La Couronne de Cuivre

Aucun des centaures n'osa bouger avant que Sheldon ne fasse signe à l'un d'entre eux d'obtempérer. Un jeune homme au pelage tacheté s'avança, lui tendit l'objet sans la regarder, puis repartit au trot, comme s'il craignait son contact. Sheldon était le seul à l'observer franchement, toujours perplexe. Astrée constata que le trépied, bien que suffisamment étroit pour tenir entièrement sur la planche, était beaucoup trop instable pour lui permettre de débloquer la fenêtre. Elle risquait de glisser et de se retrouver suspendue au plafond, comme une étrange décoration festive. Elle devrait alors se détacher toute seule, car aucun des centaures ne pourrait lui venir en aide... et espérer ne pas se casser quelque chose dans sa chute. Il ne lui restait donc qu'une seule solution : la poutre.

Le trépied lui permit toutefois d'atteindre un peu plus facilement la poutre, même s'il faillit chuter au sol lorsqu'elle tenta de s'en servir d'appui pour se hisser. Elle parvint tout de même à opérer un rétablissement pas très orthodoxe et se retrouva enfin assise sur la structure de bois, à peu près en sécurité. Elle ne détacha pas la lanière de cuir pour autant, bien sûr.
Il ne lui restait plus qu'à s'avancer un peu sur la poutre pour s'approcher de la fenêtre. Bien sûr, il lui faudrait tendre les bras, se pencher même : la fenêtre n'était pas au-dessus de la poutre. Mais en s'y prenant avec précaution, en assurant bien son équilibre, c'était faisable. Et puis il fallait qu'elle y arrive : ils avaient besoin d'eau.
Elle songea que la prochaine fois, elle prendrait le temps de bricoler une véritable échelle qu'elle fixerait sur la planche et appuierait contre la poutre. S'il y avait une prochaine fois. Et s'il y avait des tasseaux de près de deux mètres.
S'étirant au maximum qu'elle le pouvait, elle tendit le bras jusqu'à la poignée.

Astrée tira de toutes ses forces sur la poignée, mais celle-ci ne bougea pas d'un iota. Elle fit une seconde tentative sans davantage de succès et réalisa que des cals avaient été cloués tout autour du cadre. Située bien trop haut pour qu'on puisse jamais l'ouvrir, la fenêtre avait été condamnée, sans doute de longue date. C'était probablement le cas de la plupart d'entre elles, d'ailleurs, même si la rôdeuse ne pouvait pas le savoir sans les examiner une à une... Vu la position des autres, cependant, la chose serait pour le moins longue à exécuter...

Astrée poussa un soupir et lâcha sa poignée. Assise sur sa poutre, elle examina la fenêtre condamnée avec un soupçon de découragement. Elle jeta un coup d'oeil aux autres, trop éloignées, mais qui étaient certainement dans le même état.
Il leur fallait absolument de l'eau. De plus, il lui paraissait probable qu'elle aurait tôt ou tard besoin d'aller à l'extérieur, peut-être chercher du ravitaillement. Du moins si Sheldon acceptait de lui faire suffisamment confiance pour cela. Un détail...
" La fenêtre est condamnée, lança-t-elle à Sheldon depuis son perchoir. Je vais redescendre chercher des outils et tenter d'arracher les cals avec une pince, ça va prendre un peu de temps. Ou bien, si tu préfères, je peux casser la fenêtre avec le marteau, c'est plus rapide... Mais je pense qu'il vaut mieux pouvoir la refermer.
Cela dit, si on voulait les attaquer par le toit, ça n'était sans doute pas une fenêtre fermée qui les arrêterait.
Elle observa avec une grimace son trépied instable, loin au-dessous. La descente serait délicate. Il fallait se laisser glisser de la poutre, atteindre le trépied sans le faire tomber, redescendre sur la planche... La seule autre solution était de se laisser pendre au bout de sa lanière de secours et de sauter, mais c'était diablement trop haut.

Sheldon croisa les bras, songeur.
" La pince." dit-il finalement.
Il fit un geste et l'un des centaures alla chercher l'instrument dont Astrée s'était déjà servie plus tôt, puis vint se positionner sous la planche, tendant l'objet à la jeune femme. Il lui fallut quand même redescendre jusque là et, dans ses acrobaties improvisées, elle renversa le trépied. Le centaure le rattrapa et le replaça, sans la regarder. Elle put prendre appui dessus, attraper la pince et remonter.
Il ne lui restait plus qu'à arracher ces cals et permettre à l'eau de pénétrer dans l'écurie. Evidemment, les plus éloignés seraient un rien plus difficiles à détacher et il était probable qu'elle se retrouverait suspendue dans le vide... Mais grâce à la lanière, seul son amour-propre en souffrirait...

Si elle avait disposé de davantage de temps, elle aurait pu, peut-être, se fabriquer une véritable échelle, assez haute pour aller de la planche à la poutre, s'y tenir debout juste sous la fenêtre, et être dans une position beaucoup plus stable. Mais les choses étant ce qu'elles étaient, elle allait se contenter de tendre le bras depuis la poutre.
Le temps et la poussière avaient soudé les cals, et elle eût besoin de toutes ses forces pour arracher les premiers. Et c'étaient les plus proches... Pour les plus éloignés, la manoeuvre allait s'avérer un peu plus complexe : elle pouvait les attraper avec la pince, à bout de bras, mais dans une position bien trop instable pour pouvoir tirer dessus. Elle vérifia donc soigneusement la solidité de la lanière qui la retenait accrochée à la poutre, hésita un instant, et opta pour la seule possibilité qui lui restait : serrant à deux mains la pince autour du morceau de bois, elle se laissa glisser de la poutre, comptant sur son poids pour arracher le cal. Dès qu'il céda, elle se retrouva suspendue au bout de sa lanière, dut se hisser à la force des bras pour regagner la poutre, puis recommencer son manège avec le dernier cal. Elle vérifia soigneusement que la lanière n'avait pas souffert du premier choc avant de se lancer : le sol était bien trop loin sous ses pieds pour prendre le moindre risque.
Elle était passablement épuisée quand elle put, enfin, actionner la poignée de la fenêtre. Et dire qu'il lui fallait encore redescendre...

Elle eut cependant le plaisir de sentir l'eau fraîche lui ruisseler sur le visage et d'avoir la conviction que tous ses efforts n'avaient pas été vains. Il pleuvait toujours bien, le ciel était noir, et l'air froid du dehors lui fit prendre conscience de l'atmosphère confinée qui régnait dans l'écurie.
Puis il y eut un petit a-coup sur la lanière. Léger. Comme quelque chose qui se détache.
Un moment de répit.
Et ce fut la chute, au milieu des gouttes bienfaisantes, vers le sol.
Elle atterrit droit dans les bras de Sheldon qui, juste en-dessous, venait de disposer un bassin pour récolter l'eau de pluie. Il parut extrêmement surpris de ce qui venait de lui tomber dessus, puis la dévisagea, soupçonneux, comme s'il l'imaginait capable de l'avoir fait exprès. Il ne la jeta cependant pas par terre et la déposa sur ses pieds, avant de secouer la tête avec une grimace, et de s'éloigner vers la sellerie.
Astrée put constater que si la lanière était intacte, ce n'était pas le cas de son noeud...

Astrée crut un instant que son coeur s'arrêtait de battre en sentant la lanière se détacher. Mais la chute fut trop subite, trop imprévue, pour qu'elle ait réellement le temps d'avoir peur.
L’atterrissage miraculeux dans les bras de Sheldon la laissa passablement éberluée. Un peu sonnée, presque surprise d'être encore en un seul morceau, elle le regarda s'éloigner. Elle grimaça en réalisant qu'elle ne l'avait même pas remercié, fit un pas dans sa direction, machinalement, puis renonça. Il était déjà passé à autre chose, de toute façon.
Elle jeta un coup d'oeil autour d'elle, comme pour reprendre pied dans la réalité, puis sourit. Elle avait réussi, c'était l'essentiel. Elle leva les yeux vers la fenêtre au-dessus, tendit les mains pour recueillir un peu d'eau et boire quelques gorgées. L'eau fraîche lui parut délicieuse.
Il faudrait vraiment qu'elle se fabrique une échelle un peu plus solide que son trépied pour aller refermer la fenêtre plus confortablement... mais ça pouvait certainement attendre un peu. Pour le moment, elle avait besoin d'une pause. De préférence assise sur le sol ferme de l'écurie.

Le restant de la journée se déroula sans incident notable. Comme il pleuvait toujours, la fenêtre resta ouverte et quand la nuit étendit son voile sur l'écurie, Sheldon demanda à nouveau à Astrée de nourrir les centaures. Il n'y avait pas vraiment moyen d'imaginer un repas très différent de ce qu'elle avait mitonné au petit matin, aussi refit-elle le même genre de brouet. Personne ne s'en plaignit.
Sheldon semblait avoir organisé des tours de garde, car deux des centaures partirent se coucher dans la paille de la troisième stalle. Le chef de la harde fit signe à Astrée d'approcher.
" Donne-moi ton arc et va te coucher." dit-il simplement, de son ton qui ne laissait place à aucune discussion.

La requête ne surprit pas vraiment Astrée. Plus d'une fois, elle s'était dit qu'une fenêtre ouverte les rendait plus vulnérables en cas d'attaque par le toit. Sheldon voulait sans doute pouvoir parer à toute éventualité durant la nuit. Cela dit, il lui semblait complètement improbable que les villageois tentent ce genre d'action dans l'obscurité : ils n'y verraient goutte. Donc peut-être que le chef des centaures avait une autre raison de lui demander son arme.
Quoiqu'il en soit, elle n'en avait pas l'usage durant la nuit, aussi se contenta-t-elle d'acquiescer d'un signe de tête et de lui tendre son arc et son carquois. Elle avait sommeil, la nuit précédente ayant été particulièrement hachée. Elle se demandait comment les centaures parvenaient à tenir le coup en dormant aussi peu. Visiblement leurs besoins physiologiques n'étaient pas les mêmes. Sheldon, en particulier, avait une endurance stupéfiante.
Elle hésita un instant avant de s'éloigner en direction de "sa" stalle, et leva finalement les yeux vers le chef des centaures.
" Je ne sais pas comment tu tiens, sans dormir... Mais si tu veux te reposer un moment, cette nuit ou plus tard, je pourrai monter la garde quelques heures."
Il lui semblait normal de proposer son aide. Mais il n'avait sans doute pas assez confiance en elle ou en quiconque pour accepter de se reposer.

" Non. Tu n'y vois goutte et ils sont trop ambivalents." dit-il simplement.
Il parut hésitant, soudain, et claqua du sabot sur le sol. Elle eut l'impression que son regard cherchait au fond de son âme. Il relâcha sa respiration.
" J'apprécierais si tu pouvais essayer de faire boire Neffen. Je doute que tu arrives à grand chose, mais ça ne peut pas lui faire de tort."

Astrée hocha doucement la tête.
" Je vais essayer", répondit-elle simplement.
Elle avait conscience que la demande de Sheldon était, quelque part, une preuve de confiance. Elle se remémorait son ton brusque quand elle avait parlé de Neffen la première fois. Indéniablement, leurs rapports progressaient.
Elle ne savait pas vraiment, en revanche, pourquoi il ne lui donnait pas à boire lui-même. Après tout, il avait pris soin de lui en le couvrant soigneusement. Elle se souvenait qu'il n'avait pas non plus aidé Byron, gravement blessé. Était-il interdit à un chef centaure d'aider l'un de ses subordonnés ? Ou peut-être était-ce impossible pour tout centaure. Peut-être était-ce vécu comme insultant par celui qui recevait de l'aide, puisqu'il ne fallait jamais montrer de faiblesse. Bah, peu importait, au fond.

Elle alluma sa lanterne, remplit sa gourde au bac qui collectait l'eau de pluie, et, presque timidement, se dirigea vers la stalle où se trouvait Neffen.
" Neffen ? C'est moi, c'est Astrée... Je t'apporte à boire."
Elle avait parlé à voix presque basse, et n'espérait pas vraiment de réponse. Mais peut-être prendrait-il conscience d'une présence amicale et parviendrait-il à avaler quelque chose.

Neffen n'avait pas bougé depuis sa visite précédente et son état ne semblait pas avoir progressé. Il ne réagit en rien à ses paroles, demeura complètement inerte, à l'exception de ses yeux en mouvement. Elle eut toutes les peines du monde à lui bouger la tête, tant il était rigide, et elle craignit un moment de lui briser la nuque. Quand elle versa l'eau entre ses lèvres, rien ne se produisait : il ne déglutit pas, ne s'étrangla pas, sa langue ne parut pas bouger. Elle eut l'impression que la majorité du liquide coulait sur sa joue mais peut-être pas tout. C'était impossible à dire. Rien ne se produisit. Le shaman était indéniablement très loin de là.

Astrée observait Neffen, le cœur serré. Combien de temps lui fallait-il pour se régénérer ? Combien de temps resterait-il ainsi, rigide comme une statue de pierre, sans réaction ?
Elle lui caressa doucement le visage, versa encore un peu d'eau entre ses lèvres.
" Neffen, il faut que tu boives un peu, ça te fera du bien..."
Sa peau était froide et il était si raide... Les couvertures ne semblaient pas le réchauffer. Peut-être l'étouffaient-elles au contraire ? Difficile à savoir... Et il ne réagissait absolument pas.
A tout hasard, elle lui dégagea un peu le haut du corps, sans pour autant le découvrir. Elle eût une pensée pour l'arbre tatoué sur sa peau. Était-il dans le même état que Neffen, reflétant la santé du shaman ? Elle ne se sentait pas vraiment le droit de le vérifier.
" Je voudrais pouvoir t'aider... Mais je suppose qu'on ne peut qu'attendre..."
Attendre que la nature fasse son œuvre, qu'il se régénère... Combien de temps ?
Elle versa encore quelques gouttes d'eau.
" Je reviendrai demain matin..." murmura-t-elle avant de le laisser pour la nuit.

Dans l'écurie, rien n'avait bougé. Sheldon était au centre, lorgnant tantôt les centaures de la grande porte, tantôt ceux de l'arrière, tantôt la fenêtre béante d'où s'écoulaient les larmes du ciel. Il ne lui jeta pas le moindre regard lorsqu'elle quitta la stalle de Neffen, comme s'il n'espérait de toute façon rien de son passage auprès du shaman. Elle put donc regagner sa propre cachette et s'y calfeutrer pour la nuit. Il n'y avait plus de porte, cependant, donc aucun moyen de réellement se protéger au cas où quelque chose se produisait. Prince avait regagné l'abri de l'écurie. Au dehors, les Montequins se préparaient à passer une seconde nuit de siège.

Astrée, soucieuse, mit quelque temps à trouver le sommeil. Combien de temps pour que le shaman se réveille ? Combien de temps avant qu'ils n'aient plus de provision ? Pourrait-elle sortir par la fenêtre en quête de ravitaillement, en pleine nuit ? Les alentours seraient certainement surveillés... Non, décidément, il fallait absolument que Neffen se réveille au plus vite. Avant que la situation ne dégénère. Combien de temps avant que les centaures ne jugent la situation désespérée et ne choisissent de trahir Sheldon ?
Elle poussa un soupir, se retourna, jeta un regard un peu anxieux en direction de la porte ouverte. Si elle avait eu son hamac, elle aurait pu s'installer en hauteur, véritablement à l'abri. Mais ses bagages étaient dans la chambre où avait été hébergé Neffen. Cela dit, elle avait été suffisamment en hauteur pour aujourd'hui... Et pour le moment, Sheldon avait la situation en main. Elle ne se sentait pas en danger immédiat, pas encore. Mais pas non plus complètement en sécurité.

Elle avait conscience qu'insensiblement, une forme de confiance naissait entre Sheldon et elle. Certes, il ne lui ferait sans doute pas totalement confiance et craindrait une trahison, tout comme elle-même se méfiait de ce qu'il pouvait décider de faire au nom de la survie de la harde. Mais elle lui faisait confiance pour tenir ses troupes, pour mener la révolte à venir, et pour ne pas se laisser aveugler par la haine et la violence. Et de son côté, il lui semblait qu'il avait compris qu'elle était actuellement son alliée la plus fiable.

Le manque de sommeil cumulé des jours précédents, la dernière nuit hachée, tout cela eût finalement raison d'elle. Ses pensées devinrent floues, tournoyant dans sa tête. Elle songea à Reynald, se demandant s'il avait prévenu les autorités, pourquoi il ne donnait plus de nouvelle, s'il avait renoncé à la retrouver en vie. Puis finit par s'endormir.

Le lendemain matin, elle fut réveillée par un centaure gris, le regard fuyant.
" Le chef a demandé que tu t'occupes du repas." souffla-t-il, une fois qu'elle se fut redressée sur son séant.
Il fila aussitôt.
A l'extérieur de la stalle, Sheldon n'avait pas bougé d'un millimètre, l'arc sur l'épaule, l'épieu à la main. Il ne pleuvait plus mais le ciel était encore sombre. En approchant des réserves, compte tenu de ce qu'ils avaient consommé la veille, Astrée réalisa qu'il ne leur en restait plus que pour deux jours au grand maximum. De même, malgré les flots du ciel, leurs réserves d'eau restaient très maigres. Il fallait espérer que les autres centaures puissent jeuner comme leur chef.

Astrée grimaça. Les centaures avaient une certaine capacité de jeune, si elle se souvenait bien des paroles de Dymphéa. Elle-même, beaucoup moins. Et l'eau, surtout, était vitale. Il lui paraissait plus sage de songer à un certain rationnement des vivres, en espérant que cela ne durerait pas trop...
Elle s'approcha de Sheldon. C'était à lui de prendre ce genre de décision après tout.
" Est-ce que tu souhaites qu'on se rationne, que je restreigne un peu les portions ? Ou qu'on ne mange plus qu'une fois par jour, peut-être ? On n'en a que pour deux jours au rythme actuel..."
Si seulement elle avait eu la moindre idée du temps qu'il restait à attendre... Mais le chef des centaures n'en savait probablement pas plus qu'elle. Quoiqu'il en soit, maintenant qu'elle avait l'autorisation de Sheldon, elle pourrait surveiller l'évolution de l'état de Neffen, peut-être trouver un peu d'espoir en voyant son évolution... ou peut-être que rien n'évoluerait.

Sheldon expira lentement, sans la regarder. Ses yeux bleus, mobiles, couraient sur les trois centaures qui se trouvaient près de la porte. Un frémissement anima sa croupe et il claqua du sabot sur le sol.
" As-tu de quoi les affaiblir ? Les empoisonner, peut-être ?" murmura-t-il simplement, comme si de rien n'était.
Au dehors, un humain parlait à nouveau. Astrée comprit qu'il s'adressait à un centaure en particulier dans l'écurie, un dénommé Blizzard, sans doute un des gris.

La réponse de Sheldon laissa Astrée sans voix. Suivant son regard, elle fixa à son tour les centaures qui se trouvaient près de l'entrée. Les choses allaient-elles si mal que ça ? Les humains étaient-ils en train de gagner cette espèce de lutte d'influence contre Sheldon ? Elle espérait, de tout cœur, que ça n'était pas ça... mais on ne pouvait pas expliquer autrement les étranges paroles de Sheldon.
Les affaiblir, les empoisonner... Jusqu'à les tuer ? Il envisageait ça froidement, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Mais bon sang, il s'agissait de ses congénères tout de même...
" Tu crois vraiment qu'il faudra en venir là ?" murmura-t-elle finalement.
Il n'avait aucune confiance en eux. Elle non plus. Et s'ils décidaient de changer de camp ? Mais... fallait-il pour autant aller jusqu'à les empoisonner ? Juste à cause de l'hypothèse qu'ils puissent devenir des ennemis, alors que pour l'heure ils ne l'étaient pas encore ? Alors qu'ils auraient au contraire peut-être besoin de leur soutien, de leur force, lorsque la révolte commencerait ? Et puis les affaiblir, ou même simplement les rationner, ne risquait-il pas au contraire d'aggraver leur ressentiment, et donc de les pousser à se retourner contre eux ? Cette idée ne lui plaisait vraiment pas... Mais peut-être que Sheldon percevait, dans leur attitude, que certains commençaient à virer de bord ?

Sheldon lâcha un léger soupir et la vrilla de ses yeux clairs.
" Ils sont sept. Je suis seul. Il y a des humains dehors qui m'attendent de pied ferme. Tu peux sans doute t'enfuir discrètement par le toit, mais je ne le peux pas. Et Neffen ne le peut certainement pas et ne le pourra sans doute pas avant qu'il soit trop tard. Tu as des scrupules. Soit. Les habituelles tergiversations humaines. Je t'ai posé une question. J'attends que tu y répondes."

La mention des "habituelles tergiversations humaines" lui fit serrer les dents, et elle soutint son regard avec, durant un instant, un éclat de colère au fond des yeux. Mais au fond... Il n'avait pas tort, elle le savait très bien. Elle poussa un soupir et réfléchit quelques instants, laissant son regard dévier vers les centaures près de la porte. Puis elle leva à nouveau son regard vers lui, le fixant droit dans les yeux.
" Je n'ai jamais empoisonné quiconque de ma vie. Mais je connais les herbes que je possède et je sais qu'à trop forte dose, certaines sont nocives. Certaines créent de la somnolence, d'autres peuvent rendre malade, voire être mortelles. Certains mélanges aggravent ces effets. Mais je n'ai pas la moindre idée des quantités nécessaires pour affaiblir un centaure... Beaucoup plus que pour un humain, bien sûr, mais je ne sais pas si ce que que j'ai pourra suffire. Et je ne sais pas si mes plantes ne feront effet que quelques heures ou si ça peut les rendre malade plusieurs jours, ni avec quelle gravité. Ça fait beaucoup d'inconnues..."
Elle grimaça. Elle avait veillé à parler à voix basse, mais les centaures pouvaient-ils se douter de quelque chose ?
" Et si ton but est simplement de les affaiblir pour pouvoir te défendre au cas où ils t'attaquent, il faudra bien choisir le moment, là où tu sentiras qu'ils risquent de basculer, parce que je n'en aurai pas assez pour une deuxième fois... Quoique, si la première fois je les rend malade, la deuxième fois je peux tenter de les endormir, ou l'inverse, mais ils se méfieront peut-être et se retourneront contre nous..."
Mais peut-être qu'il comptait attaquer le premier. Elle frissonna, et ajouta avec un soupir.
" Tu penses qu'aucun d'eux ne choisira de rester à tes côtés ?"
Elle songea à celui qui l'avait défendue, le premier soir. Elle s'était dit qu'il avait un certain cran. Allait-il finalement les trahir ?

Sheldon avait refusé de soutenir son regard. Et la rôdeuse avait senti, dans son attitude, qu'elle jouait un jeu dangereux. Mais il ne l'avait pas frappée, c'était sans doute déjà ça. Il croisa les bras, claqua du sabot sur le sol.
" Oublie ça." dit-il finalement, d'une voix sèche.
Il lui rendit son arc, sans la regarder, et s'éloigna pour gagner la stalle où se trouvait Neffen.

Astrée regarda Sheldon s'éloigner, réprimant un soupir. Il allait voir Neffen... ce qui était exactement l'impulsion qu'elle ressentait elle-même. Elle avait besoin de voir si le shaman donnait le moindre signe de devoir se réveiller. Envie de lui parler, même si ça ne servait à rien, de lui dire qu'il fallait qu'il revienne parmi eux de toute urgence, que sans ça, la situation allait les pousser à des extrémités qui ne lui plaisaient pas. Mais ils n'auraient peut-être pas le choix...

Le fait que Sheldon détourne le regard était assez déstabilisant. Était-ce seulement parce qu'elle lui avait parlé d'égal à égal et qu'il avait réprimé sa colère ? Elle avait pourtant fini par répondre clairement à sa question. Ou était-ce parce qu'il avait compris son hésitation à faire ce qu'il demandait, ses doutes, alors qu'il avait besoin d'une alliée sûre ? Oui, c'était aussi ça, sans doute. Refuserait-il désormais de lui faire un minimum confiance ? Au moins il ne pouvait pas l'accuser de mentir ou de chercher à le tromper... Ou bien peut-être lui-même n'était-il pas vraiment sûr de ce qu'il envisageait de faire ? Hum... peu probable. Il n'était pas du genre à tergiverser sur une décision, même radicale : il ferait sans la moindre hésitation ce qui lui semblerait nécessaire. Et quelque part au fond d'elle, elle sentait qu'elle n'aurait guère d'autre possibilité que de se fier à son jugement, même si cela lui en coûtait. Mais serait-elle capable de faire une telle chose ? Leur vie à tous les trois en dépendait... Et il était le chef des centaures, et c'était à lui de décider ce qui était nécessaire pour sauver son peuple, non ? De quel droit imposerait-elle ses propres jugements de valeur ? Les moeurs des centaures étaient autres, plus violents... Elle devait respecter cela. S'adapter. Ne pas juger.
Mwouais... Tout ça, c'était si simple en théorie... et si compliqué en pratique. Elle était soulagée, au fond, de ne pas connaître les doses nécessaires pour empoisonner mortellement un centaure, et de n'avoir probablement pas assez d'herbes pour cela. Elle leur évitait ainsi un choix trop cruel, qui aurait lourdement pesé sur sa conscience.

Avec un soupir, elle ranima le feu et mit un peu d'eau à bouillir. L'eau plus ou moins sale des abreuvoirs, une fois bouillie, ne présentait guère de danger pour leurs organismes, et elle décida de garder l'eau claire pour boire. Avec tout ça, Sheldon n'avait pas tranché sur la nécessité ou non de se rationner. Et vu son humeur, elle n'osait plus vraiment lui poser la question. Bon... peut-être pouvait-elle réduire un peu les quantités, de façon pas trop drastique, tant qu'il ne lui indiquait pas clairement ce qu'il souhaitait ? Elle avait conscience qu'un rationnement trop net pouvait provoquer un certain mécontentement, aggravant ainsi les risques de mutinerie.
Elle se mit à éplucher les légumes, machinalement. Elle était décidée à aller voir Neffen et à le faire boire à nouveau, ou à tenter n'importe quoi d'autre pour le réveiller, dès que Sheldon lui en laisserait la possibilité. Et elle allait envoyer à nouveau Prince en reconnaissance dehors. La fenêtre ouverte était un gros risque. Peut-être pas le pire, certainement pas... mais le seul qui soit à sa portée.

Prince ressortit. Astrée apprit peu après que les humains étaient disposés comme la veille. Quelques têtes connues discutaient, de manière moins agitée que les jours précédents. L'écureuil ne connaissait pas suffisamment les Montequins pour les identifier précisément, mais il lui semblait qu'il y avait là a minima l'aubergiste, l'herboriste et le débourreur, plus quatre ou cinq personnes.
A l'intérieur de l'écurie, la rôdeuse put distribuer sa pitance. Sheldon ressortit de la stalle de Neffen et refusa de manger, se replaçant au centre de la travée. La jeune femme put donc rejoindre l'endroit où se trouvait le shaman. Il n'avait pas bougé d'un pouce et lorsqu'elle essaya de lui donner à boire, il se révéla aussi inerte que la veille.

Astrée s'assit sur ses talons auprès de Neffen, le coeur lourd.
" Neffen... Il faut que tu te réveilles, c'est important. On ne va pas tenir très longtemps si tu ne reviens pas vite parmi nous. Je t'en prie, réveille-toi vite..."
Ça ne servait absolument à rien, bien sûr. C'était presque une sorte de prière. Inutile, comme toutes les prières... ou presque.
Pourquoi était-il si raide, si rigide ? Comme une pierre ? Ou... un moment, elle eût à l'esprit l'image d'un morceau de bois. Ou d'un arbre mort. Sauf qu'il était vivant... Juste un arbre sec au coeur de l'hiver, alors. Elle avait songé, un jour, qu'il était en quelque sorte l'arbre de vie des centaures. Et pendant qu'il se régénérait, il était peut-être comme un arbre endormi durant l'hiver, préparant ses bourgeons et sa renaissance ? Que fallait-il à un arbre pour qu'il renaisse au printemps ? De la chaleur, de la lumière, de l'eau, de l'air...
Elle secoua la tête, dubitative. Drôle d'analogie. Neffen n'était pas un arbre, tout de même... Elle hésita, encore un moment. L'arbre qui était tatoué sur son corps pouvait-il la renseigner sur son état de santé ? Ça aussi, c'était absurde, non ? Bah, elle n'en était pas à une absurdité près, et puis ce serait trop bête de laisser de côté une idée potentielle, même stupide. Timidement, elle retira la couverture qui couvrait son torse, juste pour quelques instants. Elle jeta un coup d'oeil à l'entrée pour vérifier que Sheldon ne la voyait pas : il n'aurait peut-être pas apprécié.

Neffen demeurait absolument étranger à toute intervention extérieure. L'arbre dessiné sur la peau du shaman était vert, inerte, ne différant en rien d'un tatouage banal. Il était aussi froid au toucher que la peau l'environnant, et Astrée n'y vit nulle particularité, nul signe. Evidemment, elle n'avait pas eu le temps de le contempler en détails, aussi aurait-elle été incapable d'y discerner de menus changements. Sheldon ne la voyait pas d'où il se trouvait, aussi ne fut-elle pas dérangée.
Mais soudain, elle sentit un petit picotement lui hérisser la nuque. Ténu. Comme si quelque chose était sur le point de se produire... Cela dura quelques secondes. Puis une voix explosa dans son crâne, une voix qu'elle n'imaginait peut-être plus entendre...
Astrée ? Astrée, c'est toi ?
Cinq mots, déjà.

L'arbre n'était plus phosphorescent. En soi, c'était déjà un signe qu'il était bien lié à l'état du shaman. Mais ça ne l'éclairait guère sur ce qu'elle devait faire pour l'aider. Ôter sa couverture pour exposer son corps à la lumière était-il si stupide que ça ? Après tout, si la nature lui avait donné le don de se régénérer, il était peu probable qu'elle ait prévu qu'une bonne âme l'enveloppe d'une couverture, donc ça ne ferait sans doute pas de mal. Enfin, sauf s'il lui fallait de la chaleur. Et la berceuse en sylvestre, pouvait-elle l'aider ? Certainement que non... Cela dit, elle devait peut-être essayer, tout de même, de suivre absolument toutes les idées qui se présentaient à elles. La situation devenait trop désespérée...

Le picotement sur sa nuque la surprit en pleine hésitation, et elle ne comprit pas immédiatement. Puis il y eut la voix dans sa tête, inattendue, inespérée, et elle se sentit vaciller. Si elle n'avait pas été déjà à genoux, près du corps du centaure, ses jambes ne l'auraient certainement pas portée.
C'était lui... Il ne l'avait pas abandonnée complètement, alors, il n'avait pas perdu tout espoir...
" Reynald !" s'exclama-t-elle, d'une voix enrouée par l'émotion, qu'elle parvint à contenir pour ne pas trop être entendue de l'extérieur. Même si ça n'était pas grave, sans doute, que Sheldon l'entende.
Elle sentait les mots se bousculer dans sa tête, envie de lui dire sa joie, immense, de l'entendre à nouveau, son soulagement de ne plus être seule, sa peur aussi de ne plus jamais le revoir, de mourir... Mais elle se souvenait qu'elle n'avait droit qu'à trente mots, et il devait ressentir ses émotions, s'apercevoir qu'elle n'élevait pas la voix, comprendre. Elle sentit sa gorge se nouer. Toutes les émotions qu'elle refoulait depuis quelques jours, pour ne pas craquer, pour paraître forte face à Sheldon, toute l'angoisse qu'elle ressentait au fond d'elle et qu'elle s'interdisait d'extérioriser, tout ça remontait d'un coup. Elle inspira profondément, maîtrisant ses émotions, encore une fois. Elle essaya de mettre de l'ordre dans ses idées, de trouver comment tout dire en moins de trente mots....

Si Sheldon avait entendu quelque chose, Astrée n'en vit rien. D'un autre côté, il était invisible depuis la place où elle se trouvait.
Comment diable franchit-on cette maudite falaise ?! résonna la voix du clerc de Milil, depuis les ténèbres de son crâne. Faut-il passer par ce village abandonné ?
Reynald n'avait manifestement pas l'intention de perdre du temps en amabilités, aussi bienvenues soient-elles.

Il arrivait... ! Il était juste de l'autre côté de la falaise, il allait venir ! Tout n'était pas perdu... C'était merveilleux, inespéré, un miracle. Mais non, elle aurait dû se douter qu'il volerait à son secours...
Elle prit quelques instants pour rassembler ses idées. Inutile de lui indiquer la dryade ou un des passages condamnés.
" Oui ! Une maison adossée à la falaise cache un passage."
Elle en était à quoi... Onze mots ? C'était trop compliqué de lui dire où se trouvait exactement la maison en question, mais il trouverait bien. Le village était abandonné, ça signifiait sûrement qu'ils craignaient l'arrivée de renforts. Ils savaient qu'elle pouvait communiquer avec un ami, ils savaient qu'elle avait du demander de l'aide...
Mais pour l'heure, il fallait qu'elle lui explique la situation, absolument.
" Suis coincée dans une étable, avec Sheldon, on est assiégés. On attend le réveil du shaman..."
Ca devait lui paraître un peu flou, surtout cette histoire de réveil du shaman... mais comment expliquer en trente mots ? Il ne savait peut-être même pas que Sheldon était le chef des centaures, puisque c'était tout récent. En plus, elle lui avait dit l'autre jour qu'ils avaient tué leur chef.
Il fallait qu'elle lui dise d'être prudent, de se méfier, de ne pas se faire voir des Montequins. De ne rien leur dire au sujet du shaman. Bah, il saurait, il avait bien plus qu'elle l'expérience de ce genre de situation.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine