La Couronne de Cuivre

Le barde blêmit et, désarçonné, ne sut d'abord que répondre.
-Heu... Un elfe, oui... Mais... Enfin, il sait se débrouiller, il m'a tout appris, et puis...Il est parti de lui-même, il devait avoir son idée en tête...
Il grimaça, puis fronça les sourcils.
-Voilà que tu me rajoutes de nouveaux cas de conscience... Tu veux vraiment que je me retrouve incapable de jouer les boute-en-train...

" Je n'ai jamais été très porté sur la légèreté. Enfin, pas en dehors des heures de travail." fit Martin avec un haussement d'épaules. " Mais c'est comme ce principe qui veut qu'on peut faire oublier une douleur en en occasionnant une autre : tu songes à ton maître, tu oublies notre situation désespérée. Et je t'offre une raison supplémentaire de survivre, que demander de plus ?"

Il le dévisagea, incrédule.
-Je comprends... le principe, dit-il. Mais... Autrefois, j'avais l'impression que tout était à ma porté, que ma seule volonté pouvait soulever des montagnes ou changer le monde. Autrefois, j'aurais envisagé toutes ces tâches avec optimisme, et j'aurais été prêt à les mener toutes de front. J'en suis bien revenu. A présent, je suis incapable de penser à long terme, et je n'ai la force de lutter que pour une... quête, dira-t-on, en même temps. Si je veux tenir, je dois me raccrocher à des choses immédiates. aux gens qui sont près de moi. Si je vois trop loin dans l'espace ou dans le temps, si je vois trop grand, je perds mes moyens. Alors c'est sur nous que je vais me concentrer pour l'instant. Les gosses, Valaellyn, vous autres... Et ma compagne. Le reste... On verra ensuite. Si je sors de tout cela. Si nous en sortons.

Martin acquiesça, puis pressa l'épaule du barde.
" C'est sans doute une saine attitude." fit-il. " C'est vrai que lorsqu'on a presque l'éternité devant soi, rien ne sert d'avoir un agenda trop chargé ! Il est toujours temps de redéfinir ses priorités."

Il secoua la tête.
-Ne me parle pas d'éternité. Au-delà des quelques années à venir, je refuse d'imaginer ce qu'il adviendra. Quant à mon agenda... Honnêtement, je n'aspire qu'à une seule chose : la tranquillité. Sitôt ma compagne retrouvée, nous rentrons sur Hélonna. Et nous menons une vie calme, paisible, ordinaire. J'ai vécu assez de bouleversements, de catastrophes et d'aventures en tout genre pour une vie. Même pour une vie d'elfe.

" Excuse-moi de te le rappeler, mais... ta vie ne sera ordinaire que pendant... quel âge a-t-elle ? La vingtaine ? Tu as devant toi cinquante ans à tout casser, je suppose. En fait, bien moins que ça. Mais je ne devrais pas dire ça : tu aspires à ne penser qu'aux quelques mois à venir."
Il haussa les épaules et se resservit un verre de vin. Victor et Jehan étaient sortis de l'eau mais devisaient sur le bord, emmitouflés dans leur couverture.

-Peut-être qu'une fois ces années passées, je n'aurai pas envie de me retrouver seul à nouveau, dit l'elfe, presque tranquille. Et rien ne m'obligera à vivre mon existence jusqu'au bout. Après tout, je devrais déjà être mort... J'aurai donc bénéficié d'un agréable sursis !
Il sourit, comme si sa déclaration n'était qu'une plaisanterie - ce qui n'était sûrement pas le cas -, vida son propre verre puis se leva.
-Bon, je vais faire réchauffer la pitance de nos nageurs... M'est avis qu'ils vont avoir grand faim.

Mais Taliesin n'avait pas fait plus de quelques pas en direction de la marmite qu'il y eut une grande secousse, plus violente que les précédentes, unique. Puis son estomac se souleva, une seconde, comme si la caverne chutait brusquement et qu'il était emporté avec elle. Le sol se stabilisa avec brutalité, manquant l'envoyer valser à terre, mais il parvint à se rattraper à une stalactite. Martin jura.
Quelque chose avait changé dans la caverne, quelque chose de fondamental : toute lumière avait disparu. Les murs s'étaient éteints, renvoyant autant de nuit que les parois d'une caverne normale. Même le trou de lave où ils avaient réchauffé leurs aliments ces derniers temps était à présent noir. L'elfe distinguait vaguement des ombres, mais au centre de la terre, aucune lumière d'aucune sorte ne pouvait aider son infravision a en percevoir davantage. Les auras de chaleur diffusées par Martin, Victor et Jehan, Griseldan, le bassin encore vaguement, mais de plus en plus ténu. La forme vague de la casserole. Il faisait diablement froid.

Il lui fallut quelques instants pour reprendre ses esprits, pour repousser la vague de panique suscitée par le phénomène et ses possibles interprétations, toutes plus angoissantes les unes que les autres. Ce n'était pourtant pas le moment pour songer à ce qui avait provoqué tout cela : il fallait remédier au plus urgent.
-Ne bougez pas ! lança-t-il à ses compagnons. Je n'y vois goutte, mais je peux vous distinguer, vous. Si vous ne changez pas de place, je pourrai me repérer, aller chercher le pipeau ou une chandelle pour faire de la lumière... Enfin, ce qui sera le plus près de ma position actuelle...
Et de se mettre aussitôt en devoir de joindre le geste à la parole. A tâtons.

" Je savais que ces tremblements finiraient par avoir un effet plus spectaculaire." grommela Martin.
" L'eau est froide."
" J'ai peur."
" Faut pas."
" A mon avis, il faut. Mais en même temps, ça ne sert à rien, c'est sûr." intervint Rumoc. " Mon destin est donc d'être enterré, enterrée encore, enterré toujours !"

-Allons, personne ne finira enterré ! lança l'elfe d'une voix qu'il voulait assurée. D'ici peu, j'aurai mis la main sur le pipeau... Et la lumière sera !
C'est en effet vers l'instrument - et donc vers son lit - qu'il avait entrepris, prudemment, de se diriger. Les gamins lui permettaient de localiser le bassin ; Martin leur table ; Griselda, une couche particulière. Il devrait donc être capable, grâce à ces repères, d'y parvenir sans trop de mal. Et même s'il aurait sans doute été plus rapide d'aller quérir une bougie dans la réserve, il préférait mettre la main sur le don de Belenn.
Tout en progressant, Il se demandait pourquoi Victor avait parlé d'eau froide : après tout, il était hors du bassin, non ? A moins qu'il n'y soit retombé...
Enfin, il verrait bien lorsque les ténèbres seraient dissipées...
Pour l'heure, trouver le pipeau. Le reste attendrait.

HRP : c'est franchement le genre de choses que tu peux faire en entier , d'autant que je n'ai aucune idée de l'endroit où Talie a fichu son pipeau !

L'elfe finit par trouver son lit, après s'être cogné deux fois dans des concrétions à hauteur de rotules, dont il avait oublié l'existence, poussé par l'urgence. Il tâtonna sur la couverture, sous l'oreiller, dans les vêtements qu'il avait abandonnés, puis finit par mettre la main sur la petite tige de bois. Une aide bienvenue se tapissait probablement dans ses notes à venir...

Sans perdre un instant, le barde porta l'instrument à ses lèvres, et entreprit de jouer le morceau le plus adéquat, à savoir "Vaincre la nuit". Feu de camp, lampe, bougie, la moindre source de lumière serait la bienvenue...
Bon, encore fallait-il que cela marche. Mais il n'y avait pas de raison.
Sauf s'ils étaient tombés au fond des abysses marines. Sauf si, en ces lieux profonds entre tous, la magie de Lathandre était inopérante...

Mais une fois la mélodie égrenée, la lumière revint dans la grotte sous forme d'une dizaine de lampes-tempête, placées dans les endroits propices de leur tanière : sur les tables, près du lit de Griselda, près des entrées, près du garde-manger, du bord du bassin. Les deux enfants se levèrent rapidement et coururent rejoindre le courtisan en prenant garde de ne pas tomber. Ce dernier décocha un sourire fataliste au barde.
" Au moins, le toit a tenu. C'est toujours ça de pris, non ?"

-Tu en doutais ? Le pipeau ne fournit pourtant pas des grottes de pacotille, mais bien au contraire le nec plus ultra de ce qui se fait en matière de cavernes grand luxe !
Il s'était exprimé avec l'énergie qu'accompagnait son immense soulagement. Il avait vraiment redouté que l'instrument ne fonctionne pas. Savoir qu'ils n'étaient pas privés de son concours était des plus encourageants. Surtout quand l'on savait ce que pouvait fournir les "Demoiselles d'Eauprofonde", leur capacité à les sortir des situations les plus désespérées...

" Qu'est-ce qui s'est passé ?" demanda Victor, inquiet.
" On a fait une drôle de chute !" s'exclama Jehan, qui avait retrouvé son enthousiasme aussi rapidement qu'il avait perdu son sang-froid plus tôt.
" Ça en a donné l'impression, en tout cas." fit Martin. " Mais avec cette grotte qui ne se comporte comme aucun endroit normal au monde, c'est difficile de dire. Si ça se trouve, nous avons plutôt été projetés dans les airs."

-Il faudra aller jeter un œil dans les tunnels voisins... répondit le barde. Mais d'abord, je propose que nous nous organisions pour pallier à toute éventualité : Martin, peux-tu aller voir comment se porte Griselda ? Pendant ce temps, Victor, Jehan et moi rassemblerons nos affaires, pour les avoir toutes à portée de main en cas de pépin. Les bougies, les vivres, nos sacs, nos armes... Vous allez peut-être trouver que j'en fais trop, mais compte tenu de notre situation... Un n'est jamais trop prudent.

Personne ne sembla estimer que les précautions suggérées par Taliesin soient inopportunes et le petit groupe obtempéra sans discuter. Le courtisan se rendit au chevet de la jeune femme empoisonnée, les deux enfants allèrent rassembler le matériel avec l'elfe. Ils en profitèrent pour passer rapidement des vêtements propres. Le froid devenait de plus en plus pénétrant, signe que les bienfaits de la lave surnaturelle qui avait réchauffé la grotte s'étaient estompés. Mais ils avaient de quoi se vêtir et empilèrent plusieurs couches jusqu'à trouver leur confort. Martin regagna leur cercle de fournitures avec un haussement d'épaules.
" Ni mieux, ni pire qu'hier." fit-il. " Mais je trouve qu'elle a les couleurs de l'éveil. Peut-être serons-nous bientôt plus nombreux. Ou alors ce n'est qu'une illusion due à la lumière des flammes."

-J'espère que tu as raison et qu'il ne s'agit pas d'une illusion... fit le barde. J'ai confiance en ce que prodigue le pipeau. Au besoin, j'y aurai encore recours pour la tirer de son... sommeil. Il est probable que nous ayons besoin de toutes nos forces...
L'elfe s'était aussi changé, après avoir procédé à des ablutions aussi rapides que pénibles pour chasser la poussière d'argile dont il était toujours couvert. L'opération l'avait glacé, mais il avait préféré passer par là : au regard de la température qui chutait continuellement, une telle chose serait bientôt devenue impossible, sinon risquée. Il avait combattu le froid en s'essuyant avec énergie, puis en se couvrant de ses vêtements les plus épais.
Quant au rassemblement de leurs affaires, il avait été rondement mené. Les sacs étaient bouclés, les couvertures, les sources de lumière et les vivres empilés les uns à côté des autres. Et les armes, bien en évidence, pouvaient être saisies en un instant.
-Je vais aller faire un tour dans les parages.. reprit-il. Sans aller très loin, évidemment. De toute façon, il y a fort à parier que des changements seront visibles dès que je serai à l'extérieur de notre refuge.

Mais de parages, il n'y avait plus. Taliesin ne put que constater, alors qu'il ralliait chacune des issues une à une, qu'elles étaient désormais bouchées. Deux d'entre elles étaient obstruées par des éboulis, mais leur sortie habituelle, celle qui menait aux conduits qu'avaient empruntés leurs compagnons, débouchait désormais sur un mur de pierre brute, comme si jamais aucun couloir ne s'était trouvé là.

Son expédition terminée avant même d'avoir commencé, force fut à l'elfe de rapporter ses découvertes à ses compagnons... et d'en tirer les conclusions.
-Côté positif : en l'état actuel des choses, nous n'avons plus rien à craindre des pirates ! lança-t-il d'un ton léger. Quant à quitter notre agréable refuge... Soit nous devrons déblayer les éboulis, soit demander au pipeau s'il veut bien nous ouvrir un passage.

Martin écarquilla les yeux mais ne dit rien, se contentant de se frotter lentement le visage des deux mains. Cela dit, son expression demeura tranquille, presque souriante.
Jehan semblait ne pas vraiment réaliser.
" Donc, il fait noir, froid, et on est coincés, c'est ça ?" demanda-t-il, finalement, sans réelle frayeur dans la voix.
" Y'a des jours où être une ceinture, ça a du bon." commenta Rumoc.
" Peut-être que le golem peut creuser." proposa alors Victor. " Après tout, on lui a fait de grandes mandibules, tout ça."

Le barde lorgna le golem, pensif.
-On pourrait essayer ça, effectivement... Mais il pourrait se faire mal, ou être enseveli sous les pierres. De plus, nous ne savons pas sur quelle distance il faudrait creuser avant d'arriver sur une zone dégagée. Si c'est quelques mètres, l'obstacle n'est pas insurmontable, si c'est davantage, ou si tout, alentour, s'est écroulé... Mieux vaudrait demander au pipeau d'ouvrir un passage sûr.

" Un passage pour quoi ?" demanda Martin. " Quel intérêt avons-nous de sortir ?"
" Les êtres dans ton genre ne survivent pas longtemps dans les espaces complètement clos." fit alors Rumoc, l'air de rien.
" Je n'ai pas peur du noir." dit Victor.
" Mais si on n'a plus rien à manger, on devra peut-être tirer à la courte paille, ou quoi ?" demanda Jehan, toujours très sérieux.
" On mangera Griselda en premier, te bile pas." répondit Victor.
" Tu es fou, elle est empoisonnée !" s'exclama Jehan.
" Vous êtes lugubres." lâcha Martin.

-On a encore pas mal de vivres, fit Taliesin, encourageant. Et si nous venions à les terminer avant d'avoir pu sortir - parce qu'il nous faudra quand même sortir, à un moment ou un autre, je pense que personne n'a envie de finir son existence ici -, le pipeau nous en donnera. Comme il nous donnera de la lumière... Il pourvoira à nos besoin. Nous n'avons pas à nous en faire pour ça.
Ce qui était vrai : avec l'instrument enchanté, ils pouvaient survivre des années dans cette grotte. Même s'il fallait souhaiter qu'ils ne demeurent pas aussi longtemps emprisonnés...

Martin lui sourit tranquillement, tandis que les deux enfants opinaient du chef, vigoureusement.
" Bon, il ne nous reste plus qu'à... manger, justement." dit finalement Victor.
" Elle est où, la marmite ?" fit Jehan.
" Ainsi tout rentra dans l'ordre, l'estomac des enfants avait parlé." lâcha Martin.
" Va falloir qu'on trouve des histoires à se raconter, avec tout ce temps solitaire qui nous pend au nez."

-Ça tombe bien : tu dois en connaître beaucoup, vu les aventures que tu as vécues ! Martin n'est sans doute pas non plus sans en savoir un certain nombre. Et, de mon côté, il n'est pas impossible que deux ou trois bricoles me reviennent en mémoire... De quoi tenir un millénaire !
Et de se mettre en quête de la marmite. Restait le problème du combustible : il ne devait plus leur rester le moindre morceau de bois pour réchauffer son contenu...
Il sentait qu'il faudrait, sous peu, recourir au pipeau. Quoi qu'il décide de leur offrir.

Mais lorsque Taliesin rapporta la marmite près des enfants, ceux-ci ne semblèrent pas s'attendre à ce que son contenu soit encore chaud : ils l'ouvrirent et se mirent à manger à même le récipient. Martin haussa les sourcils, faussement horrifié.
" Plus de lumière et toute l'éducation se perd." lâcha-t-il.
" Poète à la manque."
Puis le courtisan se figea.
" Vous avez entendu ?" dit-il.
" Rien." répondit Victor, la bouche pleine.
" Chhhhhht." fit Martin.
Il y avait un vague bruissement, comme le murmure d'une conversation étouffée. Qui semblait à la fois très proche, et très éloignée.

-Plus un bruit... renchérit l'elfe.
L'instant suivant, il se concentrait, fixait toute son attention sur l'étrange murmure. Il voulait tenter de l'identifier, tenter de savoir s'il s'agissait bel et bien d'une conversation. Et, surtout, il voulait essayer d'en trouver l'origine, de s'en rapprocher le plus possible, quitte à coller l'oreille à la paroi de pierre...

Mais le murmure ne venait pas d'une paroi... il émanait de beaucoup plus près d'eux. Pendant un moment, Taliesin pensa qu'il provenait du sol. C'était bien une conversation. Il lui semblait même distinguer deux voix... familières...
Puis soudain, il décela une lueur bleue et ouvrit son sac. Une pierre bleue y luisait et c'était d'elle que jaillissaient, feintes, les voix.
" Il doit bien y avoir moyen de les contacter !"
" Nous ne pouvons pas nous séparer !"
" Alors cherchons-les ensemble ?"
" Ça ne servira à rien."

La Couronne de Cuivre

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