La Couronne de Cuivre

Albérich se présenta en utilisant, comme de coutume à Combeloup, le nom de jeune fille de sa mère. Il eut un mot aimable pour chacun, peu féru de ces occasions mondaines, mais rompu néanmoins à leurs règles tacites. Il complimenta Elisa sur sa mise, Dame Thaïs sur le zèle de son aîné, s'informa auprès des chevaliers de leur installation, se montra un peu plus prolixe lorsqu'il arriva auprès d'Hodor qu'il n'avait pas revu depuis son retour. Le Luménien avait l'intention d'observer les échanges, de s'y intégrer en fonction de ce qui s'échangerait. Il n'était pas surpris de découvrir Aubin sous son meilleur jour, esthétique du moins, ni de constater que Bastien était toujours aussi impassible. Ce n'était probablement pas le genre d'occasion qui devaient transcender le gosse. En d'autres circonstances, il aurait sans doute pu compter sur la complicité de sa demi-soeur, mais elle avait un tout autre rôle à jouer, malheureusement pour elle.
En dévisageant à la dérobée le dénommé Guibert, il songea à son propre âge, au fait qu'ils étaient des hommes sur le déclin. Le chevalier espérait se trouver une femme à Combeloup, d'après ce qu'il avait compris, et le Luménien ne put s'empêcher de se demander pourquoi personne ne l'avait jamais poussé vers l'une ou l'autre. C'est vrai qu'il n'avait pas grand chose à offrir. Et qu'il n'était plus de prime jeunesse. Un chevalier avait sa prestance, sa monture, son rôle à jouer, sans doute. Il soupira intérieurement. La fameuse discrétion des Combelupins, une fois encore. Il fallait sans doute mettre des affiches dans le village pour qu'on se rende compte de quelque chose. Mais c'était mieux. Au moins n'était-il embarrassé d'aucune entrave. Si seulement Ada pouvait rentrer...

Les nouveaux Combelupins se montrèrent plus curieux que les anciens quant à l'identité, le métier, les raisons de la présence d'Albérich au village. Mais, sans doute sincère, cette curiosité restait dans les limites de la bienséance et de l'étiquette, et se satisfaisait des réponses qu'il donna.
Les présentations dûment effectuées, la conversation roula sur la situation du village, les chantiers à mener, ceux qui étaient en passe de l'être. Les membres du Conseil présents pour l'occasion - outre Ada, il manquait Alia qui, apparemment, s'était absentée de la bourgade pour raison commerciale - faisaient des efforts visibles pour intégrer les chevaliers et l'épouse de sire Rodrick dans la conversation. Ce qui n'empêcha ni Umberto, ni Hodor de venir fréquemment tenir compagnie à l'ancien aubemestre.
Elisa parlait à tout un chacun, courtoise. Mais elle semblait particulièrement goûter les échanges avec Aubin, qui eurent tendance à devenir plus longs, plus fréquents comme le temps s'écoulait. Quant il ne discutait pas avec elle, le barde s'entretenait avec les autres convives. Il se montrait finement flatteur, sans jamais verser dans l'obséquiosité ; lorsqu'il parlait de lui, c'était avec une modestie du meilleur effet. Et encore le faisait-il rarement : il préférait généralement écouter les autres, les invitait à s'exprimer, ne perdait pas une de leurs paroles, attentif, tout ouïe. De manière peut-être inattendue, il faisait également montre d'une extrême gentillesse envers le jeune page, ne manquant jamais une occasion de plaisanter avec lui, de l'encourager, de louer sa diligence ou sa dextérité. Ce qui ne tarda guère à lui valoir les bonnes grâces du gamin.
César paraissait tout aussi à son aise, discutant avec aisance, chaleureux. Mais il veillait toujours à garder Bastien à ses côtés, le surveillant du coin de l'œil. Guettant, qui sait, ses réactions. Toutefois, de réactions, l'enfant n'en manifestait aucune : s'il répondait poliment aux saluts, aux questions, il ne se départait pas de son expression figée, indifférente.
Enfin, ce fut l'heure du repas, et l'on passa à table. Comme maîtresse des lieux, Elisa occupa le haut bout. A sa droite, conformément au protocole puisqu'il était désormais fils légitime du défunt baron, on installa Bastien, immédiatement voisiné par son grand-père et ses oncles. A la gauche de la baronne, son sénéchal, sire Barthélémy, fraîchement arrivé - les affaires du château l'avaient retenu. Puis Thaïs, son époux... Seul demeura debout Gabriel, derrière la chaise de sa dame, prêt à lui servir son vin. Et, évidemment, le vieux serviteur, chargé d'assurer le reste du service.
Au final, Albérich se retrouva assis avec Aubin à sa gauche, sire Guilbert à sa droite. En face de lui, Umberto, entre sire Rodrick et Hodor.
Déjà, on remplissait les verres. Déjà, on servait l'entrée.

Albérich fut content de voir arriver Barthélémy et espéra qu'il aurait l'opportunité de bavarder avec le sénéchal avant la fin de la soirée. Les deux hommes avaient souvent travaillé ensemble au cours des derniers mois et même s'ils n'étaient pas devenus des amis au sens propre du terme, ils avaient développé une certaine camaraderie, à force de se pencher sur les vieux papiers du donjon. Une fois installé à table, il sourit à son demi-frère, mais la bienséance lui commandait de s'intéresser davantage à sire Guibert et c'est ce qu'il fit, interrogeant le chevalier sur son parcours, à la luménienne plus qu'à la combelupine, ne se montrant jamais indiscret mais invitant son interlocuteur à dévoiler tout ce qu'il désirait et à, chose que tous les êtres humains affectionnaient dans la conversation, relater de menues aventures. Bien sûr, Guibert était timide, mais Albérich eut l'impression qu'il parvenait à le détendre quelque peu, d'autant que les autres convives étaient plongés dans leurs propres échanges. L'entrée était, évidemment, délicieuse, et le vin fameux.

Aussi détendu qu'il puisse paraître - et il ne semblait pas du genre à jouer la comédie -, sire Guilbert s'avéra malgré tout peu disert. Peut-être qu'au-delà de sa timidité, il était simplement discret, voyait peu d'intérêt à parler de lui-même ou de son histoire, qu'il devait sans doute juger anodine.
Néanmoins, ni revêche, ni discourtois, il expliqua à Albérich qu'il était le fils d'un chevalier servant la grand-tante d'Elisa, et qu'il l'avait lui-même servie depuis son plus jeune âge, comme page, d'abord, puis comme écuyer, et enfin comme chevalier. Outre des fonctions au château, il avait parfois été amené à effectuer des missions extérieures, escorte de sa Dame visitant ses voisins, transport de messages, chasse aux bandits, aux brigands... Des combats périlleux, parfois, dont il s'était sorti sans guère de mal, en dehors de quelques cicatrices.
Mais se battre n'était pas sa passion, loin s'en fallait. Lui, ce qu'il préférait, tout chevalier qu'il était, c'était lire.

Albérich l'informa avec humour que la bibliothèque du château, si elle était bien fournie, ne débordait pourtant pas d'ouvrages bien folichons. Les étagères les mieux pourvues de Combeloup avaient malheureusement brûlé avec le sinistre du Temple et il fallait se contenter de peu quand on avait le goût de la lecture. Il proposa cependant au chevalier de lui rapporter ce qu'il y avait à la garnison. Il avait lu tout ce qui était lisible et pour le reste... Il ne pensait pas se découvrir un goût pour les palmipèdes de la Sereine ou la vie secrète des chauve-souris dans l'immédiat. Le Luménien avertit aussi son interlocuteur du peu d'intérêt que la baronne voyait aux choses écrites. Cependant, s'il aimait lire des ouvrages plus pointus sur la manière d'administrer un domaine, peut-être pourrait-il se rendre utile auprès de Barthélémy. Le sénéchal était un homme intelligent et appliqué, mais les circonstances l'avaient amené aux lettres plus qu'une véritable inclination. Un adepte de la plume serait à coup sûr un élément appréciable dans l'organisation encore fragile du donjon.
D'autre part, mais cela, Albérich ne le verbalisa pas, Guibert arriverait tôt ou tard à un âge où guerroyer ne serait plus possible. Il n'était pas inintéressant de songer progressivement à une reconversion.

Sire Guilbert, qui avait écouté Albérich avec intérêt, le remercia pour son offre et son conseil. Puis il lui expliqua que, n'ayant jamais eu à lire pour accomplir son métier, cette activité lui était toujours apparue comme un loisir, enrichissant, certes, mais non utilitaire. Ce qui, peut-être, ne faisait qu'ajouter à son charme. Cependant, il était bien évident qu'il aiderait sa baronne au mieux de ses possibilités; et si son attrait pour les livres pouvait être mis à profit, il en serait heureux. Pour l'heure, toutefois, il y avait beaucoup à faire dans bien des domaines, et il ne savait pas quand il pourrait, à nouveau, tourner paisiblement quelques pages, assis dans un bon fauteuil.
Autour d'eux, les conversations allaient bon train, et les langues se déliaient sans cesse davantage, stimulées par les premiers verres de vin, la bonne chère et la compagnie joyeuse. Anciens et nouveaux Combelupins s'accommodaient au mieux, c'était frappant. A tel point que le vernis de l'étiquette commençait imperceptiblement à se craqueler, rongé par la bonhomie ambiante.
Sire Rodrick était un joyeux drille : pas taiseux pour un sou, sans pour autant tomber dans le bavardage incessant, il avait souvent une anecdote bien choisie pour illustrer le propos d'un autre convive. Propos qu'il écoutait toujours attentivement : il ne semblait en rien désireux de devenir le centre de l'attention collective.
Aubin semblait, pour l'heure, dans des dispositions similaires : s'il se fendait de quelques brefs récits, de quelques plaisanteries spirituelles, il préférait écouter les uns et les autres, Albérich remarqua néanmoins qu'Elisa ne le quittait pas des yeux dès qu'il s'exprimait, et que, s'il demeurait trop longtemps silencieux, elle le sollicitait d'une façon ou d'une autre.
En dehors des deux gamins - l'un indifférent, l'autre guindé et empressé -, la plupart des convives parlaient avec une animation grandissante. Les conversations se croisaient, s'entremêlaient, à tel point que personne n'en était exclu ; les attitudes se relâchaient, se simplifiaient. comme si on renonçait avec hésitation - mais non sans plaisir - aux rigides manières de cour. Les rires se faisaient plus nombreux, plus libres. Étaient souvent communicatifs.

Albérich aurait aimé partager le sentiment de légèreté qui régnait dans l'assistance, mais s'il parvenait à donner le change, il se sentait de plus en plus exclu de cette bonne humeur. L'alcool, loin de le soutenir comme il l'avait fait les jours précédents, semblait le plonger dans un marasme de plus en plus envahissant. Il se retrancha bientôt dans une attitude proche de celle de son voisin, à cela près qu'il était probablement bien moins attentif. Il veillait cependant à ne pas décrocher des conversations dominantes, histoire de pouvoir répondre à une sollicitation si jamais il en venait une. Il aurait dû se sentir partie intégrante de ce groupe, participer à l'élan général, mais quelque chose l'en empêchait. Quelque chose qui n'était pas seulement Aubin. Il était resté trop en retrait. Il était à Combeloup depuis plus de trois mois, mais par certains aspects, il se sentait aussi nouveau que les derniers arrivés. Et la raison était qu'il n'avait pas de place au village. Guibert, Rodrick, son fils, sa femme, tous avaient un rôle qui leur était attribué, une manière de s'intégrer immédiate dans la dynamique du village. Même Aubin, quelque part, avait une étiquette qui lui permettait d'évoluer en terrain connu. Il apportait des nouvelles de l'extérieur, pouvait amuser la galerie, et Albérich supposait qu'il finirait par se fendre d'une chanson ou d'un récit, pour clôturer la soirée. Mais lui était resté un étranger. Il vivait en marge, n'avait pas trouvé d'espace utile à Combeloup. Parce qu'il s'était retranché. Parce qu'on ne lui avait rien proposé. Une fois encore, la pudeur excessive des Combelupins s'avérait entrer en résonance négative avec son caractère réservé. Jamais il n'aurait osé s'imposer quelque part. Et dans un village où on ne lui demandait rien, cela équivalait à une existence entière hors du monde. Le Temple avait eu cela de bon qu'il avait été sollicité sans cesse, et lorsqu'on l'avait nommé au poste d'Aubemestre, alors même qu'il ne l'avait jamais brigué - comment aurait-il pu imaginer une chose pareille ? -, il n'avait pas reculé. Il songea qu'il devrait peut-être simplement s'engager dans une armée ou sur le pont d'un navire. A un endroit où il pourrait s'intégrer dans une communauté sans avoir à se creuser un trou.
Il but une gorgée de vin pour revenir à l'instant présent. Ces réflexions n'avaient aucun intérêt. Il avait tout autre chose à gérer, dans l'immédiat. Il guetta un instant propice pour interroger son voisin... Aubin, cette fois.
" Et toi, tu as des projets dans les temps qui viennent ? Ou bien vas-tu offrir à Combeloup un peu de musique et des contes dans les mois à venir ?"

-Alors là, je suis bien incapable de te répondre ! s'exclama le jeune homme, léger. J'ai plutôt l'habitude de voir venir au jour le jour, de céder à l'inspiration du moment plutôt que de suivre un plan défini à l'avance. D'ailleurs, les plans définis à l'avance sont toujours chamboulés...
Il vida son verre : le page s'empressa de venir le remplir.
-Vraiment, je ne sais pas. D'ordinaire, je ne reste à Combeloup que quelques jours, sinon une veille ou deux. Puis l'appel de la route se fait sentir, le souffle de l'aventure m'emporte... Mais là, je ne serai pas contre me poser quelques temps, histoire de souffler un peu. D'autant que le bourg et le château, d'ordinaire si calmes, bruissent d'une animation, d'une activité encore jamais vue. Alors, il n'est pas impossible que Combeloup doive me supporter un moment !

" Je suis certain que Combeloup ne s'en plaindra pas." répondit-il amicalement.
C'était bien ce qu'Albérich avait craint. Et il se doutait que la réponse d'Aubin devait plaire à Elisa. Un instant, il se demanda pourquoi il devait jouer au redresseur de torts. La baronne pouvait prendre ses responsabilités, se montrer un peu plus perspicace, pour changer. De toute façon, elle ne supporterait pas qu'on lui impose un prétendant. Et Aubin était peut-être un bon parti pour la jeune fille, malgré ce qu'il avait fait à Thibault. Mais peut-être parce qu'il n'avait pu empêcher le meurtre d'Eudes, Albérich se sentait une responsabilité presque paternelle envers Elisa. Il ne voulait pas qu'elle soit meurtrie par une nouvelle histoire sinistre.
L'instant suivant, il se demanda s'il ne pourrait pas assassiner Aubin au coin d'un bois, l'enterrer sous les fougères, puis prétendre qu'il était parti. Il sourit à son verre de vin : il était plus ivre qu'il ne l'avait cru.
Enfin, il se dit qu'il ne lui restait peut-être qu'à partir en quête de la halfeline. Aubin ne pourrait pas faire grand mal en quelques jours. Evidemment, il devinait que personne ne saurait où elle se trouvait. Et il avait la sensation que vu sa chance des derniers mois, elle était probablement morte, comme ils étaient plusieurs à le supposer sans oser le dire.
L'histoire se répétait. Il devait formuler des soupçons seul, sans savoir à qui s'en ouvrir, dans l'ombre d'un jeune homme qui ignorait être l'objet de telles attentions. Mais là où Hugues avait été un suspect potentiel, Aubin avait déjà fait ses preuves dans le domaine de la veulerie.
Il ne pouvait faire qu'une seule chose, et il s'y résigna : si le barde répondait aux avances d'Elisa, il faudrait qu'il lui parle en lui révélant que son triste parcours à Erhedun lui était chose connue. Il n'avait aucun moyen de pression sur lui, mais peut-être que la confrontation suffirait à le faire rentrer dans le rang. Voeu pieux, il s'en doutait. Il aurait dû prévenir la garde erhedine, simplement. Et c'était sans doute ce qu'il serait forcé de faire si les choses échappaient à son contrôle, ce qu'elles feraient immanquablement.

-Et toi ? demanda Aubin, l'arrachant soudain à ses pensées. Tu as été très évasif quant à tes affaires : je sais juste qu'elles vont te ramener à Erhedun d'ici quelques jours. Te tiendront-elles longtemps loin de Combeloup ? T'entraîneront-elles ailleurs ? Je ne veux pas être indiscret, mais comme tu m'as posé la question...

" Je ne suis plus certain de retourner à Erhedun aussi rapidement. J'avais espéré voir Ada avant de repartir et... vu qu'elle n'est pas encore rentrée de son périple, je pense l'attendre un petit peu... Ensuite... Je vais remonter sur Erhedun, oui, et de là... partir. Je ne sais pas encore vers où..."
Il se fendit d'un léger sourire.
" Mais je suis un citadin. Il me faudra une ville. Grande de préférence. Donc je compte, a priori, monter vers le nord. Je reviendrai à Erhedun pour les vacances..."

-Il est certain que Combeloup ne comblera jamais un citadin, même si son activité devait encore décupler... Il lui manque les rues passantes, les tavernes bondées, les places envahies de marchands, de chalands... Le fourmillement de la vie, en quelque sorte. Le fourmillement de multiples vies qui se frôlent, se croisent, se mêlent ou s'ignorent... La force qui émane de ce ballet incessant...
Il adressa à son frère un sourire de connivence.
-Moi non plus, je ne pourrai pas éternellement me passer de cela.

" J'imagine que quand on est barde, la route est une nécessité... A rester toujours au même endroit, on finit par faire le tour des histoires que l'on connaît... au grand dam de l'auditoire. Mais je dois dire que je ne me sens pas particulièrement porté sur l'errance... J'espère me trouver un endroit propice à une installation plus permanente. Un endroit où je pourrai me rendre utile durablement."
Il lorgna son verre de vin, soudain songeur. Il ne fallait pas qu'il cherche trop longtemps ou il finirait par manquer sa chance. Le spectre de l'âge lui semblait soudain bien présent, alors qu'il dînait en compagnie d'une assemblée généralement bien plus jeune que lui. César était le seul vieillard, mais il avait un petit-fils de dix ans, déjà.

-Tu trouveras... dit Aubin, encourageant. Hélonna ne manque pas de villes, et toi, tu ne manques pas de ressources. De mon côté, et bien... L'errance à ses attraits, mais la sédentarité aussi. Alors, peut-être aurais-je deux foyers : un ici, un ailleurs, entre lesquels je ferai des allers-retours, histoire de chasser la monotonie. En tout cas, si Combeloup restera toujours mon port d'attache, je pense que je voyagerai quand même régulièrement...
Il se pencha un peu plus vers son aîné.
-Quant au public, détrompes-toi : il n'aime rien tant qu'entendre toujours les mêmes chansons, les mêmes histoires. La répétition, la familiarité, le moins d'originalité possible... L'originalité, le changement sont toujours envisagés avec inquiétude, sinon suspicion.

Albérich feignit de paraître étonné, puis haussa les épaules en acquiesçant.
" J'imagine que c'est l'expérience qui parle, bien sûr..." fit-il, souriant. " Mais peut-être qu'une bonne histoire ne perd jamais de son charme, même racontée cent fois... surtout si le conteur a du talent..."
Il se carra dans son siège.
" Nous feras-tu le plaisir d'une petite démonstration ? Après le dessert ?"

-Si dame Elisa et nos compagnons de table en manifestent le désir, pourquoi pas ? dit-il en se fendant d'un geste désinvolte. Mais je ne le proposerai pas moi-même :ce serait par trop me mettre en avant. Et, plutôt que d'écouter de la musique, ils pourraient très bien vouloir continuer à discuter... L'ambiance est déjà bien chaleureuse.

" C'est vrai. Et les occasions ne manqueront sans doute pas. Mais je m'en voudrais de repartir avant d'avoir pu t'entendre."
Il se maudit intérieurement de lâcher de telles énormités. Il aurait préféré ne jamais avoir rencontré Aubin. Mais c'était trop tard. Il s'était enlisé dans une situation qui se retournerait immanquablement contre lui. Quoi qu'il arrive, on lui reprocherait sa duplicité, son silence. Et on serait en droit de le faire. Il se frotta le visage d'une main distraite. Il était fatigué, ne s'étant pas ménagé dans son jardin pendant toute la journée, et il avait, une fois de plus, un peu trop bu.

Si le terme "trop" était peut-être exagéré concernant les autres convives, force était de constater qu'ils avaient beaucoup bu, tandis que se succédaient les plats. Tous parfaitement décontractés, à présent, ils discutaient joyeusement, riaient souvent aux bons mots, aux plaisanteries qui s'étaient multipliées, généralement spirituelles. Le rire de sire Rodrick, particulièrement communicatif, faisait des ravages : même sire Barthélémy, d'ordinaire très sérieux, semblait conquis.
D'impassible, il ne restait que Bastien. Même le page était tout sourires, ce qui ne l'empêchait pas de servir avec application.

Albérich, s'il n'était pas impassible, avait envie de se trouver ailleurs. Assister à un rassemblement joyeux sans être capable de se laisser gagner par l'ambiance était une épreuve douloureuse, bien pire que de se retrouver coincé dans une réunion de vieux grincheux. Il aurait aimé réussir à faire abstraction du barde pour pouvoir goûter à l'humour communicatif de sire Rodrick, mais plus il s'efforçait et plus il se crispait, et moins il goûtait à la situation. Il finit par s'esquiver pour aller aux latrines, ce qui était une piètre excuse, mais dont il avait besoin. Il erra dans les couloirs obscurs et frais du donjon, sans se presser, prenant appui de temps en temps sur le mur pour conserver son équilibre. Il avait envie de rentrer chez lui. L'alcool lui martelait les tempes et lui troublait le regard. Il parvint jusqu'à la salle d'aisance et y resta quelques minutes, tentant de retrouver son calme, un certain état d'esprit. Il fallait qu'il s'efforce de retrouver le rythme de la soirée.
Il prit plusieurs longues inspirations, se soulagea, puisqu'il était venu jusque là, et rejoignit le cercle des réjouissances, bien décidé à donner, encore et toujours, le change.

Rien n'avait changé, à son retour, si ce n'est qu'on avait servi le dessert, rempli les verres... En dehors de cela, la même atmosphère chaleureuse, les mêmes discussions animées, les mêmes sourires. Une joie simple, celle d'être ensemble, départie des manières guindées de l'étiquette, désormais oubliées : on avait même réussi à convaincre le page d'abandonner sa charge pour venir s'assoir et prendre sa part du dessert.
Lorsqu'ils eurent terminé celui-ci, on commença à débarrasser, ne laissant que les verres et les bouteilles. Certains des convives se levèrent pour se dégourdir les jambes, d'autres demeurèrent assis, à discuter. Peu à peu, et sans que l'animation ne décroisse en rien, des groupes se formèrent.
Aubin et Elisa s'étaient un peu éloignés de leurs compagnons. Ne les voisinait plus que le page, toujours attentif.

En les voyant s'éloigner, Albérich sentit un vent de panique souffler brusquement en lui. Le page leur servait encore de chaperon, mais ça ne durerait pas : Aubin avait veillé à le charmer en début de soirée et même s'il se produisait quelque chose, le gosse leur serait loyal. De plus, le gamin devait tomber de fatigue : il était tard, il était jeune, et il avait passé des heures debout.
Mais comment intervenir sans jeter brusquement un froid dans une soirée en tous points parfaite ? Il ne pouvait pas aller s'incruster dans leur conversation sans qu'Elisa le congédie vertement. Il la connaissait, elle le ferait. Il fallait qu'il les ignore. Il s'ouvrirait à quelqu'un de la situation ensuite... et ils agiraient de concert. Son regard courut un instant sur l'assistance et il s'arrêta sur Hodor. Le forgeron avait l'âge d'Aubin, peut-être à peine plus, il devait l'avoir connu enfant et adolescent. En tant que membre du conseil de Combeloup, il avait le bien du village à coeur. Et il n'était pas trop proche du drame qui se nouait. C'était à lui qu'il fallait qu'il s'ouvre. Il le ferait dès que possible. Mais pas ce soir-là. Même si cela lui en coûtait terriblement, il se détourna des deux tourtereaux et se focalisa sur le reste du groupe. Rodrick racontait une nouvelle anedote et Albérich essaya de se concentrer de toutes ses forces sur ce qu'il disait. Il se sentait terriblement mal. Mais c'était trop tard pour agir, il aurait dû bouger beaucoup plus tôt.

Le chevalier narrait les mésaventures cocasses de certains de ses pairs un peu trop avinés suite à une soirée étrangement similaire à celle-ci. L'anecdote, joyeuse, rappela des souvenirs à Barthélémy qui se mit à son tour à raconter une histoire. Laquelle appris à Albérich - si besoin en était - que le donjon avait connu sa part de réjouissances. Dame Thaïs rit beaucoup, à l'instar d'un Umberto vaguement gêné : il semblait mêlé à cette vieille affaire.
Un peu plus loin, Hodor et sire Guilbert s'entretenaient à voix basse : aux gestes qu'ils faisaient, ils devaient parler travail du métal, activité de la forge. Ce qui les animait beaucoup.
Dans ce tableau joyeux, seuls détonnaient Bastien... et désormais César. L'enfant avait tiré sur la manche de son grand-père, lui avait soufflé quelque chose à l'oreille - qu'il voulait aller se coucher, sans doute. En tout cas, le vieil homme observait maintenant Elisa et Aubin, guettant manifestement le moment opportun pour prendre congé.

Albérich hésita. Il pouvait proposer à César de ramener Bastien à sa place, s'il désirait encore rester davantage. Lui-même n'avait plus aucune envie de s'éterniser. Et c'était également une opportunité idéale pour aller interrompre les deux jeunes gens qui s'étaient éloignés. Il se demanda ce que César pensait du rapprochement manifeste entre son plus jeune fils et la baronne. Etait-il heureux pour eux ? Pensait-il qu'Aubin ferait un baron acceptable pour Combeloup ? Ou partageait-il son inquiétude ? Albérich n'était plus en état de lire efficacement sur ses traits.
" Si tu veux rester encore un peu, je peux ramener Bastien." finit-il par dire à mi-voix, pour ne pas déranger le groupe qui continuait à s'esclaffer à leurs côtés.

Le vieil homme parut hésiter, jeta un regard à son petit-fils, puis à la compagnie alentour. Revint enfin à Albérich.
-C'est que je ne voudrais pas te priver de ce bon moment, dit-il. Ni te contraindre a attendre mon retour au village...
Il n'ajouta rien, mais il était évident que l'idée de laisser le gamin seul en sa demeure ne lui plaisait guère.

Albérich lui sourit doucement.
" Tu m'as dit qu'il y avait un lit disponible, n'est-ce pas ? Je dormirai là cette nuit, si l'invitation tient toujours. Comme ça tu ne devras pas t'inquiéter, je serai là si Bastien a besoin de quelqu'un, et tu peux continuer à profiter de la soirée. Personnellement, je tombe de sommeil. Si vous partez, je m'en irai de toute façon en même temps que vous, tu ne me prives de rien."

-Où va le monde, si la jeunesse déserte la fête alors que les anciens s'acharnent ? murmura-t-il, l'air vaguement embarrassé.
Il se tut, les sourcils froncés, comme s'il pesait le pour et le contre. Mais il finit par acquiescer, par sourire.
-Bon... Ce n'est sans doute ni très raisonnable, ni très responsable, mais je crois que je vais me laisser convaincre. Cela fait bien longtemps que je n'ai participé à semblables réjouissances et, au regard de l'humeur générale, cela va se prolonger fort avant dans la nuit...
Il acquiesça, de nouveau.
-Il y a deux lits disponibles, en fait : l'un dans la chambre de Bastien, l'autre dans celle d'Aubin. Choisis celui que tu préfères. Et fais vraiment comme chez toi, d'accord ? Si tu as besoin de quelque chose en particulier, demande à Bastien, il te dira.

" Pas de soucis, je m'en souviendrai."
Il se tourna vers Bastien.
" Allons-y alors." dit-il à son neveu.
Ils commencèrent par saluer le groupe de joyeux drilles, puis rejoignirent un instant Guibert et Hodor, avant d'obliquer vers le couple qui s'était éloigné. En d'autres circonstances, ils se seraient peut-être esquivés sans les déranger, mais Elisa était leur hôtesse, ils étaient obligés de la saluer. Comme par hasard.
" Nous prenons congé." annonça Albérich en s'approchant. " Merci pour cette agréable soirée."

Les deux jeunes gens avaient interrompu leur conciliabule sitôt qu'ils s'étaient approchés. Néanmoins, ils les reçurent avec affabilité, même si Elisa se fendit d'une moue chagrine en apprenant qu'ils partaient.
-Tout le plaisir était pour moi... dit-elle. Mais, la prochaine fois, j'organiserai le repas à midi, afin que vous restiez plus longtemps en notre compagnie... Car vous vous esquivez alors que je venais juste de convaincre Aubin de nous jouer un petit quelque chose...

Albérich se fendit d'un sourire désolé et se tourna vers Bastien.
" Qu'en penses-tu ? Veux-tu écouter ton oncle ou bien remettons-nous cela à une prochaine fois ?"
L'ancien clerc, pour sa part, n'en pensait rien. Si Aubin se fendait d'une petite représentation, au moins cela le remettrait-il au centre de l'attention, l'écartant un moment de l'attention unique d'Elisa. Evidemment, rien ne valait un petit récital pour ferrer encore davantage la jeune fille. Mais elle semblait de toute façon éprise, et depuis bien avant cette soirée. Les dieux s'acharnaient de bien vilaine façon sur cette pauvre adolescente. Thibault avait raison, en un sens : Sunie, comme Lathandre, était sourde aux tourments des humains.

Le gamin paraissait terriblement las, et avait bien du mal à garder ses paupières ouvertes. De surcroît, la possibilité d'écouter de la musique le laissa de marbre.
-Je ferai comme vous voudrez, mon oncle, dit-il néanmoins.

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