendre ce qui avait présidé à ce déguisement. Ils s'étaient installés près du feu et avaient entamé leur garde vigilante. Albérich n'était pas certain qu'ils avaient le droit de bavarder, aussi était-il demeuré silencieux, scrutant la nuit, n'y voyant en fait quasiment rien sinon le noir, noir, noir du marécage, d'où lui provenaient de temps en temps des sons humides et des craquements, ainsi que l'odeur de putréfaction à laquelle ils avaient tous fini par s'habituer, jour après jour.
Il s'était senti fatigué, las, parfois en dehors de lui-même, mais son esprit, malgré la tâche à laquelle il était censé s'astreindre, ne pouvait demeurer vide longtemps. Il était cependant trop mal réveillé pour que ses pensées soient bien ordonnées. Il avait songé à Hubert, à Thibault, à Solarcis, à Eredhun, à leur situation présente, au passé, au futur, aux chemins de traverse, aux échecs, aux nouvelles chances, aux incompréhensions, et à l'étrange fuite avant qu'était devenue son existence. Allait-il s'établir à Clairétoile pour toujours ? Allait-il rentrer à Luménis ? Retrouverait-il Lathandre, ou pas ? Les images et les idées se succédaient sans ordre logique à la surface de sa conscience, et il se sentait un peu ivre, peut-être un effet de ce fameux café. Ou pas. Simplement le pouvoir de la nuit.

Et puis étaient venus les tambours. Tout le monde les avait entendus, Marthe et lui-même n'avaient pas été les premiers à donner l'alerte. Des officiers avaient surgi, les rôdeurs, Robert, enfin Hubert, et leur conciliabule se déroulait juste derrière eux, à quelques mètres, murmures et soupirs, signes de tension. Les cannibales étaient quelque part dans la nuit. Il ne se sentait pourtant pas du tout nerveux, comme si c'était l'histoire de quelqu'un d'autre, ailleurs.

Des officiers allèrent de poste en poste, de patrouille en patrouille, pour demander à tout le monde de continuer le guet. S'ils étaient inquiets ou nerveux, ils ne le montrèrent pas, distribuant leurs consignes avec un flegme qui, même s'il pouvait ne s'agir que d'une façade, s'avérait néanmoins convaincant. Bref, ils faisaient leur travail, veillaient au moral et à la discipline des troupes.
Les minutes succédèrent aux minutes sans que le son ne se fasse à nouveau entendre.
Albérich entendit finalement Robert reprendre la parole.
Quelques instants plus tard, on demandait aux volontaires de regagner leurs pénates.
Pour les Académiciens, la veille se terminait.
Pour ce soir, du moins.

Albérich suivit le mouvement même s'il n'imaginait pas qu'ils se rendormiraient facilement. Il restait pourtant une bonne partie de la nuit à affronter. Les tambours étaient distants, bien sûr, les paludiers ne leur tomberaient pas dessus dans l'immédiat. Mais sans doute y aurait-il une déclaration à leur sujet le lendemain et sans doute des mesures d'urgence seraient-elles prises rapidement... Il fallait ne pas y penser : ils étaient entre de bonnes mains. Etienne et ses collègues savaient ce que renfermaient les Landes et ils avaient dû compter avec ce genre de mauvaises rencontres.
En remontant vers son chariot, il croisa momentanément le regard d'Hubert, qui se trouvait toujours à proximité. Le paladin n'avait pas l'air soucieux, mais bien désolé, et Albérich lui sourit, avant d'agiter sa masse, un peu par provocation. Son ami parut y trouver là un certain réconfort, car il lui tira la langue. Mais il demeura à distance, le laissant retourner à ses pénates sans l'importuner.

Ils se retrouvèrent bientôt tous dans leur chariot et, plus précisément, dans leur lit. Il y avait eu quelques conversations à mi-voix, mais aucune ne portait sur les Paludiers : non, on faisait surtout des remarques sur le fait que les rondes, pour ennuyeuses qu'elles soient, avaient au moins le mérite de tenir le sommeil éloigné et, in fine, qu'elles s'avéraient moins pénibles qu'on n'aurait pu le croire - ce à quoi Giovanni répondit que c'était le contraire en ce qui concernait les positions fixes où l'immobilité s'avérait vite extraordinairement pesante, mais il s'agissait là plus d'une boutade que d'une réelle plainte. Enfin, lorsque tout le monde fut couché, on réclama unanimement une histoire à l'ancien aubemestre, seul moyen, de l'avais général, de retrouver le sommeil avant que l'aube n'arrive.

Albérich ne se fit pas prier. Il avait malheureusement terminé le précis de maréchalerie et dut se rabattre sur un autre ouvrage. Comme il avait trop la flemme pour chercher longtemps, qu'il faisait noir et froid, et qu'il voulait rendre service, il attrapa le premier qui passa à sa portée. C'était un livre d'histoire, relatant l'urbanisation progressive d'Hélonna. Il l'ouvrit sur le chapitre traitant de la rue et commença sa lecture.
" Le plan radio-concentrique, dont l'origine est encore controversée, est commun à beaucoup de cités hélonniennes datant de la même époque, notamment celles qui coiffent le sommet d'une colline. Le schéma d'ensemble met l'accent sur la subordination des artères principales à un centre. Des portes d'une enceinte circulaire ou ovale, dessinant le pourtour d'une agglomération, partent les grands axes qui aboutissent, une fois la pente gravie, à une place centrale où se tient un édifice civil (une halle) ou religieux attractif. La voirie radiante est complétée par des transversales en arcs de cercle, plus ou moins régulières, épousant les courbes de niveau et le contour de l'enceinte."
Il bâilla, jeta un oeil au-dessus du livre. Ils ne dormiraient pas, bien sûr, après trois lignes.
" Les avantages d'un tel dispositif l'emportent pour le moment sur les inconvénients. L'accès au coeur de la localité, de quelqu'endroit d'où l'on vienne, s'en trouve facilité et l'impression d'unité collective paraît renforcée. Qui plus est, les maisons..."

Contrairement à ce qui s'était produit les derniers temps, ses comparses firent quelques remarques sur le caractère passionnant et profondément stimulant du texte. Le but était sans doute de détendre l'atmosphère, et cela y réussit plutôt bien. Mais les voix se turent bientôt et quand Albérich s'interrompit enfin, les autres dormaient - où faisaient semblant de dormir.
Dehors, le vent était un peu retombé, et les tambours demeuraient muets.

***

Son état-major au grand complet étant sur le pont, Robert proposa qu'ils organisent une réunion sans tarder. Ce qu'ils firent, en plein air, prenant seulement soin de s'éloigner quelque peu des sentinelles afin de ne pas les déconcentrer.
-Pour commencer, j'ai deux questions pour vous, Varamyr. Je crains qu'elles ne soient purement rhétoriques mais... je préfère malgré tout les poser. D'abord, y a-t-il une chance pour que nous réussissions à rebrousser chemin et à quitter les marais avant que cette tribu ne nous fonde dessus, si jamais elle nous repère ?
-Aucune.
-Ensuite, si nous envoyons votre lynx ou l'aigle de Frida pour essayer de les localiser, de jauger leurs nombre, paraît-il possible qu'ils ne s'en rendent pas compte ?
-Possible oui. Probable, certainement pas.
-C'est bien ce que je craignais. Alors je serais d'avis que nous accélérions sensiblement notre rythme de progression tout en essayant de repérer des lieux sinon faciles, du moins pas trop difficiles à défendre en cas de besoin.

" Ça me semble nécessaire, en effet, dit Hubert. Néanmoins je pense que nous ne pouvons pas nous passer de la reconnaissance par l'un ou l'autre des animaux... Nos mages ne peuvent-ils pas, sinon, conjurer quelque créature magique, dont la perte serait moins dure ? Il me semble que j'ai déjà entendu parler de scrutations à distance, mais je n'y connais pas grand chose."
Il croisa les bras.
" D'autre part, Varamyr... Est-il impossible de traiter avec ces peuplades ? J'imagine qu'elles se nourrissent de chair fraiche, mais est-ce là leur seule motivation ? Ne pouvons-nous pas... négocier un droit de passage ? Entendez-moi bien, leurs pratiques me répugnent, mais si elles sont sensibles à d'autres arguments, nous ne pouvons pas le négliger."

-Malheureusement, la plupart de ces tribus, une fois qu'elles se sont choisi une proie, ne la lâche pas tant qu'elles ne l'ont pas anéantie, la chasse étant pour elles un plaisir aussi grand que son produit. Et même si nous tombions sur l'une des rares avec lesquelles il est possible de discuter... Elle nous considérerait comme du bétail, nous tondrait comme un mouton en nous prenant tout ce qu'elle ne peut pas aisément se procurer dans les marais, à commencer par nos armes, exigerait que nous lui fournissions des victimes... et reviendraient régulièrement en réclamer d'autres. Alors honnêtement... La négociation n'est guère une solution envisageable. Mon peuple y a en tout cas depuis longtemps renoncé.
-Quant aux mages... Je crains qu'ils ne soient surtout tournés vers les sorts offensives, en accord avec la fougue de leur jeunesse. Néanmoins, nous ne perdons rien à nous renseigner sur leurs ressources. Peut-être nous réservent-ils des surprises...

Des mauvaises nouvelles. Hubert pinça les lèvres. Ils allaient devoir se battre.
" Si nous sommes contraints à l'affrontement, nous avons effectivement tout intérêt à nous poser rapidement, à un endroit bien défendable. Les éclaireurs devraient s'employer prioritairement à le dénicher, je suppose. Et nous pouvons encore moins faire l'économie d'une reconnaissance, aussi risquée soit-elle. Nous devons savoir combien ils sont et de quel type de technologie ils disposent. Peut-être que les attendre est la mauvaise chose à faire et qu'une frappe ciblée serait plus efficace."
Il se tourna vers Robert.
" J'entends bien que nos mages sont plutôt offensifs, ce qui est utile, vu les circonstances, mais n'a-t-on rien trouvé dans le trésor du Seigneur des Tombes qui puisse nous aider ? Je ne sais pas si le conseil a déjà pu se pencher sur cette question..."
Il eut un sourire.
" Quoi qu'il en soit, nous triompherons et cela enverra un message clair à toutes les autres tribus qui pourraient vouloir nous chercher des noises."
Le contraire signifierait l'anéantissement pur et simple de toute leur colonie.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée