La Couronne de Cuivre

Vint l'heure du repas puis celle du conseil, lequel s'avéra plutôt bref. D'une part, Albérich lut son compte-rendu et tous convinrent que l'expédition n'avait somme toute apporté aucune réponse mais, bien au contraire, multiplié les questions. D'autre part, Étienne leur donna des nouvelles de leurs compagnons. Il signala que Louis et Frida en avaient terminé avec le recensement et avec la présentation des valeurs de la Communauté aux multiples candidats attendant de les rejoindre. L'idéal serait donc de leur transmettre la liste des fournitures à rapporter au plus tard le surlendemain, afin qu'ils puissent reprendre la route sans trop tarder.

Après le conseil, Albérich s’entretint brièvement avec Clovis pour lui fixer rendez-vous le lendemain en début d’après-midi, histoire qu’ils finalisent la liste des marchandises dont ils avaient besoin. De cette manière, le nouvel intendant avait encore la matinée pour terminer ses consultations avec les différents membres de la communauté, en ce compris Barthélémy, Ulrich, Gus, les enseignants et les artisans.

Ensuite, il retrouva Hubert dans la grande salle. Celui-ci avait l’air de ne pas exactement quoi savoir faire de lui-même, aussi lui proposa-t-il, en tout bien tout honneur, d’aller faire un tour à la chapelle. Entre Lathandrites, c’était une destination plus ou moins réaliste.
Ils grimpèrent les marches en silence, l’un à la suite de l’autre, entrèrent dans la petite pièce toujours aussi nue, déserte et obscure. Hubert ferma la porte et conjura lui-même la lumière. Pendant un moment, ils se contentèrent de s’observer. Puis Albérich bougea légèrement, Hubert le perçut comme une invitation, et ils se retrouvèrent dans les bras l’un de l’autre. Le paladin brûlait de désir et le Luménien s’offrit à son étreinte, s’abandonnant à des sensations imprévues — loin d’être désagréables, tandis que les mains d’Hubert se glissaient à l’intérieur de ses vêtements. Il avait les paumes chaudes, un peu rêches, vives et possessives, elles glissaient sur sa peau pour caresser, parfois saisir, tandis que ses lèvres baisaient les siennes, puis sa gorge, pour revenir en arrière, le souffle court. Quelqu’un gémit et Albérich réalisa que c’était lui-même. Il frémit, Hubert chercha à s’écarter, mais il lui attrapa la nuque pour l’en empêcher. Le paladin se cambra puis étouffa un cri et parvint à lui échapper. Même à la lueur bleuâtre du sortilège, Albérich vit qu’il s’était empourpré.
« Je suis… vraiment… vraiment… Hum… Navré. »
Le clerc passa les paumes sur son visage et essaya de remettre un peu d’ordre dans ses cheveux.
« Il va falloir que tu perdes cette habitude. D’être désolé, je veux dire. »
Hubert demeura à l’écart et Albérich comprit que son corps l’avait trahi. Cela le réjouit étrangement, mais il se garda bien de faire le moindre commentaire. Il alla vers la fenêtre pour dissimuler son petit sourire. Le paladin le rejoignit quelques minutes plus tard, glissant un bras autour de sa taille. Il soupira d’aise.
« Je vais… reprendre… le contrôle, murmura le chevalier. Je dois… réaliser, c’est tout.
— C’est plutôt flatteur, en fait, dit le Luménien, avec malice.
— Ah, misère, Albérich. Misère. »
Le clerc appuya la tête contre son épaule et ils regardèrent la nuit noire, à l’est, d’où jaillirait le soleil au petit matin. Il faisait froid, le vent était piquant, la fenêtre large pour célébrer Lathandre au mieux. Albérich frissonna et Hubert le serra plus étroitement contre lui.
« Puis-je te demander… depuis combien de temps… tu as ce genre de sentiments me concernant ? » demanda finalement le Luménien.
Hubert resta silencieux quelques secondes.
« Ah. Hum. Je pense que tu m’as eu à « « J’espère que ce n’est pas de cette manière que vous comptez vous adresser à moi, messire de Maleval. », murmura-t-il.
— Mais…
— Je sais. »
Albérich s’écarta pour le dévisager dans la pénombre, stupéfait.
« Hubert…
— Je suis désolé.
— Thibault t’a forcé la main, en fait. Tu ne comptais pas ... te déclarer. »
Le paladin pinça les lèvres et détourna un moment la tête.
« Tu regrettes ?
— Quoi ? Mais non ! Bien sûr que non !
— Alors pourquoi avoir attendu si longtemps ?
— Comment voulais-tu que je sache comment tu allais réagir ? »
Albérich acquiesça.
« Quand même… Tout ce temps… Tu m’as même encouragé à courtiser Mahaut.
— Je ne t’ai jamais encouragé. »
Le Luménien se remémora un moment cette époque, leurs virées à la taverne et les conversations de fin de soirée. Il finit par sourire.
« C’est vrai. La femme, le chien, le jardin derrière la maison. Je comprends mieux pourquoi tu étais le célibataire le plus courtisé de Solarcis.
— Je n’ai pas envie d’évoquer cette époque, murmura Hubert. Pas ce soir. J’ai longtemps erré dans le noir. J’ai besoin de lumière. »
Il secoua la tête, Albérich frissonna à nouveau.
« Il fait trop froid dans cet endroit. Si nous voulons en faire… hum… Peut-être que Lathandre est offusqué, en fait…
— Laisse-moi régler ça avec Lui, tu veux. Nous prendrons des couvertures. Et quelque chose pour masquer la fenêtre pendant la nuit. De toute façon, pour l’instant, ce n’est une chapelle que dans mes rêves. Je n’ai pas le moindre fidèle.
— Tu m’as moi.
— Ah pitié, ne m’impose pas de te faire une cérémonie privée ! Je ne suis pas certain d’y arriver.
— Pourtant ce serait drôle… »
Le Luménien posa un baiser sur ses lèvres pour le faire taire.
« Descendons aux thermes. » proposa alors Hubert.
Albérich l’observa, incertain.
« Nous n’y serons certainement pas seuls.
— Ce n’est pas grave. Il y fait chaud. »
Le clerc leva les yeux au ciel puis haussa les épaules. Le paladin ne le laissa cependant pas partir sans l'étreindre une dernière fois.

Les thermes n'étaient pas déserts, effectivement. Mais ils n'étaient pas bondés non plus, loin s'en fallait : la plupart des membres de la Communauté étaient ailleurs, bavardant, jouant ou se détendant dans la salle commune ou dans leurs quartiers. N'étaient présentes que quelques personnes sans doute désireuses de profiter des lieux alors qu'ils étaient moins animés qu'en d'autrees moment de la journée. Du nombre n'étaient aucune connaissance proche du paladin et du clerc.

Albérich et Hubert se déshabillèrent séparément, comme de coutume, et de la même manière, le paladin était dans l'eau avant le clerc. Celui-ci le rejoignit bientôt et s'appuya au bord du bassin, à côté de lui, en conservant une distance respectable. La sensation de chaleur était extrêmement agréable après le froid de la nuit. Le Luménien eut l'impression qu'il pourrait s'assoupir tranquillement, dans cette félicité absolue.
Sous l'eau, une main lui frôla la cuisse, et il rouvrit les yeux.
Ils se réchauffèrent un moment, silencieux et tranquilles, avant de quitter la protection de l'eau et de monter vers leur chambre. Les enfants n'y étaient pas encore mais ils ne s'en formalisèrent pas. Ils les entendraient arriver : il suffisait d'être vigilants jusque là. Ils s'installèrent contre le mur, chez Albérich. Le Luménien avait pensé à subtiliser une théière et ils s'emmitouflèrent dans leurs couvertures.
" Quand j'ai accepté de prendre des écuyers, j'ai pensé à ce genre de menus tracas... mais comme je ne pensais pas... que mes élans déboucheraient sur quoi que ce soit... Je ne me suis pas insurgé." remarqua Hubert, en humant sa tasse.
Albérich sourit doucement.
" Il faudra bien le leur dire, tôt ou tard."
Un pli barra le front du paladin.
" Oui. Je ne sais pas." dit-il finalement.
Il y avait là autre chose, le Luménien le subodorait, mais il ne posa aucune question. Hubert relâcha sa respiration.
" Ce n'est pas un aveu facile. Je sais que Giovanni prétend que la communauté est différente mais... J'ai été suffisamment échaudé par le passé...
— Est-ce la raison pour laquelle tu as quitté Luménis ? demanda finalement le clerc.
— Non, oh non. Ce que je t'ai raconté est la stricte vérité... Mes amours... n'y étaient pour rien. Et je n'y ai laissé personne, non plus. Mais... Hum."
Son regard s'était perdu dans le vague.
" A Luménis, la commanderie me protégeait… Mes inclinations étaient connues… Je ne les avais pas publicisées, entends-moi bien mais… J’ai eu des ennuis avec mon écuyer. Quand j’ai été adoubé, j’avais 18 ans, on m’a tout de suite confié un gamin. Florent de Montaigu. Douze ans, un pedigree irréprochable et une arrogance... Misère… J’étais jeune, sans doute maladroit, mais j’essayais de faire de mon mieux… Florent me méprisait sans en faire aucun mystère. J’étais un fils de la boue, un campagnard de la brousse antelucienne. Il était furieux de m’avoir été confié. Il se plaignait de moi sans cesse et ne faisait rien de ce que je lui demandais. Et puis il a prétendu que j’avais abusé de lui. C’était un mensonge, je n’ai jamais touché cette petite ordure, mais… un de mes pairs m’avait surpris sortant d’une maison close que je n’aurais pas dû fréquenter et en avait averti mes supérieurs. Aussi, quand Florent s’est plaint… Ils me l’ont retiré. Je pense qu’ils n’accordaient pas réellement de crédit à la parole de ce gosse, notre inimitié était chose connue, mais… On m’a confié une fille, ensuite, puis une autre. J’ai été convoqué par le Commandant qui m’a renouvelé sa confiance en me conseillant d’être plus discret. Et puis on m'a demandé de m'afficher avec une de mes consoeurs. Ce que j'ai fait. J'étais mortifié d'avoir peut-être attiré l'opprobre sur l'ordre... C'était une période douloureuse. Je n'étais pas certain de ce que j'étais, de ce qu'il me fallait... Je me disais qu'il y avait peut-être moyen... de changer. J'ai beaucoup prié, j'ai beaucoup travaillé, et de temps en temps, je succombais... J'étais jeune, j'avais besoin... Bref. De ce point de vue, c'est une période pour laquelle je n'ai aucune nostalgie."
Il soupira. Albérich lui serra doucement le genou pour le ramener dans l'instant présent. Le paladin rougit légèrement.
" Je comprends tes réserves... Mais Alban t'adore, Hubert. Il n'irait jamais raconter des mensonges de cet acabit te concernant, tu le sais bien.
— Je sais. Mais je ne suis pas prêt."
Il y avait d'autres blessures là-dessous, Albérich en était conscient, mais le paladin s'était déjà livré avec plus de candeur que jamais. Le Luménien avait toujours su qu'Hubert était un être secret, qui prétendait n'avoir rien à raconter, et en découvrait seulement la véritable raison. La discussion sur les ébats illicites qu'ils avaient eue au banquet précédant leur départ vers les Landes lui revint. Le chevalier s'en était écarté avec humeur, prétextant une sexualité sans histoires, mais la cause en était tout autre... Il était certain qu'en dehors des cercles sunites, d'Antelucas, et de l'intimité de certains milieux fermés, les couples de même sexe étaient rares, ou du moins invisibles. Hormis Thibault, Albérich n'était pas certain de pouvoir citer la moindre personne ayant ce type de sensibilité. Il avait du mal à mesurer l'impact qu'aurait un tel aveu sur leurs relations ou la communauté dans son ensemble. Ils étaient l'un et l'autre des personnes en vue, dotés d'une certaine autorité, et il n'était pas impossible qu'une partie des gens soient choqués. Il savait que certaines franges des églises chauntéennes et lathandrites condamnaient les unions qui ne permettaient nulle croissance, mais ce n'était pas le cas du sanctuaire luménien, même si la question ne s'était jamais réellement posée pendant qu'il s'y trouvait. Les colons venaient de partout, c'était difficile d'anticiper. Sans doute la réserve d'Hubert était-elle raisonnable. Un peu triste, mais raisonnable. Pour l'heure, du moins.
Ils étaient désormais tous les deux songeurs, et Albérich se glissa dans le champ de vision du paladin pour l'arracher à ses pensées.

C'est alors qu'ils perçurent distinctement des pas et des voix dans le couloir : les écuyers rentraient se coucher et, comme il n'était pas encore très tard, ils ne faisaient pas trop de bruit sans tenter non plus de n'en faire aucun. Ils dépassèrent la porte de la chambre du clerc, puis la suivante et ouvrirent enfin la troisième, regagnant leurs pénates. Si ni Albérich ni Hubert ne pouvaient saisir leurs paroles, ils notèrent la bonne humeur de leur conversation murmurée, laquelle ne donnait pas du tout l'impression qu'ils soient très fatigués...

Hubert embrassa silencieusement Albérich sur le front, puis se leva et se glissa de l'autre côté de la toile, sans essayer de se faire discret. Il traversa sa chambre, enlevant ses bottes au passage, puis entrouvrit le passage qui menait chez les enfants.
" Tout va bien pour vous ?" demanda-t-il.

Ruth et Alban, assis sur leurs lits, étaient en train de se déchausser. Ils avaient apporté avec eux une bougie dont la flamme mouvante faisait danser, sur les murs, des ombres qui, si l'on prenait garde, semblaient donner vie au mystérieux décor forestier.
-Tout va bien ! dit la fillette, souriante.
-J'espère que nous n'avons pas fait trop de bruit... ajouta le petit garçon, embarrassé.

" Bien sûr que non, dit le paladin, conscient que son intervention devait peut-être paraître étrange. Je voulais juste..."
Il songea bienheureusement à la tâche qu'il leur avait confiée après l'entraînement.
" ... m'assurer que vous vous en étiez tirés avec le cheval."
Comme il n'y avait pas beaucoup d'espace, Hubert avait renvoyé Grand Vent dans son plan depuis plusieurs jours, déjà, mais le grand cheval de Robert avait besoin de soins et d'exercice ce qui, dans l'atmosphère confinée de la forteresse, n'était pas toujours évident.

-Très bien, messire.
-Et avec les autres aussi.
-Ce qui me fait penser... Messire, pourriez vous demander à messire Albérich s'il serait d'accord pour que, demain après-midi, messire Gabriel lui emprunte Douce et Placide ? D'après messire Barthélemy, le contact avec les chevaux est apaisant et, par conséquent, messire Gabriel voudrait voir si s'occuper d'eux voire essayer de les monter ne ferait pas du bien à certains Paludiers. Or, comme les chevaux de messire...
-Pari gagné !
-Pardon ?
-Six "messire" en une phrase ! Et j'aurais déjà gagné avec cinq !
-Oh pfff... Il y avait plusieurs phrases, en plus.
-Ouais, en une tirade, si tu veux. Ça change rien.
-C'est bon, tu as gagné et je tiendrai parole.
Il soupira puis refit face au paladin.
-Je disais donc... Les chevaux de messire Albérich étant très doux... Enfin voilà...

" Je lui demanderai, mais je pense qu'il n'y aura aucun souci. C'est une bonne chose que ces animaux bougent un peu et ce n'est pas... messire Albérich qui va s'en occuper."
Il eut l'impression qu'il entendait une exclamation outrée venir de très loin derrière et n'y prêta aucune attention.
" Cela dit, techniquement, vu qu'Albérich est désormais à nouveau clerc, je ne suis pas certain que messire soit la bonne appellation. Maître ou Monseigneur... Ou alors... Votre Em...
— Ça suffit !"
Le Luménien surgit derrière lui et sourit aux enfants.
" Je dirai à Gabriel qu'il peut m'emprunter les chevaux demain, sans soucis. Et techniquement, Placide appartient à son Excellence de Maleval. Moi, je me contente de le monter."

-Je vous demande pardon pour la méprise, monseigneur.
Ç'aurait pu être une plaisanterie. Mais non : le gosse avait usé du titre le plus sérieusement du monde.
Ruth, de son côté, s'était mordue la lèvre pour ne pas éclater de rire.
-Vous êtes fichu, il vous appellera comme ça tout le temps, maintenant... lâcha-t-elle, peinant pour conserver son sérieux. Même si vous lui dites d'arrêter, il pourra pas : par exemple, Giovanni lui a ordonné de l'appeler par son prénom et de le tutoyer mais rien à faire, il n'y arrive pas.
-Ce ne serait pas très conforme à l'étiquette... se défendit son ami, subitement rubicond.

" Hubert, tu vas me payer ça, remarqua le Luménien en levant les yeux au ciel.
— Je n'y suis pour rien, moi."
Il dévisagea les deux enfants.
" Nous allons ajouter des cours d'étiquette à nos séances quotidiennes. Je vais tâcher de nous dénicher un bouquin sur le sujet dans la bibliothèque des instituteurs... De cette manière, il n'y aura pas de discussion. Maintenant, très chers écuyers... Je vous souhaite la bonne nu-iiiit."
Une main venait de se poser sur son postérieur, habilement dissimulée par la toile de séparation et le Luménien lui-même.
" Moi également. Dormez bien."
Albérich s'esquiva le premier tandis qu'Hubert reprenait sa contenance.

-Bonne nuit monseigneur. Bonne nuit messire.
-Monsieur le baron, c'est "votre excellence" qu'il faut dire, on vient de vous l'expliquer !
Difficile de savoir s'ils allaient se mettre au lit, continuer à se chamailler ou déclencher un pugilat. Néanmoins, le côté positif de la situation, c'est qu'ils ne prêtaient plus aucune attention au paladin ou à son expression. Laquelle, sinon, les aurait peut-être surpris.

Albérich attendait Hubert de son côté de la toile. Il se sentait étrangement émoustillé, les sens en alerte, se demandant quelle forme prendrait l’immanquable revanche du paladin. Il l’entendit regagner la pièce centrale puis le froissement de ses vêtements comme il se déshabillait. Il gagna la fenêtre, lorgna vers l’extérieur. Hubert entra, s’arrêta derrière lui et l’embrassa dans le cou. Ses mains gagnèrent sa poitrine, commencèrent à délacer sa tunique. Il ne se défendit en rien, s’appuya légèrement contre son amant.
« Viens te coucher, monseigneur, lui glissa Hubert tout en écartant les pans de sa chemise.
— Bien sûr, votre excellence. »
Mais le paladin termina d’abord de le déshabiller avant qu’ils ne se réfugient sous les couvertures. Le Luménien était nu, Hubert se débarrassa de sa tunique de nuit, et ils demeurèrent d’abord l’un près de l’autre, se frôlant à peine, avant qu’Albérich ne souffle la bougie. Leurs corps s’épousèrent alors dans le noir, peau contre peau, très doucement. L’émoi du paladin était manifeste, il dégageait une agréable chaleur dans laquelle le Luménien se lova, et il sentit son propre organisme réagir, quelque chose se crisper dans son ventre, une sensation merveilleuse et douloureuse à la fois, qui joua bientôt sur le rythme de sa respiration, sur ses mouvements, et il nicha son visage contre l’épaule de son compagnon pour garder le silence. Hubert était impitoyable, cependant, ses mains se faisaient curieuses, impérieuses, indécentes, et elles cessèrent bientôt de dessiner des arabesques sur son dos pour lui caresser les fesses, puis se glisser entre leurs corps et frôler la source fébrile de son désir.
Le Lathandrite ne se défendit pas. Il s’offrit tout entier aux sensations qu’éveillait son amant, de la langue au bout des doigts, sans résister, sans protester, sans tenter de contrôler ou de repousser l’inévitable. Et il ne fallut pas grand chose. Il eut toutes les peines du monde à se taire mais Hubert lui emprisonna la bouche de la sienne pour museler son extase.
Il le libéra quelques secondes plus tard, Albérich prit une profonde inspiration, puis frémit, se réfugiant entre les bras du paladin. A bout de souffle, encore bouleversé, il savait qu’Hubert n’avait pas encore atteint la délivrance et tâtonna vers son entrejambe. Il suffit d’un frôlement pour qu’il explose contre sa paume et le Luménien ne put s’empêcher de sourire.
« Désolé. » murmura à nouveau le paladin.
Ils s’embrassèrent dans le noir, conscients soudain du silence qui régnait autour d’eux. Les enfants avaient dû s’endormir. Albérich avait l’impression d’être dans l’endroit le plus accueillant au monde, chaud et doux, bienveillant, et il s’étonnait de la manière dont son corps et celui du paladin s’accordaient l’un à l’autre comme s’ils avaient été faits pour s’associer. Leur étreinte paraissait naturelle, leurs lèvres se trouvaient sans chercher, ils étaient simplement taillés pour s’enlacer.
Bien sûr, c’était ridicule, il en était conscient. C’étaient des impressions nées de l’amour, déformées, idéales. Mais peu importait. Il n’avait pas ressenti pareil émerveillement depuis des lustres. Peut-être jamais, tout bien réfléchi.
Non, ce n’était pas un moment pour réfléchir. C’était un moment pour vivre.
Hubert lui caressait le visage, Albérich se sentait dériver. Ils bougèrent légèrement pour trouver une position plus confortable.
« Je suis... en train de m’endormir... L’eau chaude... et puis ça... » remarqua le clerc, un peu navré.
Hubert rit doucement.
« Dors, alors. Je veille sur toi. »
Mais au timbre de sa voix, il était manifeste qu’il sombrerait bientôt, lui aussi...

Et le sommeil ne fut pas long à les happer.
Mais il finit par relâcher et ce, tous les deux en même temps. La grisaille qui précède l'aube commençait à s'imiscer doucement en leur chambre, promesse d'une nouvelle journée. D'une journée où, au moins durant sa première partie, ils seraient loin l'un de l'autre, Hubert explorant les rues de la cité tandis qu'Albérich, avec Thibault, devrait s'occuper de la tumultueuse horde de leurs "invités"...

" A vous dégouter d'être lathandrite, remarqua Hubert d'une voix ensommeillée, tandis qu'Albérich s'extirpait des couvertures.
— Je n'ai rien entendu, répondit Albérich, faussement scandalisé. Mais je te promets de nous obtenir une grasse matinée de temps en temps...
— Trop risqué." fit le paladin dans un soupir.
Il s'assit sur son séant et se frotta le visage. Albérich était déjà habillé et il le houspilla pour qu'il regagne son côté de la toile et qu'il se prépare. Ils gagnèrent ensuite les remparts pour la prière matinale sous un ciel encore très sombre.
Une heure plus tard, dans la lumière, ils gagnèrent la salle à manger, s'adressant un salut discret avant de rejoindre les groupes avec lesquels ils passeraient la matinée.

Hubert eut de la chance : les deux clercs qui seraient ses compagnons d'excursion ce matin-là déjeunaient ensemble. La Lathandrite était gai comme un pinson, le Chauntéen paisible comme à son habitude, ce qui ne l'empêcha pas de glisser qu'il aimerait bien faire quelque découverte en la cité, puisque de tous les cultes représentés, le sien était encore le seul a avoir un tableau de chasse totalement vierge.
De son côté, Albérich rallia la table des Sunites. Tous étaient présents hormis... celui avec qui il devait travailler. Cette absence, toutefois, ne semblait inquiéter personne.

Albérich ne s'inquiéta pas davantage : Thibault semblait avoir décidé d'éviter les petits déjeuners, et peut-être était-ce simplement parce qu'il priait. A sa connaissance, Sunie n'avait pas de préférence pour l'heure de communion. Une explication alternative était qu'il cherchait à profiter des Thermes à un moment où elles étaient moins courues. Mais les raisons étaient peut-être plus grises, peut-être tenaient-elles à la connivence des Lathandrites lorsqu'ils reparaissaient.
Ou alors c'était un hasard.
Bref, il ne pouvait pas le savoir et ruminer était stérile. Par contre, il serait bientôt temps de parler avec lui des changements récents dans ses rapports avec Hubert. Même si le paladin gardait ses distances pendant la journée, Thibault était un spécialiste de la question, et Albérich devinait que leurs attitudes devaient avoir immanquablement changé. Surtout si le paladin avait vécu dans l'angoisse pendant ces derniers jours... voire veilles... Il ne parvenait toujours pas à croire qu'il avait été à ce point aveugle.

Après leurs petits-déjeuners respectifs, aussi agréables l'un que l'autre, Hubert entreprit de rallier la salle souterraine où se rassemblaient ses troupes et Albérich, le couloir sur lequel donnaient les dortoirs où la majorité des jeunes paludiers était toujours cantonnée. Absolument impeccable - ce qui tenait de l'absurde compte tenu de ce qui les attendait -, Thibault s'y trouvait déjà.
-Prêt pour une nouvelle matinée de tous les dangers ? lança-t-il, souriant, en manière de salut.

" Autant que possible." dit le Luménien en lui rendant son sourire.
Le moment était très mal choisi pour les grandes déclarations, mais le Luménien décida quand même de sonder un rien son ami.
" Tu boycottes le petit déjeuner ? Le gruau est trop sucré ?"

-Point du tout : il est juste comme il faut. Je n'ai pas manqué d'en avaler un peu, d'ailleurs. Simplement, avant de telles journées, j'aime à prendre le temps de prier tout mon saoul.
Il jeta un regarde à la porte voisine.
-On y va ? Plus tôt on est plongé dans le bain, mieux c'est !

" Je te suis !" répondit le Luménien avec un sourire.
Il priait, donc. Ce n'était pas complètement étonnant, compte tenu de ce qu'avait suggéré Hubert. Albérich ne put s'empêcher de se sentir coupable. Là aussi, pourquoi Thibault s'était-il donc montré si... discret, alors que toute sa personnalité rayonnait ? Etait-ce un sentiment qui existait déjà au moment où ils étaient à Eredhun, plus proches que jamais auparavant ? Ou bien cela avait-il mûri pendant sa traversée d'Hélonna, en quête d'un nouvel élan ? Sans doute ne le saurait-il jamais... et c'était sans doute mieux. Il ne servait à rien de reconstruire le passé et de réfléchir aux chemins de traverse qui n'avaient pas été empruntés. Ce qui comptait, à présent, avant tout, c'était de ménager Thibault et de voir ce qui pouvait être sauvé.
Il repoussa ces pensées. Ce n'est pas ce qui lui donnerait de l'énergie pour affronter les petits cannibales.

Après une matinée fatigante, éprouvante mais néanmoins productive, au cours de laquelle Thibault ne se départit pas une seule fois de son affabilité - il n'esquissa même jamais la moindre plainte envers leurs turbulentes ouailles, ce qui était proprement stupéfiant -, les deux clercs purent se replier en direction du château avec la satisfaction du devoir accompli. Du moins, en ce qui concernait le Lathandrite. Car le Sunite, lui, devrait remettre le couvert sitôt son repas avalé...

L'attitude de Thibault inquiétait un peu Albérich, mais c'était sans doute l'équilibre qu'avait trouvé le Sunite, et il ne voulait pas le bouleverser, d'autant qu'il n'avait rien à lui offrir. Et puis il devait reconnaître, une fois encore, qu'il n'avait jamais vu son ami travailler auparavant, et que c'était peut-être simplement son état naturel. L'idée qu'il n'avait de Thibault qu'une image tronquée participait à une certaine déculpabilisation à son égard : même si le Sunite était épris, il était sans doute aussi mal renseigné sur le véritable Albérich, que le contraire.
Il aperçut le paladin dans la salle à manger, ne chercha pas à l'approcher, devinant que s'il y avait eu des découvertes intéressantes, on viendrait lui en faire part. Ensuite il se mit en quête de Clovis, pour qu'ils puissent finaliser la liste à transmettre à Grand Estuaire.

Mais personne ne vint lui parler de l'expédition. Et pour cause : hormis s'être encore rapprochée des portes nord - ce qui était très important en soi -, elle n'avait aboutit à aucun résultat sortant de l'ordinaire. Rien ne l'empêcha donc d'aller discuter avec son successeur. De cet entretien, il n'eut que des motifs de satisfaction : sans atteindre les sommets quelque peu déconcertants d'un Ignace, ses compétences étaient indéniables, si bien que vérifier son travail ne prit guère de temps, tout comme la finalisation de la liste. En somme, Albérich n'avait pas à s'inquiéter : le poste d'intendant semblait entre de bonnes mains.

La liste était longue et il faudrait plus d'un sortilège de communication à distance pour en transmettre l'intégralité à Grand Estuaire. Albérich avait l'intention de faire contrôler leurs desiderata par le conseil une dernière fois le soir-même, et de prévenir tous les clercs qu'ils devaient mémoriser le sort nécessaire pour le lendemain. Peut-être d'autres personnes le connaissaient-elles, cependant, car les ensorceleurs et les magiciens étaient aussi susceptibles de le lancer. Pour ne pas déranger Gabriel, et parce qu'il aimait bavarder avec les gens, il décida de traquer chacun d'entre eux lui-même, en interrogeant les uns et les autres. C'était un bon prétexte pour se promener dans la forteresse et observer leur organisation en mouvement.

Son premier constat fut que tout le monde essayait de mettre la main à la pâte, aussi modestement que ce soit. Il trouva Roxane parmi le gang des couturières, écoutant leur histoire tout en les aidant à ravauder - vu la pénurie vestimentaire sévissant dans leurs rangs, il était nécessaire de racommoder au plus vite le moindre acroc (et il y en avait beaucoup...) -, Ariel à la bibliothèque, occupé à l'organiser au mieux, Giovanni dans les caves, en train de féliciter Ruth pour la découverte d'un passage secret permettant de rallier les étages en toute discrétion, les mages disséminés de-ci, de-là, s'efforçant de voir comment ils pouvaient améliorer le quotidien grâce à leurs compétences... Bref : de ce qu'il en vit, personne ne semblait désireux de ne rien faire.
Son deuxième constat fut qu'aucun praticien des arcanes, les clercs exceptés, ne disposait du sortilège de communication à distance.
Son dernier constat, enfin, fut que parmi toutes les catégories de professions au sein de la Communauté, les lanceurs de sorts profanes et divins étaient les seuls a n'avoir encore pris aucun apprenti.

Albérich n'allait pas leur jeter la pierre : leurs professions, et leur apprentissage, avaient des spécificités qui ne permettaient pas de prendre un enfant sous son aile à la légère. La formation de clerc, déjà, lui semblait impossible à dispenser par une personne unique : les jeunes prêtres se dessinaient en communauté, sous l'influence d'une dizaine de personnes au bas mot. Improviser un pseudo-noviciat ne lui semblait pas une bonne initiative à leur stade. Il connaissait moins bien les études profanes, mais il n'avait de toute façon jamais eu l'intention d'imposer un apprenti à qui que ce soit. C'était un travail en soi et l'entreprendre à contrecoeur ne pouvait que provoquer des catastrophes. Il termina son tour par Barthélémy, Gabriel et Thibault, puis remonta vers les étages et son bureau. Il croisa Hubert dans les escaliers. Le paladin avait l'air nerveux et contrarié, ce qu'il essaya de faire disparaître rapidement de son expression.
" Ah, tu es là, remarqua-t-il d'un ton faussement dégagé.
— Ne me dis pas que tu t'es inquiété." fit le Luménien avec une grimace.
A se balader dans les couloirs, il en avait oublié l'heure habituelle de l'entraînement.
" Non, pas du tout, juste... Je me suis demandé... voilà... Si tu avais changé tes plans."
Albérich lui jeta un regard aigu mais décida de ne pas poursuivre dans cette veine, pour cette fois. Il n'était absolument pas question qu'il encourage le paladin à ce genre de comportements, cependant.
" Je suis là, maintenant."
Hubert acquiesça, embarrassé, et ils repartirent vers la cour.

Lentement mais sûrement, la journée s'achemina vers son terme. Il y eut l'entraînement, puis le repas, puis le conseil. La liste élaborée par Albérich et par Clovis fut validée et des dispositions prises pour que, dès le lendemain, elle soit transmise à qui de droit, ce qui passait par la mobilisation de tous les clercs vers midi, puisque c'était l'un des moments auxquels tous étaient disponibles. Pour sa part, Ézéchiel proposa qu'ils éliminent la bande de morts-vivants qu'il avait repérée le surlendemain. Enfin, Étienne signala que de mauvaises conditions climatiques ralentissaient Marthe et ses compagnons, si bien qu'ils arriveraient avec un peu de retard - rien d'inquiétant, toutefois.
Dès lors, la séance put être levée.

Hubert n'avait qu'une envie, arracher Albérich à la chaleur de la grande salle et l'emmener dans leurs appartements pour assouvir sa faim. Mais il était conscient que c'était une tentation dangereuse, que le Luménien avait besoin de temps, et que l'étouffer ne servirait pas leur relation naissante. Il fallait qu'il puisse contrôler ses élans, même s'il avait la sensation que jamais il ne serait rassasié de son contact, à présent qu'il y avait goûté. Il y avait une part d'angoisse en lui, aussi, crainte que le Lathandrite ne réalise subitement qu'il s'était trompé, crainte que Thibault ne change d'avis, crainte du retour de Marthe que l'on venait d'évoquer.
Il se morigénait d'avoir si peu confiance, mais il ne pouvait pas s'en défier. Seul le temps atténuerait ses inquiétudes, et d'ici là, il devait parvenir à les contrôler. Aussi ne se défila-t-il pas quand le Luménien lui proposa d'aller bavarder avec les enseignants, qui s'étaient installés à une table pour deviser de choses et d'autres.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue