La Couronne de Cuivre

-Nous triompherons, je n'en doute pas, mais est-il réellement nécessaire de hâter l'affrontement ? s'enquit Étienne. Dans l'absolu, nous ne sommes plus qu'à trois ou quatre jours de la cité, et si j'ai bien compris, il est probable que cette tribu ne nous ait pas encore repérés. Pourquoi ne pas profiter de ce répit pour avancer le plus vite possible et essayer de rallier notre objectif ? Quitte à nous arrêter si vraiment nous trouvons un lieu particulièrement propice à la défense ?
-Avancer à marche forcée, au moins dans un premier temps, cela me parait nécessaire, dit Frida. Car il n'y a aucun lieu où nous installer dans les parages.
-Quant à prendre les devants, à aller les attaquer... Oui, les prendre par surprise serait une excellente chose. Reste à y arriver, ce qui n'est pas gagné : eux connaissent parfaitement les Landes, savent interpréter tous les signes. Dans notre groupe, hormis une poignée de rôdeurs, personne n'est capable d'avancer discrètement en pareil terrain.
-Concernant le repérage, je suis d'accord : il est nécessaire. Mais peut-être vaut-il mieux attendre d'avoir consulté les mages et fini l'examen des objets magiques. Pour l'heure, il n'y a rien d'utile pour cette tâche, malheureusement. Mais il y a des armes enchantées qui, assurément, constitueront un précieux avantage quand viendra l'heure de combattre.

" Je sais que la cité n'est normalement peuplée que de quelques groupes épars, mais le mauvais temps a pu y guider d'autres monstres. Il me semble risqué de nous y ruer alors que nous ne savons pas qui ou quoi s'y terre actuellement. Nous pourrions nous retrouver pris en tenailles entre les cannibales et les morts-vivants..."
Il se tourna vers Frida.
" En fait, nous sommes à votre merci et à celle de vos éclaireurs. Nous sommes aveugles et démunis sans vos lumières, quelles qu'elles soient."
Il regarda Robert, ensuite.
" J'imagine que le conseil voudra se réunir demain à l'aube et en débattre. Il me semble qu'il nous faut rapidement décider de ce que nous dirons aux civils... et de la manière dont nous les préparerons, le cas échéant."

-Les civils ont déjà beaucoup murmuré à propos des tambours entendus la nuit dernière, et nous avons pris soin de leur parler des tribus cannibales avant le départ. Mais effectivement, le conseil se réunira le plus vite possible. Je crois néanmoins qu'il est important d'agir dès à présent, dans les domaines où nous le pouvons. Il faut impérativement quitter cette région dépourvue de toute éminence : nous y constituons une cible trop facile. Frida...
-Je pars immédiatement en repérage avec mon groupe, afin que la colonne puisse avancer plus rapidement demain. N'est-ce pas ?
-Exactement. Pour le reste... Nous devons patienter jusqu'à l'aube. Que ceux qui ne sont pas de service aillent se reposer. Mieux vaut prendre des forces tant que nous en avons encore l'opportunité.

" S'il y a des choses à faire avant l'aube, je suis volontaire, dit Hubert, tandis que le groupe se dispersait. Je doute de me rendormir, de toute façon, et j'aime autant ne pas tourner en rond jusqu'au lever du soleil."
Robert allait sans doute le renvoyer à son chariot, mais il pouvait toujours tenter le coup. Au pire, il irait lire la suite du livre sur les créatures des marais, mais peut-être plutôt auprès de l'Académie. Alban était de toute façon au dispensaire, il était donc inutile de jouer les solitaires.

Le chevalier hésita.
-Je serais tenté de vous dire d'aller vous reposer, d'arguer qu'il faudra que vous soyez en pleine forme demain. Mais puisque je n'arriverai pas à dormir moi non plus, et puisqu'il serait malvenu de donner des consignes que je ne serai pas en mesure de respecter moi-même...
Soupir.
-Allons réveiller quelques personnes de l'intendance : nous pouvons dès à présent démonter la cantine, la tente du conseil, ranger les tables... Je laisserai des consignes pour que le déjeuner soit servi dans les chariots. Ainsi serons-nous en mesure de partir plus rapidement que de coutume.

" Parfait. Je vais rassembler mes affaires et les mettre aux écuries, puis je vous retrouverai à la cantine. Cela dit, je pense que nous pourrions aussi lancer la préparation des chevaux avant l'aube... Vu leur nombre, c'est une tâche fastidieuse, et puis vite ils seront nourris et harnachés, plus vite ils seront attelés, et plus vite nous serons partis..."
Sur ces paroles, il fila vers le chariot où il avait presque dormi pour y boucler ses fontes et se rhabiller un peu plus convenablement. Il avait ensuite l'intention d'aller les déposer près de la selle de Grand Vent dans la sellerie de fortune, puis de rejoindre Robert pour l'aider, ainsi que les intendants, à hâter leur départ. Il n'avait cependant pas oublié son intention de sonder l'ensemble des colons. S'ils devaient affronter les cannibales, avoir un traître parmi eux pourrait se révéler destructeur. S'il croisait Ignace, il lui demanderait les listes... après avoir vérifié qu'il avait l'aura nette.

Il peut sans mal aucun mener la première partie de son programme. Une fois ses affaires déposées aux écuries, il rejoignit la petite 'escouade réunie par Robert et, ensemble, ils commencèrent par démonter et ranger les tentes : cela fut pour Hubert une nouvelle opportunité de constater l'habileté des hommes de l'intendance qui, par la force de l'habitude, menèrent l'opération en un temps record. Puis les tables furent escamotées tout aussi rapidement. Et tout aussi silencieusement : il fallait éviter de réveiller en sursaut les colons endormis et, par conséquent, de semer parmi eux l'inquiétude, voire les ferments de la panique.
En moins d'une heure, le travail était accompli. Quant à l'aube, elle risquait de se faire attendre encore longtemps...

L'intendant dormait encore, malheureusement, et Hubert demeura incertain quant à la suite des opérations. Réveiller les chevaux aurait été contre-productif, s'ils espéraient les faire avancer d'un bon pas pendant la journée, aussi ne pouvait-il que calquer son comportement sur celui de Robert et voir si le chevalier pensait encore à d'autres choses. N'ayant jamais été sur un champ de bataille ou dans la moindre situation de bivouac militaire, il avait du mal à transposer ce qu'il savait de l'organisation d'une garde casernée dans cette situation où l'urgence régnait. Il décida, profitant d'un instant de battement, de sonder discrètement l'aura de Robert. Ce serait déjà une bonne chose de faite, et il avait besoin de se rassurer sur ses plus proches compagnons. Ensuite, si le chevalier n'avait rien d'autre à leur faire faire, il irait jusqu'au chariot de l'Académie. L'idée qu'Albérich puisse dormir auprès d'un coeur perverti lui donnait des frisons.

Il ne décela rien de maléfique chez son supérieur. Comme celui-ci, également oisif, remerciait les hommes de l'intendance, leur conseillait de retourner se coucher et annonçait à Hubert qu'il n'y avait rien de particulier à faire dans l'immédiat et qu'il allait donc tromper sa nervosité en patrouillant autour du camp, ce dernier put sans problème gagner les abords de l'Académie et lancer à nouveau son sortilège. Qui, à nouveau, ne décela aucune aura malfaisante. Albérich n'avait donc rien à craindre de ceux près desquels il dormait.

Comme le terrain n'avait pas permis le montage des tentes, Hubert ne savait pas très bien où dormaient les uns et les autres. Mais il décida néanmoins de procéder avec méthode, scrutant chaque chariot à son tour. Il n'aurait peut-être pas le temps de les examiner tous avant l'aube, mais ce serait déjà un début, et cela tromperait sa nervosité. Il fallait qu'il soit systématique et qu'il garde des repères pour couvrir un maximum de terrain possible. S'il avait le temps, il sonderait aussi les sentinelles. Il savait qu'il devrait recommencer avec les listes d'Ignace, car il ne voyait pas à l'intérieur des chariots, et ne pouvait donc pas savoir qui les occupait et si certains manquaient à l'appel, mais il serait déjà soulagé de savoir que Ruth ou Alban étaient protégés eux aussi.

Il put vérifier la moitié des chariots, dont ceux où dormaient les deux enfants : nulle part, il ne repéra ce qu'il cherchait et craignait de trouver. Cela voulait au moins dire qu'outre Robert, les deux clercs responsables du dispensaire et maints colons étaient ce qu'ils semblaient être : de braves gens bien intentionnés. Malheureusement, il ne put mener son labeur plus avant : il commença à y avoir du mouvement, des hommes et des femmes quittaient leurs véhicules pour prendre la direction des cuisines. L'aube n'était pas encore là, mais pareille agitation n'avait rien d'étonnant : il en fallait, du temps, pour préparer de quoi nourrir un demi-millier de personnes. Bien sûr, il pouvait persévérer, mais les risques seraient alors grands d'être surpris, et rien ne disait que ce qu'il se permettait, même si c'était pour le bien de tous, soit accueilli favorablement par ses compagnons de voyage.

De toute façon, il lui fallait les listes d'Ignace. Or, si sa petite armée de marmitons se mettait en mouvement, cela signifiait qu'il serait bientôt sur le pont, lui aussi. Il suivit donc le flot des valeureux vers ce qui restait des cuisines, espérant dénicher l'intendant avant qu'il ne soit trop accaparé par sa tâche. La première étape serait de le sonder, discrètement, à l'abri des regards, la seconde d'aller lui parler. Ignace ne pourrait probablement pas lui fournir les listes immédiatement mais s'il les obtenait dans la journée, ce serait déjà ça de pris. Peut-être faudrait-il les recopier... Du travail en perspective pour Albérich l'oisif dans son chariot des plaisirs.

Malheureusement pour le paladin, Ignace, prenant son travail très à cœur, était déjà à l’œuvre : il supervisait non les marmitons, mais les personnes qui charriaient les vivres en cuisine. prenant des notes à chaque fois qu'il voyait passer un tonneau ou un sac. Robert se tenait à ses côtés, échangeant parfois quelques mots avec lui : sans doute était-il question du petit-déjeuner servi dans les chariots...
Hubert pouvait sonder l'intendant sans être remarqué de ce dernier. En revanche, vu le passage sur la place, quelqu'un d'autre risauait fort de se rendre compte de la manœuvre.

Son sortilège était discret et il pouvait le lancer en moins d'une demi-minute, mais le risque était trop important, aussi renonça-t-il. Il fallait espérer qu'il trouve une autre fenêtre d'opportunité. Il était satisfait de sa nuit mais il ne se sentirait complètement rasséréné que lorsqu'il se serait assuré qu'Alban était la seule et unique source de maléfice dans le convoi. Il songea alors aux mercenaires. S'ils n'étaient pas encore levés, c'était peut-être le moment propice pour aller vérifier qu'ils n'avaient pas des intentions néfastes. D'autant qu'Albérich serait ravi d'apprendre qu'ils avaient tous l'âme blanche et pure... Mais il commençait à y avoir trop de mouvement sur le place et autour d'eux. Non. Il décida plutôt de rejoindre les écuries pour y prêter main forte aux palefreniers.

Ceux-ci n'étaient encore qu'une poignée - sans doute s'agissait-il des plus matinaux, ou des malchanceux qu'on avait tirés du lit en premier - mais leur nombre ne tarda pas à croître. A demi-réveillés, effectuant malgré tout leur travail avec soin, ils discutaient à mi-voix, commentant le réveil anticipé, le démontage prématuré des tentes, les mesures inhabituelles... Ils en connaissaient évidemment la raison : les tambours. Et si Hubert nota chez plusieurs un peu de nervosité, il ne remarqua pas de véritable inquiétude, encore moins d'angoisse : apparemment, mettre la colonne en branle plus tôt que prévu faisait partie des mesures évoquées, avant que l'expédition ne commence réellement, si des Paludiers hostiles venaient à se manifester. Les dirigeants de la Communauté avaient su anticiper, et ils en récoltaient les fruits.
-Mince, moi qui m'étais levée exprès en avance pour vous faire une surprise...
Ruth venait d'apparaître, aussi énergique que si c'était le milieu de l'après-midi mais dépitée de constater que Grand Vent était déjà complètement harnaché.
-Hum, j'en oublie d'être polie... Désolée... Et bonjour, m'sire !

Hubert lui sourit.
" Tu auras encore mille occasions de me faire des surprises, Ruth. Comme tu le sais sans doute, nous devons partir plus tôt aujourd'hui... Comme j'étais levé, je suis venu là où je peux facilement me rendre utile. Je pense qu'aujourd'hui, le mieux que tu puisses faire est de regagner ton chariot et de te reposer un maximum. La nuit sera rude... et nous ne savons vraiment pas de quoi seront faits les jours prochains."
Il l'accompagna à l'extérieur, hésita une seconde, puis se lança. La gamine n'était pas facilement impressionnable, il le savait.
" Ruth, il est possible que nous ayons à combattre dans les jours qui viennent. Je sais que tu as appris de ce qui s'est passé l'autre jour, mais... je veux que tu me promettes, solennellement, que tu ne prendras pas d'initiatives irréfléchies."

Le teint de la fillette rosit et elle baissa instantanément les yeux.
-Oui, j'ai appris, m'sire. J'ai plus envie que des gens soient en danger... ou torturés... ou qu'ils meurent à cause de moi. Et même si j'avais pas assez appris, voir comme c'est dur pour Alban de se remettre, ça aurait terminé de me rendre moins bête. Enfin, un peu.
Elle soupira, releva la tête et posa une main sur son cœur.
-Je jure solennellement, sur ma vie, de ne plus prendre d'initiatives irréfléchies et d'obéir scrupuleusement à tous les ordres qu'on me donnera.

Hubert sourit. Hésita. Puis la regarda droit dans les yeux.
" Ruth. Tu n'es pas obligée d'obéir aux ordres de n'importe qui. Et les initiatives réfléchies sont les bienvenues. Je suis persuadé que tu parviendras à faire la part des choses au moment opportun. Fie-toi à ta mère, à Robert, à moi. Fie-toi à toi-même. Tant qu'il n'y a pas d'alerte, cependant... Ce sont les adultes qui décident."
Il l'entraîna dans les travées du campement, qui ne seraient bientôt plus qu'un souvenir.
" Comptage de pièces, encore aujourd'hui ?"

Elle parut embarrassée.
-Moi je voudrais bien, même si les calculs c'est vraiment pas mon truc, même si hier c'était fatiguant... Mais je sais pas si ça sera toujours valable, vu tout le chamboulement qu'il y a à cause des cannibales. Et puis... Je sais pas si m'sire Ignace il sera d'accord pour que je remplie. Parce que j'ai fait plein d'erreurs, et même s'il a été super patient, même s'il a été très très gentil, je voyais bien que... Qu'il se serait arraché les cheveux s'il en avait encore eu. Et c'est logique, hein : les Intendants, ils ont encore plus de boulot si les autres ils comptent mal...

" Tu as raison... Je ne sais pas comment les bouleversements de la nuit vont affecter notre programme de la journée. Le mieux est de nous en tenir à ce que je te disais plus tôt : reste tranquille, dors, détends-toi... "
Il la guida jusqu'à son chariot.
" Merci d'avoir songé à Grand Vent. Ce sera pour une autre fois. Passe une bonne journée et nous nous verrons ce soir."
Il l'espérait, du moins. Le contraire signifierait un incident en cours de route, ce qu'il ne souhaitait vraiment pas. Il hésita un moment sur la marche à suivre. Une partie de lui-même avait envie d'aller voir l'Académie, s'enquérir de leur humeur, essayer de rassurer ceux qui en avaient besoin. Mais il se doutait qu'il serait reçu par des haussements de sourcils, des grimaces et des commentaires railleurs, aussi retourna-t-il vers le centre du campement, à la recherche de Robert et des premiers ordres du jour. Sans doute le conseil était-il en pleine réunion... Peut-être y avait-il là une opportunité de sonder toute leur équipe en une seule fois...

Sur la place, l'activité battait son plein : il n'y avait ni convives en train de manger ni tables autour desquelles ils auraient pu s'installer, mais une cohorte de personnes portant des plateaux lourdement chargés en direction des chariots. Au milieu de ce ballet continu et fort bien orchestré, le conseil - Frida exceptée - se tenait debout et devisait tout en avalant le gruau matinal. Les mines étaient sérieuses, concentrée et cependant non inquiètes : les dirigeants de la Communauté jouaient-ils la comédie pour essayer de préserver le moral des colons qui pouvaient-ils les voir ou étaient-ils réellement confiants ? Difficile à dire... Ce qui était sûr, en revanche, c'est que si Hubert essayait de les sonder, il ne manquerait pas d'yeux pour observer son manège.

Et donc... Il renonça. Bien sûr, il aurait pu aller trouver le conseil et leur demander la permission, formellement, de sonder l'intégralité des colons. Mais s'il prévenait les gens, alors ils avaient toute latitude pour se protéger de son sortilège avant qu'il ne l'utilise. Il y avait aussi le risque que les conseillers exigent un sauf-conduit de l'assemblée pour prendre une telle décision. Sans compter les discours sur les nouvelles chances et la nécessité d'une confiance de fond entre tous. Bref, le paladin n'en était pas là. Il faudrait qu'il prenne son mal en patience, malgré tout le danger que cela comportait pour eux tous. Pour tromper le temps, il alla chercher son cheval et se positionna en bordure du campement. A défaut de sonder les gens, il pouvait sonder la campagne, ce serait toujours ça de pris...

La campagne alentour ne recelait aucun danger. Du moins, aucun danger autre que ceux inhérents aux bourbiers, la fine couche de boue gelée et celle de neige, un peu plus épaisse, n'offrant guère de protection contre les enlisements...
Un battement d'ailes, au-dessus de sa tête : l'aigle de Frida, qui se dirigeait vers le centre du camp.
Des pas, nombreux : les hommes de l'escorte qui venaient former l'habituel cordon de sécurité.
Le trot d'un cheval : Robert qui s'avançait vers lui.
-Mes confrères font le tour des chariots pour expliquer la situation à leurs occupants, annonça-t-il. La présence à bonne distance d'une tribu hostile, la probabilité qu'elle finisse par nous repérer même si pour l'heure nous ne semblons pas sa cible, la décision prise d'accélérer notre rythme de progression... Bref, la vérité, mais sans dramatiser. Et puis, les nouvelles sont encourageantes : pour l'instant, nos éclaireurs ont pu sans mal repérer les bornes et, par conséquent, ils ont bien avancé. Nous ne devrions plus trop tarder à nous mettre en route.
A l'est, sous sa gangue de nuages sombres, le ciel semblait légèrement plus lumineux.
L'aube approchait.

Le paladin eut un peu du mal à reprendre pied dans l'instant présent, mais acquiesça aux paroles de son supérieur.
" Très bien. J'attends votre signal."
Il rassembla ses rênes et poussa Grand Vent vers la tête de la colonne. L'aube était proche, mais sans doute avait-il encore le temps de prier un moment avant le départ. Plus que jamais, l'aide de Lathandre lui semblait nécessaire. Il avait besoin d'espérer que les choses n'étaient pas aussi mal engagées qu'elles en avaient l'air. Bien sûr, il aurait pu puiser du réconfort dans la tranquillité de la communauté, mais après avoir entendu les paroles de Varamyr, la veille, il avait l'impression que c'était là soit folie, soit résignation.

Le réveil de l'Académie était arrivé plus tôt que de coutume et sous les dehors d'un homme de l'intendance venu - compensation non négligeable - leur apporter le petit déjeuner. Il annonça au groupe que dame Marthe était en réunion - tous prirent alors conscience de son absence -, qu'il avait été décidé que la Communauté, par souci de précaution eu égard à la présence de Paludieurs hostiles à des lieues d'ici, partirait plus tôt et plus promptement que d'ordinaire, et que la juge leur en dirait plus à son retour.
Ce qu'elle fit une dizaine de minutes plus tard.
-L'idée est de forcer l'allure, de profiter du fait qu'ils ne nous ont sans doute pas encore repérés pour se rapprocher de la cité et, en cas de besoin, trouver un lieu où nous pourrons nous défendre efficacement.

Albérich n'en pensait pas grand chose. La défense était un domaine dont il ignorait tout, et il ne s'était jamais retrouvé dans pareille situation. La seule option était de s'en remettre à la communauté et à ceux qui avaient pensé et organisé leur voyage. C'était assurément un cas de figure qu'ils avaient envisagé et le petit Paludier au lynx était sans doute le mieux informé concernant les tribus de la région. L'un dans l'autre, l'attente serait à nouveau le lot des civils.

Curieusement, le Luménien ne ressentait aucune tension particulière. Pas qu'il ait particulièrement confiance dans la capacité des colons à se défendre contre des guerriers hirsutes et voraces surgis des marais. Il supposait que les Paludiers pouvaient l'emporter. Ou pas. Ce n'était pas le plus important et c'était hors de sa sphère d'influence. Non, Albérich était simplement soulagé, quelque part, que le drame qu'il avait pressenti depuis le début de leur voyage, l'ombre qu'il savait tapie, le mal qui ne manquerait jamais de retrouver sa trace, ait enfin un visage. Cela le rendait moins effrayant. Il réalisa que s'il avait été anxieux pour Thibault, la veille, il ne parvenait pas à s'inquiéter pour lui-même. Quant aux autres, autour de lui... Ils avaient choisi de tenter leur chance. Il était triste pour les enfants, cependant.

Il espéra que personne ne se fendrait d'un commentaire creux. Il n'y avait rien à dire. Ils devaient juste continuer en donnant l'illusion de la normalité, jusqu'à ce qu'ils soient contraints à affronter les ténèbres.

Personne ne fit de commentaire creux, et tout ce déroula simplement comme un matin où la colonne, n'ayant pu trouver de lieu propice où bivouaquer, était restée en formation sur la route. Nul n'empêcha ceux qui le souhaitaient de sortir, et ils se pressèrent sans qu'il fût besoin de le leur dire. Un peu plus tard, alors que la grisaille de l'aube avait remplacé les ténèbres de la nuit, le chariot s'ébranla. Déjà, à l'intérieur, on s'était organisé comme bien des fois auparavant : Marthe avait entrepris de travailler et les autres, soucieux de ne point déranger les plus sérieux d'entre eux, avaient qui tiré un livre, qui tenté de se rendormir.

Albérich imita la juge en ressortant ses parchemins. Malgré la menace qui pesait désormais sur leurs têtes, il s'y perdit comme de coutume, sans que le danger n'impacte sa concentration. A la faveur d'une des rares pauses qu'il se permit, il songea au fait que c'était plutôt bon signe : travailler était un acte de défiance face au destin cruel. Quelque chose en lui était persuadé qu'ils parviendraient à la cité en ruines et que cette constitution servirait à quelque chose. Tout en reposant ses yeux, il observa les gens autour de lui, les Académiciens, cette poignée d'intellectuels perdus dans les marécages hostiles. Ils étaient incroyablement vulnérables, à la merci de ces gens d'armes dont ils se défiaient le sourire aux lèvres. Et dans les jours — peut-être les heures — à venir, cette dépendance serait décuplée, en dépit de leur courage, de leur détermination, ils devraient confier leur vie à aux épées de leurs compagnons. Comme ils le faisaient en fait depuis des veilles entières.
Il souhaita qu'ils s'en tirent tous, même s'il ne parvenait pas à le croire vraiment.
Quand il recommença à prendre des notes, il fit l'effort d'écrire lisiblement, d'éliminer les abréviations, d'expliciter ce qui lui était familier mais pouvait sembler obscur au novice. Pour que s'il mourrait, son labeur ne soit pas perdu... car tel était l'esprit de leur entreprise.

Tandis qu'Hubert priait, on tira les chevaux des écuries pour les atteler aux chariots, on démonta les ultimes tentes, on acheva de ranger le matériel. Et, sitôt que la luminosité fut suffisante, la colonne se reforma puis se mit en route.
Le jour vint. Gris, froid, neigeux : les flocons tombaient sans grande intensité mais avec régularité, ce qui, inexorablement, épaississait la couche immaculée qui commençait à recouvrir entièrement le sol. Néanmoins, il faudrait encore bien longtemps avant que chercher des pelles et déblayer le passage devienne nécessaire.
Le paladin découvrit que la voie était à présent ouverte par un bel écureuil roux que l'un des rôdeurs avait dépêché devant le premier de leurs véhicules et qui, sans mal, suivait la piste tracée par le groupe d'éclaireurs parti au cours de la nuit. Quant à l'aigle de Frida, il les survola à deux reprises au cours des heures suivantes pour aller délivrer des messages à Robert avant de repartir à tire d'ailes vers sa maîtresse.

Hubert chemina tranquillement en bordure de colonne, remontant parfois en tête, descendant presque jusqu'au train de matériel à d'autres moments, échangeant des phrases convenues avec ses officiers quand il les croisait. De temps en temps, sans s'en rendre compte, il faisait jouer son épée dans son fourreau, comme s'il s'attendait à devoir la tirer dans l'heure. Il scrutait les marais, seulement à moitié présent, songeant malgré lui à ces listes qu'il n'avait pas obtenues, à cet examen imparfait de leur colonie, au risque qu'il y ait des traîtres parmi eux. Bien sûr, cela pouvait des âmes vénales et perverties, mais qui n'avaient d'autre objectif que de se remplir les poches, sans forcément vouloir meurtrir les autres voyageurs. Mais il pouvait y avoir pire et il savait que son âme ne trouverait pas le repos avant d'avoir la certitude que chacun d'entre eux, du bébé le plus braillard au vieillard le plus fluet, était passé sous l'oeil magique de son pouvoir. Cela devait attendre et ce n'était pas le point fort d'Hubert.
Quand il vit passer l'aigle, il ne s'en inquiéta pas outre mesure : s'il y avait des choses à savoir, Robert l'informerait. Rien ne servait de craindre l'affrontement : il viendrait, il faudrait faire face, voilà tout. Quelque part, le paladin était presque pressé qu'il survienne... mais sur un meilleur terrain.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée