La Couronne de Cuivre

Albérich se leva, procéda à de rapides ablutions puis petit-déjeuna sur le banc du jardin, observant la terre brune, déjà couverte de mauvaises herbes, d'un regard critique. Il fallait qu'il commence à y travailler d'urgence s'il voulait pouvoir y cultiver un minimum de plantes médicinales. C'était relativement futile, vu qu'il n'était pas certain de rester, mais cela faisait partie de l'entretien normal de la garnison. Il se devait de la laisser en bon état au suivant qui l'occuperait. Une fois qu'il eut mangé, il prépara Douce, puis prit le chemin du donjon.

Si rien, dans l'aspect extérieur du château, ne témoignait de l'afflux récent de nouveaux occupants, celui-ci était visible d'une autre manière, au travers des gardes de faction aux portes. Aucun des deux hommes qui s'y tenaient pour l'heure n'était connu d'Albérich. Ni ne le connaissaient.
-Messire ? s'enquit le premier, un jeune homme d'une vingtaine d'années. Puis-je m'enquérir des raisons de votre visite ?
Avant que l'ancien clerc n'ait pu répondre, un troisième individu fit son apparition. Familier, celui-là.
-Bonjour, messire Ferwyn ! fit joyeusement Fergus Gannon. Pardonnez à mon jeune ami son accueil un peu formel, mais... Fraîchement arrivé, il ne connaît pas encore tous les familiers du donjon.
-Il me semblait bien qu'il s'agissait de messire Ferwyn ! protesta son cadet. Son apparence collait à la description que vous m'aviez faite. Mais comme il subsistait un doute, j'ai préféré...
-Allons, il n'y a pas de mal, et je doute que messire t'en tienne rigueur.

Albérich sourit au jeune homme avec affabilité.
" Ne vous en faites pas. Vous avez raison de faire votre travail avec sérieux... Même si je doute que vous rencontriez souvent des importuns désireux de forcer les portes."
Il se faufila entre les gardes en faction et revint à Fergus.
" Il faut dire que j'ai la mauvaise habitude de débarquer sans être invité. Peut-être qu'avec les bouleversements au château, des usages plus formels redeviendront nécessaires."

L'homme sourit.
-Peut-être. Mais je doute qu'ils aillent jusqu'à la nécessité, pour les visiteurs, de prendre rendez-vous. Pour les visiteurs tels que vous, en tout cas...
Il se fendit d'une grimace vaguement chagrine.
-En revanche, une fois n'est pas coutume, vous n'avez pas de chance : dame Elisa et sa suite sont partis tôt matin afin de présenter ses terres à ses chevaliers. Je ne sais à quelle heure ils rentreront, mais vous pouvez tout à fait les attendre au donjon...

" Oh, dans ce cas, je vais plutôt rentrer chez moi. J'ai un potager qui attend les bons soins de son jardinier et la journée promet d'être superbe. Si vous voyez dame Elisa... Vous pouvez toujours lui dire que je suis rentré quelques jours. Mais je viendrai la voir plus tard, peut-être demain. J'imagine qu'elle doit avoir mille choses à faire... J'espère que je parviendrai à m'intercaler quelque part dans son emploi du temps."
Ensuite, il reprit le chemin de la garnison, tranquille, planifiant déjà l'organisation de son morceau de terre cultivable.

Autour de lui, la campagne était resplendissante. A voir cette verdure rutilante sous les rayons du soleil, émaillée des nuances délicates des fleurs printanières, à entendre le chant omniprésent des oiseaux posés sur les branches ou fendant l'air limpide de battements d'ailes paresseux, a ressentir, surtout, la paix qui émanait de ce paysage à la fois paisible et imposant, il n'était pas difficile de comprendre que des gens aient pu à jamais renoncer au monde pour s'installer ici, loin de tout. En revanche, et même en connaissant leur réalité, l'imagination peinait à ramener les sombres événements de l'hiver, la peur, l'angoisse, le sang carmin sur la neige immaculée. Combeloup était un havre, oui. Qui savait fort bien dissimuler sa fragilité.

Et qui démontrait tout son pouvoir de résilience. Albérich regagna la garnison les mains dans les poches puis alla se changer. Il passa ses vêtements les plus usés, les moins propres, et entreprit de biner son jardin. Venir à bout de ce morceau de jungle allait lui prendre la journée, mais il n'avait rien de mieux à faire, et c'était une activité saine et nécessaire. Il commença par repérer les plans d'herbes utiles qui avaient survécu à l'hiver, ce qui s'avéra plus complexe que prévu, et finit par griffonner un plan rapide de l'espace disponible sur un morceau de papier. Albérich n'était pas vraiment versé dans l'art de cultiver, car les temples citadins ne disposaient que rarement d'un potager. Par contre, ils possédaient généralement un jardin d'herbes médicinales et le Luménien avait par conséquent l'intention de se concentrer sur ce qu'il maîtrisait.
Une fois satisfait de son schéma, il empoigna la bêche qu'il avait trouvée dans la remise et entreprit de retourner la terre humide. Elle était sombre et riche, parfaite pour les semis, et malgré ses vestiges de courbatures, Albérich trouva bientôt un bon rythme de travail, se vidant complètement l'esprit dans le labeur.

Il travailla dur, ne s'arrêtant que pour avaler un rapide repas. Affairé comme il l'était, il ne vit pas le temps passer, ni, lorsque le milieu de l'après-midi fut venu, n'entendit le cheval qui s'approchait, S'arrêtait, tout proche.
La voix venant du portail le prit donc totalement au dépourvu.
-Et bien ! Après avoir été précepteur, être devenu cavalier émérite, voilà que vous vous essayez au métier de jardinier... Vous êtes un homme plein de polyvalence et de surprises, Albérich.

En sueur, la mine passablement boueuse, les mains noires de terre, Albérich se redressa et s'appuya sur sa bêche. Il sourit à la jeune femme qui venait de faire son apparition. En tenue de selle, les joues rougies par le galop qui l'avait certainement amenée jusque là, elle était resplendissante.
" Je pensais qu'à la campagne, tout le monde était un peu jardinier." fit-il en jetant un regard circulaire sur le bourbier autour de lui. " J'essaie juste de me fondre dans le paysage."
Il abandonna son outil et progressa prudemment vers elle. Il se garda cependant bien de la toucher.
" C'est un plaisir de vous voir, Elisa. Vous avez l'air en grande forme."

-Oh, vous connaissez l'effet qu'ont sur moi les longues chevauchées ! dit-elle en flattant l'encolure de son étalon.
Elle observa Albérich avec attention.
-Et à voir comme vous vous démeniez, j'ai l'impression que vous l'êtes aussi, en grande forme. En grande forme, mais sale comme un poux. Ceci dit, comme je suis heureuse de vous revoir - sans quoi, vous l'imaginez, je n'aurais pas accouru ici -, je vous pardonnerai cette mise impropre à la réception d'une dame, comme je vous pardonnerai l'absence de révérence et l'omission de mes titres qui ont terriblement marqué le salut dont vous m'avez gratifiée.

" Oh." fit Albérich, mimant un subit embarras.
Il s'inclina, la main sur le coeur.
" Ma Dame, je suis vraiment navré de vous recevoir dans cet état... Si votre Grâce accepte de me suivre à l'intérieur, je lui ferai une tasse de thé et tâcherai de retrouver... un aspect plus ou moins humain, à défaut de parfaitement présentable. Mais je comprendrais aisément qu'une créature aussi exquise que Votre Grâce se refuse à pénétrer dans l'antre d'un vermisseau de mon espèce, indigne de l'attention, même minime, d'une grande dame telle que vous."

-Une créature aussi exquise ? s'exclama la jeune fille. Ma foi, voilà qui remplace agréablement le "Votre majesté" que vous avez oublié...
Elle saisit la bride de sa monture, chercha un endroit où l'attacher.
-Et je vais donc sursoir aux bonne manières liées à mon rang pour vous suivre dans votre antre misérable, croquant. Puissiez-vous à jamais chérir ce moment comme l'honneur le plus grand qui ait jamais émaillé votre existence.

" Je ne l'oublierai pas, votre Grâce. Je le raconterai à mes petits-enfants tous les soirs avant de les border dans leur petit lit."
Il l'invita à l'intérieur, veillant à ne pas la frôler, de peur de maculer son costume. Cela dit, le galop sur la colline l'avait mouchetée de boue. Il se demanda s'il oserait lui en faire la remarque, esquissant un sourire. Une fois à l'intérieur, il abandonna ses bottes crottées dans le couloir et alla chercher une bouilloire à la cuisine. Il l'installa sur les braises encore rougeoyantes de l'âtre, puis fila se rafraîchir à la salle d'eau. Il était de retour quelques minutes plus tard, une chemise propre sur le dos, le visage plus ou moins propre et les mains présentables.
" Alors, comment allez-vous ? On m'a dit que vous aviez des visiteurs... prêts à s'installer pour un moment."

Le sourire d'Elisa se fit mutin.
-Oui... C'est même moi qui vous l'ai dit avant votre départ, ce me semble... Et il ne s'agit point de visiteurs, mais de Combelupins fraîchement recrutés et déjà installés dans leurs quartiers du donjon. Ou dans les miens, c'est selon, tant il me semble ne plus passer un seul instant en solitaire...

" C'est vrai, vous m'aviez parlé de ces chevaliers. J'avais oublié qu'ils devaient arriver si vite... J'imagine que le changement doit être conséquent, en effet... Mais vous vous plaigniez de solitude, souvenez-vous. Et le donjon est un peu grand pour une seule baronne. Vous y avez accueilli tous les Combelupins... Il y a assez d'escaliers à gravir pour tout un village."
Il sourit, jeta un mélange fruité dans l'eau frémissante de la bouilloire puis la posa sur la table, entre deux bols.
" Ça doit vous changer les idées, ce sang neuf. De nouvelles histoires à entendre, de nouvelles personnes à rencontrer... Ne me dites pas que vous vous sentez déjà casanière et misanthrope. Vous n'avez pas l'âge pour."

-La misanthropie n'attend pas le nombre des années ! dit-elle, sentencieuse, avant de sourire à nouveau. Non, mais, plus sérieusement... Je pense que le changement est en grande partie positif. Le donjon sonne moins creux, se révèle moins sinistre, s'avère beaucoup plus vivant, ce qui est bienvenu ! Sire Rodrick, sire Guilbert et leur suite sont des gens fort aimables, charmants, même. Ma grand-tante, me connaissant bien, connaissant, aussi, les, hum, usages de Combeloup, à choisi au mieux. Cependant... La transformation est radicale, et il faudra m'y habituer !
Elle observa la pièce alentour.
-Imaginez, vous qui aimez vivre en solitaire : avoir une dame de compagnie constamment à vos côtés. Joyeuse, adorable, attentionnée, mais qui n'aime rien tant que les travaux d'aiguilles, la composition de bouquets et la danse du menuet... Il me faudra des mois avant de la convertir à des distractions plus... plus à mon goût. Cela n'a déjà pas été simple de la convaincre de monter à cheval... Et imaginez, en sus de cette dame de compagnie, un page haut comme trois pommes qui vous sert votre vin, vous ouvre les portes, vous tend vos bottes, votre manteau... Bref, un page haut comme trois pommes qui se tient dans votre ombre à chaque instant et, vous devançant, fait à votre place tout ce que vous vous apprêtiez à faire, même le geste le plus anodin. Si, d'aventure, vous lui proposez gentiment d'aller jouer, faire un tour, voilà qu'il prend la chose pour un congé, pour une punition liée à quelque faute commise, et que ses yeux s'emplissent de larmes toutes prêtes à couler...
Elle secoua la tête.
-Encore, s'il avait s'agit d'un sémillant écuyer d'un ou deux ans mon cadet, la chose aurait été... fort prometteuse. Mais là...
Elle sourit à nouveau.
-Je dois vous faire l'effet d'une fille bien ingrate, bien irascible, à se plaindre ainsi... En réalité, je parle, mais je ne me plains pas vraiment. Je vais juste devoir m'habituer à tout ce changement. Et, en attendant, constamment occupée, continuellement entourée, je n'ai pas le moindre instant pour me retourner sur le passé. C'est un bien, à n'en pas douter.

" Je pense que vous devez vous habituer à eux comme ils doivent s'habituer à vous. Je suis certaine que vous parviendrez à convertir votre dame de compagnie et à dérider votre page. Et de toute façon... Vous êtes la baronne, n'est-ce pas ? Vous pouvez édicter vos règles, désormais. Ne vous laissez pas enfermer dans des usages qui ne vous ressemblent pas mais que vous pensez appropriés. Combeloup est un hameau atypique qui a besoin d'une noblesse atypique. Je ne suis personne pour vous dicter votre conduite, bien sûr, et j'espère que vous ne m'en voudrez pas de vous dire les choses ainsi... Mais vous avez la liberté de vous inventer une manière d'être et de faire. Je comprends que vous vouliez respecter les traditions auxquelles ces nouveaux venus sont habitués mais... je suis certain que si vous leur en donnez la latitude, et le temps, vous réaliserez que bien des hommes ne demandent qu'à s'affranchir des carcans du rôle, du titre et de la naissance."
Il lui servit un bol de thé.
" Enfin, je dis ça... C'est ma manière de penser."

-Oh, mais je ne suis pas loin de penser comme vous ! dit-elle sans s'offusquer en rien de sa franchise. Cependant, tout est une question de mesure ou de compromis. Le duc ou le prince que j'épouserai un jour sera habitué aux traditions de la noblesse, à l'étiquette. Si trop de laissé aller règne en mon donjon, il fuira, à n'en pas douter...
Elle goûta le thé, sembla l'apprécier, finit par reposer la tasse.
-Enfin, il est toujours possible que je n'épouse ni un prince, ni un duc. Un barde m'irait très bien... Surtout s'il a quelques quartiers de noblesse, histoire de ne pas choquer ma parentèle ou les seigneurs riverains...
Son regard, un instant, s'était fait rêveur.

Albérich ne put dissimuler une grimace. Ce qu'il avait craint depuis le début était déjà en gestation. Il fallait espérer qu'Elisa rêvait sans désir d'amener les choses à se réaliser. Il fallait espérer qu'elle aurait assez de jugeote pour attendre un prétendant à sa mesure. Et qu'Aubin avait autre chose à faire, un autre plan en tête, qu'aller épouser une petite provinciale de dix ans sa cadette. D'autant que Combeloup, aussi havre soit-il, ne semblait pas vraiment à la mesure d'un homme qui semblait se complaire dans l'intrigue et l'ambition. Non, il s'inquiétait pour rien. Elisa était encore adolescente, il était normal qu'elle s'amourache d'un jeune homme bien de sa personne, dont le métier était de paraître et séduire.
" Je suis certain que vous trouverez quelqu'un de bien. Mais vous avez encore le temps. Inutile de brimer votre jeunesse dans une union prématurée et des prérogatives dont vous n'avez nul besoin."

Elisa secoua la tête.
-Je ne suis pas pressée, personnellement. Mais vous savez bien qu'une jeune baronne célibataire est un bon parti... Si j'ai mandé des chevaliers, des gardes supplémentaires, c'est pour éviter que certains ne soient tentés par une conquête rapide, à l'image de ce qu'a voulu faire la maison des Essaims. Les choses sont bien engagées de ce côté là. Mais nous ne serons jamais très puissants... Un mariage scellerait définitivement notre sécurité en faisant disparaître la convoitise. Et Je préfère avoir cette idée à l'esprit, histoire de rester libre de mes choix, de garder l'initiative. Et il est des chances, parfois, qu'il faut savoir ne pas laisser passer.

Albérich sentit les cheveux se hérisser sur sa nuque. Il eut l'impression que son avenir proche venait d'être scellé par ces quelques mots. La seule personne avec laquelle il aurait pu parler de la situation, d'Aubin, d'Erhedun, était absente, partie pour une destination inconnue, dont elle ne reviendrait peut-être jamais. Mais il ne pouvait pas quitter Combeloup avant son retour. Elle seule pourrait comprendre les enjeux et veiller aux intérêts d'Elisa. Et si elle ne revenait jamais... Il faudrait qu'il reste jusqu'à ce qu'Elisa se trouve un mari ou qu'Aubin s'en aille. D'ici là, il était coincé. En parler à la jeune femme était impossible. Rebelle comme elle l'était, toute mise en garde ne ferait que nourrir son obsession. Et bien évidemment, elle se fendrait des poncifs de rigueur dans ce genre de domaine : " avec moi, ce sera différent", " il a changé", " je le connais bien". Rien que d'y penser, il en eut un frisson. Quant à Aubin... On en revenait toujours à ce maudit barde. Lui parler. Pour lui dire quoi ? Qu'il voyait clair dans son jeu ? Qu'il ne le laisserait pas s'en prendre à Elisa ? Anticiper risquait de provoquer quelque chose qui n'existait pas encore. Il fallait qu'il reste en retrait. N'agir que si nécessaire. Mais il n'était pas certain, pas du tout certain, de pouvoir gagner une lutte d'influence contre son demi-frère.
Il soupira.
" Vous avez raison. Mais vous n'êtes pas complètement sans ressources, comme vous le soulignez très justement. Vous avez le temps de peser vos options."

-Je compte bien le prendre, répondit-elle, tranquille, posée. Mais il y a énormément de paramètres dont je dois tenir compte et, au-delà de mes sentiments personnels, je dois penser à l'intérêt de Combeloup. Un choix malavisé pourrait rouvrir des blessures récentes, relancer un conflit fraîchement apaisé... Imaginez ce qu'un ambitieux, étranger à nos particularités, à notre Pacte, pourrait causer de dégâts, quand bien même tenterais-je de l'en empêcher à toute force. Les choses, parfois, se font de manière insidieuse... Oui, ce n'est pas une affaire simple, et j'essaierai d'user de discernement pour la régler.

Alors qu'il se réjouissait de revoir la jeune femme, leur conversation le plongeait dans un profond abattement. Mais comme Elisa devait le faire, il était forcé de songer au bien commun. Il aurait aimé remonter en selle et rentrer à Erhedun, se rendre au Temple de Lathandre, voir Graham, partir pour nulle part. C'était impossible, dans les circonstances présentes. Elisa venait d'être manipulée par Hugues, en était restée profondément meurtrie, il ne fallait pas qu'elle soit à nouveau victime d'un homme ne cherchant qu'à lui nuire. En même temps... Il était possible qu'Aubin soit vraiment un être empli de duplicité, agneau à Combeloup, monstre à l'extérieur. Même si les événements erhedins ne paraissaient pas plaider en sa faveur, il n'était pas certain qu'il se comporterait de la sorte avec ses proches.
Trop de questions. Il aurait tant aimé qu'Ada soit là.
" Je vous fais confiance." murmura-t-il avec un sourire difficile. " Mais si vous avez besoin d'un conseil... Je sais que je ne suis pas votre père et je ne suis pas expert en matières matrimoniales, mais... vous savez où j'habite."

-Oh oui, je le sais... Et je sais aussi combien vos avis m'ont été utiles, par le passé. Alors, il n'est pas impossible que j'y ai à nouveau recours, bien que...
Elle eut une grimace charmante.
-Bien que je rechigne à ne venir vous trouver que pour vous parler de sujets épineux, de problèmes à résoudre... Vous avez aussi le droit de vous distraire, comme tout un chacun.
Elle sourit.
-D'ailleurs, que vous dirait-il de partager ma table, ce soir ? Je donne un repas avec quelques invités du village, et j'aurais aimé que vous soyez des nôtres.

Il lui rendit son sourire.
" Avec grand plaisir." fit-il. " Je tâcherai d'être un peu plus présentable et je ne m'adresserai à vous qu'avec les formes... pour ne pas brusquer vos invités."
Il se leva.
" Ce qui me fait penser que je vous ai rapporté quelque chose d'Erhedun. J'aime autant vous le donner maintenant, histoire que vous puissiez pousser des hauts cris en privé et que vous ne me malmeniez pas sous les yeux de vos nouvelles ouailles."
Il s'esquiva une seconde et revint avec les deux tomes des chroniques de la Reine Rouge. C'étaient deux volumes assez épais, reliés de cuir écarlate, sur la couverture desquels figurait un cheval cabrant, monté par une silhouette caparaçonnée mais clairement féminine.
" Oui, des livres. Je suis désolé. C'est ma seule sphère d'expertise. Je ne voulais pas vous ramener quelque chose dont je n'aurais aucune idée de la valeur. Mais je pense que si vous vous décidez à leur donner une chance, ils vous plairont."

-Oh, vous n'auriez pas dû... fit l'adolescente, sincèrement touchée.
Mais elle se reprit, arbora un sourire volontairement pincé.
-Bien sûr, il s'agit d'affreux livres, ces objets si ennuyeux, si pénibles à lire. Je vous bien, ici, la marque de votre sadisme coutumier. Néanmoins, comme il ne s'agit ni d'un traité d'économie domestique à l'usage des femmes au foyer, ni d'un énième récit à la gloire des mâles, seuls propres à conduire les affaires du monde... Je ferai l'effort de les ouvrir.
Elle abandonna sa comédie, lui sourit plus franchement.
-Merci, Albérich. C'est vraiment gentil à vous. Et... Je suis heureuse que vous veniez, ce soir. Bien sûr, il y aura nos nouveaux résidents, aux manières parfois guindées. Mais, pour équilibrer les choses, j'ai invité Umberto, Hodor... et votre famille. Je crois que ce sera suffisant pour préserver notre décontraction proverbiale.

Albérich ne fut pas surpris d'apprendre que César, Bastien et Aubin étaient de la fête. Depuis l'instant où elle en avait parlé, il avait été persuadé que le barde serait présent. Il serait intéressant de le voir en action dans un plus vaste comité. Le Luménien l'imaginait sans peine, pareil à Thibault, à plus d'un Lathandrite qu'il avait connu au cours des années : bavard, charmeur, le coeur de la soirée, se fendant d'une remarque spirituelle au moment opportun, d'une oeillade entendue la minute suivante, d'un intérêt feint, ou sincère, lorsqu'un autre convive prenait la parole... pour mieux reprendre la direction de la conversation la seconde suivante. Albérich connaissait d'autant mieux ce genre de phénomènes qu'il était, par nature, de ceux qui restent en retrait pour assister, bon gré, mal gré, à la parade de ces paons humains. Il n'était pas vraiment impatient, mais il ne pouvait pas prendre le risque de manquer ce repas. Observer Elisa et Aubin ensemble lui permettrait de savoir à quoi s'en tenir. Et il craignait que les choses n'aillent déjà trop loin. Après tout, ils se connaissaient depuis des lustres. Il sourit à la jeune femme.
" Je me réjouis de dîner en si bonne compagnie." dit-il. " Et ne vous formalisez pas pour les livres. Je serai pleinement heureux si vous les ouvrez ne fût-ce qu'une fois."

-Je vous le promets, dit-elle, sérieuse.
Elle termina son thé, puis se leva.
-Bon... Je suis désolée de vous abandonner aussi vite, mais si je tarde trop à rentrer au château, ma suite, que j'ai eu bien du mal à laisser en arrière, va finir par partir à ma recherche. Vous pensez ! Il faut nettoyer mes bottes, épousseter mon manteau, me servir un breuvage bien chaud... Ah, et m'entretenir de la supériorité de la broderie sur les chevauchée, et de celle du parfum des roses sur l'odeur du crottin...
Elle lui adressa un clin d'œil, pour atténuer le côté exagérément grincheux de ses propos.
-Je vous dis donc à ce soir ! J'espère que vous ne regretterez pas le déplacement...

" Ne vous inquiétez pas pour ça." fit-il en la raccompagnant vers la sortie. " Merci pour votre visite, Elisa. C'était une agréable surprise."
Il la regarda ensuite enfourcher lestement son étalon, rassembler ses rênes sans même y réfléchir, puis lancer l'imposante bête vers le donjon. Il la suivit du regard tandis qu'elle progressait le long de la crête, sans éprouver la moindre crainte : Elisa était une cavalière émérite. Ensuite, il repartit vers le jardin ranger les outils qu'il avait abandonnés, en veillant à ne pas salir sa chemise propre, avant de regagner la garnison.
L'idée qu'Elisa puisse être éprise d'Aubin le hantait. Il ne voyait pas comment il pourrait intervenir dans cette situation. S'il devait révéler ce qu'il savait du barde, ce dernier pourrait le contredire avec aplomb et ce serait la parole de l'un contre la parole de l'autre. Et tout serait détruit. Il ne voulait pas y penser. Les gens n'étaient pas entièrement mauvais. Il l'avait toujours professé, lorsqu'il était au Temple. Il l'avait cru dur comme fer. Mais il avait eu la preuve que parfois, cette part de lumière est tellement petite, tellement ténue, que c'est comme si elle n'existait pas. Et si Aubin était l'un d'entre eux ? Un de ces êtres qui n'est qu'ombre ? Ce n'était pas possible. Pas avec un père comme César. Il pouvait avoir haï Thibault et pourtant aimer Elisa. Ou pas. Les suppositions s'entrechoquaient dans son esprit, sans se fixer, se résoudre. Lorsque l'heure de rallier le donjon se profila, il était vêtu de ses plus beaux vêtements, propre et prêt, mais extrêmement fébrile. Il espérait que le vin qu'on ne manquerait pas de servir aiderait ses nerfs à tenir le coup.
Il chevaucha Douce pour gagner le château, dans la pénombre du début de soirée.

Arrivé à destination, il comprit que tout le personnel de la demeure était sur le pied de guerre : aux portes, les sentinelles - des nouveaux venus, encore - avaient dû être informés de son arrivée, car ils le laissèrent passer sans la moindre difficulté, après l'avoir, évidemment, salué avec un respect manifeste ; dans la cour, un garçon d'écurie empressé s'approcha d'un pas vif pour récupéra la jument ; au seuil du donjon, à quelques pas de là, le vieux serviteur que connaissait bien Albérich était sorti, prêt à l'accueillir.
L'ancien aubemestre l'avait presque rejoint lorsqu'Umberto apparut à son tour, arrivant du village.
-Ah, vous me sauvez la vie ! souffla-t-il. J'ai dû terminer deux ou trois petites choses, au comptoir, et je craignais d'arriver bon dernier...
De fait, en pénétrant quelques instants plus tard dans la salle à manger, ils constatèrent qu'il ne manquait plus qu'eux au sein du petit groupe rassemblé pour l'occasion. Mais personne ne leur en fit reproche, les accueillant au contraire avec chaleur.
Aubin, César et Bastien portaient leurs plus baux vêtements, ceux du premier dépassant largement, en termes de luxe et de raffinement, les mises de son père et de son neveu. Elisa aussi avait fait des efforts, poussant même la bonne volonté jusqu'à revêtir une robe qui la mettait particulièrement en valeur, bien qu'on l'y sentit mal à l'aise.
Dans un doux bruissement d'étoffe, elle s'avança vers les nouveaux arrivants, les salua, familière. Puis, à l'intention d'Albérich, elle procéda aux présentations.
Sire Rodrick était un homme de taille moyenne, légèrement bedonnant, la bouille ronde et joviale, parfaite ambassadrice de son tempérament joyeux ; son épouse, dame Thaïs, semblait en revanche plus effacée, blonde silhouette diaphane dont le sourire sincère témoignait pourtant d'un caractère plus rieur qu'on n'aurait pu le croire. De leurs enfants n'était présent que l'aîné, Gabriel, garçon à peine plus jeune que Bastien, manifestement fier dans son élégant costume de page. Il s'avéra pourtant des plus respectueux, des plus polis, cherchant à tout instant à s'acquitter au mieux de sa tache, auprès de sa maîtresse ou de ses invités. Sire Guilbert, enfin, d'un âge sensiblement similaire à celui d'Albérich, était un grand homme sec, silencieux. On le sentait timide : d'ailleurs, de tous, il fut le moins bavard.
Bientôt, des serviteurs apparurent, chargés de plateaux, distribuant verres de vin sucré. On ne passerait donc pas à table immédiatement.

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