La Couronne de Cuivre

Baptiste et Titus finirent par revenir sur la berge et s'enquérir de la pêche. Ils avaient des cannes, mais point de vers, aussi se mirent-ils en quête du nécessaire en creusant des trous. Le faune se révéla un auxiliaire de choc car il semblait capable de détecter la présence de proies en posant l'oreille contre le sol. Les deux enfants communiquaient dans un mélange de commun et de sylvestre assez rudimentaire, mais manifestement efficace. Une fois armé de leurs vers et de leur canne, ils s'installèrent sur le bord de l'eau. Ils avaient manifestement vu plus d'un poisson pendant leur baignade et prendraient probablement très mal de n'en capturer aucun.
De Victor, toujours nulle trace.

Il jeta en deux ou trois occasions des regards en direction du chemin, pour s'assurer que le gosse ne les cherchait pas, tout simplement.
Pour autant, il n'avait pas l'intention d'interrompre la partie de pêche, pas avant que Baptiste et Titus n'aient au moins fait quelques prises. Ce d'uen parce qu'ils avaient besoin de se détendre, d'autre part parce que même si Victor avait fait l'imbécile, il était fort peu probable qu'il lui soit arrivé quelque chose de grave. A moins, bien sûr, qu'il n'ait été assez stupide pour filer vers les limites de la vallée, vers les lieux où des événements dramatiques s'étaient produits...
Mais l'elfe ne pouvait pas croire qu'il aurait fait une chose pareille. Non, il pensait même qu'il avait simplement opté pour une longue chevauchée...
Ils seraient fixés quand ils rentreraient chez Mona, d'ici une ou deux heures.
Et si d'aventure Victor était passé outre tous ses conseils, lui avait désobéi... Et bien, il serait temps de sévir. Et pas qu'un peu.

Baptiste et Titus attrapèrent six belles truites avant de s'estimer satisfaits. Il y avait de quoi nourrir toute la maisonnée. Sur le chemin du retour, le jeune humain demeura pensif et quand Taliesin l'interrogea, il lui expliqua qu'il réfléchissait à la manière dont il allait accommoder les poissons, ce qui requérait une intense concentration. Le faune, lui, profitait encore de la nature avant de regagner la civilisation, où il lui faudrait se tenir plus sagement. Ils retraversèrent pâturages, champs et potagers, avant d'arriver dans les rues du village. Les gens rentraient chez eux, vu l'heure, aussi croisèrent-ils plus d'un villageois. On leur adressa des saluts, peut-être un peu plus réservés que d'ordinaire. Pourtant, personne ne sembla remarquer particulièrement Titus.
Une fois dans la cour de Mona, ils trouvèrent Minuit, tranquillement installé dans sa stalle. La veuve terminait de nourrir les poules.
" Victor est parti jouer avec les fils de Samson, le fromager, expliqua-t-elle. Ce sont de braves gosses, j'ai pensé que je pouvais lui donner la permission..."

Comme quoi, il avait eu raison de ne pas s'inquiéter. Il regretta même d'avoir douté de Victor : mine de rien, il savait se montrer raisonnable.
-Vous avez très bien fait, répondit-il, tout sourire. De notre côté, nous rapportons le repas du soir : les garçons ont fait de belles prises.
A moins d'une mauvaise surprise, la soirée s'annonçait plus détendue que la précédente.

Victor rentra alors que les truites cuisaient déjà. Yann avait aussi refait son apparition mais il s'était rendu dans la porcherie et n'en était plus sorti. Baptiste avait, contre toute attente, embauché Titus en cuisine. Victor était un peu crotté, mais pas de manière scandaleuse. Il était aussi passablement excité.
" Tu ne devineras jamais ! dit-il à Taliesin. Apparemment, c'est l'escorte de la princesse qui été massacrée ! Et c'est les centaures qui ont fait le coup ! On n'a pas retrouvé la princesse. Les gens sont nerveux. Ils disent qu'il va falloir faire quelque chose, sinon les elfes vont leur déclarer la guerre."

Le barde en resta stupéfait, pour le coup.
-Est-on sûr qu'il s'agit des centaures ou bien s'agit-il d'une simple rumeur ? demanda-t-il.
De prime abord, cela lui donnait la désagréable impression que plutôt que de chercher les vrais coupables, les gens de la Vallée s'en étaient choisis qui les arrangeaient. D'un autre côté, face à des personnes qui refusaient de leur rendre justice, les centaures avaient pu décider de leur nuire de la pire façon qui soit...

" J'ai pas vu les cadavres, vu que tu voulais pas que j'aille voir, mais bon... à mon avis, hormis dans cette maison, tout le monde en parle partout. Donc... c'est la rumeur, quelque part, d'office. Mais apparemment on a retrouvé un morceau de flèche dans la poitrine d'un des elfes, et vu sa taille, tout ça, ça fait aucun doute... Evidemment, il reste aucune flèche entière..."
Il haussa les épaules.
" Je crois que des gens de Champsdor vont venir inspecter les lieux de l'attaque demain... et puis ensuite, ils décideront de ce qu'ils font..."

-D'accord.
Il espérait vraiment que les autorités mèneraient une enquête sérieuse et qu'elle ne se laisseraient pas abuser par une éventuelle mise en scène - laquelle ne lui semblait pas tout à fait impossible. Néanmoins, comme il les envisageait sous un meilleur jour depuis qu'il avait pu voir l'un des Chauntéens à l’œuvre, le matin-même, il avait le sentiment qu'elles chercheraient vraiment à découvrir la vérité sur ce qui s'était produit.

Victor faillit rire mais n'en fit rien.
" Et vous ? Qu'est-ce que vous avez découvert d'intéressant, aujourd'hui ?" demanda-t-il plutôt.

Sans doute le gamin estimait-il scandaleux qu'il ne se penche pas davantage sur cette affaire. Mais il était encore mêlé au décès du garde-chasse, personne n'avait fait appel à lui sur ce nouveau dossier... Bref, lui-même se voyait mal aller poser trop de questions : ç'aurait été comme se mêler subitement à une enquête du guet luménien...
-Nous avons découvert un endroit fort agréable pour la pêche et la baignade, répondit-il. Et Titus a été enregistré : il ne reste plus qu'à aller, demain, récupérer un document le concernant à Champsdor et tout sera en règle.

" Ah oui, on doit aller signer nos dépositions, aussi, fit-il avec un sourire. Est-ce qu'on pourra dormir là-bas ? Moi ça me dirait bien de pouvoir rester un peu en ville... Tous ces champs et ces prés, c'est sympa mais bon... moi le concours de la plus grosse courge, ben... c'est pas tellement mon truc."
Il jeta un oeil vers la cuisine, comme s'il voulait s'assurer que Baptiste n'avait rien entendu.
" Cela dit, la rivière, ça me tente bien aussi... mais on n'avait pas des ruines à explorer ? C'est déjà fini ?"

-Non, pas du tout. Simplement, même sans parler du fait que nous devions attendre ici pour Titus... Le contexte dans la vallée n'est pas très favorable : on risque de davantage surveiller nos mouvements, à présent, sans compter qu'il faut, pour atteindre les ruines, passer près de l'endroit où campent les centaures... Enfin, on verra, j'espère quand même pouvoir poursuivre les recherches. Quant à dormir à Champsdor... Je n'ai rien contre l'idée mais c'est un peu compliqué, avec Titus.

" Ah oui, j'avais oublié Titus. Quelle barbe. Enfin, c'est pas grave. Peut-être que je peux dormir tout seul ?"
Il sourit.
" Je plaisante ! Bon, mais si on a trois heures de marche pour y aller, trois heures de marche pour en revenir... On a intérêt à aller se coucher tôt."

-On pourrait aussi repousser le voyage à après-demain : il y a davantage de chances que nous ayons récupéré la charrette, alors, sans compter qu'on ne nous a pas encore dit que les documents que nous devons signer sont prêts... Enfin, je vais y réfléchir.
Ils pouvaient aussi tenter leur chance en se présentant à la mairie : leurs dépositions seraient peut-être prêtes dès le lendemain...

" A mon avis, la charrette, on pourrait aller la récupérer... mais elle doit être drôlement répugnante... Si on veut être sûrs qu'ils l'ont nettoyée, effectivement, peut-être qu'on fait mieux d'attendre."
Il haussa les épaules.
" Après, c'est toi qui vois. Moi ça m'est égal. Sauf que j'aimerais autant qu'on se remette sur la piste de Cordélia..."

-Moi aussi. Malheureusement, dans l'état actuel des choses, nous n'avons pas le moindre indice pour nous orienter. Il va donc falloir compter sur l'enquête officielle ou sur un petit coup de pouce du destin.
Ce qui était très frustrant.
-Mais ça finira par venir.

Victor acquiesça dans un soupir. Mona reparut, depuis l'extérieur, fraichement lavée et le salua.
" Ça a été, avec les frères Degruy ?
— Au poil. Mais leur cave pue sauvagement !
— Tu es allé dans la fromagerie ?
— Trois minutes.
— Mais tu ne t'es pas évanoui, c'est déjà ça."

-Il est particulièrement résistant, dit-il.
Ce qui était vrai.
Mine de rien, cet après-midi tranquille lui avait fait du bien. Certes, la situation dans la vallée ne cessait d'empirer mais... il se sentait davantage paré pour faire front.

Mona leur confia ensuite la tâche de mettre la table tandis qu'elle allait aider Baptiste et Titus à finaliser leur repas. Les truites ne tardèrent pas à faire leur apparition, accompagnée de galettes aux courgettes et aux oignons de printemps, ainsi que d'amandes grillées et de beurre. Yann fit son apparition, s'installa à table avec eux, tenta de faire bonne figure, mais n'ouvrit pratiquement pas la bouche (sauf pour manger, sans réel appétit). Ce furent les enfants qui animèrent la conversation, chacun relatant ses aventures du jour. Victor eut la bonne idée de ne rien dire de ses découvertes morbides et ils s'en tinrent à la rivière et à la fromagerie.

Taliesin, lui aussi, s'abstint d'aborder tout sujet pesant. Au contraire, il s'efforça de contribuer discrètement à la bonne ambiance du repas, espérant que cela ferait du bien à Yann. D'ailleurs, après la traditionnelle histoire narrée aux enfants, sans doute lui proposerait-il une virée à la taverne. Il n'était pas certain que le jeune homme accepterait mais ce serait, qui sait, un prétexte pour nouer la conversation.

Les enfants réclamèrent leur histoire, mais la journée avait été bien remplie pour chacun d'entre eux, aussi se contentèrent-ils d'un récit bref, et pour une fois, Taliesin eut l'impression que Baptiste allait s'endormir dans la minute. Il regagna ensuite le rez de chaussée mais Yann avait disparu. Mona était seule, en train de lorgner la surface de son infusion, pensive. Mais son visage s'éclaira d'un sourire amical quand le barde reparut.

Il hésita, mais pas longtemps.
-Yann est sorti ? Je comptais lui proposer d'aller boire un verre à la taverne. Je me disais que, peut-être, ça lui changerait les idées...
Pas sûr, si c'était à cause de lui qu'il avait des ennuis. Mais il voyait mal comment ça pourrait être le cas.

" Ah... Il est déjà sorti. Pour prendre l'air. Mais je ne pense pas qu'il aurait accepté, de toute façon. Tout le village est courant, désormais, de ses déboires... Même si cette affaire de meurtres a changé le sujet des conversations... Paradoxalement, c'est une chance pour lui."
Elle haussa les épaules et soupira.
" C'est dommage. Je l'aimais bien, Lucie. J'étais persuadée que c'était... fait. C'est curieux comme on se leurre, parfois."

-J'en suis sincèrement désolé. D'autant plus que nous en avions parlé ensemble et que j'avais pu constater que c'était du sérieux...
Il hésita à novueau.
-Mona, ma question va peut-être vous paraître stupide mais... Est-ce que vous pensez que cette rupture peut, d'une façon ou d'une autre, être liée à notre présence sous votre toit ? Je sais que tout cela ne passe pas inaperçu...

" Quoi ?!"
Elle secoua la tête, un sourire ébahi sur les traits.
" Non, Taliesin, vous n'y êtes vraiment pour rien. Lucie a décidé d'entrer au couvent de l'abbaye, cela n'a rien à voir avec vous. Elle a ressenti l'appel de Chauntéa, comme bien d'autres avant elle... C'est tout. Ça n'a vraiment vraiment rien à voir avec vous."

-Oh...
Une fiancée qui quittait son futur époux pour entrer en religion... Sans doute n'était-ce pas aussi rare que cela mais il n'avait pour ainsi dire jamais été témoin de ce cas de figure. Et il se sentait donc bien démuni pour aider Yann : il n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait lui dire...
-Je comprends que ce soit rude pour lui, soupira-t-il.

" Oui. Mais il est jeune, il s'en remettra. Et il sait bien que la bénédiction de Chauntéa n'est possible que grâce aux bonnes âmes qui y consacrent leur vie."
Elle eut un sourire calme.
" J'ai moi-même une soeur qui est entrée au couvent, il y a... plus de trente ans, maintenant. La plupart des familles sont dans ce cas. C'est à la fois un grand honneur et, il faut bien l'avouer, un déchirement."

-Je peux imaginer...
Il se fit pensif.
-Si je puis me permettre, votre couvent est assez original. D'ordinaire, ceux et celles qui entrent en religion peuvent continuer à avoir une vie sociale à l'extérieur des temples, peuvent même se marier...

" C'est la rançon de notre prospérité, je suppose. Mais je crois que dans toutes les fois, il existe des manières différentes de célébrer son dieu. Certains se font paladins ou clercs itinérants... D'autres vivent au temple, les derniers sont missionnaires. Chez nous, nous avons nos prêtresses recluses, mais c'est aussi un choix, de dédier sa vie complètement à Chauntéa, pour le bien de notre peuple. Quand j'étais gamine, je n'ai pas ressenti l'appel, je me souviens que j'étais très déçue... A posteriori, je suis plutôt soulagée, même si vivre entre femmes, dans la sérénité et la communauté, sans devoir se soucier de trouver quelque chose à mettre dans son assiette, sans devoir s'occuper de le maison, des enfants, des bêtes, de l'aube à la nuit... Ça doit être reposant. Et puis il y a l'expérience mystique, bien sûr, le contact pur avec la divinité. On dit qu'il nourrit plus que l'amour terrestre, qu'il n'y a rien d'égal."

-Ce doit effectivement être... d'un autre ordre.
S'il respectait les choix et les convictions de chacun, cette vie de réclusion, de retrait absolu du monde le laissait perplexe. Sachant qu'après la mort, tous les fidèles auraient droit à cet amour divin pour l'éternité, n'était-il pas étrange de renoncer à tout ce qu'offrait la vie terrestre, à commencer par le simple amour des mortels, moins parfait, certes, mais de ce fait plus touchant ? N'était-il pas étrange, aussi, de renoncer à aider plus concrètement les autres, comme le faisaient les clercs ou les paladins ? Quelque part, il trouvait celé égoïste, tant de la part de ceux qui embrassaient cette voie, puisqu'ils abandonnaient tout et tous pour profiter de ce contact divin, que de la part de la divinité elle-même, qui réclamait que des vies lui soient totalement consacrées...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile