La Couronne de Cuivre

L'enfant s'habilla en grommelant et le suivit jusqu'à la salle à manger. Une fois à table, il le dévisagea avec curiosité.
" Alors. Le plan. C'est quoi le plan ? Parce que sinon, tu vas me retrouver dans mon lit dès que tu auras le dos tourné."

Autant le prévenir dès à présent : ainsi aurait-il le temps, peut-être, d'apaiser la tempête...
-Hier soir, à la taverne, j'ai dit qu'on pourrait faire appel à moi si d'aventure mon aide semblait utile pour l'enquête concernant le massacre : je ne suis pas très bon pisteur, certes, mais comme je suis un elfe, j'ai le droit de pénétrer dans la Lorien et je pourrai donc y suivre d'éventuelles traces... Bref, dans l'immédiat, j'attends de voir si les autorités viennent me chercher. Si elles ne le font pas, on optera pour une promenade, je pense.

" Hum. Est-ce qu'on peut pas y aller déjà, avec les autres ? Je veux dire, ils connaissent la rivière, non ? Alors si on y va... On peut t'attendre là bas. Sinon, on va perdre la journée... et honnêtement, la cour pue."
Il haussa les épaules.
" On sait pas à quelle heure ils vont venir te chercher. Sauf si tu vas voir."

-Je vais aller jeter un oeil dans le village, au cas où les autorités y soient. Sinon, on attendra une heure, ce qui laissera le temps de préparer les casses-croute pour midi. Passé ce délai, on se mettra en route, en précisant à Mona où nous allons : ainsi pourra-t-on me trouver si on a besoin de moi.
C'était la solution la plus simple et la plus confortable, puisqu'elle ne les obligeait pas à passer une nouvelle journée à ne faire qu'attendre.

Il y avait une certaine animation dans le village, qui convergeait vers la place principale. Apparemment, les fameuses autorités étaient arrivées, ou en passe de le faire. Taliesin découvrit ainsi une centaine de personnes, faisant cercle autour de quelques cavaliers. Deux étaient membres de la garde de Champsdor, deux étaient des clercs de Chauntéa, armés de bâtons noueux. Ils étaient en train de mettre pied à terre, souriants et tranquilles. Les paysans paraissaient ravis et soulagés de les voir. On leur présenta des enfants qu'ils bénirent, tandis que le plus âgé des deux militaires commençait à discuter avec un des villageois, peut-être le chef du village, s'il y en avait un.

Surpris par la réaction de Victor - il s'était vraiment attendu à de vives protestations -, Taliesin cessa d'y songer en découvrant ce qui se passait sur la place. Dès lors, il s'efforça de se rapprocher. Il n'entendait ni se faufiler jusqu'au premier rang, ni attirer l'attention sur lui : il souhaitait simplement entendre ce qui se disait.

Pour l'heure, on échangeait surtout des salutations. Taliesin comprit que ce n'était que l'avant-garde, que le groupe comprenant le Semeur de Champsdor arriverait un peu plus tard. Le garde discutait avec le villageois inconnu de l'endroit où étaient entreposés les corps, le second s'informait d'où ils pouvaient installer les chevaux. Les clercs, eux, distribuaient leurs bénédictions et s'enquéraient des récoltes, des animaux, de la santé de chacun... Ils étaient apparemment des enfants du village, de ce que le barde put glaner dans les interactions.

Les choses sérieuses n'étant pas pour tout de suite, il aurait pu retourner chez Mona. Mais à quoi bon ? On n'avait pas besoin de lui, là-bas, et il aurait couru le risque de manquer l'arrivée des supérieurs... Bref, il demeura donc où il se trouvait, se cherchant simplement un coin tranquille où fumer la pipe en attendant la suite.

Pendant un moment, il ne se passa pas grand chose. Les gens bavardaient avec animation, on emmena les chevaux, les clercs circulèrent dans la foule. Certains paysans partirent mais d'autres arrivèrent. Des enfants galopaient entre les jambes, bousculant l'un ou l'autre, sans réel fracas. Puis il y eut un murmure et les gens s'écartèrent pour laisser passer l'escorte officielle de Champsdor. Les cavaliers étaient une dizaine, montés sur des animaux énormes, probablement des chevaux de labour. Tous portaient des vêtements couleur terre, les marquant comme appartenant à l'église chauntéenne. Mais certains paraissaient clercs, d'autres davantage combattants. Parmi eux se trouvait un homme plus âgé, la soixantaine, mais fort comme un chêne. Le sourire facile, la barbe blanche, il avait l'allure d'un grand-père encore vert. Il portait un pourpoint brun sombre, rehaussé d'épis de blé brodés de fil vert. Les gens l'acclamèrent tandis qu'il mettait pied à terre. Avant de déclarer quoi que ce soit, il entama une prière, de sa voix forte, que tout le monde reprit aussitôt, recueilli.

Taliesin prononça également les paroles, qu'il connaissait. Bien sûr, il n'était pas Chauntéen mais... c'était une question de respect tant pour la divinité que pour la communauté au sein de laquelle il résidait temporairement.
Pour le reste, et même s'il ne fallait pas se fier aux apparences, le Semeur lui faisait plutôt bonne impression. S'il était aussi bienveillant qu'il en avait l'air, nul doute qu'il s'efforcerait de découvrir la vérité plutôt que de trouver de simples boucs émissaires.

Une fois la prière terminée, le rassemblement se défit peu à peu, comme on emmenait les chevaux vers la grange de l'un et l'étable de l'autre. Une poignée de clercs demeura sur la place, mais le Semeur et la plupart des autres, en ce compris ceux qui paraissaient davantage militaires, suivirent quelques villageois vers la plus grosse bâtisse de la place, une chaumière cossue, dans laquelle ils disparurent bientôt. Les prêtres demeurés en arrière continuèrent à écouter les doléances des paysans, avec patience et le sourire.

Lui qui avait espéré entendre les échanges, il en était pour ses frais... Et à présent, de surcroit, il allait davantage attirer l'attention...
Il décida donc d'aller voir comment cela se passait chez Mona. Puis il referait un tour dans le village, pour juger l'ambiance, vérifier si les discussions étaient terminées...
De toute façon, il ne tarderait pas à être fixé sur son sort.

Chez Mona, les enfants avaient trouvé à s'occuper mais Victor se rua vers lui dès qu'il parut.
" On y va ? A la rivière ? Dans le bois ? Quelque part ? Je m'eeeeeeeeeennnnnnnnnnuie !"

Ah, celui-là !
-Encore un tout petit peu de patience. Le Semeur et son escorte sont arrivés et, pour l'heure, ils discutent dans la demeure du chef du village. A mon avis, je saurais d'ici peu si je suis embarqué ou non et, quoi qu'il advienne, tu trouveras bientôt à t'occuper.

" Comment tu le sauras ? Tu crois qu'ils vont venir te prévenir s'ils te prennent pas ?"
Il rit.
" Je peux aller voir, moi ? Je me ferai tout petit, je dirai rien, j'ouvrirai juste mes oreilles..."

Le barde n'hésita pas : sur ce point au moins, il pouvait lui faire plaisir.
-Je comptais y retourner, de toute façon. Alors tu n'as qu'à m'accompagner.
Et ses déambulations en ville paraîtraient moins surprenantes, ainsi.

Victor eut un geste de victoire puis cavala à l'extérieur avant que Taliesin ait pu ajouter quoi que ce soit. Tout bien réfléchi, c'était surprenant qu'il ait attendu d'avoir l'autorisation pour quitter la petite maison. Les rues de Vauxgrisants n'étaient pas plus encombrées que d'ordinaire, la majorité des gens étaient toujours sur la place et aux alentours. Rien de particulier ne semblait s'être déroulé depuis le départ du barde. Dès qu'ils eurent atteint le rassemblement, Victor fila dans une direction indéterminée. Peut-être avait-il repéré l'une ou l'autre tête connue...

-Préviens-moi juste si tu t'éloignes, que je sache où tu es, lui lança-t-il.
Pas sûr que le môme l'ait entendu. Mais peu importait, au fond : ce n'était pas dans le village qu'il courrait le oindre risque. Et puis, il avait bien le droit de se distraire.
Lui-même reprit son attente, assez impatient d'être fixé.

Le groupe qui était entré dans la maison cossue en ressortit environ une demi-heure plus tard et se dirigea vers l'est du village. S'ils avaient l'intention de demander son aide à Taliesin, ils n'en montrèrent nul signe. Personne ne prit la direction de la maison de Mona, en tout cas. Des jeunes gens les avaient précédés pour leur préparer leurs chevaux, qui attendaient un peu plus loin. Apparemment, seulement une partie du groupe partait vers la forêt : les clercs qui se promenaient sur la place ne semblaient pas prêts de repartir. Parmi l'assemblée qui accompagnait le Semeur et ses hommes, Taliesin reconnut enfin une tête, celle de Demetrius.

Après une hésitation, Taliesin s'approcha légèrement et tenta d'attirer son attention en lui faisant signe.
Il voulait simplement s'assurer que les Chauntéens savaient qu'ils pouvaient compter sur son aide en cas de besoin. Pour le reste, il n'avait aucune intention de s'imposer : il proposait, ils disposaient. Il en profiterait cependant pour lui indiquer où il passerait l'après-midi : ainsi pourrait-on faire appel à lui si, d'aventure, les traces menaient dans la Lorien.

Demetrius quitta le cortège pour venir à sa rencontre.
" Ah, messire Taliesin... Bien triste affaire, en vérité. J'imagine que vous vous inquiétez, à juste titre. Je vous jure que notre Vallée n'a pas l'habitude de ce genre de sinistres événements... Mais nous n'avons pas de raisons de penser que les elfes soient particulièrement menacés, je voudrais vous rassurer sur ce point. Nous ne savons pas exactement ce qui s'est produit et pourquoi, mais nous y travaillons. C'est peut-être mieux d'éviter d'aller vers l'orée seul, je suppose, cela dit. S'il s'avérait que les elfes sont ciblés... Enfin... Je vous tiendrai au courant."

Bon, l'information n'était pas remontée jusqu'à lui, apparemment. Mais ce qu'il nota surtout, c'était son conseil de ne pas s'approcher de la lisière de la Lorien : cela signifiait que, pour l'heure, toutes les pistes demeuraient envisagées, que les soupçons ne se focalisaient pas sur les seuls centaures. Et c'était plutôt une bonne nouvelle.
-Très bien, répondit-il, souriant. Mais je venais surtout vous voir pour vous dire de ne pas hésiter à venir me trouver si, d'aventure, je pouvais vous être utile, notamment si vous découvrez des traces menant dans la forêt. Je tiens à aider si je le puis, sans compter qu'une de mes amis ayant été enlevée par des cavaliers inconnus dans les bois de l'ouest, aux abords de la grand route, je ne peux m'empêcher de me demander si les deux affaires ne sont pas liées.

" Je mentionnerai le parallèle au Semeur... même si l'ouest, c'est vraiment à l'autre bout de la Vallée... mais sinon... Je ne pense pas que l'abbaye voudra mêler des étrangers à l'enquête. Il y a un elfe dans la congrégation et c'est lui qui entrera dans les bois au besoin. Il l'a déjà fait, ça s'est bien passé, donc... Ça devrait aller. Mais je retiens votre proposition au cas où... C'est gentil de le proposer, en tout cas. Mais s'il s'avère que les centaures sont vraiment responsables... Sans doute vous demandera-t-on de vous remémorer votre rencontre avec eux, par contre."

Le barde décida de jouer franc jeu. Après tout, il n'avait pas de raison de se défier du clerc.
-Je ne vous avais rien caché de cet entretien mais je suis tout prêt à l'évoquer à nouveau. Cependant, si je puis me permettre... Les centaures ont été engagés pour escorter dans la vallée un convoi de femmes étrangères, puis ils sont restés parce que leur commandidaire s'est retranché à Champsdor sans leur donner une bonne partie de leur paye et sans qu'on les autorise à rentrer en ville pour réclamer leur dû. Peu après, une jeune femme est enlevée dans les bois de l'ouest. Et voilà que c'est une princesse elfe qui disparaît... Admettez que c'est troublant de voir se produire, au même moment et au même endroit, tant d'affaires concernant des femmes étrangères à la vallée... Par conséquent, je pense que ce pourrait être une bonne idée d'enquêter sur ces mystérieux commanditaires qui auraient tout intérêt à ce qu'on accuse les centaures du massacre des elfes : cela détournerait les soupçons tout en les débarrassant de créanciers tenaces.

" C'est effectivement... troublant..."
Il pinça les lèvres.
" J'imagine que les centaures pourraient reconnaître leur commanditaire, si on le leur présentait... Vous ont-ils donné un nom ? Un détail qui permettrait de l'identifier ?"

Il soupira.
-Ils n'avaient pas de nom à me donner. Ils ont juste dit que les hommes étaient six, qu'ils étaient vêtus de vêtements de toile peu propice aux voyages et que leur cherf portait une barbe brune.

" C'est vague... Mais honnêtement, j'ai du mal à croire que des chariots pleins de femmes aient pu pénétrer en ville sans que personne ne s'en inquiète. Vous êtes sûr qu'elles étaient prisonnières ? Enfin... Vous n'en savez rien, bien sûr..."
Il parut pensif.
" Il y a des maisons closes, bien sûr, et aucune femme de la région ne tomberait assez bas pour s'y vendre..."

Il essaya de se souvenir des détails précis de sa discussion avec le centaure.
-Quand j'ai laissé entendre que ce convoi de femmes me faisait désagréablement penser à de l'esclavage, mon interlocuteur a répondu que je tirais des conclusions hâtives, qu'il y avait chez ces femmes du désespoir, certes, mais aussi de l'espoir. Je ne sais pas ce qu'on peut en déduire mais j'ai quand même l'impression que ce n'est pas le genre de détail qu'on inclurait spontanément dans un mensonge...

" Hum. J'imagine que ça pourrait être pour l'un de ces établissements, alors... Certaines filles pensent malheureusement qu'on peut faire fortune rapidement à exercer ce type d'activité, alors qu'on n'y trouve que la ruine..."
Il soupira.
" Je vais devoir y aller. Je parlerai de vos observations à Petrus et au chef de la garde."

-D'accord. Je vous souhaite bon courage, Demetrius. Et au besoin... Mona saura toujours ou me trouver.
Positive dans l'ensemble, cette discussion lui laissait un sentiment étrange. Le clerc, après qu'il ait effectué à sa demande une démarche auprès des centaures, semblait ne pas du tout avoir tenté d'élucider l'affaire... Peut-être avait-il été trop occupé. Néanmoins...
Bah, il avait sans doute trop d'imagination. Le plus important était qu'il avait pu faire part de ses hypothèses.
Restait désormais à remettre la main sur Victor.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile