La Couronne de Cuivre

Il se demanda si l'avocat s'était esquivé pour le ménager ou pour se ménager lui-même. Car si son métier l'amenait à entendre le récit de bien des crimes, peu devaient atteindre l'horreur sans nom de ceux qui lui avaient été narrés aujourd'hui... Quoi qu'il en soit, cette absence le soulagea un peu. Mais un peu seulement. Alors qu'il avait encore à l'esprit les images des innocents qu'il avait martyrisés, alors que résonnaient encore à ses oreilles leurs hurlements, leurs suppliques, il ne pouvait que se sentir indigne de siéger parmi cette assemblée, que se demander pourquoi elle ne le rejetait pas comme il le mériterait... L'envie de la fuir et de se replier quelque part, seul, était pressante. Très pressante. Il n'y succomba point, toutefois, préférant donner le change pour ne pas inquiéter ses proches : il se contraignit à manger, à sourire, à échanger quelques propos badins, même si le cœur n'y était pas. Il savait cependant qu'il ne pourrait le faire longtemps et que, ce soir, il n'y aurait pas d'histoire pour les enfants : il aurait besoin de davantage se remettre avant d'oser à nouveau passer du temps avec eux.

Personne ne lui demanda rien : Guillhem monta les enfants, Galathée et Mathilde débarrassèrent la table et on le laissa tranquille. Seuls les jumeaux demeurèrent sous sa garde et ils ne tardèrent pas à se manifester. Ils ne semblaient pas être de mauvaise humeur, pourtant, ni avoir faim : ils cherchaient juste un peu d'interaction avec le monde qui les entourait et qu'ils commençaient, de plus en plus, à appréhender.

Même si ce n'était pas l'envie qui lui en manquait, il ne pouvait pas décemment se défiler. Aussi fit-il de son mieux pour chasser ses idées noires et pour s'occuper des bébés. S'il ne s'en tira pas trop mal sur ce dernier point, le premier fut en revanche un échec complet. En effet, tandis qu'il les regardait, qu'il leur parlait, qu'il interagissait avec eux, il ne pouvait s'empêcher de songer au poids que serait pour eux le fait d'être les enfants du Monstre. Car ils l'apprendraient, tôt ou tard : ce n'était pas le genre de choses qu'on pouvait garder secretes, à moins de partir loin, très loin de Luménis...

Galathée revint et s'assit près de lui. Elle demeura un instant silencieuse, l'observant tandis qu'il berçait sa fille, puis lâcha un soupir.
" Cela ne va-t-il jamais s'estomper ? demanda-t-elle d'une voix sourde. Ne vas-tu jamais accepter que tu n'as pas fait ce que tu te reproches, que quelque chose avait pris possession de toi ? Que le seul coupable de ces abominations est Morféa lui-même ?"

-Je n'étais pas possédé, Gal, souffla-t-il après un instant d'hésitation. Aucun sortilège, non plus, ne me soumettait à la volonté de quelqu'un d'autre. J'étais probablement sous l'emprise de la folie, mais celle-ci n'est pas venue de l'extérieur : elle venait de moi.
Il soupira.
-La culpabilité ne disparaîtra jamais, je le crains, et c'est rassurant, quelque part : cela prouve que je suis redevenu moi-même, que je ne suis plus un danger... Mais elle finira sans doute par s'atténuer, surtout après le procès puisque, alors, plus rien ne m'obligera à repenser à tout cela.

Elle secoua la tête, manifestement peu convaincue par ses dires.
" Ça ne veut rien dire, la folie vient de soi-même. La folie, c'est la folie, Taliesin. Refouler, enfouir et taire, ce n'est pas ça, la guérison."
Elle parut sur le point d'ajouter quelque chose, mais se ravisa et sourit douloureusement.
" Bon, allons coucher ces deux joyeux lurons... Il est temps."
Elle se pencha sur le berceau pour soulever Tristan et se dirigea vers les étages.

Il lui emboita le pas, songeant à ce qu'elle venait de dire, à sa discussion avec son avocat, alors qu'ils étaient encore près de la maison. Sans doute se leurrait-il à s'estimer coupable, sans doute devait-il accepter qu'il était alors complètement fou, et donc non coupable. Mais y parviendrait-il un jour ? Il ne le savait pas. Et si cela devait se produire, cela prendrait du temps, beaucoup de temps.
Une fois dans la chambre, il déposa délicatement Héloïse aux côtés de son frère puis, comme chaque soir, resta un moment près du berceau, à s'assurer qu'ils s'endormaient. Ensuite, il redescendrait, irait probablement fumer la pipe, se promener... Une chose était sûre : il n'était pas près d'aller se coucher. Trop de choses en tête pour espérer dormir.

Galathée ne l'accompagna pas quand il redescendit au rez de chaussée : les jumeaux devaient prendre leur dernier repas avant la nuit. Elle ne tenta pas de le garder auprès d'elle pour autant et respecta son besoin de solitude. Elle semblait bien sûr soucieuse mais n'en dit rien. Il n'y avait plus personne en bas, tout le monde semblait s'être replié vers les étages, et il put donc s'installer avec sa pipe, dans le jardin, sans que personne ne vienne l'importuner. Sauf les moustiques, qui se moquaient bien de ses tourments.

N'en ayant cure, il essaya de se distraire en faisant des ronds de fumée, ce qui ne se révéla guère efficace. Il finit donc par se lever et par s'en aller arpenter le domaine d'un pas lent, traversant les champs et le bois, longeant la rivière... Il tentait de ne pas trop réfléchir, de se focaliser sur le calme des lieux, sur les bruits de la faune nocturne et de la brise dans les branches. Cela marcha-t-il, en fin de compte ? Fut-il simplement rattrapé par la fatigue physique ? Toujours est-il qu'après un temps dont il ne parvint pas à estimer la durée, il se sentit plus ou moins prêt à dormir et reprit la direction de la maison. Pour affronter le jour a venir, il avait besoin de sommeil, ne fut-ce que quelques heures. Mais elle serait forcément moins pire que celle qui venait de s'écouler, alors peu importait, au fond, s'il ne parvenait pas à fermer l’œil avant l'aube.

Malgré son trouble, Taliesin s'éveilla tard. Quand il gagna la salle à manger, il n'y restait plus personne, mais on avait laissé une place pour lui et Mathilde vint lui apporter du pain et de la confiture de poires, toute fraîche des jours précédents. Elle en profita pour le complimenter sur la récolte et le tri qu'ils avaient réalisé. Un chariot était parti au pressoir plus tôt dans la matinée et ils espéraient en tirer une trentaine de bouteilles de poiré.
La journée était radieuse et les oiseaux chantaient au dehors. Il perçut aussi les cris des enfants et bientôt une commotion dans le couloir. La plupart des garçons débarquèrent alors dans la salle à manger. Taliesin comprit tout de suite que Victor était leur porte-parole.
" Bon. Guillhem nous a dit que tu allais commencer l'école dans un jour ou deux. Nous avons tenu conseil. Nous n'acceptons que si tu nous aides à terminer la cabane d'abord."

Sa première impulsion fut d'évoquer la fatigue, la présence de son avocat, un travail urgent à accomplir... Bref, de trouver un prétexte pour se défiler. Mais fuir le présent ne l'aiderait pas à se détacher du passé, sans compter que les gosses ne comprendraient pas forcément son refus - et que Victor aurait toutes les chances de mal le prendre, ce dont ils n'avaient certainement pas besoin.
-Très bien, répondit-il. Mais d'abord, je dois trouver notre invité : il faut que nous discutions, dans la journée, et donc que nous mettions en place une manière d'emploi du temps.

Victor acquiesça.
" Il discute avec Galathée dehors, sous le tilleul." dit le gamin, sans se démonter.
Les autres paraissaient ravis que le barde ait accepté et commencèrent à se débander. Seul le petit Desmoulins demeura en arrière, hésitant, et Taliesin vit bourgeonner sur ses lèvres des questions qu'il ne lui poserait pas. Il finit par sourire, douloureusement, puis fila vers la sortie à son tour.

Ah, tout serait tellement plus simple si l'enfant osait lui parler, cessait de garder ses questions ou ses remarques pour lui... Au moins serait-il en mesure de le rassurer, de le réconforter...
Réellement ?
Et les mots, était-ce vraiment le plus efficace ?
Il secoua la tête, soupira puis se dirigea vers l'endroit indiqué, pour fixer avec son avocat les moments où se dérouleraient leurs entretiens.

Quand il s'approcha du tilleul, Taliesin trouva sa compagne et l'avocat en grande discussion. Ils l'accueillirent avec le sourire et l'invitèrent à s'installer. Renseigné sur ses intentions, l'avocat proposa au barde de choisir lui-même selon ses envies. Il avait surtout fait le voyage pour faire connaissance, et n'avait aucune question très précise à lui poser, hormis celles qu'ils avaient abordées la veille. Evidemment, si l'elfe avait réfléchi à certains aspects de leur stratégie et désirait lui transmettre le fruit de ses cogitations, il y était ouvert. Pour le reste, il faudrait qu'ils aient un ultime entretien avant qu'il ne parte.

Se retrouver face au sieur de l'Atalante après le récit qu'il lui avait fait la veille s'avéra éprouvant. Toutefois, l'elfe se força à le regarder en face, essayant de trouver du courage dans l'idée qu'il n'avait rien appris à l'avocat, que celui-ci avait accepté de le défendre en toute connaissance de cause.
-Je n'ai pas repensé à notre stratégie, avoua-t-il. Je songeais simplement continuer à vous raconter les faits, afin de vous faciliter la tâche. Ce qu'il me reste à dire sera moins en ma défaveur, je crois...
Il jeta un regard à sa compagne, songea que l'instant était sans doute mal choisi : il ne souhaitait pas les interrompre.
-Mais j'ai les événements bien en tête et vous les exposer ne sera pas forcément très long. Nous trouverons sans doute un moment dans l'après-midi, à moins que nous ne nous réservions la soirée.
A son avis, il ne passerait pas le jour entier avec la marmaille : soit elle se lasserait de construire la cabane, soit Guilhem la mobiliserait pour quelque tâche. Et s'il n'en était rien, oui, la veillée devrait suffire.

" Ça peut être demain matin, aussi, si vous le préférez. Je devrai de toute façon vous voir pour éclaircir certains points, mais je préfère le faire en dernière minute, quand j'aurai mis mes notes au clair et réfléchi à ce que vous m'avez déjà appris."
Il jeta un coup d'oeil à Galathée mais la rôdeuse lui retourna une expression neutre.
" Nous reparlerons stratégie à ce moment là. Mais si vous préférez la nuit pour vous prêter à votre récit, je peux le comprendre également."

Éclaircir certains points ? N'avait-il pas déjà été assez précis ?
Il fallait croire que non et il lui faudrait donc songer à nouveau au massacre, perspective qui lui arracha un frisson.
-Comme je le disais, ce qu'il me reste à raconter est beaucoup moins rude.
Il devait l'admettre :bien que ce soit la vérité, il n'avait aucune envie de poursuivre le récit. Néanmoins, il ne pouvait pas se le permettre, ne pouvait pas davantage faire perdre son temps à l'avocat.
-Écoutez, si vous avez un moment d'ici la fin de matinée ou en début d'après-midi, nous en profiterons, quitte à terminer ce soir. Ainsi, nous serons sûrs de finir avant votre départ et, demain, vous pourrez me demander des précisions sur l'ensemble de l'histoire, depuis ses prémisses jusqu'à sa conclusion.

" Mon temps est à vous, mon ami. Je pense que la jeune génération avait de grands projets architecturaux pour vous, ce matin, mais quand vous en aurez marre de lier des branchages, vous me trouverez ici : je vais travailler dehors, il fait trop beau pour rester enfermé."
Effectivement, Taliesin aperçut les enfants qui trépignaient à l'orée du bois, semblant trouver son conciliabule bien long.

Il hésita, tenaillé entre le besoin d'en finir au plus vite et la nécessité de tenir ses engagements auprès de la marmaille. Et puis, aller construire une cabane au lieu de préparer son procès, ça ne faisait pas très sérieux, quand même... Cependant, il devait songer à la cmmunauté dans son ensemble, et avoir affaire à des gosses déçus ou de mauvaise humeur n'aiderait personne.
-Bon et bien... A tout à l'heure, alors.
Il adressa un geste de la main à l'avocat, un sourire vaillant à sa compagne puis s'éloigna.

Les enfants l'entraînèrent dans les bois, jusqu'à l'endroit où ils avaient érigé leur cabane. Elle enserrait le pied d'un arbre mort, dont le tronc formait déjà un semblant de grotte. Le reste avait l'allure d'un petit fort carré, avec des embryons de plateformes et de tours et une vaste ouverture où viendrait sans doute le pont levis. Ils avaient commencé à creuser des douves et toutes les parois étaient encore très imparfaites. Ils étaient cependant fiers comme des coqs et firent visiter leur palace à l'elfe en lui désignant les trois cent cinquante améliorations qui demeuraient à y apporter. Ensuite, armés de corde et même d'une hache, ils se mirent au travail.

D'ordinaire, un assemblage de quelques planches, une unique plateforme voire une maisonnette miniature suffisaient aux gosses en matière de cabane. Mais pas à ceux-là : ils voyaient grand, très grand, et ils n'avaient pas forcément tort, dans la mesure où ils étaient nombreux... Le côté négatif, c'était que leurs travaux cyclopéens ne seraient jamais terminés avant le début de l'école, surtout s'ils ne parvenaient pas à se fixer des priorités...Mais ce n'était guère important et, leur ayant promis un coup de main, il le leur donna, encourageant les plus dissipés à achever la tâche entamée plutôt que de l'abandonner au profit d'une deuxième puis d'une troisième, faisant quelques suggestions basées sur des souvenirs vieux de plus d'un siècle, les épaulant pour les réalisations les plus complexes... et veillant bien sûr à ce que personne ne se blesse, en particulier avec cette hache qui l'inquiétait plutôt. S'il ne ménagea pas ses efforts, s'il finit même par se laisser quelque peu prendre au jeu, il ne déborda jamais d'enthousiasme : pas le bon état d'esprit pour cela. Mais l'opération l'occupa, lui changea peut-être légèrement les idées et c'était bien là l'essentiel.

On ne vint les déranger qu'en fin de matinée, pour remettre le troupeau à la tâche. Baptiste et Félix filèrent en cuisine, Robin et Mathieu au potager, Victor, Jehan et Benoît dans les chambres, pour une opération rangement. Quant à Taliesin, Guillhem l'invita à venir prendre l'apéro sous les arbres. Ou mettre la table, s'il ne voulait pas rester oisif. Quelques ablutions étaient peut-être nécessaires, cependant, vu l'état dans lequel il avait mis ses vêtements.

S'activer sans trêve lui ayant toujours fait du bien quand il n'était pas très en forme - ce qui était le cas -, Taliesin choisit... de ne pas choisir et de faire les trois choses. Il commença par passer par la salle de bain, histoire d'être plus présentable, fit ensuite plusieurs allers-retours entre le buffet et la table installée à l'extérieur, pour mettre en place assiettes, verres et couverts, et rejoignit enfin Guilhem pour l'apéritif, alors qu quelques minutes les séparaient encore du repas. Une fois celui-ci terminé, il s'isolerait avec le sieur de l'Atalante pour poursuivre son récit.

Henry le retrouva sous le tilleul une fois le repas terminé. L'avocat paraissait concentré et il ne se perdit pas en mondanités. Il voulait que Taliesin lui raconte le commencement du Monstre, comment il était sorti des geôles de Morféa, où il avait recruté ses hommes et comment, l'emplacement de leur base, les objectifs qu'ils s'étaient fixés, tout ce genre de choses...

Et il s'exécuta.
Il commença par aborder le but des expériences menées par Nwalk, révélant que celui-ci était un esprit qui s'était emparé du corps d'un homme sans parvenir tout à fait à en chasser l'âme et donc désireux de terminer le travail en envoyant celle-ci dans une étrange gemme magique. Pour ce faire, il avait besoin que ladite âme se manifeste, ce qui se produisait en présence du barde, et pour cause : l'homme spolié de son enveloppe charnelle était une de ses connaissance - connaissance dont il se garda cependant de révéler l'identité. Après des mois de recherches et de multiples rencontres, le tyran s'était estimé prêt et avait donc organisé la sinistre séance au cours de laquelle Taliesin avait vu pour la dernière fois Rhéa et, surtout, à nouveau échoué à terrasser son ennemi.
Sa seule consolation avait été de croire qu'il allait mourir, de croire qu'il serait enfin en paix. Espérance cruellement déçue puisqu'il s'était réveillé en piteux état mais bien vivant, au milieu d'un charnier... C'était alors que le désespoir et la fureur avaient pris le dessus, le poussant à se fendre d'un ultime coup d'éclat. Morféa le croyait mort ? Soit, il jouerait les vengeurs d'outre-tombe et ferait tout pour l'affaiblir, pour le terroriser. Ainsi avait-il commencé à tuer des Rouges et des gardes fidèles à la dictature, s'arrangeant pour qu'il y ait des témoins et peaufinant progressivement son rôle. De la sorte, peu à peu, la légende du Monstre s'était forgée. Des rencontres de hasard et des sauvetages opportuns lui avaient permis de recruter ses premiers sbires dont il garda les noms secrets mais dont il dit que le point communs étaient d'avoir tout perdu à cause du régime et, par conséquent, de lui vouer une haine féroce. Ensemble, ils avaient pu monter des opérations plus ambitieuses, tuer davantage de Morféens.
Plus tard, Nwalk avait décidé et mis en œuvre la destruction du quartier portuaire et le massacre de tous ses habitants. Cette effroyable journée durant laquelle il avait âprement combattu les Rouges s'était avérée déterminante. D'abord parce qu'il avait eu la chance de pouvoir venir en aide à Galathée et Victor. Ensuite parce que les atrocités se déroulant sous ses yeux avaient sans doute achevé de le faire basculer dans la folie, de le convaincre que seul le mal était en mesure de vaincre le mal.
S'en était suivie la bataille au cours de laquelle il avait bien failli tuer sa future compagne... et, pour la énième fois, échoué à abattre le tyran.
S'en étaient suivies des missions de plus en plus spectaculaires.
S'en était suivie, enfin, le massacre des Kanter.

Henry avait écouté son récit avec attention et il se carra dans son siège quand le barde en eut terminé.
" Et bien... J'ignorais que vous aviez tué tant de personnes, murmura-t-il à mi-voix. Hum. On va essayer de négocier pour que ces faits précédents tombent sous le coup de l'amnistie... A la guerre comme à la guerre, n'est-ce pas. Je vous tiendrai au courant de ce que j'obtiens. Il est probable que vous soyez convoqué à Luménis d'ici un mois ou deux, pour la lecture de l'acte d'accusation. Jusque là, je vais travailler pour réduire au maximum les faits qui vous seront reprochés. Au moment de cette première audience, la date du début du procès sera déterminée."
Il pinça les lèvres.
" Vous serez probablement incarcéré la veille du jour dit. Je sais que vos relations avec votre compagne ne me regardent pas mais... si vous voulez qu'elle puisse vous soutenir dans ces moments difficiles, et je pense qu'elle le veut... Il faudrait songer à l'épouser. Sinon, elle n'accédera pas aisément ni à la prison, ni à la cour."

Il entendit à peine la seconde tirade, car la première l'avait laissé littérellement pantois.
-Pardonnez-moi, je ne suis pas sûr d'avoir bien compris... articula-t-il lentement. Vous sous-entendez qu'on pourrait aussi me juger... pour avoir tué... des Rouges et d'autres combattants morféens ?
Il n'arrivait pas à y croire.
-En dehors du massacre des Kanter, pour lequel il est légitime et nécessaire que je sois jugé, je n'ai jamais occis le moindre innocent. Je m'en suis pris uniquement aux forces armées du régime, exactement comme l'ont fait les membres de la Résistance. Or, à ma connaissance, on n'a pas traduit tous ceux-ci devant des tribunaux et tant mieux, parce que juger les libérateurs sans lesquels le tyran serait toujours sur son trône n'aurait absolument aucun sens.
Il prit une profonde inspiration.
-Va-t-on me juger pour avoir tué les Rouges qui molestaient ma compagne et mon garçon, messire ? Va-t-on me reprocher d'avoir fait des coupes sombres dans les rangs des Rouges qui violaient, torturaient, tuaient allègrement dans le quartier portuaire ? Va-t-on m'accuser d'avoir osé me joindre à cette bataille à laquelle Nwalk en personne participait et où l'arrivée de mon escouade n'a pas été sans faire quelque peu pencher la balance en faveur de la Résistance ?

" Non. On ne va pas vous reprocher d'avoir tué des gens dans le feu de l'action. Mais ça dépend de comment vous les avez tués. De si vous les avez torturés, par exemple. Même en temps de guerre, certaines choses sont inacceptables aux yeux de bien des Luméniens. De la même manière... Nos services secrets ne procèdent à des assassinats que de manière très ciblée... Mais je sais bien, c'était un temps de guerre, un temps extrême. Vous ne serez pas jugé pour ces faits, mais si certains sont... preuve d'une cruauté pré-existante, ils seront fatalement mis sur le tapis, par l'accusation. Vous êtes vous même conscient que devenir une bête pour lutter contre une bête, c'est... problématique, pour dire le moins. C'est de la folie. La présence de cette folie avant le jour J intéressera évidement la cour. Et elle peut être à double-tranchant, en ce qui nous concerne."

-Dans ce cas, convoquez comme témoins tous les survivants du quartier portuaire, tous ceux qui ont vu leurs familles, leurs amis, leurs voisins se faire martyriser par les Rouges. Et demandez-leur s'ils n'ont pas eu envie de rendre à ces bourreaux la monnaie de leur pièce. Demandez-leur s'ils m'en veulent réellement de l'avoir fait. Tenez, demandez à Galathée et à Victor s'ils considèrent comme un crime le fait que j'aie passé ma lame à travers le corps de leurs agresseurs...
Il secoua la tête.
-Mais soyez rassuré : vous ne découvrirez pas de nouvelles abominations me concernant. Avant le quartier portuaire, je tuais avec efficacité et rapidité, la mise en scène ne concernant que mon apparence et celle de mes hommes, que les effets magiques dont nous nous entourions. Il en a été de même après le quartier portuaire, si ce n'est que je cherchais des cibles plus éminentes. Comme je vous l'ai dit, si cette horrible journée a été déterminante dans la mesure où les atrocités dont j'ai été témoin ont achevé de me faire basculer dans la folie, il n'y a qu'avec les Kanter qu'elle s'est manifestée dans toute son ampleur, il n'y a qu'avec eux où j'ai arrêté de jouer les monstres pour en devenir un.
Soupir.
-Mais c'est bien que vous m'ayez dit cela : je prends enfin conscience que je ne serai pas un seul instant jugé comme un criminel ordinaire. Vous m'avez dit que ceux ayant perpétré des méfaits sous l'emprise de la folie étaient ordinairement acquittés mais que je n'aurais pas droit à une telle mansuétude. Pourquoi ? Parce que je suis celui qui a amené Morfea Nwalk à Luménis et parce que, peu ou prou, on me considère comme l'unique responsable de ce qui a suivi, sachant qu'il ne faut surtout, surtout pas que je souligne les responsabilité des autres. Et aujourd'hui, je découvre qu'on pourrait me reprocher d'avoir tué des Morféens en pleine guerre civile, sachant que nombre de résistants, ébranlés par ce qu'ils avaient vu, on dû frôler les limites de l'acceptable... Bref, en un mot comme en cent, même les éléments qui me semblaient susceptibles de jouer en ma faveur, puisqu'ils ont d'une manière ou d'une autre aidé la Résistance, vont en réalité peser contre moi... Alors à quoi bon vouloir expier, puisque la justice ne sera pas réellement de mise ? A quoi bon chercher la vérité, puisqu'il ne sera jamais question d'objectivité quand on me jugera ? Il faut que je m'ôte ces belles idées de la tête et que je ne songe qu'à une chose : tout faire pour que ce... procès se conclue de la façon la moins défavorable pour moi.

Henry ne se laissa pas ébranler par la brusque sortie du barde.
" Vous êtes plein d'ambivalence, je m'en rends compte. Vous vous considérez comme un monstre, et dans le même temps, vous estimez que vos actes étaient justifiés. Vous avez raison : nous cherchons à vous éviter le pire. Vous ne serez pas acquitté comme seul dément parce que, comme vous l'avez dit, vous avez construit toute cette histoire de monstre beaucoup trop lucidement. Mais que croyez-vous, au juste ? Qu'aucun résistant n'a été poursuivi pour des actes barbares ? Que seuls les Morféens ont été traduits en justice ? Bien sûr, les gens ont bénéficié de circonstances atténuantes dans bien des cas. Ce qui vous dessert aussi, Taliesin, c'est que vous vous êtes enfui, alors même que vous étiez conscient des atrocités commises. Et vous n'êtes pas Luménien. C'est un beau bordel, savez-vous ? Et toute cette colère qui pulse en vous... Elle va vous desservir si vous la laissez s'exprimer. Les Luméniens cherchent la paix, le pardon et l'oubli. Personne ne veut votre tête. Mais vous n'êtes pas un criminel ordinaire, Taliesin. Voudriez-vous vraiment qu'on ne tienne compte que de cette nuit ? Vous voleriez dans un hospice pour des décennies."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins