La Couronne de Cuivre

" Enfin, murmura Mona. On a beau savoir que ça peut arriver, et je devrais me réjouir pour Lucie mais... voilà... Ce n'est pas évident. J'imaginais déjà mes petits enfants..."
Elle haussa les épaules.
" Nous y survivrons. Est-ce que je peux vous servir quelque chose ? Ou bien vous voulez quand même sortir ? Les esprits sont échauffés, j'ai entendu..."

Nouvelle hésitation.
-Je pense que je vais aller à la taverne, oui. Cela me donnera sans doute l'occasion d'avoir des informations encore plus précises que celles rapportées par Victor. Mais j'espère vraiment que tout cela va vite se régler.
Il voulait savoir, en particulier, si les centaures avaient plié bagage où s'ils se trouvaient toujours dans leur bivouac. Dans le second cas, l'hypothèse d'une mascarade orchestrée pour les désigner comme coupables deviendrait plus solide...

" Je crains que vous ne découvriez pas mes concitoyens sous leur meilleur jour." dit Mona avec un sourire contrit.
Elle rassembla ses affaires et retourna vers la cuisine.
" Bonne soirée."
Au dehors, il faisait frais et noir. Le couvert nuageux était encore très léger, peut-être la pluie ne serait-elle qu'une bruine. Taliesin croisa plusieurs personnes qui convergeaient vers la taverne et quand il s'en approcha, il devina, au bruit qui s'en échappait, que les trois-quarts du village, ou presque, devaient s'y trouver.

Cela ne le découragea pas. Puisqu'il se trouvait dans la vallée avec ses enfants, il était préférable qu'il soit à même de juger du climat embiant... Et puis, il avait envie d'en savoir davantage, tout simplement. Peut-être parce qu'il ne pouvait s'empêcher de soupçonner qu'il y avait anguille sous roche, que les coupables désignés n'étaient pas les vrais responsables... Cependant, il resterait vigilant et si ça présence dérangeait par trop, il se replierait : il ne voulait pas s'attirer d'ennuis.

Personne ne se montra hostile lorsque Taliesin entra dans la taverne. Au contraire les gens parurent embarrassés, voire prévenants. Après tout, c'étaient des elfes qui avaient été tués, et il était sans doute logique que les villageois se sentent désolés vis à vis du barde. Pour le reste, il pouvait boire sa bière au comptoir ou tenter de se trouver une place — les amis de Yann étaient disséminés ça et là dans l'assemblée.

Ne souhaitant pas s'imposer, Taliesin demeura au comptoir. Mais il prit soin de sourire à tous ceux qui l'observèrent, espérant ainsi encourager ceux qui pourraient vouloir venir lui adresser la parole. Et surtout, il tendit l'oreille, désireux d'en apprendre autant que possible sur ce drame. Par devers lui, il songeait que le fait d'être un elfe pourrait lui servir : s'il émettait des doutes sur la culpabilité des centaures, personnes n'irait le soupçonner de chercher à les protéger : c'étaient ses semblables qui avaient été massacrés, après tout...

De ce qu'il glana, les gens étaient tendus, passablement effrayés, mais aussi confiants en la capacité de leurs autorités d'enquêter sérieusement sur les faits. Il devait y avoir un déplacement sur les lieux le lendemain, histoire de relever tous ces indices que les paysans n'avaient pas cherchés au moment d'emporter les corps. Certains espéraient que les pluies nocturnes n'auraient pas tout effacé, d'autres craignaient que leurs propres bottes maladroites n'aient détruit des preuves cruciales. On discutait de traces de sabots dans la boue — personne n'en avait remarqué, mais personne n'en avait cherché, non plus. A une table, on discutait justement de savoir si on pouvait différencier l'empreinte d'un cheval de celle d'un centaure*— on s'accordait pour penser que les centaures n'étaient pas ferrés. Moins vocaux, plus discrets, certains parlaient déjà des mesures qui seraient prises. On évoquait la possibilité de les arrêter pour meurtre, tout en craignant qu'ils refusent de se plier à la justice humaine. On discutait de ce que l'on ferait alors, de ce qui semblerait adéquat au vu de la situation.

Ce qu'il entendit le rassura : il n'y avait pas d'appel à la vengeance, on n'envisageait pas de s'en prendre immédiatement aux suspects...Semblables choses auraient été possibles, pourtant, face à la peur que ce drame ne pousse les elfes à entrer en guerre contre la vallée.
Cependant, tout en commandant une nouvelle pinte, il demanda mine de rien à la patronne si les centaures étaient toujours établis au même endroit.

" Je dois avouer que je n'en sais rien, dit la tenancière. Ce n'est pas si près que ça, ce pâturage... mais j'imagine que oui. Sinon les bergers en auraient parlé et je n'ai rien entendu de tel."
Un autre client, accoudé au bar, soupira, les moustaches pleines de bière.
" Dommage qu'ils ne se sont pas tirés. On en aurait été débarrassés."

Voilà une bonne occasion de voir comment son point de vue était reçu...
-Je comprends. Mais le fait qu'ils soient demeurés en place me fait douter qu'ils soient responsables de ce drame. Mon fils m'a dit qu'on aurait retrouvé de grosses pointes de flèches, sur les lieux du massacre, lesquelles auraient amené les soupçons sur eux... Mais quel criminel serait assez stupide pour rester bien en vue après avoir abandonné sur le théâtre de ses méfaits des indices si flagrants de sa culpabilité ? Or, les centaures sont intelligents...

" Mais apparemment, ils avaient pas laissé de traces, justement, dit l'homme. On a retrouvé une seule pointe de flèche, et très profondément enfoncée dans une plaie... Enfin, je vous passe les détails. Toutes les autres flèches ont disparu : pas d'empennage, pas de pointes, rien du tout. Pourtant, d'après ce que j'ai compris, chaque elfe... enfin... ils ont chacun pris plusieurs projectiles dans le corps...
— Mais pas tous. Y'en a au moins un qui a eu le crâne défoncé." intervint un de ses voisins.

De telles horreurs dans une vallée d'ordinaire préservée... Il comprenait que les gens soient secoués.
-Nul doute que les autorités parviendront sous peu à connaître la vérité, dit-il simplement.
Mais lui-même continuait à douter de la culpabilité des centaures. Ne serait-ce que parce qu'il y avait d'autres criminels à l’œuvre dans les parages. Ceux-là même qui avaient enlevé Cordélia.

" Il faudrait quand même qu'on retrouve cette princesse, dit la tenancière.
— Les elfes font de meilleurs pisteurs que nous, et s'ils sont partis dans la forêt, même pour suivre des traces, ce serait risqué...
— Mais si on ne fait rien, les elfes seront furieux..."

-Si vous m'indiquez où ça s'est passé, je peux toujours aller jeter un coup d’œil, dit-il. Je ne suis ni un elfe sylvestre, ni un rôdeur, alors il ne me paraît pas improbable que vos autorités arrivent à un meilleur résultat que moi. Mais ce serait toujours une démarche en plus et le peuple de la princesse pourrait apprécier...
Et si cela pouvait apaiser un peu les habitants, diminuer encore le risque d'incident, ce serait bon à prendre.

" On peut pas vous demander une chose pareille : vous êtes en vacances, et puis voilà que vous devriez vous pencher sur une histoire aussi sordide ? Franchement, ce serait pas très sympathique de notre part." dit la tenancière.
Son client paraissait moins catégorique.
" C'est vrai que vous, vous pourriez entrer dans le bois sans rien risquer. Les elfes vous tireraient pas dessus, vu que vous êtes des leurs...
— On peut prévenir les gens de l'abbaye, quand ils arrivent demain... Ils seraient contents d'avoir votre aide, sûr."

Les vacances étaient terminées depuis bien longtemps. Depuis l'enlèvement de Cordélia...
-Proposez-leur toujours. S'ils acceptent, je leur donnerai volontiers un coup de main.
Il en connaissait un qui allait être furieux. Surtout s'il embarquait Titus dont les pouvoirs pourraient leur être d'une grande utilité.

" On dit que le Semeur en personne va se déplacer, dit l'aubergiste. Je me demande s'il aura le temps pour une bénédiction.
— Ça m'étonnerait qu'il ait ce genre de choses en tête. Nos accords avec les elfes sont très anciens et jusqu'ici, ils avaient été scrupuleusement respectés... Ce qui s'est produit... Ah... c'est vraiment un désastre.
— Te déprime pas, Guido. Entre peuples civilisés, les gens se parlent."

-Je pense vraiment que vous n'avez pas à vous en faire. Le crime s'est produit dans la vallée, certes, mais votre communauté n'en est pas responsable et, au contraire, elle met tout en œuvre pour découvrir ce qui s'est passé et arrêter les coupables. Dès lors, je ne vois pas pourquoi les elfes remettraient en cause les accords passés avec vous.

" Je connais pas les accords, mais on avait sans doute une responsabilité... vous savez... de garantir leur sécurité tant qu'ils étaient sur nos terres. C'est une ambassade, après tout.
— Et comment ils savent, les elfes, que c'est pas nous qui avons fait le coup ? Il parait qu'elle était jolie, cette princesse. Ils pourraient facilement penser que des rustres..."
Elle frissonna.
" Parce qu'ils nous connaissent pas et qu'ils savent pas que personne ici ferait jamais une chose pareille."

Personne dans la vallée, il n'en mettrait pas sa main à couper...
-Mais ils savent que ces accords sont cruciaux, pour vous. Dès lors, ils auront du mal à vous imaginer prenant le risques de les rompre... Et même si d'aventure le crime était imputable à des résidents de la vallée, ceux-là seuls seraient coupables : on ne condamne pas tout un groupe pour les méfaits de quelques-uns.

" Ah ça, vous êtes gentil, messire, mais la plupart des elfes mettent tous les humains dans le même sac.
— Ils disent qu'il y a du passif, des histoires d'avant, dont eux se souviennent... mais pas nous, parce que ça date.
— Ils seront pas conciliants si on ne trouve pas rapidement le coupable.
— Mais on va chercher, vous avez raison. On préviendra les autorités que vous voulez bien donner un coup de main."

Il fut tenté de répondre que les hommes avaient aussi tendance à mettre tous les elfes - ou tous les cenatures, ou tous les faunes, ou tous les étrangers - dans le même panier. Mais il préféra s'abstenir.
-Je ne doute pas que la vérité sera bientôt connu. Et si les coupables sont difficiles à identifier, les elfes enquêteront simplement de concert avec vos autorités.

" J'espère que ce sera aussi simple que vous le dites." dit le dénommé Guido.
Le tenancière acquiesça.
" Nous le souhaitons tous."

-Moi y compris.
Il faisait son travail, quelque part : le rôle des bardes n'était pas uniquement de divertir mais également d'apaiser, quand c'était possible. Cependant, il était sincère en disant qu'il espérait un dénouement heureux. Il ne souhaitait aucun mal aux habitants de la Vallée, quels que soit les défauts qu'il puise leur trouver.

La conversation changea petit à petit, passant sur des sujets moins graves, les récoltes de l'un, la grange à réparer de l'autre, les recettes de tourtes du troisième. Un peu plus loin, Taliesin entendit prononcer le nom de Lucie, à une table où on s'échangeait des nouvelles des uns et des autres. On s'étonnait tout en comprenant ce qui lui arrivait. Il entendit mentionner le nom de Yann, aussi, mais c'était difficile de savoir exactement ce qui se racontait, car il était au coeur d'une foule bruyante et suivre une conversation à pareille distance relevait du défi...

Il ne s'approcha pas des personnes évoquant ces sujets. Non qu'il ne se sente pas concerné par les malheurs de Yann : c'était même tout le contraire, il était vraiment désolé pour le jeune homme. Mais se mêler des conversations et poser des questions, alors qu'il était un étranger... Cela semblerait des plus indiscrets. De surcroit, si l'un de ses amis voulait prendre de ses nouvelles, il viendrait sans doute l'aborder : l'elfe n'avait pas l'impression d'être particulièrement intimidant, surtout pour des personnes avec qui il avait déjà partagé une soirée en cette même taverne.

Mais les amis de Yann ne vinrent pas s'enquérir de lui. Sans doute ne pensaient-ils pas que l'elfe put en savoir davantage qu'eux sur ce sujet. Non, la personne qui vint aborder le barde était tout autre : c'était un petit vieux au visage ridé, maigre et noueux comme une racine, le sourire facile mais la bouche relativement édentée.
" Alors, vos chansons, ça s'passe comment ? Z'êtes pas encore v'nu voir les anciens ? Faut pas écouter les jeunes, mon garçon, ils chantent tous faux !"

Bigre, c'est qu'il avait complètement oublié cette histoire...
-Oh, je n'ai pas été découragé... Je n'ai tout simplement pas eu le temps de m'en occuper, accaparé par d'autres tâches... Néanmoins, si vous souhaitez me faire découvrir quelques-unes de vos chansons, c'est avec plaisir que je les écouterai.

" Je crains d'avoir le gosier encore bien trop sec, gloussa le vieux. Mais je pourrais bien m'décider à vous chanter une p'tite chanson, ma foi, ça dépend du style qui vous plait !"
Il rit joyeusement.
" Mais comment vous allez rendre la mélodie dans votre bouquin ? C'est pour un bouquin, c'est ça ?"

Mine de rien, ce mensonge lui pesait : cela l'embêtait de raconter des salades à ces gens, d'autant qu'ils risquaient d'être déçus s'il ne faisait rien des chansons qu'ils viendraient sans doute à lui communiquer...
-A terme, oui. Quant à savoir s'il concernera uniquement la vallée ou s'il traitera de plusieurs régions, c'est encore dur à dire. En revanche, retranscrire la mélodie ne pose aucun problème : je joindrai aux paroles des partitions, qui sont une sorte d'alphabet reproduisant les notes, les rythmes...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile