La Couronne de Cuivre

Albérich prit une profonde inspiration et para son visage du sourire le plus tranquille possible. Puis il se souvint qu'il n'était pas sensé savoir qu'Aubin se trouvait là.
" Vous avez de la visite ?" demanda-t-il à Bastien en se glissant à l'intérieur derrière lui.
Au moins, il avait une bonne excuse pour paraître nerveux.

-Oncle Aubin est arrivé il y a quelques jours, répondit le gamin.
Sur ces entrefaites, César fit son apparition dans le vestibule. Le vieil homme souriait, avait l'air franchement radieux, et, sans ghère hésiter, étreignit son fils avec chaleur.
-Albérich ! fit-il en le relâchant. Heureux de te revoir si tôt !

" Je... Heu..." balbutia-t-il, un peu surpris par l'effusion du vieil homme. " C'est un plaisir de rentrer..."
Une bouffée de culpabilité le balaya à l'idée de ce qu'il s'apprêtait à faire subir à César. Comme s'il avait besoin de ça. Mais peut-être y aurait-il moyen de parler à Aubin sans que leur père ne soit témoin de... de quoi, d'ailleurs ? Il n'avait toujours aucune idée de ce qu'il était venu faire à Combeloup. Il aviserait. A présent, il lui fallait rencontrer le monstre en question...
" Aubin est là ? " demanda-t-il, feignant curiosité et ignorance." Tu... lui as parlé de mon apparition inopinée ?"

César acquiesça.
-Oui, il est arrivé voici peu de temps, à l'improviste, comme de coutume. Et oui, une deuxième fois : j'aurais eu bien du mal à tenir cette nouvelle secrète... Dès qu'il l'a apprise, Aubin a d'ailleurs manifesté son impatience de te rencontrer. Je n'aurais pas imaginé que cela se produise aussi rapidement, mais... Le hasard fait parfois bien les choses !
Il recula d'un pas, semblant l'inviter à gagner la salle à manger.

" En effet." fit Albérich, qui pensait exactement le contraire.
D'entre toutes les personnes qui résidaient à Erhedun, il avait fallu qu'Aubin s'en prenne à Thibault. Difficile de ne pas y voir la marque de Beshaba. Il se demanda si le barde avait expliqué à son père d'où il venait ou s'il était resté évasif. Tout cela trouverait bientôt des réponses. Il suffisait de se montrer patient.
Il pénétra donc dans la salle à manger.

Aubin s'y tenait debout, les attendant manifestement. De taille moyenne, mince, ses cheveux châtain clair tombant en boucle soyeuses sur ses épaules, il observa l'ancien aubemestre de son regard bleu, brillant, éclairant un visage aux traits fins, à la barbe soigneusement taillée.
Il était d'une indéniable beauté. Beauté encore mise en valeur par sa tenue élégante, parfaitement taillée. Tout aussi indéniable était sa ressemblance avec César.
Et, par conséquent, avec Albérich.
-Heureuse rencontre ! lança-il, souriant, léger, en s'avançant pour lui tendre la main.

Albérich avait l'intention de jouer le jeu tant qu'il ne serait pas un peu plus sûr de comment procéder. Il répondit donc à l'accueil d'Aubin avec, l'espérait-il, la même chaleur. De toute façon, la moindre gêne serait aisément explicable par sa surprise de se trouver aussi rapidement nez à nez avec l'un des nombreux enfants de César.
Il prit donc la main du barde et la serra amicalement, repoussant tout élan de colère loin au fond de lui.
" C'est un plaisir de faire votre... ta connaissance..." répondit l'ancien clerc.
Il n'était pas complètement surprenant que Thibault ait pu s'éprendre de ce jeune homme. Il avait en lui, du moins à première vue, tout ce qu'il fallait pour plaire au Sunite.

-Le plaisir est partagé, fit-il en relâchant la main qu'il avait serrée avec effusion. D'autant que père m'a appris ton apparition, à Combeloup, m'a dressé un tableau flatteur de ton rôle dans les événements qui se sont déroulés ici. Inutile de te dire que j'étais impatient de te rencontrer, et que l'été me paraissait terriblement lointain... Les dieux soient remerciés de m'avoir épargné cette pénible attente.
César avait observé la scène avec attention, ne parvenant pas tout à fait à dissimuler son émotion.
-Allez, asseyez-vous donc... dit-il enfin. Albérich, tu prendras bien quelque chose à boire ?
Déjà, il s'apprêtait à quitter la pièce, tandis que Bastien s'installait comme de coutume au coin de la cheminée éteinte.

Ah, le charmant petit tableau ! Albérich avait l'impression que les dieux se jouaient de lui, lui fourrant à nouveau en plein visage le genre de famille qu'il n'aurait jamais. Tout était voué au chaos, immanquablement, et il serait celui qui briserait les beaux espoirs de César en la matière. Aubin était peut-être même sincère. Après tout, les fripouilles avaient aussi des parents qu'ils respectaient et aimaient.
" Je prendrai bien quelque chose de chaud, à vrai dire..." fit-il, répondant à son père. " Avec du sucre."
Il sourit ensuite au barde, un peu embarrassé. Mais s'ils devaient s'en tenir aux habitudes de leur profession respective, c'était Aubin qui mènerait la conversation.

Aubin s'installa sur la chaise qu'il avait quittée quelques minutes plus tôt, et attendit qu'Albérich se fut assis à son tour pour reprendre la parole.
-Alors, d'après ce que père m'a dit, c'est à toi que nous devons, au moins en partie, que Combeloup soit toujours debout... et Bastien toujours en vie ? Je ne suis pas étonné, dès lors, que tout le monde ici te tienne en si haute estime. Et c'est mon cas, bien évidemment.
Son visage, un instant, se para de tristesse.
-Je n'ose imaginer ma réaction si, en rentrant, j'avais découvert un champ de ruines, ou un village aux mains d'un traître. Et s'il m'avait fallu me recueillir devant une deuxième tombe, à l'ombre du vieux chêne qui domine notre pré...

Albérich se fendit d'un sourire douloureux.
" Je n'ai pas fait grand chose..." dit-il. " Rien que quelqu'un d'autre dans ma situation n'eut fait. Je crois que l'effort collectif a payé... Le courage de la baronne, d'Ada, de notre père, d'autres encore... Malheureusement, nous avons quand même perdu Eudes... et Eloi. Il est vrai que les choses auraient pu bien plus mal tourner. Mais elles ne l'ont pas fait."

Le barde sourit, chaleureux.
-Ma parole, serais-tu le jumeau de Renaud ? Outre le fait que vous vous ressembliez comme deux gouttes d'eau, vous partagez le même dévouement... et la même modestie. Sans compter, apparemment, la croyance dans la bonté et la loyauté d'autrui...
Il secoua la tête.
-Je suis plus pessimiste quant à la nature des gens, je le crains. Et je pense que d'autres, en semblables circonstances, auraient agi tout autrement que tu ne l'as fait, toi, ou qu'il ne l'aurait fait, lui.
Son sourire revint.
-Mais pardonne-moi. Si fraichement descendu de cheval, tu as sans doute rien moins qu'envie d'entrer dans un débat philosophique. Je parle trop, comme toujours... Je me demande de qui je tiens ce trait, d'ailleurs : je suis, à coup sûr, le plus volubile de la famille. D'avance, je te prie donc de m'excuser pour mes incessants bavardages.

" Il n'y a pas de mal." fit Albérich, affable. " J'imagine que ça doit être plutôt utile dans le métier..."
Il jeta un oeil vers la porte de la cuisine, revint vers son demi-frère.
" En vérité, j'étais moi-même relativement désabusé en arrivant ici, mais les gens de Combeloup m'ont quelque peu réconcilié avec l'espèce humaine... et halfeline, devrais-je dire. Hormis les instigateurs de cette sinistre histoire, les gens se sont comportés de manière exemplaire. Et c'est réconfortant."
Il sourit.
" D'autre part, même si le monde entier était veule et corrompu, cela ne signifierait pas pour autant qu'il est opportun d'en adopter les manières."

-Gare ! s'exclama Aubin, amusé. C'est dangereux de volontairement me relancer sur de tels sujets : je deviens vite intarissable ! D'autant que c'est là un thème bien épineux... D'aucuns pourraient avancer qu'adopter les manières d'un tel monde serait une question de survie, qu'il pourrait être opportun de retourner leurs propres armes contre ses ennemis... Mais j'ai beau être amateur de débats, je ne soutiendrai assurément pas semblable avis. Et, de toute manière, le monde n'est pas entièrement veule et corrompu. Combeloup en est bien la preuve.
Il se tourna à son tour dans la direction de la porte. Mais César, affairé à préparer du thé ou désireux de leur ménager, pour cette première rencontre, un moment d'intimité, ne semblait pas devoir reparaître dans l'instant.
-Père et les autres ont dû te le dire, et toi-même le ressentir : ce village est un havre. Je te suis d'autant plus redevable d'avoir contribué à sa préservation, car je ne connais pas beaucoup de lieux semblables. Et c'est là un doux euphémisme !

Albérich se demanda ce qui avait bien pu passer par la tête d'Aubin lorsqu'il avait révélé à Thibault qu'il venait du village. Vu la situation dans laquelle il avait laissé le Sunite, les chances que ce dernier révèlent sa destination étaient très élevées. Et la seule raison pour laquelle il s'en était abstenu était qu'il avait voulu protéger Albérich, un élément que le barde n'avait pas à sa disposition. Il y avait là quelque chose d'incompréhensible.
" Puisse-t-il le rester encore longtemps." répondit simplement Albérich, renonçant à ramener la conversation dans des eaux plus dangereuses.

-Je forme le même veux ! lança le jeune homme, enthousiaste.
Puis, visiblement peu désireux de laisser s'installer le silence, il ajouta :
-Mais pour revenir à des considérations plus immédiates... Bien que je sois heureux de ton retour anticipé, j'espère qu'il n'a pas été provoqué par quelque fâcheux incident... Tu as eu ta part, en la matière.

Albérich demeura silencieux une seconde, pris au dépourvu par l'instinct malvenu du barde. Pendant un instant, il crut qu'il allait lui déballer la vérité, vertement, mais il se contint.
" Non, non, rien de tel. Mais je devais attendre certaines informations à Erhedun et... je me suis dit que je pouvais autant les attendre ici. Plutôt que de dépenser ma maigre fortune en nuits à l'auberge..."
C'était un peu confus, pour dire le moins.

Le barde ne parut pas s'en formaliser, ni même le remarquer.
-J'espère que tes fonds resterons épargnés comme tu l'espère ! lança-t-il, toujours joyeux. Mais, qui sait ? A force de voir ses enfants débarquer à l'improviste, père finira peut-être par nous faire payer pension...
-C'est bien mon intention, dit le vieil homme, reparaissant à cet instant. Mais comme toute chose a son prix, je vous dédommagerai pour les nouvelles que vous m'apporterez, et pour votre présence. Au final, nous serons quittes.
Il déposa quatre tasses fumantes sur la table, puis se tourna vers son petit fils.
-Viens ça, Bastien. Tu boiras bien en notre compagnie...
Le gamin obéit, docile. Bientôt, ils étaient tous assis à table, le barde ébouriffant affectueusement les cheveux de son neveu indifférent, avant de goûter le thé.
-Ton séjour à Erhedun s'est bien passé ? finit par demander César en se tournant vers Albérich.

Albérich répugnait à mentir à César, mais il ne voyait pas bien comment faire autrement.
" Plutôt oui. J'ai pu musarder sur les lieux de ma jeunesse, comme je l'espérais... et rendre visite à quelques personnes à qui je devais de venir présenter mes hommages..."
Il sourit doucement.
" En vérité, je devrai y retourner dans peu de temps. J'y ai laissé quelques affaires en suspends... Mais la route n'est plus si longue, depuis que j'ai appris à monter à cheval."

Le vieillard le dévisagea un moment.
-Et bien, je pense qu'Elisa sera heureuse d'apprendre cette nouvelle. Elle a été un excellent professeur, semble-t-il !
Il se reposa sa tasse.
-Et ça me fait plaisir que tu aies décidé de revenir passer quelques jours à Combeloup...
Il secoua la tête.
-Je ne sais pas depuis combien de temps je n'avais pas eu deux de mes enfants sous mon toit, en même temps...
-Des années, dit Aubin. Mais, vu le tour que prennent les choses, nous ne sommes peut-être pas au bout de nos surprises. Qui sait si Renaud ne va pas toquer à la porte, dans sa brillante armure ? Et Hortense, avec ses livres sous le bras ?

Albérich espérait que les souhaits d'Aubin ne se réaliseraient pas. Il commençait à se sentir franchement mal à l'aise. Sa tâche était déjà suffisamment compliquée comme ça, sans que le reste des rejetons de César ne débarquent. Enfin, la chose aurait pu être bien pire : Thibault aurait pu être embusqué derrière la haie, prêt à tomber à bras raccourcis sur le barde. Là, il avait les choses en main, il était seul à décider de ce qu'il convenait de faire. Et il avait de plus en plus l'impression que cela se limiterait à une petite conversation à coeur ouvert. Après tout, c'est le genre de choses que des frères étaient en droit d'échanger.
" Et toi, d'ailleurs, en quel honneur es-tu rentré à Combeloup ? César avait l'air de dire que tes pérégrinations t'emportaient aux quatre vents ? Les bardes itinérants souffrent-ils de mal du pays ?"

-Est-ce là chose si étonnante ? répondit-il en haussant les épaules. Même les marins au longs cours sillonnant les océans de Toril ont un port d'attache... J'ai grandi ici, j'y ai ma famille : dès que je viens à passer dans les parages, je m'arrange pour faire un saut à Combeloup. Et puis, comme nous le disions tout à l'heure : le village est un havre. Il est agréable de pouvoir, parfois, se reposer loin des turpitudes du monde extérieur.

" J'imagine." murmura simplement Albérich, souriant.
Une certaine fébrilité commençait à l'envahir, une envie de déguerpir le plus rapidement possible, d'aller se réfugier à la garnison, refuge au coeur du refuge. Jouer la comédie lui dégoûtait vaguement. Il avait envie de pouvoir être vrai avec son père et il fallait pourtant composer avec l'affable demi-frère. Il regretta de ne pas avoir joué cartes sur table d'emblée, mais c'était trop tard. Son revirement apparaîtrait comme brutal et surtout, il ne voulait pas que Bastien soit témoin d'une scène tendue.
" Ah, j'allais oublier..." fit-il en se levant.
Il alla jusqu'à son sac, en sortit le tonnelet de bière et le posa sur la table.
" Bon, je ne savais pas si tu aimais la brune, la blonde, la je-ne-sais-quoi, donc j'ai pris un peu au hasard..."

-Oh... fit simplement le vieil homme, surpris.
-De la bière d'Haradhar ? demanda Aubin, lorgnant l'étiquette accrochée au tonnelet.
-Si fait ! répondit son père, Et l'originale, de surcroît ! Merci, Albérich, vraiment... Je me demande comment tu as réussi à en dégoter, mais.. Voilà en tout cas qui accompagnera agréablement le repas. Enfin, si tu le partages avec nous... Sinon, je le mettrai en perce sans tarder. Je n'en ai plus bu depuis... une éternité.

" Je resterai dîner avec plaisir." fit le Luménien sans se laisser le temps d'hésiter et de maudire la moitié de l'île. " Mais je voudrais aller me débarrasser à la garnison d'abord. J'ai trois jours de chevauchée dans les jambes, je suis couvert de poussière... Je pense qu'il ne serait pas inutile que je me décrasse et que je me change. Je serai de retour d'ici une petite heure, au plus."

Le vieil homme parut hésitant, comme s'il s'apprêtait à lui dire qu'il pouvait de décrasser et se changer sous son toit, qu'une chambre pourrait l'accueillir... Mais il renonça, se souvenant sans doute du refus de l'ancien aubemestre lorsqu'il lui avait fait une offre similaire, quelques mois plus tôt.
-Très bien. Mais prends quand même ton temps : nous ne bougerons pas d'ici, de notre côté, et il est encore tôt.

" Très bien. Je ne tarderai pas trop."
Puis sur ces entrefaites, il salua l'assemblée et regagna l'extérieur. Son coeur battait la chamade et une fois dehors, il se massa longuement le visage, histoire de reprendre un peu de contenance. Douce broutait toujours à proximité et elle releva sa grosse tête brune à son approche. Il demeura appuyé contre son épaule quelques secondes, les yeux dans le vide, tourné vers le village sans le voir.
Dans quoi me suis-je embarqué, songea-t-il, désorienté.
Il n'était pas certain de ce qu'il cherchait à accomplir. Quelques heures plus tôt, tourner bride avait semblé l'option la plus raisonnable et désormais, il était coincé au village. Pourrait-il fréquenter Aubin pendant quelques jours sans jamais ne laisser rien paraître ? Peut-être. Peut-être pas. Il avait l'impression que tôt ou tard, quelque chose sortirait, quand le barde se fendrait d'une remarque dont l'hypocrisie lui paraîtrait trop immense. En même temps, ne devait-il pas préserver ce havre ?
Il se hissa en selle et mit le cap sur la garnison. Il connaissait le chemin par coeur et Douce le suivit docilement, fatiguée mais sereine, tandis qu'il ruminait.
Pourquoi vouloir à tout prix parler à Aubin ? N'était-ce pas purement égoïste et foncièrement inutile ? N'avait-il pas toujours été le gardien des secrets ? Qu'y avait-il à gagner ? Ne donnerait-il pas une victoire supplémentaire au barde en lui révélant l'état dans lequel sa traîtrise avait mis Thibault ? Une partie de lui avait envie de comprendre. Il se doutait qu'Aubin n'avait pas supporté la censure. Les artistes étaient ainsi, fiers, entiers, persuadés que l'art méritait toute liberté, sans la moindre considération pour l'ordre social. Mais de là à se retourner tout entier contre l'homme qui l'aimait ? Et Thibault avait dû l'aimer avec sa fougue coutumière, sans rien en cacher. Ce qu'Aubin lui avait fait allait au delà d'une simple rupture, il l'avait sciemment mis en danger. Etait-il possible que Thibault lui ait donné des raisons de le haïr, peut-être à son insu ? Ou Aubin était-il un dangereux maniaque, qui n'avait que mépris pour ses semblables ?
L'ancien clerc mit pied à terre avant de franchir l'enceinte qui séparait la garnison du monde extérieur. Il attira Douce à l'intérieur, ferma la grille et laissa la jument se promener dans le jardin. Il la dessella, lui ôta sa bride, puis l'abandonna à des agapes parmi les mauvaises herbes. Le bâtiment était glacé, et comme l'avait dit Umberto, désert. Le Luménien reprit donc ses anciennes habitudes en commençant par allumer le feu. Rien n'avait vraiment changé, en si peu de temps, l'air ne paraissait même pas confiné. Il alla s'asseoir sur son lit pendant que les flammes commençaient à réchauffer l'atmosphère. Il réalisa que le simple fait de revenir en ces lieux, dans un village qu'il avait pourtant appris à aimer, le ramenait à sa solitude viscérale. Cette garnison, aussi vaste et pratique soit-elle, lui renvoyait un profond sentiment d'isolement. Le refuge dans le refuge. Sur sa colline embrumée.
Une fois l'âtre prêt, il mit de l'eau à chauffer. Il trouva des vêtements de rechange dans son armoire et les empila sur le lit, se délesta de son manteau et se souvint qu'il appartenait à Thibault. C'était une chance que ce dernier ait une garde-robe bien remplie : il avait failli révéler le véritable objectif de sa visite à son insu. Quel objectif, d'ailleurs ? Il ne parviendrait jamais à trancher. Il n'était sûr que d'une chose : il fallait ménager César et Bastien. Ce qui limitait grandement les possibilités.
Il se lava et se coupa la barbe et les cheveux, puis se prépara une tasse de thé, qu'il agrémenta, à contre coeur, de plantes susceptibles de le calmer. S'emporter ne servirait personne. Il fallait qu'il puisse agir si et seulement si il l'estimait nécessaire. Ou valable.
Il finit par se rhabiller, commença à défaire son paquetage et prépara ce qu'il avait rapporté pour Bastien. Il avait eu de la chance de croiser un colporteur itinérant lors de sa première étape sur la route du retour. A force de tergiverser, il n'avait rien ramené d'Erhedun pour le gosse. Il hésitait à moitié à attendre que le gamin lui demande s'il n'avait rien dans son escarcelle, mais il craignait qu'il n'en fasse jamais rien. Il improviserait.
Il remit le manteau de Thibault, comme une espèce de talisman, ou de contrainte, et retourna à l'extérieur. Douce pourrait passer la nuit dans le jardin et il redescendit donc chez César à pied.

Il toqua à la porte comme la nuit s'annonçait, précédée d'un flamboyant crépuscule qui embrasait les façades de ses ors et de ses pourpres intenses. Une fois encore, ce fut Bastien qui lui ouvrit. Les manches retroussées, portant tablier, on l'avait manifestement employé aux fourneaux...
-Rebonjour, mon oncle, dit-il avec une politesse presque mécanique.
A l'intérieur, c'était l'affairement. De la cuisine montaient les sifflements d'un César pour l'heure cuisinier ; dans la salle à manger, la table était déjà dressée, et Aubin s'était mis en devoir d'allumer un feu. Si les jours se faisaient de plus en plus chauds, les nuits demeuraient fraiches.

Albérich se glissa sur les talons de son neveu et se débarrassa de son manteau, qu'il suspendit dans l'entrée. Il se déchaussa également : les chemins soumis au dégel étaient couverts de boue. Il gagna ensuite la pièce de séjour, salua Aubin, puis alla jusqu'à la cuisine pour voir s'il pouvait s'y rendre utile.

Mais si le vieil homme avait mis les petits plats dans les grands et rien moins que chômé durant l'absence d'Albérich, il déclina son aide, arguant que Bastien et Aubin lui avaient déjà prêté main forte, que le repas était presque prêt, que le mieux qu'il eut à faire, en somme était d'aller s'installer dans la salle à manger. Lui-même ne tarderait pas à les rejoindre, conclut-il.

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