La Couronne de Cuivre

C'était désormais le silence dans l'écurie. Il faisait un noir d'encre profond. Prince était demeuré perché sur la porte de la stalle de Sheldon et lorsqu'Astrée se mit en mouvement, cheminant, presque aveugle, elle eut l'impression que chacun de ses pas résonnait tel un gong sur les murs de l'écurie. Elle entendit les grandes créatures enfermées bouger dans leurs cellules de bois et de métal... Sans doute l'observaient-elles. Toutes demeuraient muettes, cependant, elle ne percevait que leur souffle pesant et leurs sabots dans la paille. Elle dut reposer Neffen à terre pour ouvrir la porte qui les séparait de Sheldon. L'odeur de chair et de poil brûlés était terrible, prenant à la gorge et aux tripes. C'était sans doute une chance qu'elle n'y voyait rien.

Astrée sentit son coeur se serrer. Sheldon avait dû souffrir le martyre. Et c'était par sa faute à elle. Comment allait-il se sortir d'un tel traumatisme ? Dans quel état d'esprit ? Pourvu que Neffen parvienne à le guérir. Et peut-être pas seulement physiquement...
Elle reprit Neffen dans les bras et avança au juger dans l'obscurité, précautionneusement pour ne pas risquer de heurter violemment le centaure. Elle avança jusqu'à se trouver au contact du corps souffrant du centaure et chercha à déterminer où se trouvait son torse. Elle ne voulait pas que Neffen prenne un coup de sabot accidentel, ou, inversement, qu'en reprenant sa forme, le shaman blesse son chef. Il lui fallait donc, selon tout logique, rapprocher leurs torses mais éloigner leurs jambes. Elle le déposa au sol à l'emplacement qui lui parut le plus approprié.
- Neffen... Neffen, réveille-toi, on est près de Sheldon. Je vais te redonner ta forme pour que tu puisses le soigner. Neffen...
S'il s'avérait impossible de lui faire reprendre conscience en lui parlant et en le secouant, elle prendrait la fiole et jetterait la poudre sur son visage sans attendre davantage. Peut-être que ça le réveillerait. Elle espérait juste avoir bien estimé la place qu'il prendrait une fois redevenu centaure. Et peut-être ferait-elle mieux de tirer la porte, auparavant. Elle ne savait pas si le shaman souhaitait que son identité soit connue des autres.

Sheldon gronda quand Astrée l'effleura, mais demeura inerte, à l'exception d'un léger tremblement. Au grondement du monstre roux répondit le gémissement de son shaman, comme un écho étouffé de sa souffrance. La rôdeuse sentit quelque chose d'humide et chaud sur ses doigts. Mieux valait ne pas savoir quoi. Neffen demeura sourd à ses paroles, et la plainte qui s'échappait des deux poitrines sembla s'amplifier. La jeune femme réalisa qu'à l'extérieur de la stalle, d'autres centaures l'avaient reprise, comme s'ils percevaient la douleur des leurs, même sans les voir, et s'y joignaient. Sans doute pouvaient-ils, a minima, sentir la pestilence du feu et de ses oeuvres.
Aussi dut-elle se résoudre à utiliser la fiole sans que Neffen n'ait donné signe de conscience. Elle l'ouvrit, lui aspergea le visage de ce qu'elle contenait, et aussitôt il se mit à rayonner d'une violente lumière verte, qui emplit toute la stalle, forçant la rôdeuse à se détourner. Un vent glacé souffla en tourbillons autour d'eux, portant des odeurs de bruyère, de pluie, de mousse, d'humus, de bête, avant de s'éteindre d'un seul coup. Quand elle put tourner les yeux à nouveau, il faisait plus sombre que jamais. Elle entendit cependant quelque chose bouger là où avant, il n'y avait rien. Neffen avait repris sa forme.

Astrée s'approcha à nouveau de Neffen, toujours à tâtons dans l'obscurité, trouva son torse, et lui secoua à nouveau l'épaule, fermement mais sans brutalité.
- Neffen, réveille-toi. Je t'en prie, réveille-toi. Tu dois sauver Sheldon... Réveille-toi !
Pourvu qu'il ne soit pas trop tard... Non, ils respiraient. Ils souffraient mais respiraient. Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir.
- Réveille-toi, Neffen. Il le faut...
Et si elle ne parvenait pas à lui faire prendre conscience ? Il avait dit qu'il devait être en contact avec Sheldon, mais il fallait sûrement qu'il soit conscient, et probablement qu'il incante. Il fallait qu'elle le réveille, absolument. Mais si elle n'y parvenait pas... et bien elle pouvait toujours tendre le bras de Neffen pour qu'il pose sa main sur le torse de Sheldon. Ça ne coûtait rien d'essayer, même si ça ne servait sans doute à rien.

Le shaman ne reprenait pas conscience, sa respiration s'était faite haletante. Astrée sentit un sabot bouger brusquement et l'éviter de justesse. Elle finit par attraper sa main et la diriger vers Sheldon. Lorsque Neffen toucha le blessé malgré lui, celui-ci se crispa tout entier et poussa un soupir profond, comme si sa poitrine se vidait intégralement. Quelque part dans le couloir, un centaure poussa une plainte qui prit des accents de lamentation funèbre. La rôdeuse eut subitement la sensation d'un silence très profond, comme si tout avait arrêté de bouger autour d'elle. Comme si tout avait arrêté de vivre.

Astrée se sentit blêmir. Trop tard... Il était trop tard... Les larmes coulèrent sur ses joues, sans qu'elle s'en soucie. Non, ça n'était pas possible, quelques minutes auparavant ils vivaient... Ça n'était pas possible que tout s'arrête comme ça, qu'il soit trop tard...
Elle serra la main de Neffen, l'appuyant contre le torse de Sheldon, plus fort. Absurde. Peut-être que ça n'était pas là qu'il fallait qu'il le touche ? Peut-être que c'était la main de Sheldon qui devait toucher Neffen ? Toucher l'arbre ? Ou peut-être... qu'ils étaient morts ? Ses larmes coulaient, et elle se sentait infiniment lasse. Elle avait fait tout ce qu'elle pouvait. Elle ne voyait pas quoi tenter d'autre. C'était juste... trop tard. Épuisée jusqu'au vertige, elle s'agenouilla, sans lâcher la main de Neffen, la maintenant contre le torse de Sheldon.
- Neffen, réveille-toi, balbutia-t-elle. Sheldon... Tiens bon, tiens le coup, il faut que tu vives pour sauver la harde, la harde a besoin de toi. Réveillez-vous... C'est pas possible, vous pouvez pas mourir maintenant, il faut vivre...
C'était trop tard. Elle n'entendait plus leurs respirations. Est-ce qu'elles pouvaient encore repartir ? Est-ce qu'elle s'obstinait pour rien ?

Les centaures à l'extérieur s'étaient mis à frapper le sol de leurs sabots. Ils étaient plusieurs à chanter, désormais. Astrée sentit le sol trembler en dessous d'elle, au rythme de leur piétinement.
La carcasse des deux centaures inertes était animée par ce mouvement saccadé, comme une vibration, qui se transmit au ventre de la rôdeuse, à sa poitrine, jusqu'à sa tête. Elle se sentit nauséeuse et ne put réprimer un frisson.
Puis Neffen eut un hoquet et dans le même instant, il se mit à psalmodier à mi-voix, à toute vitesse, des mots qui s'entrechoquaient, s'emboîtaient les uns dans les autres, davantage comme un courant que comme des paroles, une mélopée primale, ancienne, puissante. Les centaures s'étaient tus. Prince s'enfuit en poussant un cri de terreur. La rôdeuse sentit son corps réagir à la magie en se contractant et une douleur insoutenable naquit en son sein. Elle eut subitement la conviction que quoi qu'il allait s'accomplir dans cette stalle, elle ne devait pas y assister.

Ce qui se passait était étrange. Incompréhensible. Ces chants, ses piétinements... Mais comment pouvaient-ils ressentir ce qui se passait ? Elle n'y comprenait rien. Puis Neffen qui psalmodiait, enfin. Il vivait... Et elle avait mal, tellement mal. Elle ne devait pas être là, elle ne pouvait pas. Elle devait sortir.
Elle obéit à son instinct sans chercher à comprendre. Prince ressentait la même chose puisqu'il avait fui. Qu'est-ce qui se passait ? Elle avait trop mal pour se lever, pour marcher. Elle parvint tout de même à se traîner jusqu'à la porte, sortit de la stalle, et s'assit le dos contre la paroi la plus proche, épuisée, les jambes repliées contre la poitrine, tremblant de tous ses membres. Les larmes coulaient toujours sans qu'elle songe à les arrêter. Elle ressentait une sorte de crainte ancestrale, irrépressible, mâtinée d'espoir. Neffen vivait. Il allait sauver Sheldon.

Il y eut une brusque déflagration d'énergie blanche. Astrée se sentit devenir aveugle et sourde, et le monde ne fut que lumière, explosant en un brouhaha assourdissant. Pendant un moment, l'existence parut suspendue. Il n'y avait plus rien, ni temps, ni espace, juste un néant figé, troublé par les battements d'un coeur lent.
Et puis ses sensations revinrent. L'écurie plongée dans l'obscurité. Rien n'avait bougé.
Un pas claquant sur le sol, derrière elle.
La porte de la stalle s'ouvrit à la volée, rebondissant avec fracas contre la paroi, à quelques pouces seulement de l'endroit où Astrée était assise.

La déflagration lui coupa le souffle, la tétanisant un moment sur place. Elle ne comprenait rien à ce qui se passait, mais n'essayait plus. C'était au-delà de ce qu'elle pouvait imaginer. Trop violent, trop effrayant aussi, peut-être.
Elle sursauta brusquement en entendant la porte s'ouvrir, et se retrouva instinctivement debout sur ses jambes, anxieuse, tendue. Trop de violence, trop de force. Elle se tourna vers l'entrée de la stalle, écarquillant des yeux sans pouvoir distinguer quoi que ce soit. Elle se sentait sur le point de vaciller, trop épuisée, et dut s'appuyer à la cloison pour ne pas risquer de s'effondrer. Elle était si stupéfaite qu'elle n'arrivait même pas à formuler intérieurement la question qui la hantait : qui ? Neffen ? Elle sentait son corps réagir, d'instinct, se préparant à fuir. Mais elle ne bougea pas, s'obligeant à retrouver son calme.

Elle n'eut pas le temps de fuir car il n'eut pas besoin de faire plus d'un pas pour être sur elle. Il se fendit d'un geste brusque et la prit à la gorge, sa large main se refermant sur sa trachée, et elle sut qu'il ne lui faudrait qu'un léger mouvement pour lui briser la nuque.
" Humaine répugnante, gronda-t-il d'une voix sourde. Je vais vous tuer tous."
Ce n'était manifestement pas Neffen.

Astrée sentit son coeur s'arrêter de battre. Sheldon. Fou de haine. Il allait la tuer... Ne pas paniquer. Qu'avait dit Neffen, autrefois ? Ne pas se laisser impressionner, garder son calme, le regarder dans les yeux... Dans le noir, difficile...
Elle fit la seule chose possible : ne pas résister et s'efforcer de rester, en apparence, le plus calme possible, priant pour que Neffen arrive juste derrière lui et l'arrête à temps. Elle leva les yeux vers l'endroit où elle estimait être ceux de Sheldon. Ne pas flancher. Ne pas montrer la trouille qui l'avait saisie. Difficile.
Elle essaya de marmonner qu'elle n'était pas son ennemie, mais il serrait trop fort sa gorge pour qu'il en sorte autre chose que des gargouillements difficilement compréhensibles.
Pour ce qui était de lui arracher une promesse avant de le libérer, c'était raté. Pourquoi donc ne l'avaient-il pas enchaîné ?

Sa respiration était ample, elle sentait le sang pulser au travers de la peau de sa main, à moins que ce ne soient les battements de son propre coeur.
" Tu te crois mon égale, n'est-ce pas ? gronda-t-il. Mais tu n'es qu'une misérable chose fragile et je vais...
— Elle t'a sauvé la vie, non ?" intervint alors une voix provenant de plus loin dans l'écurie.
Ce n'était pas celle de Neffen, mais Sheldon repoussa la rôdeuse sur le sol, sans ménagements.
" Qui ose ? grommela-t-il.
— Moi."
Sheldon avait fait un pas en arrière et Astrée l'entendit se déplacer d'un pas en direction de la voix, avant de s'immobiliser.
" Si tu bouges, ta mort sera lente." lui lâcha-t-il.

Astrée sentit une infinie gratitude lui emplir le coeur. Elle devait une fière chandelle à ce centaure. Et bien sûr, Neffen n'intervenait pas. Pourquoi donc avait-elle espéré le contraire ? Il se contenterait d'observer et écouter tant que sa présence n'était pas indispensable...
Elle tituba lorsqu'il la reposa, puis se redressa lentement. Ne pas laisser la peur l'envahir. Ne pas reculer, ne pas se laisser impressionner. Neffen devait être fou quand il lui avait donné ce conseil. Ne pas se laisser impressionner par un monstre plein de haine, une brute dix fois plus fort qu'elle, qui pouvait la tuer d'un geste, qui avait failli déjà ? Non, ne pas penser à cette course poursuite désespérée dans les bois. Pas le moment.

Elle s'obligea à inspirer profondément et croisa calmement les bras, les yeux tournés dans sa direction, sans ciller. Garder en tête les conseils de Neffen. Elle venait de lui sauver la vie, il n'avait pas à la menacer. Elle devait se concentrer là-dessus, en être intimement convaincue. S'il sentait le moindre soupçon de peur, il se croirait en droit de la tuer. Elle serra les dents. Pas peur. Il n'avait pas le droit de la tuer après ce qu'elle avait fait pour lui.
Oui, je me crois ton égale, pensa-t-elle stupidement, bien sûr sans prononcer les mots. Juste pour trouver la force de s'armer de toute sa volonté. Mais elle garda le silence. Elle n'avait pas à intervenir dans l'échange entre les deux centaures, elle devait juste se tenir prête à l'affronter quand il reviendrait. Trouver quoi dire, vite, vite. Pas d'autre choix, de toute façon, elle ne pouvait pas fuir, et elle ne voulait pas. Mais elle aurait bien voulu qu'il fasse moins noir, plonger ses yeux dans les siens. Quoique... qu'est-ce que ça changerait ? Elle aurait surtout voulu que Neffen daigne sortir à son tour...

Elle entendit Sheldon cheminer à pas lents dans la terre battue de la travée, sans apercevoir autre chose que des ombres indistinctes, le carré des fenêtres dans la toiture, donnant sur un ciel gris à peine moins obscur. Puis le centaure s'immobilisa. Silence. Des respirations, des mouvements, toutes les créatures présentes dans l'écurie étaient aux aguets. Suivit un fracas épouvantable quand une ruade pulvérisa une porte de bois, martèlement des sabots, choc des corps. Astrée entendit un cri étouffé, puis le bruit de quelque chose de lourd qui s'affaisse au sol. Le tout avait duré quelques secondes à peine.
" Personne ne me parle comme ça. Personne. Est-ce clair ?" gronda la voix de Sheldon.
L'autre répondit quelque chose que la rôdeuse ne parvint pas à comprendre. Puis elle entendit la créature marcher parmi les débris de la porte, les brisant sous son poids, et revenir dans sa direction.

Il est fou. Fou de haine. Il va me tuer...
Ses bonnes résolutions avaient volé en éclat en entendant le fracas de la porte. Il avait frappé l'un des siens. C'était juste une grosse brute. La terreur la gagnait, irrépressible. Mais elle ne pouvait pas fuir. Tétanisée, elle l'entendit revenir vers elle. Il fallait qu'elle trouve quelque chose à dire... mais quoiqu'elle dise, ça ne ferait qu'augmenter sa haine, non ?
Bon sang, ça n'était pas juste, elle lui avait sauvé la vie et il voulait la tuer... Il n'avait pas le droit ! Elle sentit la colère monter en elle, suffisamment pour contrer la peur qui la paralysait. Mais la colère n'était pas forcément non plus la bonne attitude face à un chef aussi orgueilleux.

Elle serra les poings, inspira profondément, rassemblant autant de sang-froid qu'elle put. Ne pas reculer, ne pas baisser les yeux. Ca s'appliquait aux autres centaures... à lui aussi ?
" Il a dit la vérité, lança-t-elle d'un ton aussi calme que possible. J'ai amené Neffen inconscient jusqu'à toi pour qu'il puisse te guérir, pour sauver ta vie. Pourquoi voudrais-tu me tuer alors que je cherche à vous aider, toi et les tiens ? "
Elle avait parlé avant qu'il soit trop proche, de crainte que sa peur grandissante altère sa voix, et elle s'efforçait d'afficher un calme qu'elle était loin de ressentir. Elle devait le convaincre qu'elle était son alliée... mais face à tant de haine, avait-elle la moindre chance ?

Il ne répondit rien, resta une seconde immobile devant elle, puis, sans prévenir, il la gifla brutalement, l'envoyant au sol. Malgré la violence du coup, et la douleur, il était clair qu'il aurait pu lui faire nettement plus mal, et probablement la tuer.
" Reste à ta place. N'imagine pas une seconde que je te dois quoi que ce soit."
Elle l'entendit à nouveau se déplacer dans la travée, se dirigeant cette fois vers la sellerie.

Vu l'état d'esprit de Sheldon, elle savait qu'elle ne pouvait s'attendre qu'à des insultes et à des coups. Mais la gifle la prit par surprise et elle se retrouva projeté au sol, les larmes aux yeux. L'effet du choc, de la douleur. Elle sentait la colère gronder en elle. Ça n'était pas juste. Il n'avait pas le droit. Elle serra les dents.
Et bien si, grosse brute, tu me dois la vie. T'es trop orgueilleux pour l'admettre, c'est tout.
Cela dit, c'était peut-être pour ça qu'il ne l'avait pas tuée. Il fallait absolument qu'elle reste calme, un affrontement lui coûterait la vie. La colère était mauvaise conseillère. Mais il était difficile de savoir comment se comporter face à cette brute qui considérait que tout le monde devait plier devant sa volonté.
Elle avait envie de faire quelques pas pour voir si Neffen était dans la stalle, mais elle n'osait pas bouger d'un pouce. Il n'était peut-être pas là, après tout, il avait très bien pu se transformer en n'importe quoi et partir. Inutile de chercher à comprendre.
Elle hésitait. Se relever serait-il vu comme un défi intolérable de son autorité ? Ou bien rester au sol serait perçu comme une marque de peur ? Cela dit, elle n'était pas certaine de tenir sur ses jambes. Elle finit par s'asseoir en tailleur, aussi calmement que possible, les yeux fixés dans la direction où il se trouvait.

Elle l'entendit entrer dans la sellerie, puis déplacer des objets, en renverser d'autres, mais sans explosion de violence. Ensuite il revint de son pas pesant mais lent. Il s'arrêta juste derrière Astrée, elle sentit ses jambes à quelques pouces seulement de son dos. Il la surplomba de sa taille immense, se pencha au-dessus d'elle et déposa quelque chose devant elle.
" Allume ça, ordonna-t-il d'un ton sans équivoque. Et ne t'avise pas d'essayer de filer. Toutes les issues sont bouclées, de toute façon, et je cours beaucoup plus vite que toi."
Il s'éloigna ensuite vers les stalles. Du bout des doigts, Astrée reconnut la forme d'une lampe-tempête.

Astrée retint une grimace. Elle était bien placée pour savoir qu'il courait bien plus vite qu'elle. Et de toute façon, elle n'avait nullement l'intention de fuir. Elle devait l'affronter, essayer de jauger son état d'esprit, de savoir ce qu'il comptait faire. Et même -même !- tenter de l'influencer pour éviter un massacre. Elle avait eu deux journées d'inactivité forcée à réfléchir aux meilleurs arguments pour cela, il fallait au moins qu'elle tente d'infléchir sa haine.
Elle sortit son briquet pour allumer la lampe tempête, et se releva, calmement. Au moins pourrait-elle affronter son regard. Elle se souvint de Byron lui expliquant qu'elle devait garder les yeux baissés pour ne pas l'humilier... mais non, il n'était plus captif, il était de nouveau acteur de sa destinée, donc même s'il était encore nu, il n'y avait pas d'humiliation. Hors de question de baisser les yeux. Sans provoquer sa colère, sans défier. Juste avec calme.
Mais où était donc passé Neffen ? La grosse brute la laisserait-elle jeter un coup d'oeil à l'intérieur de la stalle ? Elle en mourrait d'envie. Mais elle savait que si le shaman voulait intervenir, il le ferait. Peut-être n'était-il plus là... Ou peut-être que soigner Sheldon l'avait épuisé jusqu'à l'inconscience ? Quoiqu'il en soit, elle ne se sentait plus en danger. Elle allait faire face, seule, pour le moment. Ne pas paraître avoir peur ou avoir besoin d'un soutien. Elle regarderait à l'intérieur plus tard.

Dans la faible lueur de sa lampe, Astrée vit Sheldon s'éloigner le long de la travée, ouvrant les portes de chacune des stalles. Quand l'une d'entre elle lui résistait, il la fracassait d'un coup de sabot précisément placé au niveau de la serrure.
" Sortez." ordonna-t-il ensuite.
Il était revenu à son point de départ, et observait la rôdeuse à quelques mètres de distance. Même quand elle était debout, elle était nettement plus petite que lui. Elle nota qu'il ne portait plus le moindre stigmate de sa captivité. Il avait retrouvé sa pleine santé, son poil luisait, ses bras croisés sur sa poitrine étaient forts, son regard défiant. Et il revint vers elle.
" Assieds-toi, lui dit-il sans aménité. Si tu veux que je te laisse vivre, tu vas devoir apprendre obéir."
Un premier centaure avait quitté son box. C'était un jeune homme, les bras entravés dans le dos, à l'air effrayé. Plus loin, dans les ténèbres, d'autres silhouettes se mouvaient lentement, incertaines.

Apprendre à obéir ? Certainement pas. Mais il n'était pas nécessaire, pour autant, de le provoquer inutilement. Il lui devait la vie, il le savait très bien, et elle pensait qu'il ne la tuerait pas, contrairement à ses dires. Du moins, pas sans raison. Mais il pouvait tout de même lui faire vraiment très mal dans un accès de rage mal contrôlée.
Elle resta d'un calme de marbre. Ne pas se laisser impressionner. Elle s'assit sur les talons, presque nonchalamment, les yeux rivés sur les siens. Y avait-il place pour autre chose que de la haine dans son âme ? Mais où était Neffen, bon sang ? Il avait complètement guéri Sheldon, un vrai miracle. Mais lui, qu'était-il devenu ?
Elle avait conscience de la peur des autres centaures. Peut-être parce qu'ils avaient vu le traitement réservé à l'un d'eux, peut-être parce que la captivité les avait brisés. Il y en avait eu au moins un qui n'était pas plein de haine et de peur, et Sheldon l'avait frappé. Et là, qu'escomptait-il ? Lâcher les quelques centaures valides de l'écurie dans la ville ? Tout allait trop vite, bien trop vite. Il fallait au moins qu'il attende que Neffen atteigne l’âme des centaures domestiques... Était-ce possible d'ici demain matin ?

Le centaure ne supportait manifestement pas qu'elle le regarde de la sorte, car elle vit son visage se contracter de colère. Le sabot de son antérieur gauche claqua brusquement sur le sol, et elle vit sa respiration s'accélérer, la tension s'accroître dans les muscles de son poitrail. Mais il contrôla sa fureur.
" Dessine-moi un plan précis de la ville. Chaque bâtiment dont tu connais l'usage. La position des portes. Ce qu'il y a à l'extérieur."
Son ton indiquait clairement qu'il ne tolérerait aucune dérobade. Et son doigt, et la poussière sur le sol, devraient suffire. Sa queue battit violemment l'air et il se retourna pour faire face aux centaures libérés. Il se dirigea vers le premier, qui frémit à son approche et baissa immédiatement les yeux. Sheldon passa derrière lui et lui délia les mains.
" Libère les autres. Vous n'avez pas à vous soumettre de la sorte. Plus jamais."

Astrée hocha la tête en silence. Un plan de la ville. Oui, bien sûr... sauf qu'elle n'avais quasiment pas eu le temps de la visiter, cette ville.
Plutôt que dessiner avec ses doigts, elle se servit d'une flèche de son carquois et commença à dessiner la muraille, les remparts, et attendit que le chef des centaures revienne vers elle pour lui expliquer.
" Là, tu as la muraille, avec ici, la faille qui traverse, cachée par un bâtiment fermé à clé."
Pas un problème, certes, vu la force de ses coups de sabots. Elle dessina les quatre avenues qui en partaient, lui indiqua le peu de bâtiments dont elle connaissait l'usage : la prison désormais brûlée, la salle des fêtes, dessina la rue qui partait vers l'ouest et menait à la place où se trouvaient les deux écuries. Puis indiqua approximativement celle des enfants, celle des centaures de la garde, se fiant à ce que Prince lui avait signalé.
" Côté rempart, tu as une porte ici, à l'ouest. Et là, la garnison. J'imagine que l'armurerie est aussi dans les environs mais je n'ai pas eu le temps de la repérer... Voilà les rues qui permettent d'y aller depuis ici. Je n'ai absolument pas eu le temps de visiter l'est de la ville, c'était prévu au programme de cette nuit mais il y a eu l'incendie... Je peux juste dire qu'il y a une porte, quelque part par là. Le temple est dans ce secteur-là. Et je n'ai guère d'autres bâtiments utiles à t'indiquer : le lavoir, l'herboristerie ou les hangars de stockage ne t'intéressent pas, j'imagine. Mais les centaures doivent connaître la ville bien mieux que moi, je n'ai pas eu le temps de voir grand-chose en deux nuits... "
Elle grimaça. Deux nuits, où la plupart du temps avait été occupé à trouver Sheldon, trouver des cachettes sûres et parler à Neffen... et à un inconnu qui l'avait bien sûr trahie. Bien trop peu de temps.
" Quant à l'extérieur... De ce côté-ci, il y a les jeunes centaures lorsqu'ils sont dehors. Des champs cultivés en tout genre, qui forment un immense espace découvert avant de rejoindre la forêt. Avec une route, comme ça... Neffen m'a dit que c'était plus sauvage côté est, a priori les bois sont plus proches, mais moi je suis toujours passée par l'ouest.
Ça n'était vraiment pas grand-chose. Ça n'allait pas lui plaire... Elle savait, pourtant, qu'il aurait besoin de ce type d'informations. Elle avait simplement cru disposer d'encore quelques nuits pour les rassembler.

Sheldon demeura silencieux un moment, observant le plan avec attention, puis fit volte-face et repartit vers les centaures libérés. Ils étaient une demi-douzaine et s'étaient rapprochés de la source de lumière, inquiets et incrédules. Il leur demanda leur nom et chacun répondit, certains avec crainte, d'autres avec une pointe d'enthousiasme. Plus d'un avait encore la marque d'un bâillon sur les joues et la voix rauque de celui qui n'a pas parlé depuis plusieurs jours. Il était manifeste que Sheldon n'en connaissait aucun, et qu'aucun d'entre eux ne savait qui il était, hormis qu'il était sauvage et dominant, et pas un ne lui posa une question ou ne prononça le moindre mot. Il les dépassa ensuite tous et se fondit dans l'ombre, partant vers l'entrée du hangar et ses larges doubles portes.

Astrée ne pouvait rien faire d'autre qu'observer Sheldon. Elle avait envie de lui poser des questions, de lui parler, mais il le prendrait mal, c'était certain. Peut-être en partie parce qu'il avait besoin d'asseoir son autorité devant les autres centaures, qui ne le connaissaient pas encore. Pas seulement. C'était aussi son caractère, sans doute. Mais il dominait sa violence. Plutôt bon signe : il n'était pas fou de haine comme elle l'avait craint. Ou c'était elle qui avait besoin de se raccrocher à n'importe quel signe positif ?
Elle se demandait sil était assez fort pour ouvrir les doubles portes. Peut-être... Il lui semblait que ce n'était pas forcément sage de sortir tout de suite, sans savoir si Neffen avait réussi à atteindre l'âme des centaures domestiques. Mais elle savait qu'il ne l'écouterait pas... Et ce n'était pas le moment de faire ou dire quoi que ce soit qui semble défier ou mettre en question son autorité.

Sheldon revint en arrière, l'expression froncée, songeuse.
" Ils savent que nous sommes là et ils nous attendent, dit-il finalement. Nous allons devoir barricader l'écurie pour qu'ils ne puissent pas entrer."
Il se tourna vers les centaures qui le guettaient.
« Vous deux, vous allez vider intégralement la réserve et ramener toute la nourriture ici. Vous trois, vous faites la même chose avec la sellerie. Nous, nous allons démonter toutes ces stalles, pour récupérer le bois. »
Il jeta un regard peu amène à Astrée, l'excluant de facto de ses plans, avant de s'éloigner à nouveau.

Comment savait-il qu'ils attendaient dehors ? Qu'il y ait des guetteurs, oui, certainement : vu les événements récents ils n'avaient pas laissé l'écurie sans surveillance. Mais étaient-ils nombreux au point de les mettre en danger ?
Elle haussa les épaules. Sheldon ne voulait pas qu'elle s'en mêle, soit. Elle allait continuer à le laisser faire à sa guise pour le moment. Il fallait espérer qu'en désespoir de cause, les montequins ne mettraient pas le feu à l'écurie. Mais non, c'était peu probable : ils devaient être certains de venir facilement à bout du petit groupe de centaures.
Elle sentit son estomac gargouiller à la mention de la nourriture. Elle avait faim. Mais il était peu probable que la nourriture qu'ils réservaient aux centaures soit très appétissante... N'ayant aucune tâche assignée, elle observait les préparatifs, intriguée. Que voulait-il faire de tout ce bois ? Juste barricader la porte ?

Les centaures commencèrent à aller et venir dans l'écurie, transportant le matériel requis vers le centre de la travée : sacs de légumes et de grain, mais aussi des selles, des brides, toutes sortes d'entraves, qu'ils empilaient en un tas indistinct. Sheldon et deux centaures déboîtaient les portes des stalles, une par une, sans les briser. Tout ce ballet s'effectuait dans un silence relatif, ponctué seulement par le bruit des sabots frappant la terre battue. De temps en temps, le chef de la harde s'immobilisait, aux aguets, et Astrée devinait qu'il entendait des choses que son oreille humaine ne pouvait percevoir. Les autres centaures la dévisageaient de temps en temps, avant de se détourner si elle captait leur regard. Certains faisaient de larges détours pour l'éviter, d'autres paraissaient nerveux, les derniers simplement circonspects. Personne ne lui adressait la parole.

Astrée, réduite à l'inactivité, ne pouvait qu'observer et échafauder des hypothèses. Il lui semblait que Sheldon comptait soutenir un siège, puisqu'il avait parlé de se barricader et entreposait la nourriture. En attendant quoi ? Que Neffen ait pu mener à bien sa tâche ? Que les autres écuries se soulèvent ? Mais sans chef, personne ne bougerait là-bas. D'ailleurs, où était Neffen ? Puisque Sheldon parlait de démonter les stalles, elle finirait par l'apercevoir s'il était là. A moins qu'il n'y soit plus ? Elle était certaine qu'il était en vie, puisque la harde ne pouvait vivre sans shaman. Mais il avait pu être téléporté instantanément loin d'ici, près de la pierre par exemple. Ou se métamorphoser, en n'importe quoi. Elle chercha du regard un oiseau de nuit ou un rongeur au comportement étrange. Ou alors, il attendait simplement, caché dans la stalle. Et elle n'osait pas se lever pour aller voir. Pas la peine de provoquer la colère de Sheldon. Il se montrerait lorsqu'il le jugerait bon...
Bon, pour l'heure, elle devait avant tout retrouver Prince. Il était sous sa forme d'abeille lorsque l'explosion avait eu lieu. Elle espérait qu'il était indemne et à l'abri des sabots. Elle cessa un moment d'observer le manège des centaures pour se concentrer sur son familier.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine