La Couronne de Cuivre

Prince s'était réfugié dans la charpente de l'écurie, sous sa forme d'écureuil. Elle perçut aisément sa présence mais il rechignait à descendre. Sheldon l'avait vu, autrefois, et la petite créature était emplie d'une énergie belliqueuse. Malheureusement, même sous sa forme d'étalon, il était conscient de ne pouvoir faire le poids face à un monstre du gabarit du centaure roux. Ce n'était pourtant pas l'envie d'intervenir qui lui manquait.
Sheldon, de son côté, faisait transporter les portes démontées vers le fond du bâtiment, dans l'ombre que la lampe d'Astrée ne pouvait dissiper. Il revint ensuite jusqu'à la pile de harnachements qu'avaient entreposé les autres centaures, se pencha pour ramasser quelque chose dans le fatras, puis leva les yeux et croisa le regard d'Astrée. Un léger sourire, peut-être sinistre, passa sur ses lèvres, tandis qu'il marchait vers elle.
" Debout. Retourne-toi." ordonna-t-il quand il fut devant elle.

Astrée serra les dents. Qu'est-ce qu'il voulait ? L'attacher ? Avec les lanières dont les humains se servaient pour entraver les centaures ? Elle l'imaginait bien faire ce genre de chose. Oui, c'était probablement ça.
Malheureusement, elle savait très bien qu'elle n'avait pas d'autre choix que d'obéir. Et de préférence sans poser de question. Quelle brute...
Elle hocha la tête, calmement, sans ciller, s'efforçant de montrer une absence totale de peur. Elle se releva, et lui tourna le dos, comme il le demandait. Avec tout de même une forte appréhension au sujet de ce qui allait se produire...

Il lui attrapa les bras, lui tira les mains dans le dos, sans douceur mais sans brutalité excessive, puis lui lia les poignets avec une lanière de cuir. Il ne serra pas trop fort, mais ne lui laissa pas non plus la moindre latitude de mouvement. Il n'alla pas plus loin, la fit pivoter par les épaules, jusqu'à ce qu'elle soit à nouveau face à lui. Il la poussa ensuite légèrement en arrière et elle sentit son dos contre la paroi de bois de la stalle. Il noua alors l'extrémité de la lanière qui lui retenait les poings à un anneau de métal fixé dans une planche. Elle pouvait légèrement se déplacer latéralement, mais à peine.
" Si tu n'apprends pas à baisser les yeux devant moi, je vais devoir te les bander. Qu'est-ce que tu choisis, humaine ?" demanda-t-il ensuite.

Astrée serra les dents, les poings. Pourquoi cette brute se croyait-elle le droit de se comporter ainsi ? Il l'agaçait, fortement. Elle sentait la colère monter. Mais elle savait aussi qu'il était dix fois plus fort qu'elle... Il valait mieux faire profil bas, c'était évident. Et pourtant... et pourtant elle ne voulait pas se soumettre. Pas le provoquer non plus. Trouver un juste milieu. A moins qu'il ne soit indispensable de passer par de la soumission pour qu'il lui fasse un minimum confiance ?
Elle hésita, juste un instant... puis se décida à questionner, d'un ton calme, celui d'une conversation ordinaire.
- Pourquoi est-ce si important pour toi ? Et pourquoi m'attacher alors que je n'ai nulle intention de m'enfuir... et que de toute façon tout est fermé ?
Elle n'avait pas baissé les yeux, mais s'efforçait de ne pas y mettre la moindre nuance de défi ou d'agressivité. Juste une interrogation calme. Et légitime, de son point de vue... tant pis si ça l'agaçait.

Mais la question d'Astrée sembla pousser Sheldon un peu trop loin. Il referma brusquement la main sur sa gorge.
" Maudite humaine ! Que cherches-tu ?! A ce que je te tue ? Doutes-tu de ma capacité, de ma volonté à le faire ?! gronda-t-il, hors de lui. Ferme-la et réponds à ma question, ou je te bâillonnerai en plus !"
Il donna un coup de sabot violent dans la paroi de bois à quelques centimètres seulement de son genou. Autant dire que s'il avait mal visé, la jeune femme aurait eu la rotule en bouillie.

Astrée s'attendait à sa réaction. Certes, elle aurait préféré une autre réponse, mais elle savait que c'était un espoir vain face à une brute colérique comme lui. Elle resta donc parfaitement calme, et se contenta d'un haussement d'épaules.
- Si c'est si important pour toi, je peux les baisser.
Bon, peut-être pas tout le temps. Pas lorsqu'elle lui parlait, par exemple. Mais il avait apparemment besoin de se rassurer sur le fait qu'elle respectait son autorité. Et puis de toute façon, elle n'avait nulle envie qu'il lui bande les yeux, ni d'être bâillonnée. Être attachée la révoltait déjà suffisamment. Et elle ne pouvait même pas demander à Prince de la libérer tant qu'il y avait des centaures dans les parages... Et s'ils soutenaient un siège, ça allait s'éterniser.
Elle baissa les yeux quelques instants, grimaça en contemplant ses pieds nus et gelés, puis détourna le regard, avec curiosité, vers ce que faisaient les autres centaures. Elle avait froid. Elle se souvint avoir emporté une couverture. Pourquoi n'avait-elle pas pensé à s'y envelopper un moment lorsqu'elle était tranquillement assise ?

Sheldon frémissait encore de colère lorsqu'il s'éloigna à nouveau de son pas pesant, la queue battant l'air. Il regagna la sellerie, franchissant l'arche avant de disparaître. Deux centaures triaient les légumes qu'ils avaient rapportés, tandis que les autres étaient désormais en train de démonter une stalle dans la première partie de l'écurie. Astrée entendit le bruit du bois qui se brise et des clous qui plient. Un jeune homme au poil noir s'approcha alors d'Astrée, curieux, et lui sourit doucement, incertain. Il ne dit cependant rien. La rôdeuse vit que son visage portait encore les marques du harnais qu'il avait porté jusqu'il y a peu, et ses poignets étaient barrés de sang.

Astrée sourit en retour avec centaure, avec douceur. Elle avait envie de lui parler, de lui dire combien elle était désolée de ce qu'il avait vécu. Mais Sheldon risquait de ne pas apprécier qu'elle adresse la parole à quiconque : il avait l'ouïe fine, et elle ne voulait pas avoir l'air de braver ouvertement son autorité. Elle savait qu'il était important qu'il soit perçu par les autres comme étant leur chef incontestable. Elle préférait ne pas trop se demander si c'était la seule raison pour laquelle elle lui obéissait, ne pas sonder la peur latente au fond de son esprit. Elle se sentait tendue comme un arc, dans son effort pour rester calme et sereine d’apparence. Elle devait absolument garder confiance dans le fait qu'il ne la tuerait pas sans raison, même si c'était une confiance bien illusoire, même si le "sans raison" ne voulait pas forcément dire la même chose pour lui que pour elle... Et elle se sentait épuisée.
Elle s'efforça d'afficher un sourire aussi doux et confiant que possible, et fit une grimace éloquente en désignant du menton ses poignets ensanglantés. Elle hésita, jeta un coup d'oeil vers l'arche derrière laquelle avait disparu Sheldon, attendit que le bruit des cloisons couvre ses paroles et murmura, tout bas :
" Il y a des baumes dans ma sacoche, si tu veux, pour soigner ça... Mais il faudrait la permission de Sheldon j'imagine."

Le centaure inclina légèrement la tête, comme s'il avait du mal à la comprendre, puis fit un pas dans sa direction. Il lui sourit à nouveau, s'approcha un peu plus, jusqu'à être juste devant elle. Il baissa les yeux sur ses poignets blessés, les éprouva du pouce, puis releva à nouveau les yeux sur la jeune femme. Il parut un instant songeur. Puis il se porta en avant et saisit d'une main le sein droit de la rôdeuse, forçant l'autre entre ses jambes, avec une brutalité non feinte. En même temps, il tenta de l'embrasser.

Astrée resta un instant stupéfaite, comme si son esprit refusait de comprendre ce qui se passait. Ça n'était pas possible, il n'allait pas...
- Lâche-moi ! gronda-t-elle d'une voix forte, blême de colère, en se jetant en arrière.
Son dos heurtant la cloison lui rappela qu'elle n'avait pas d'échappatoire.
- Tu arrêtes ça tout de suite !
Elle sentit que sa voix montait un peu trop dans les aigus.

Mais le jeune centaure n'avait pas l'intention d'obtempérer et il plaqua son torse nu contre elle. Astrée sentit l'étoffe de sa tunique se déchirer sous les doigts de son agresseur, tandis que sa seconde main continuait à se frayer un passage entre ses cuisses. Il était bien entendu beaucoup plus fort qu'elle et coincée contre la paroi, elle n'avait aucun moyen de lui échapper. Comme elle lui refusait sa bouche, il se contenta de lui embrasser la joue et l'oreille, bien que son baiser soit presque une morsure.

Astrée sentit la panique l'envahir.
" Sheldon !"
Elle avait hurlé son nom. Bien trop fort. Il devait arrêter ça, il était leur chef ! Il fallait qu'il intervienne. Il ne pouvait pas tolérer que ses hommes fasse ça...
Une petite voix lui susurra qu'il pouvait aussi trouver ça très amusant... Mais non, un chef centaure ne pouvait laisser faire un viol, c'était impossible. Il allait venir, il allait l'aider. Même si elle n'était qu'une simple humaine ? Elle sentit sa vue se brouiller et serra les dents, essayant de donner un coup de pied dans les jambes de son agresseur.

Sheldon fut sur eux dans l'instant. Il frappa le centaure noir des antérieurs, l'envoyant voler dans la poussière. Un juron brutal s'échappa de ses lèvres, en sylvestre, et il se plaça à moitié au-dessus de l'agresseur qui, pétrifié, n'osait plus bouger d'un pouce. Il avait une marque de sabot nette sur son épaule chevaline, dont dégoutait du sang.
" Qu'est-ce que tu crois que tu fais, au juste ?" gronda Sheldon d'une voix sourde, comme amplifiée.
Le noir se contenta de baisser les yeux. Sheldon claqua de l'antérieur sur le sol, soulevant un nuage de poussière, puis se redressa et jeta un regard meurtrier sur le reste du groupe qui s'était immobilisé.
" Est-ce cela qu'on vous a enseigné ? Que les centaures violent les humaines ? Etes-vous complètement fous ?"
Pas un seul d'entre eux ne broncha, mais plusieurs baissèrent les yeux. Astrée eut l'impression que le chef de la harde avait un haut le coeur. Il fit ensuite volte-face et la regarda sans beaucoup plus de compassion. Sa tunique avait souffert, révélant plus de son anatomie qu'elle ne l'aurait aimé. Il revint vers elle, passa un bras derrière son dos et la détacha.
" Voilà ce que ton peuple a fait au mien, grommela-t-il en lui libérant les poings. Rhabille-toi et tiens-toi à distance. Ils n'ont jamais touché une femme de leur vie."

Astrée hocha la tête, en silence. Elle sentait ses jambes flageoler, la tête lui tourner légèrement.
" Merci", fit-elle d'un ton un peu rauque en levant les yeux vers lui. Elle lui était reconnaissante, même si elle savait qu'il ne faisait que tenir son rôle de chef en agissant ainsi. Ce n'était certainement ni par bonté d'âme, ni par compassion. Juste par principe.
Elle s'écarta légèrement du groupe, glissant dos à la paroi, et rajusta sa tunique de son mieux, sans y parvenir aussi bien qu'elle l'aurait voulu avec ses mains trop tremblantes. Elle se sentait épuisée. Elle finit par se laisser glisser au sol, s'asseyant dos à la paroi. Puis elle sortit la couverture qu'elle avait emmenée et s'y enveloppa. Elle espérait juste que Sheldon veuille bien la laisser rester assise. Elle n'était pas certaine de tenir vraiment sur ses jambes, pour l'heure.

Sheldon ne lui prêta plus la moindre attention, et les autres centaures prirent garde à ne pas s'approcher d'elle. Celui qui l'avait agressée boitait désormais, et le sang avait strié son pelage sombre. Aucun n'osait regarder dans sa direction. La rôdeuse les entendit travailler dans la sellerie et vers l'entrée de l'écurie. Ils avaient manifestement trouvé des clous, peut-être récupérés sur les stalles, peut-être issus d'un matériel de secours pour ferrure, car elle les entendait marteler quelque chose. Les harnachements disparurent peu à peu, emportés ça et là. Sheldon finit par revenir dans sa direction mais il bifurqua à l'intérieur de la stalle dans il avait surgi plus tôt et elle l'entendit se coucher. Les autres continuaient à se déplacer : sans doute avait-il passé ses consignes.

Astrée observait les centaures à la dérobée. Elle se sentait complètement vidée. Trop de peur, trop d'émotions fortes. Elle avait la tête qui tournait. pas assez mangé, trop de fatigue accumulée. Elle frissonnait sous sa couverture.
Elle essaya de deviner ce qu'ils fabriquaient, mais ils étaient trop loin de sa lampe. Et elle était trop épuisée pour réfléchir. Elle avait juste conscience d'une chose: Sheldon n'était pas aveuglé par la haine, et il avait retrouvé sa place et son rôle de chef. Une bonne chose, même si elle ne pouvait absolument pas prévoir de ce qu'il allait décider pour la suite... et que ça continuait à l'inquiéter.
Elle ferma les yeux. Elle s'inquiéterait de ça demain. Tout à l'heure plutôt. Il fallait qu'elle dorme, elle n'en pouvait plus. Elle aurait voulu se réfugier dans une des stalles, hors de vue, se coucher sur de la paille pas trop sale. Mais Sheldon n'apprécierait pas... Elle grimaça en réalisant qu'elle n'osait rien faire sans sa permission. Par les dieux, ce qu'elle détestait avoir à obéir comme ça. Elle détestait les chefs qui règnent par la peur et la violence. Mais c'était ainsi que fonctionnaient les centaures apparemment... Autre race, autre mœurs : elle n'avait pas à les juger, juste à s 'adapter, au moins en apparence. Pas si simple.
Elle se déplaça légèrement, rassembla un peu de paille qui traînait au sol, et s'installa aussi confortablement que possible, roulée en boule sous sa couverture. Étrangement, elle savait pouvoir dormir sans crainte : Sheldon avait imposé sa loi et nul ne viendrait l'ennuyer.

Et le sommeil eut raison d'elle, la fauchant presque immédiatement. Il fut irrégulier cependant, et plus d'une fois, elle émergea quelques minutes troubles, devinant des silhouettes en mouvement non loin d'elle, des murmures, avant de retourner à sa torpeur. Elle s'éveilla plus tard, les narines chatouillées par une odeur de soupe, et cette fois, ses yeux s'ouvrirent plus largement. Les centaures avaient allumé un petit feu au centre de la travée, sur lequel mitonnait quelque chose. Ils étaient tous en cercle et Astrée percevait leur excitation. Sheldon était debout, les observant, bras croisés, l'expression maussade. Il devina ou entendit le réveil de la rôdeuse, car il tourna les yeux dans sa direction. Elle nota qu'il avait drapé une étoffe autour de son torse, nouée sur l'épaule, et qu'il tenait un épieu de fortune.

Astrée se redressa en silence, toujours enroulée dans sa couverture, et s'assit à nouveau le dos à la paroi. Elle salua Sheldon d'un léger signe de tête. C'était un geste de pure politesse, elle savait qu'il ne lui répondrait pas et, finalement, ça n'avait pas d'importance.
Son estomac grondait, lui rappelant qu'elle n'avait pas mangé depuis une éternité. Elle n'osait pas s'approcher, bien évidemment, sans que Sheldon l'y invite. Pour l'heure, il avait retrouvé une fière allure de chef de guerre et allait sans doute donner ses consignes. Peu probable que ça la concerne, peu probable qu'il parle le commun. Elle tendit l'oreille, néanmoins, sans bouger de sa place. Elle essaya de se persuader que son obéissance avait uniquement pour but d'afficher un certain respect au chef des centaures, comme celui-ci semblait l'attendre de ses subordonnés, que c'était juste pour ne pas défier son autorité. Mais au fond d'elle, elle ressentait un relent de crainte qui ne lui plaisait guère.
Bon. Il fallait qu'elle cesse d'avoir peur. Il ne la respecterait pas si elle avait peur. Il fallait qu'elle affiche une confiance sereine, qu'elle maîtrise ses émotions. Juste rester calme.

Sheldon tapa du sabot pour attirer l'attention de l'un de ses nouveaux subordonnés. Quelques secondes plus tard, celui-ci apporta un bol de soupe à la rôdeuse. C'était une vieille gamelle qui avait connu de meilleurs jours, mais c'était mieux que rien. Elle contenait une bouillie de légumes cuits mélangés à des lentilles et des céréales, quelque chose qui sans être fin, était très certainement roboratif. C'était brûlant et il n'y avait pas de couverts. Le centaure n'osa pas rester plus d'une seconde devant elle, battant rapidement en retraite vers le feu.

Astrée vit venir le bol de soupe avec reconnaissance.
" Merci," fit-elle doucement, en posant quelques instants le bol brûlant au sol. Elle avait parlé suffisamment fort, toutefois, pour que Sheldon l'entende également. Après tout, le remerciement s'adressait aussi à lui. Elle ne savait pas trop si elle était gênée ou soulagée de voir à quel point les centaures craignaient de se trouver près d'elle. Peut-être que c'était mieux comme ça. Elle refusait de songer à l'incident de la veille : la peur était trop prégnante encore en elle. Elle serra un peu plus sa couverture autour de ses épaules.
Elle tendit l'oreille, mais il allait sans doute parler sylvestre, du moins si tous les centaures présent le comprenaient. Enfin, sauf s'il estimait nécessaire qu'elle soit au courant. Décidément, elle n'aimait pas devoir dépendre ainsi de la volonté de quelqu'un d'autre, et surtout elle n'aimait pas ne pas oser se déplacer, ne pas oser parler et poser les questions qui la taraudaient. Elle se sentait lâche, et pourtant elle savait bien que c'était l'attitude la plus sage, au moins jusqu'à ce qu'il soit certain qu'elle respectait sa position de chef.
Elle finit par reprendre son bol et but l'espèce de bouillie, gorgée après gorgée, sans trop se soucier du goût, savourant le plaisir de manger enfin quelque chose de chaud. Elle observait, de tous ses yeux, de toutes ses oreilles, ce qui se passait à côté.

Sheldon laissa les centaures se restaurer un moment avant d'attirer leur attention. Le ciel avait grisé, Astrée le vit par les fenêtres qui les surplombaient. L'aube était proche, désormais, et les Montequins allaient probablement agir... Ils savaient, cependant, que la nuit ne leur était pas favorable. Les centaures se levèrent un à un et firent face à leur nouveau chef.
" Le soleil va se lever et les humains vont essayer de nous déloger de l'écurie. Nous n'allons pas nous laisser faire, annonça-t-il, en commun. Il est probable qu'ils tenteront de passer par les issues habituelles, mais quand ils réaliseront que nous les attendons, il est possible qu'ils essaient de se frayer un passage par ailleurs."
Son regard se déplaça sur les sept centaures qui lui faisaient face.
" Powys, Conleth et Fintan, vous surveillerez l'arrière. Arzhel, Tawr et Rhys, vous couvrirez l'avant. Vous avez la permission de tuer au besoin. Ils ne doivent pas passer."

Astrée frissonna aux dernières paroles de Sheldon. Certes, cela n'avait rien d'étonnant. Il était presque rassurant qu'il le précise, en un sens : cela prouvait son autorité. Mais tout de même, elle espérait qu'on n'en arriverait pas là...
Elle se morigéna aussitôt : bien sûr qu'on en arriverait là, ils ne parviendraient pas à se libérer sans effusion de sang. Elle pouvait juste espérer que les victimes soient certains de leurs bourreaux les plus cruels, qu'il n'y ait pas trop de morts d'innocents. Pas du tout était une inaccessible utopie... Elle espérait juste que Hugo, par exemple, ne se trouverait pas ici...

Et bien sûr, elle se trouvait encore une fois exclue de ses plans. Soit parce qu'il la jugeait être une pauvre petite chose fragile et inutile, soit, plus probablement, parce qu'il craignait qu'elle ne lui obéisse pas. Ou, pire, qu'elle le trahisse. En ce qui concernait l'obéissance, il n'avait pas forcément tort, du reste. Mais elle sentait bien que la vraie raison était qu'il n'avait pas confiance en elle.
Elle ne prononça pas un mot, se contentant d'observer. De toute façon, il n'aurait pas accepté qu'elle prenne la parole quelle qu'en soit la raison. Tant pis pour lui, qu'il se débrouille, c'était lui le stratège après tout.
Elle leva tout de même les yeux vers le plafond. Il n'y avait pas cinquante solution pour pénétrer dans la pièce : les portes, gardées, les murs, probablement solides à moins qu'il ne s'y trouve un point faible quelque part, et le toit avec ses fenêtres. Pour elle, c'était le point d'accès le plus probable. Et un bon moyen d'obliger les centaures à sortir était de casser une fenêtre et d'envoyer quelques flèches enflammées. Ou peut-être simplement de les bombarder de flèches. Et évidemment, elle se trouverait alors au beau milieu du combat. Misère, qu'est-ce qu'elle était venue faire dans cette galère...

Une fois ses maigres troupes informées sur leur mission respective, Sheldon les laissa rejoindre leurs places et jeta de la poussière sur le feu, avant de venir vers Astrée. Il s'arrêta à quelques pas d'elle et demeura silencieux un moment.
" Que vas-tu faire, humaine ?" demanda-t-il alors.

La question la surprit. Elle s'attendait à ce qu'il l'ignore complètement, ou à ce qu'il lui donne des ordres. Pas à ce qu'il lui demande ses intentions. Un bon point : il avait compris qu'elle n'était pas l'une de ses subordonnées... ou alors c'était un test.
Elle réfléchit un instant, réalisant qu'elle ne savait absolument pas ce qu'elle comptait faire. A quoi pouvait-elle bien être utile, puisqu'il avait déjà tout prévu ? Que pouvait-elle faire d'autre qu'attendre ? Elle était coincée ici de toute façon. Mais tout de même, elle n'allait pas rester tranquillement assise dans son coin à attendre que les choses se passent d'elles-mêmes ou que le monde s'écroule.
Et à ce propos... où était Neffen ? Et surtout, avait-il réussi ? Elle aurait voulu le demander à Sheldon, mais lui dirait-il ou se mettrait-il en colère ? Hum... Mieux valait commencer simplement par répondre à sa question, et jauger son humeur, avant de l'interroger.

Elle leva calmement les yeux vers lui.
" Je ne sais pas exactement à quoi je peux être utile...", répondit-elle simplement, en toute sincérité.
Elle jeta un nouveau regard vers le plafond.
" Mais je pense que les humains pourraient essayer de vous attaquer par le toit. Je peux me tromper complètement, je ne suis pas forcément bonne stratège, mais c'est une possibilité à ne pas négliger. Donc je peux essayer de surveiller ce qui se passe là-haut, si tu veux. Sauf si tu penses que je peux être plus utile à autre chose... Ou si Neffen a besoin de mon aide..."
C'était une façon discrète de prendre des nouvelles...
Peut-être devrait-elle tenter de monter sur le toit. Fabriquer un échafaudage quelconque, glisser la tête par une fenêtre si c'était possible ? Y grimper, si elle arrivait à passer en démontant le toit alentours ? Elles semblaient petites. Était-ce une bonne idée ? Elle n'avait pas forcément envie de faire face à un groupe d'assaillants humains, là-haut. D'un autre côté, elle était la seule à pouvoir tenter quelque chose de ce genre. Et elle allait aussi, bien sûr, envoyer Prince en reconnaissance.

" Tu ne peux rien pour Neffen et il n'est pas question que tu t'approches de lui, humaine." répondit le chef de la harde d'un ton brusque.
Il leva ensuite les yeux vers le toit, songeur.
" Nous les entendrons marcher sur le toit. Et ils seront peu nombreux à tenter l'escalade. Mais cela reste une possibilité."
Il baissa le regard sur la rôdeuse.
" Prépare-toi à défendre ta vie. S'ils passent, ils te tueront sans aucun doute. Même si tu es de leur race. De cela, tu ne dois pas douter. Même si tu me trahissais."
Il eut un sourire mauvais, prit une profonde inspiration et s'éloigna.

Elle sentit ses poils se hérisser. Il osait lui interdire de s'approcher de Neffen ? Après tout ce qu'ils avaient accompli, elle et lui, ensemble ? Et il s'imaginait peut-être qu'elle comptait lui obéir bien sagement ?
Hum... certes, elle n'avait pas vraiment le choix... mais elle pouvait toujours envoyer Prince, sous forme d'abeille, voir si Neffen était encore à l'intérieur de la stalle. Et il était possible également que Neffen doivent réellement être seul pour faire ce qu'il avait à faire, après tout, et que ce ne soit qu'une façon fort peu diplomatique de lui dire. Simplement, elle n'allait pas obéir juste parce qu'il le lui ordonnait. Il lui fallait une raison valable de le faire. Décidément, elle détestait l'autoritarisme...
Et bien sûr, il s'imaginait toujours qu'elle pouvait le trahir. Alors qu'elle savait très bien qu'elle risquait sa vie pour les avoir aidés.

Elle regarda à nouveau le toit. Certes, ils les entendraient marcher... mais ensuite ? Ils ne pourraient rien faire contre une attaque venue de là-haut. Ni eux, ni elle sans doute. Leur seule chance était que Neffen ait réussi. Qu'il ait pu trouver un chemin dans l'âme des centaures domestiques, comme il disait, et qu'il ait pu leur parler dans leurs rêves. Et cela, elle n'en savait rien.
Elle le regarda s'éloigner avec un haussement d'épaule presque résigné, au moins en apparence... et un peu trop de révolte au fond de l'âme. Son premier réflexe fut ensuite de contacter Prince, pour lui demander de se changer en abeiller et d'aller voir ce qui se tramait dans la stalle où elle avait déposé Neffen, une éternité plus tôt. C'était plus ou moins derrière la cloison contre la quelle elle se trouvait, puisqu'elle n'avait presque pas bougé. Elle voulait au moins savoir s'il y était encore.

Le lever du jour rendait Prince plus audacieux et plus efficace. Il quitta sa poutre haut perchée pour glisser jusqu'au sol, passer furtivement derrière sa maîtresse, puis gagner la stalle. Neffen s'y trouvait, sous sa forme de centaure, mais il paraissait profondément endormi. Sa respiration était régulière, mais extrêmement lente et à peine perceptible. L'abeille dut voleter presque contre ses lèvres pour en deviner le souffle. De la même manière, son coeur battait lentement, une éternité s'écoulant entre chaque martèlement. Sa peau était glacée, il paraissait comme pétrifié. Une couverture le recouvrait presque entièrement et Sheldon en avait glissé une seconde sous sa tête. Derrière ses paupières, seule agitation, ses yeux bougeaient comme emportés dans un songe dément.

La première réaction d'Astrée fut une inquiétude vaguement mêlée de panique à l'idée que Neffen soit peut-être inconscient. Maisnon, ça n'était pas une inconscience ordinaire. Peut-être une sorte de transe. Peut-être était-il justement en train de parler aux centaures domestiques dans leur sommeil, comme il l'avait annoncé. Ou peut-être était-ce autre chose. Mais si c'était bien ça, alors effectivement il ne devait pas être dérangé. Elle aurait juste voulu en être sûre, ne pas avoir à se demander si ça n'était pas tout simplement le contre-coup de l'énergie qu'il avait dû donner pour guérir Sheldon. Si seulement le chef des centaures était un tout petit peu moins ombrageux, elle aurait pu lui poser la question. Mais bien évidemment, elle n'oserait pas, à moins qu'il lui adresse la parole le premier. Ça ressemblait presque à de la lâcheté, et pourtant elle savait que c'était plus sage ainsi.

Une chose était en tout cas certaine : elle ne pouvait sans doute rien pour aider Neffen, comme Sheldon le lui avait dit. Elle aurait pourtant bien voulu pouvoir parler à quelqu'un d'amical, pour changer. Elle se sentait trop tendue, les nerfs à vif.
Avec un soupir, elle jeta un coup d'oeil à ce qui se préparait près de la porte principale, se sentant parfaitement inutile. Non, la seule chose qu'elle pouvait faire d'utile, et qui lui permettrait au moins de savoir ce qui se passait puisque Sheldon ne daignerait pas l'en informer, c'était d'envoyer Prince jouer les espions à l'extérieur. Si jamais il se tramait quoi que ce soit d'important, elle pourrait en avertir Sheldon. Ca ne servirait sans doute à rien : ils allaient simplement essayer d'entrer dans l'écurie, puis ils pouvaient essayer de les déloger. Et ensuite, s'ils échouaient, ils se contenteraient de maintenir le siège en attendant qu'ils soient à cours d'eau et de nourriture. La seule inquiétude, lui semblait-il, était la possibilité qu'ils avaient de tirer une flèche depuis l'une des fenêtres du toit. Mais ils devaient être tellement sûrs de leur victoire qu'ils n'essaieraient peut-être même pas.
Elle demanda finalement à Prince, sous sa forme d'abeille, de trouver une issue, l'une des aérations par exemple, et d'essayer de lui faire savoir ce qui se passait au-dehors. Au moins, elle ne resterait pas à se morfondre en attendant une attaque.

Audehors, les Montequins avaient commencé à se rassembler. Ils avaient probablement déjà tenté d'ouvrir les portes et réalisé qu'elles avaient été barricadées de l'intérieur. Prince reconnut plusieurs personnes qu'il avait déjà entrevues plusieurs fois, et notamment la totalité des notables du village. Beaucoup de jeunes gens étaient armés d'arcs, d'épieu ou d'armes plus rudimentaires, soustraites à leur usage agricole. L'abeille ne savait pas vraiment compter, mais elle évoqua un champ de fleurs couvert d'une cinquantaine de corolles jaunes et blanches. Mais pour l'instant, hormis une première ligne armée qui surveillait les deux issues, les gens semblaient surtout se perdre en palabres animés.

Une cinquantaine, et la plupart armés ça faisait beaucoup de monde... Ils devaient discuter de l'attitude à adopter, se demandant s'il valait mieux se contenter de les affamer par un siège ou attaquer. Puisqu'ils ne savaient pas ce que faisait le shaman, le siège devait leur paraître une option assez sûre. Mais il pouvait se prolonger un certain temps, puisqu'apparemment les centaures étaient capable de jeûner plusieurs jours. Pas elle, en revanche. D'un autre côté, ils pouvaient aussi craindre que l'exemple ainsi donné aux autres centaures du village les entraîne à se révolter eux aussi, ou à être moins coopératifs... Donc l'option d'attaquer se défendait, elle aussi. Enfin, c'est ce qu'il lui semblait. Mais ils attendraient peut-être un moment avant de se décider, peut-être même quelques jours. Ils ne pouvaient pas imaginer, bien sûr, que le shaman était probablement en train d'appeler les autres centaures à la révolte. Bref... De ses réflexions, Astrée déduisit que pour sa part, elle pouvait sans doute se préparer à une journée entière d'inactivité forcée.
Elle ordonna à Prince de continuer à surveiller, discrètement. Il n'y avait rien d'autre à faire. Ah, si, une broutille : raccommoder sa tunique pour ne pas se trouver empêtrée dans sa couverture si jamais il fallait en venir à lutter pour sauver sa vie. Une préoccupation sans doute ridicule, mais puisqu'elle n'avait rien d'utile à faire, autant en profiter...
Elle se leva avec dans l'idée de se trouver une stalle pas totalement démontée où elle pourrait ôter sa tunique à l'abri des regards. Si toutefois Sheldon ne s'avisait pas de lui interdire de se cacher... Elle le chercha du regard avant de s'avancer ouvertement vers la stalle la plus proche. Pas celle de Neffen bien sûr.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine