La Couronne de Cuivre

" La répartition ? Ah d'accord. Les danses dans ses pages-ci, les ritournelles dans celles-là. Ah, dans mon jeune temps, je chantais aux mariages, vous savez ? Je connaissais tous les hymnes chauntéens nécessaires. Et puis les chansons plus enlevées pour la soirée, bien sûr."
Il gloussa.
" Vous devriez parler aux Anciens. Les p'tits jeunes, ça chante faux !"

-J'espère avoir le temps de leur parler. Je dois avouer que je n'avais pas prévu un très long séjour et, surtout, que je n'avais pas imaginé qu'il serait si occupé. Mais je croise les doigts.
C'était la vérité : il espérait que, d'ici un jour ou deux, toutes les affaires dont la vallée était le théâtre seraient réglées. Mais, étrangement, il n'y croyait guère.

" Faut vous y mettre, alors. Y'a plein de gens qui ont plein de choses à chanter. La mère Gertrude, par exemple, elle était nourrice, elle en connait un certain nombre, des berceuses et des comptines... Après, moi, quand j'étais jeune, je chantais dans les mariages. Je vous l'ai peut-être déjà dit. Mais ça va pas être facile, de mettre ça dans un livre. La musique, je veux dire. Pour l'écrire, la mélodie."

-Si si, c'est possible : les bardes ont des techniques pour ça.
Cet homme était fort sympathique mais, manifestement, il avait quelques problèmes de mémoire...
-Je ne sais pas vous mais je crois que je vais prendre une dernière bière avant de rentrer...
Tant qu'à être venu à la taverne...

" Une... Une bière ? Ah oui, bien sûr."
Il se tourna vers le comptoir et héla la tavernière, qui les servit aussitôt, lançant un regard amusé à Taliesin au passage.
" Je ne crois pas vous avoir déjà vu dans le coin. Vous êtes le barde, c'est ça ? Çui qui récolte des chansons ?"

C'était encore pire que ce qu'il avait imaginé...
-Tout à fait. répondit-il néanmoins, affable.
Il boirait tranquillement sa bière tout en poursuivant amicalement cette conversation qui promettait d'être sans queue ni tête. Puis il prendrait congé : il valait mieux qu'il se repose, vu ce qui pouvait l'attendre le lendemain...

Il ne s'était pas trompé. L'homme, affable au demeurant, ne paraissait pas se souvenir de ce qu'il avait raconté quelques secondes auparavant, ce qui donnait à son discours une qualité presque musicale, avec ses refrains et ses variations sur un même thème. Taliesin nota cependant qu'il y avait un moyen sûr de se prémunir de nouvelles répétitions : il suffisait de le laisser s'enfoncer dans une anecdote du temps jadis. Il était alors capable d'un discours suivi, sans errances, complexe et riche de détails. Bon, accessoirement, il attribuait à Taliesin une identité mouvante, celui-ci devint un voisin, puis son frère, avant de redevenir un inconnu, ce qui l'amena à s'interroger sur la raison pour laquelle il était en train de boire une bière avec un elfe.
Celui-ci termina d'ailleurs sa pinte... Il ne lui restait plus qu'à prendre congé et rentrer.

Il souhaita la bonne nuit à son interlocuteur, remercia la tenancière puis quitta la taverne pour rejoindre la maison de Mona.
Il devait commencer à se faire tard : il sentait la fatigue le rattraper. Mais la soirée n'avait pas été désagréable et, l'alcool aidant - quoiqu'il se soit montré relativement raisonnable -, il ne doutait pas de s'endormir rapidement.
Ce qui était toujours bon à prendre.

Il parvint à se faufiler silencieusement dans la maison de Mona, posant le pied avec précaution sur chacune des marches, puis se glissa dans son lit. Comme il l'avait prévu, le sommeil l'emporta rapidement, sans fracas.
Puis le matin refit son apparition dans un concert de chant d'oiseaux. Il était plus tard que d'ordinaire, il le devina à l'inclinaison de la lumière qui filtrait au travers des rideaux.

Pas vraiment embarrassé de se réveil tardif - s'il avait dormi si longtemps, c'est qu'il en avait besoin -, Taliesin ne paressa toutefois pas davantage : il s'habilla rapidement et gagna le rez-de-chaussée où, il n'en doutait pas, l'attendrait un délicieux petit déjeuner.
Quant au programme de la journée... Certainement pas d'expédition à Champsdor : il devait rester ici au cas où les autorités demandent son aide. Et si elles ne le faisaient pas, il organiserait probablement une nouvelle promenade avec les enfants.

Il n'était pas le dernier à se lever, il restait deux places encore mises. Mona vint lui servir du thé noir ainsi que des oeufs brouillés aux tomates et aux herbes.
" Voilà quelqu'un qui avait besoin de dormir, dit-elle avec un sourire. Vu tous les soucis que vous avez, ça me soulage de voir que vous parvenez à vous en abstraire quelques heures... Enfin, il n'y a pas de nouvelles particulières, aujourd'hui. Il parait que les grands pontes de l'abbaye descendent à Vauxgrisants, mais je n'ai encore rien vu ni entendu."

-Peut-être enverront-ils quelqu'un ici. Hier, à la taverne, tout le monde semblait tellement préoccupé face à la possible réaction des elfes que j'ai proposé mon aide, tout en précisant que je n'étais vraiment pas un bon pisteur. Mais si ça peut contribuer à apaiser les esprits... Et puis, je me demande si ce drame n'a pas un lien avec la disparition de mon amie. Votre vallée étant d'ordinaire paisible, ça ne paraît pas impensable que ces événements aient un rapport entre eux, qu'ils soient le fait des mêmes criminels...

" Quelle horreur... murmura Mona. Mais c'est vrai que la princesse a disparu... comme votre amie."
Elle frissonna.
" Attaquer une tribu elfe aussi près de la Lorien... Il faut être fou. Ou nous vouloir beaucoup de mal."

-Il peut aussi s'agir de simples brigands de passage n'en voulant pas particulièrement à la vallée mais saisissant toutes les occasions possibles de faire des prisonnières. Peut-être pour en obtenir des rançons.
Sauf qu'aucune demande n'était parvenue concernant Cordélia - et à qui aurait-elle été adressée ? Peut-être les criminels avaient-ils besoin de femmes pour d'obscures raisons. Peut-être étaient-ce les mêmes qui avaient engagé les centaures afin d'escorter cet étrange convoi...

" Mais ça n'a pas de sens... Je veux dire, dans les villages côtiers, que des esclavagistes mélandiens tentent parfois leur chance, ça paraîtrait... extrême mais éventuellement imaginable... Mais ici ? Enfin... Vous connaissez mieux le monde que moi... Mais en même temps... Les bardes ont une petite tendance à l'imagination galopante, non ?"
Elle se fendit d'un léger sourire, mais le coeur n'y était pas. C'était sans doute davantage un besoin de se remonter le moral.

-J'espère que c'est le cas.
Il sourit, encourageant.
-Mais quoi qu'il en soit, tout cela sera bientôt élucidé : les coupables seront arrêtés, ils ne pourront plus nuire à personne et la vallée retrouvera sa quiétude.

" On voit que vous venez de Luménis : ce petit côté lathandrite, sûrement... mais c'est sûr que ça fait du bien."
Elle sourit.
" Bon, je vous laisse petit déjeuner. Titus et Baptiste sont dans la cour, Yann est sorti, et Victor... et bien Victor dort encore, évidemment."

-C'est son petit côté barde, répondit-il d'un ton léger.
N'empêche qu'il irait le réveiller sitôt son petit déjeuner avalé. Même si l'énergie qu'il dépensait chaque jour compensait en partie ses réveils tardifs, il risquait d'être décalé s'il prolongeait par trop sa grâce matinée...

Victor n'avait aucune envie de se lever.
" Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ?" demanda-t-il depuis les profondeurs de ses couvertures, la voix pâteuse.
Il était clair que sans une bonne réponse, le barde risquait de devoir batailler...

Malheureusement, il n'avait pas de bonne réponse à lui donner. Si les autorités faisaient appel à lui, Victor et Baptiste seraient contraints de demeurer en arrière, puisqu'il était défendu aux humains de pénétrer dans cette partie de la Lorien. Et autant le second serait philosophe, autant le premier risquait de très, très mal le prendre.
-La seule chose de certaine, c'est que nous n'irons pas à Champsdor : il est déjà trop tard. Pour le reste... Nous verrons bien !

" Alors je reste dans mon lit. Comme ça je fais des réserves d'énergie pour le moment où nous irons à Champsdor. Je me lèverai... dans une heure... ou deux. Un jour, quoi. Mais vois le bon côté des choses : tant que je suis dans mon lit, je suis sage, non ? Sinon... On ne sait jamais où je pourrais aller traîner... dans les pattes de quelqu'un, en tout cas."

Il sourit.
-Sauf que je te connais : si tu dors trop longtemps, tu seras intenable ensuite, y compris... cette nuit.
Il adopta un ton faussement menaçant.
-Alors debout, marmotte, ou j'emploie la manière forte !

" C'est quoi la manière forte ? demanda Victor, pas impressionné le moins du monde. Tu vas me verser un verre d'eau sur la tête ? Tu vas me chatouiller les pieds ? Méfie-toi... un jour je serai plus grand et plus fort que toi, et ce sera moi qui viendrai te tirer du lit... ou de la taverne où tu bois la moitié de la nuit..."
Il gloussa.
" Pourquoi je ne peux pas faire une journée pyjama ? Et puis si je suis réveillé ce soir... c'est pas grave ! J'irai me promener sous la pluie..."

-Tu as commis une grave erreur stratégique, bonhomme. Dire que si je te laisse au lit, tu sortiras durant la nuit, sous le pluie qui plus est, ce n'était certainement pas la chose à faire.
Mine de rien, il commença à retirer les couvertures.
-Dernier avertissement : debout ou je passe aux choses sérieuses, les chatouilles me semblant être un excellent début.

" Je parie que tu es plus chatouilleux que moi, dit Victor avec flegme. Je te préviens aussi que je me défendrai. La chatouille est une arme interdite selon la constitution luménienne."
Il se cramponna à la couverture.
" Je te préviens, si tu vas au bout de tes menaces, demain matin, c'est moi qui viendrai te réveiller. Et tes regrets seront inutiles..."

-De un : demain, je serai réveillé bien avant toi.
Il tira d'un coup sec sur la couverture, espérant bien la lui faire lâcher.
-De deux, tu peux encore échapper à ce supplice : il te suffit de te lever.
Au moins cet échange semblait-il mettre Victor de bonne humeur !

" Je prends le pari que je serai levé avant toi."
Il resta agrippé à la couverture, pesant de tout son poids, et il était lourd...
" Tu n'as pas mieux à faire que d'ennuyer les braves gens qui cherchent quelque repos ?"

-Si : tirer mon fils du lit afin qu'il n'ait aucun mal à s'endormir ce soir et qu'il n'aille pas attraper la mort en se baladant toute la nuit dehors.
Changeant subitement de stratégie, il tenta de lui chatouiller les côtes à travers la couverture, dont il s'emparerait sitôt qu'il aurait une ouverture.

Victor lutta un moment, se mit à se trémousser, à rire en se débattant, puis renonça et sortit de sa couverture. Il arborait une coiffure hirsute tout à fait intéressante, et un sourire mauvais.
" C'était la première bataille. Tu peux dire adieu à tes grasses matinées des dix prochaines années."

-Même pas peur.
Il sourit.
-Allez, habille-toi. Il se fait tard mais je suis sûr qu'on te trouvera quand même un petit quelque-chose à grignoter pour le déjeuner.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile