La Couronne de Cuivre

-Je m'en remets entièrement à vous pour ce genre de décisions, fit-il.[color=#FFF66] Outre le fait que celles que je prends ont une fâcheuse tendance à se révéler mauvaises, je n'avais jusque là commis aucun crime ou délit, je n'ai donc absolument aucune connaissance du système judiciaire, aucune expérience des procès... Bref, je m'en remets à vous. Je vous fournirai tous les éléments dont vous aurez besoin et, pour le reste, je suivrai vos consignes.[/color]

" Très bien, dit Henry. Je vous tiendrai au courant. En fonction de ce pourquoi nous optons, il nous faudra orienter notre stratégie. Mais vous ne pouvez malheureusement pas vous contenter de m'observer danser dans la lumière. J'ai besoin de votre aide. D'une liste, déjà. De témoins qui pourront parler en votre faveur. Et de témoins qu'il ne faut absolument pas appeler à la barre. Des témoins de moralité, je ne crains pas d'en trouver aisément. Mais je pensais davantage à des gens que vous avez côtoyés à l'époque des faits."

-Si par faits, vous entendez exclusivement mes activités lorsqu'on me surnommait le Monstre, je crains qu'il n'y ait presque personne, murmura-t-il. J'avais constitué une manière d'escouade, mais auditionner ses membres ne pourrait que me desservir. De surcroit, on les considérerait comme mes complices, alors que je les ai forcés à m'aider... Ils n'ont donc pas à répondre de ce qui demeure mes crimes.
Aussi douloureux cela soit-il, Taliesin se contraignit à plonger dans ses souvenirs.
-J'ai épargné l'un des serviteurs du juge Kanter et lui ai ordonné d'apporter la tête de ce dernier à Nwalk. Je ne sais pas s'il est toujours vivant ou si l'appeler comme témoin serait judicieux.
Soupir.
-Je ne vois personne d'autre, hormis ma compagne et notre garçon. Je suis tombé par hasard sur eux alors que je combattais les Rouges quand a été lancée la destruction du quartier portuaire et... je les ai secourus. Peut-être n'avais-je pas encore tout à fait sombré, à ce moment-là... Plus tard, après le massacre des Kanter, c'est ma compagne qui m'a capturé et... ramené à la lumière. Cependant, à nouveau, je n'ai aucune idée de la pertinence ou non de recourir à son témoignage, même si nos liens n'étaient pas alors ce qu'ils sont aujourd'hui.

-La quasi totalité de ceux que j'ai connus depuis mon arrivée dans cette partie de Toril sont morts, messire. Ils sont tombés lors de la rébellion à Melandis, lors de la longue traversée du désert, lors du combat désespéré que nous avons livré lorsque Nwalk a commencé à soulever les réfugiés et la population du quartier pauvre... Une de mes amies a survécu à tout cela, certes, mais uniquement pour finir torturée à mort par Kanter, après que Nwalk l'ait utilisée pour ses propres expériences... Ensuite, il y a une poignée de disparus, comme Kerdän, le jeune garde dont les autorités luméniennes m'avaient accordé l'aide pour la mission personnelle que je devais originellement mener à Melandis, ou comme Charis et Lorghar, deux de mes collègues au sein de l'état-major de la rébellion mélandienne qui ont dit à Galathée la vérité sur le Monstre et lui ont demandé de m'aider avant de se volatiliser...
Il grimaça.
-Honnêtement, il n'y a plus personne correspondant à ce que vous cherchez. J'ai perdu absolument tout le monde.

" Si vous les avez perdus, alors nous les retrouverons. Mais je préférais vous poser la question avant d'engager quelqu'un pour débusquer ces gens. Cela dit, vous avez tort de ne penser qu'à vos proches. Certes, ils étaient aux premières loges de votre parcours, mais on oublie souvent tous ces anonymes qui assistent sans rien dire. Bien des gens vous ont vu, entendu, observé, quand vous étiez avec les réfugiés mélandiens. De la même manière, Morféa avait des petites mains autour de lui : gardes, servantes, ce genre de personnes trop souvent invisibles, mais qui voient, écoutent, interprètent, comprennent... Nous dénicherons ceux qui nous seront utiles."
Il sourit.
" Mais votre travail principal va être de trouver une forme de sérénité. Je sais que ce n'est pas facile, mais écoutez bien : le procès sera pénible, il va remuer des tas d'horreurs, des choses dont vous espériez ne plus jamais entendre parler, on va vous accuser du pire et vous devrez feindre l'humilité. Mais ensuite, ce sera terminé. Et si vous serrez bien les dents, cela se terminera à votre avantage."

" J'espère que vous parviendrez à puiser un peu d'énergie dans la certitude que ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Je ne dis pas ça pour vous remonter le moral, mais parce que j'en suis intimement convaincu. Je voudrais parvenir à vous convaincre, mais dans le même temps, je vois bien que vous avez l'esprit trop tourmenté pour que mes arguments portent, du moins pour le moment."
Il eut un sourire tranquille.
" Mais nous avons le temps de voir venir. Comme vous le savez, personne n'a la tête à tenir votre procès en ce moment, avec cette guerre qui s'annonce. Difficile de prévoir le temps qu'elle durera, mais de deux choses l'une... Soit c'est une affaire rondement menée, ce que nous souhaitons tous, et nous entrerons en piste au printemps, soit elle s'éternise et on entre dans une routine... ce qui reviendra au même."

Il secoua la tête.
-Je préfère de loin la première hypothèse. D'abord parce que la guerre est un fléau dont la seule chose que l'on peut espérer est qu'elle se termine vite. Ensuite parce que ma situation restera extrêmement précaire tant que le procès n'aura pas eu lieu. Je ne me plains pas de mon sort : je bénéficie d'un traitement enviable, pour le moins. Malgré tout, je ne peux pas travailler, je ne peux pas faire de projets, je ne peux pas songer à long terme...
Il soupira.
-Tout le monde est convaincu que l'issue sera heureuse. Je n'en doute pas, j'arrive même à être optimiste. Cependant, j'ai vu au cours de ma vie tant de certitudes voler en éclats, tant de choses que l'on pensait impossibles se produire pourtant que... L'incertitude restera tant que ma condamnation n'aura pas été prononcée.

" Je peux comprendre. Nous en reparlerons dans six mois, quand vous serez débarrassé de tout ça. Vous pourrez alors me dire : mon cher Henry, vous me l'aviez certifié !"
Il eut un sourire joyeux.
" Mais vous avez raison. Soyez humble et inquiet, je serai sûr de nous pour deux. Ou dix, si vos proches se mettent à craindre le pire."
Il se carra dans son siège.
" Mais dites moi : préférez-vous que je vous informe des développements de l'affaire au fur et à mesure, ou préférez-vous jouer les accusés ignorants ? Je devrai bien sûr vous informer en cours de procès, mais si vous aimez autant ne rien en savoir d'ici là, c'est possible."

L'elfe resta à hésiter une bonne minute, tambourinant parfois nerveusement des doigts sur la table.
-Mieux vaut que vous me teniez au courant, répondit-il enfin, presque à contrecœur. J'arrive assez bien à tenir tout ça éloigné de mon esprit, pour que ça ne m'obnubile pas, et je pourrais sans doute tenir des mois sans y songer : il y a largement de quoi s'occuper ici. Mais ce ne serait pas une bonne chose, je tomberais de trop haut quand on viendra me chercher pour me conduire en prison. Il est donc préférable que j'y repense de temps à autres, pour... me préparer.

" Très bien, dit l'avocat. De toute façon, je ne serai pas envahissant : c'est une sacrée trotte d'ici à Luménis, et je suis plutôt occupé. Il est probable que je communique avec vous par écrit, la plupart du temps. Bien sûr, si vous voulez me voir, il ne faut pas hésiter à demander. Et je viendrai une fois par mois, de toute façon, pour que nous restions bien clairs sur l'avancement des choses."
Il soupira et sourit.
" Pour l'instant, je ne sais pas encore très bien comment les conseillers se positionneront au moment de votre procès. Lathiriel ne vous aime pas, Longuehune vous aime bien, Maelwedd est pragmatique : il ira dans le sens qu'il estime le plus utile pour Luménis... ou pour lui. Je ne sais pas non plus si nous obtiendrons le huis clos ou si les choses seront publiques. Pour l'instant, les journaux n'ont rien entendu... Je ferai sonder l'opinion publique pour estimer la température... Selon qu'elle est en notre faveur ou pas, elle peut constituer un levier puissant."

-J'imagine que l'issue de la guerre aura une influence. Une victoire ferait du bien au moral de la cité, la rendrait peut-être plus prompte à la mansuétude, tandis qu'une défaite pourrait réveiller des blessures à peine cicatrisées...
Il eut une moue pensive.
-Je ne suis pas surpris que Lathiriel ne m'aime pas. Après tout, elle était déjà au pouvoir avant la dictature, elle a fait partie de mes interlocuteurs quand j'ai fait le siège du palais présidentiel pour qu'une solution soit enfin trouvée pour les réfugiés. Et ce siège, je l'ai mené des semaines durant, en vain, tandis que Nwalk préparait son coup... Je conçois tout à fait que les conseillers d'alors aient eu beaucoup d'autres affaires à gérer, mais il n'empêche : nous n'étions pas des milliers, et si on s'était sérieusement penché sur notre cas...
Il haussa les épaules.
-Bref : je pense que c'est exactement le genre de chose qu'elle n'aimerait pas m'entendre dire. Le genre de souvenir qu'elle préférerait ne jamais devoir se remémorer.

-Et bien, espérons que ce soit le conseiller Longuehune qui ait le plus d'influence sur ce choix, soupira-t-il. Mais si les choses tournent mal à cause de Lathiriel, je me défendrai. Comme je vous l'ai dit, je reconnais volontiers tous mes torts, pour les Kanter comme pour la dictature. Mais je refuse d'endosser les responsabilités des autres et, concernant Nwalk, les torts sont partagés. Ce dernier n'aurait par exemple pas été soutenu par des centaines de miséreux si l'ancien gouvernement s'était davantage préoccupé de leur sort. Et le dictateur n'aurait pas eu le champ libre pour retourner mes compagnons contre moi si je n'avais dû patienter des journées entières dans des salles d'attente pour qu'on daigne enfin me recevoir.

" Personne ne va faire ça, Taliesin. Les journaux, peut-être, la presse à scandale. Mais pourquoi irait-on vous faire porter le chapeau sur une chose pareille ? Il y aura toujours une frange de la population pour estimer que vous n'aviez pas à amener ces réfugiés jusqu'à Luménis sans préparer leur arrivée et vous assurer qu'ils étaient les bienvenus. Elle se fera vocale, fatalement. Mais aucun des conseillers ne représente cette partie de l'électorat. Et nous n'avons pas intérêt à jouer leur jeu en prêtant attention à leurs accusations. Ce serait leur donner la tribune qu'ils espèrent sans doute."
Il pinça les lèvres.
" Mon job est de vous tirer de cette mouise, et je le ferai. Mais vous devez en retour me faire confiance. Si vous vous comportez en chien fou, je ne pourrai rien pour vous. Il faut que ce soit clair."

-Je vous l'ai dit, je m'en tiendrai scrupuleusement à vos consignes et ne prendrai aucune initiative, répondit-il, toujours très calme. Et durant le procès, je ferai le dos rond, même si les débats s'éloignent du massacre des Kanter et si je suis victime d'accusations infondées. Il y a trop en jeu et mon honneur est chose trop dérisoire pour que j'agisse de manière inconsidérée. Simplement, si cela devait mal tourner, par quelque malheureux coup du sort, si le verdict était inacceptable... Je me défendrai. Pas pour moi, mais pour les miens, que pareille injustice ne manquerait pas d'affecter cruellement.

Henry sourit et acquiesça.
" Alors cessez d'imaginer le pire. Vous allez faire pleuvoir et il fait justement magnifique ! Bon, à moins que vous ayez des questions, je ne vais pas vous retenir davantage. Vous devez avoir des tas de trucs à faire et j'ai aussi du travail. Sachez juste qu'avant que je reparte... Je vais avoir besoin que vous me racontiez tout. En tout cas une partie du tout. Vous pouvez me l'écrire, aussi, si vous préférez, mais je préfère les échanges de vive voix. Les écrits... ils restent. C'est parfois un peu risqué, de se confesser sur le parchemin."

-Mais j'ai confessé mes crimes au conseiller Longuehune et, comme les corps des Kanter ont été retrouvés, tout le monde est parfaitement au courant de ce que je leur ai fait subir... s'étonna le barde.
Il lorgna son verre vide.
-Mais je vous raconterai cela de vive voix. Et, à ce propos... Verriez-vous un inconvénient à ce que j'aborde d'abord le massacre ? Et que je le fasse... dès à présent ? Je sais que je n'ai pas le droit de me plaindre, vu ce que j'ai infligé à mes victimes. Néanmoins, faire ce récit est très... éprouvant, et j'aimerais autant que ce soit derrière moi au plus tôt.

-Oh que oui, nous le devons, souffla-t-il.
Il se remplit un nouveau verre de vin, l'avala cul sec puis se leva.
-Malheureusement, il n'y a pas dans les bâtiments ou leurs abords de lieu où nous aurons la certitude de ne pas être entendus. Je crains donc que le mieux soit de gagner notre petit bois... L'isolement sera moins nécessaire pour le reste du récit, vu qu'il n'y a rien de comparable, niveau horreur, mais... Je préfère vraiment commencer par là.

Henry parut surpris.
" Je parlais métaphoriquement. Du reste de votre récit. Ailleurs qu'au sommet de la montagne. Mais je vous suis, si vous voulez vous isoler... Vous connaissez les lieux."
Il s'était levé et, abandonnant son pourpoint sur le dossier de son siège, il désigna l'orée du bois.
" C'est par là, sans doute. Quel cadre sympathique pour élever des enfants. A part les odeurs, bien sûr."

Taliesin acquiesça sans mot dire et sans éprouver la moindre gêne pour son erreur d'interprétation : il avait déjà l'esprit ailleurs, en des parages qu'il faisait ordinairement tout pour oublier. Il conduisit l'avocat dans le bois, s'immobilisa, tendit l'oreille pour s'assurer que personne d'autre ne s'y trouvait puis... se lança. Il raconta le massacre avec précision, sans chercher à rien dissimuler, sans faire non plus le moindre commentaire, s'en tenant aux faits, rien qu'aux faits ; il parla d'une voix blanche, les mains si crispées sur le tronc voisin que les jointures en étaient blanches et, pas une fois, il ne regarda son interlocuteur.
Les minutes succédèrent aux minutes, interminables, atroces, mais il finit par arriver au terme de son récit. Il était pâle, à la fois trempé de sueur et parcouru de frissons glacés, les yeux humides et la gorge envahie par un affreux goût de bile.
-Si vous le permettez, je vais me retirer, lâcha-t-il, cabrant sa volonté pour conserver un semblant de contenance.

L'avocat avait tout écouté sans manifester d'émotion particulière. Sans doute, en effet, connaissait-il déjà la majeure partie des faits. Mais c'était évidemment très différent de l'entendre de la bouche même de l'exécutant : il ne restait en effet aucun témoin. Il ne prit aucune note, ne fit aucun commentaire, ne demanda pas la moindre précision. Quand Taliesin en eut terminé, il n'eut pas davantage de mots de réconfort.
" Bien sûr, je vous en prie." dit-il simplement.