La Couronne de Cuivre

-Déjà... Ne prends pas tout ce que nous venons de dire au pied de la lettre : nous te taquinions. Et j'en profite pour préciser que nous savons bien que tu as encore beaucoup de travail et que le peu de temps libre dont tu disposes, tu dois souhaiter l'utiliser pour faire ce qui est ta vocation. Après, il y a une réelle demande pour des séances de catéchisme présentant aux enfants les diverses religions : des parents sont venus nous trouver à ce sujet mais comme ça n'est pas trop notre tasse de thé et comme de toute façon nous ne sommes pas les mieux placés pour ce genre d'enseignement, nous comptions vous en parler tôt ou tard, à Thibault, Barthélemy et toi. Étant entendu qu'une fois par veille, ce serait déjà très bien.
-Quant aux aspirants paladins... Albérich a raison : beaucoup ne savent pas en quoi ça consiste exactement et le leur expliquer serait utile. Pour donner un exemple, nous avions plusieurs élèves tentés par la fabrication de bijoux et... une partie était bien moins emballée par cette perspective après que notre couple d'orfèvres soit venu en classe leur présenter leur métier. D'autres, à l'inverse, se sont vu confortés dans leur projet.
-Hum, et les cours d'hygiène et de santé, m'est avis que ce ne serait pas de trop. Agnès avait commencé à faire ça, quand nous étions à Grand-Estuaire. Sachant ce qu'elle était en réalité, je n'ose imaginer ce qu'elle leur a raconté.

" Si elle a joué sa couverture aussi bien qu'Ignace, elle a probablement fait ça très bien, remarqua Albérich avec une légère grimace. Mais je reprendrai ça en main, alors. Je devrais pouvoir dégager une heure pendant les après-midi, chaque jour, jusqu'à ce que tous les enfants aient eu l'information. A vrai dire, je pourrais aussi m'intéresser aux adultes, mais puisqu'il y a déjà une structure de cours pour les plus jeunes, autant en profiter. Et je me charge d'organiser le catéchisme. Vous ne devez pas vous en soucier, vous avez déjà bien assez à faire comme ça."

-Bah, c'est surtout que nous en occuper nous-mêmes n'aurait pas été très responsable. La religion est une chose importante : or, nous n'avons pas la formation requise pour en parler comme il faut.
-Sans compter les griefs que nous pouvons éventuellement avoir envers les religieux ou les institutions religieuses, lesquels, même si nous essayons d'être irréprochables sur le plan de l'objectivité, risqueraient de transparaître dans notre propos. Et ce serait totalement contreproductif.
-Ceci dit, Albérich, si tu ne nous avais pas fait ta proposition, nous ne t'aurions pas parlé immédiatement de cela : rien ne presse, ne te sens pas obligé de mettre ces projets sur pied dès demain.

" Il faut battre le fer tant qu'il est encore chaud, répondit le Luménien. C'est une proposition honnête et pour l'instant — comme vous l'avez si bien noté — j'ai la possibilité de faire ce genre de choses. De surcroît, la religion et la santé sont mes deux domaines de prédilection. Si je peux transmettre un peu de ça, ma foi... J'aurais tort de ne pas en profiter. Et de ne pas vous remercier pour ces opportunités.
— Pour le reste, j'imagine que si certains des enfants sont tentés par une carrière militaire... Nous pourrions reprendre les entraînements. La communauté aura certes besoin de clercs et d'instituteurs, mais elle aura aussi besoin de soldats..."

-Excellente idée. En plus, ça les défoulera : avec ce froid, ils sortent peu et... Bref, ils ont de l'énergie à revendre.
-Ils ont tout simplement trop et nous pas assez. C'est dommage qu'il n'existe pas de sorts permettant de procéder à des transferts d'énergie, pour aboutir à une situation plus équilibrée.
-Quoi qu'il en soit, Hubert, ne prends pas tout ça en charge : pense à t'appuyer sur les instructeurs. J'ai notamment l'impression que ça manque à Ted, de mener des exercices avec ses anciens élèves.

" Je ne pensais pas forcément m'en charger personnellement, dit le paladin. Je n'ai jamais enseigné à de grands groupes, mais s'il se dégage des éléments prometteurs... Je pense que je pourrais m'occuper de leur perfectionnement... Enfin, si j'ai le temps, ce qui n'est pas forcément garanti. Ça va dépendre de la manière dont nous allons décider d'occuper la cité, au fur et à mesure de nos explorations. Tôt ou tard, nous devrons décider d'investir l'espace... Mais j'anticipe. Le printemps est encore loin."

-Honnêtement, j'ai hâte d'y être : l'hiver, ça n'est franchement pas ma saison préférée...
-En parlant de la cité, où en êtes vous dans vos expéditions ? Vous avez presque atteint les portes nord, non ?
-Et que donne la ville quand on s'y promène ? D'ici, on a une belle vue, mais ça n'a sans doute rien de comparable avec le fait d'arpenter ses rues...

" Vous devriez nous accompagner, à l'occasion, dit Hubert. Tous les volontaires sont les bienvenus. Je sais que vous travaillez beaucoup mais... Il doit sûrement y avoir moyen d'organiser ça.
— D'autant qu'effectivement, ça vaut le coup de marcher dans les rues. C'est à la fois... somptueux et désolé... C'est encore un peu tôt pour organiser une excursion avec les enfants, mais vous ne risqueriez rien à venir fouiller ces ruines. Si ça vous tente. C'est sûr qu'il fait froid, mais c'est assez... excitant. Enfin, la première fois. La seconde, on ne se fait plus trop d'illusions sur ce qu'on va trouver..."

-Je pense que ça deviendra plus palpitant quand vous visiterez les abords du lac. Si les grands édifices qu'on aperçoit d'ici sont aussi beaux à l'intérieur qu'ils le sont à l'extérieur, ça doit valoir le coup d’œil. Sans compter toutes les merveilles qu'ils doivent renfermer...
-En tout cas, votre proposition est tentante. Le souci, c'est qu'on donne cours le matin à la moitié des enfants, qu'on s'occupe de l'autre moitié dans l'après-midi et que durant nos jours de congés, nous sommes généralement trop crevés pour faire quoi que ce soit.
-Bah, une grasse mat' et une exploration après le repas de midi, ça paraît jouable, non ?
-Si, tout à fait.
-Au pire du pire, on peut décréter une journée sans école supplémentaire...
-Arrête, ne me tente pas !

" Vous pouvez aussi décider d'y aller séparément, remarqua Albérich d'un ton malicieux. Enfin... si l'entité enseignante peut se diviser sans perdre la tête, bien sûr. Par exemple, si deux d'entre vous assument la charge du troisième... à tour de rôle... Mais je ne voudrais pas vous détourner de votre devoir. Ce que je veux dire, c'est que le jour où vous aurez envie de venir... Nous trouverons bien quelque chose pour remplacer la classe : journée d'entraînement, de congé, de prière et de jeune...
— Très attendue, celle-là."

-Je vote pour cette journée !
-Pareil.
-Itou.
-Après une telle expérience, ils verront l'école sous un jour nouveau.
-Ils trouveront que la classe est un véritable paradis.
-Et que leurs dévoués professeurs sont des anges.
Échange de regards entendus.
-C'est bon, tu nous as convaincu. On part en expédition.
-On vient dès demain.
-Tous les trois.

" C'est un peu court pour improviser quelque chose, mais on peut mettre les enfants en congé, dit Albérich en haussant les épaules.
— Prévoyez de gros manteaux et de bonnes bottes. Et ne vous couchez pas trop tard. "
Hubert commençait à se sentir fébrile, mais il ne voyait pas bien comment se dégager de la conversation, d'autant qu'il n'était pas si tard. Sous la table, le Luménien lui effleura le genou, comme pour tempérer sa nervosité.

Arguant que si ce n'était pas pour leur imposer une journée jeûne et prière, donner congé aux enfants ne valait pas le coup, les instituteurs dirent qu'ils partiraient en expédition une autre fois. La conversation roula alors sur d'autres sujets mais, heureusement pour Hubert, leurs interlocuteurs ne tardèrent guère à prendre congé : ils étaient fatigués et avaient besoin de repos pour assumer dignement leur tâche le lendemain. Ils leur souhaitèrent donc bonne nuit, les remercièrent pour la discussion puis quittèrent la salle commune.

Albérich et Hubert les imitèrent et remontèrent vers les étages, côte à côte.
« En fait, les instituteurs doivent être les seuls de toute la communauté à regretter que j’ai retrouvé Lathandre, remarqua le clerc.
— Tu y vas un peu fort. Mais tu as certainement perdu une partie de ton charme, oui. Ce qui m’arrange parfaitement, entre nous.
— N’importe quoi. »
Quand les deux hommes gagnèrent leurs appartements, les enfants dormaient déjà, on entendait leur respiration ample et tranquille, dans la chambre sylvestre. Passant dans la pièce maritime, le clerc et le paladin se déshabillèrent en silence puis se glissèrent sous les couvertures, se blottissant aussitôt l’un contre l’autre. Hubert était plus grand, Albérich reposait d’instinct entre ses bras, et le premier ne put pas longtemps retenir ses caresses. Il savait que le Luménien n’était pas encore prêt à ce qu’ils fassent réellement l’amour, mais la manière dont il réagissait à son contact, le rythme de sa respiration, les mouvements de son corps, le rassuraient. Même si Albérich n’avait jamais pris conscience de son attirance pour les hommes, il y était manifestement sensible, et sans efforts. Il sentait sa peau tiède sous ses paumes, se dérouler et frissonner, son souffle s’altérer dans le creux de sa gorge, la tension s’épanouir entre ses jambes, et il s’offrait sans retenue, sans jamais essayer de se dérober ou de le repousser. Il était curieux et réceptif, Hubert ne pouvait que s’en sentir immensément reconnaissant. Il avait du mal à réaliser, encore, et avait l’impression — vague — qu’il aurait dû remercier Sunie d’une manière ou d’une autre. Mais le seul clerc de la déesse était inapprochable.
Ses sensations le rattrapèrent et l’engloutirent, l’empêchant de réfléchir plus avant. Il se plongea tout entier dans leur étreinte, se livrant à la fièvre et au désir. Il lui fallut reprendre le contrôle, cependant, et il eut toutes les peines du monde à ne pas aller trop loin, trop vite. La jouissance vint, à la fois frustrante et formidable, et il serra le Luménien hors d’haleine contre sa poitrine.
« Je suis désolé, souffla cette fois Albérich.
— Ne t’en fais pas. Ne t’en fais surtout pas. » répondit Hubert en lui embrassant la tempe.
Il le relâcha, roula sur le dos.
« Ce que je ressens pour toi… C’est bien davantage que du désir. »
Albérich se redressa sur un coude, Hubert tendit la main pour lui caresser le visage, puis l’attira contre lui pour l’embrasser.
« J’ai été séduit dès le premier jour. Je me suis toujours demandé s’il y avait là l’œuvre d’autre chose… Le destin, peut-être. J’étais attiré, indéniablement, tu es bel homme, tu as un regard…
— Couleur de boue.
— Non. Couleur d’automne. Un sourire, une présence… et nu, aux bains, tu étais tout simplement magnifique… »
Albérich ouvrit une bouche outrée que le paladin couvrit d’un baiser.
« Qu’imaginais-tu ? Que je fermais les yeux ?
— Espèce de… de voyeur !
— Mais c’était le mieux que je puisse espérer, Albérich. Te contempler à l’aube, après notre combat, sentir cette délicieuse douleur dans mon ventre… Admirer sans bouger, toute cette beauté inaccessible…
— N’en remets pas, fit le Luménien en rougissant.
— Je n’en remets pas. Tu étais superbe, désirable, et… hors d’atteinte. »
Une main s’attarda à la taille du clerc, puis sur une fesse, avant de remonter doucement.
« Mais ce n’était pas qu’une envie de ton corps… C’était même très secondaire, malgré cette vision enchanteresse… J’aime, bien sûr, l’extase de l’étreinte, mais… j’ai toujours recherché un compagnon, avant tout. Et j’ai eu cette certitude de t’avoir trouvé… Je n’ai pas pensé qu’il y avait de réelle ouverture, mais… Je me serais contenté de ça. C’était mieux qu’une relation de dépit avec n’importe qui d’autre… »
Albérich secoua la tête, manifestement à court de mots pendant un moment.
« J’ai toujours peine à le croire, murmura-t-il finalement. Pernille était au courant ?
— Non. Enfin… J’ai fini par lui dire de quel bord j’étais, pour qu’elle arrête de me présenter des demoiselles à longueur d’année… Mais je ne lui ai pas parlé de ce que je ressentais pour toi. Avant le jour de mon départ, bien sûr. Mais en fait, elle s’en doutait depuis longtemps. C’est une fille plus subtile qu’on ne pourrait le croire.
— Oh je sais.
— Elle m’a dit que si je n’en avais pas fait la démarche, elle serait venue pour tenter de me convaincre de partir.
— Quoi ? Vraiment ?
— Elle pensait que j’avais mes chances. Et elle savait que tu avais besoin… de compagnie. »
Le Luménien secoua la tête.
« D’aide.
— Peu importe. D’aide au début, de compagnie ensuite.
— Et à quoi a-t-elle senti que tu avais tes chances ?
— Parce que je suis irrésistible, voilà tout.
— Ce n’est sans doute pas complètement faux…
— Non, je plaisante. Je crois que… le fait que tu n’avais pas pu… avec Mahaut… C’était un signe, pour elle, que tu étais en quête d’autre chose… »
A nouveau, Albérich resta silencieux. Hubert lui frôla la poitrine, l’épaule. Son regard s’était fait distant.
« Je suis venu chez toi, cette nuit-là. Il pleuvait à torrents. Je ne sais pas pourquoi… J’ai frappé, mais tu n’étais pas là.
— Je sais. L’homme en faction à la caserne me l’a dit. »
Il sourit doucement.
« J’ai souvent pensé à ce qui se serait produit, si j’avais été là, si je t’avais ouvert la porte et t’avais trouvé trempé sur mon seuil…
— Et ?
— J’aurais sans doute fait quelque chose qui aurait détruit notre amitié naissante. Je suis heureux de ne pas avoir été là. »
Albérich demeura silencieux, puis posa la joue sur sa poitrine. Hubert lui caressa la nuque du bout des doigts.
« J’aurais sacrifié une chèvre pour que cette nuit soit un fiasco, ajouta alors le paladin, à mi-voix. Mais je ne te voulais aucun mal. Les dieux se sont rangés de mon côté. »
Le Luménien rit doucement.
« Mais ensuite, je t’ai trahi en aidant Béranger à te jeter dehors. Je ne me le pardonnerai jamais. »
Albérich se redressa.
« Hubert, nous en avons déjà parlé et…
— Je n’ai pas d’excuses. Tu avais confiance en moi. La lettre de Béranger… Je ne m’y attendais pas. J’étais horrifié et puis… j’ai vu cela comme une occasion de mettre fin à mes tourments. Si tu partais… La déchirure serait terrible, mais avec le temps… avec le temps je guérirais… Je t’ai fait tant de mal, alors… Toi, la personne que j’aimais le plus au monde, que j’aurais voulu protéger, soutenir, chérir…
— Hubert, s’il te plait…
— Je croyais ton départ nécessaire… et puis j’ai réalisé que je ne pouvais pas vivre sans toi. Mais c’était trop tard pour rattraper toute cette souffrance… J’ai pensé que tu me repousserais. Tu aurais eu le droit de le faire. Je m’étais comporté comme… un monstre.
— Ça suffit, dit le Luménien en l’embrassant. Nous avons déjà eu cette conversation, et je t’ai déjà dit que je te pardonnais. Béranger t’a perdu et je t’ai gagné, à plus d’un titre. Tout cela est passé, désormais. Apaise-toi. »
Le paladin acquiesça, serra le clerc contre lui. Quoi que dise Albérich, il se sentirait toujours sale au souvenir de la froideur avec laquelle il l’avait traité. Il se souvenait parfaitement de son désarroi, de sa détresse, auxquels il avait fait mine d’être aveugle. L’évoquer lui contractait les entrailles de honte. Il était responsable de l’état dans lequel le Luménien avait quitté la ville, défait, détruit même. Il ne pourrait jamais l’oublier. Il s’était présenté en sauveur sur la route alors qu’il avait été bourreau pendant plusieurs jours.
« Hubert, arrête de ruminer, répéta Albérich.
— Je suis désolé, c’est juste…
— Bon, j’ai compris, aux grands maux… les grands remèdes. »
Le paladin sentit alors une main se glisser jusqu’à la zone critique de son anatomie.
« Alb…
— Chhh… »
Quelques secondes plus tard, il ne songeait plus à Solarcis et aux derniers jours qu’ils y avaient passés, l’esprit emporté dans un tourbillon d’émotions beaucoup plus agréables. Et beaucoup plus tard, encore, il glissa dans le sommeil, soulagé, satisfait et émerveillé.

L'aube finit par les arracher au sommeil. Ils quittèrent leur chambre et rallièrent les remparts, sous un ciel bas, gris, neigeux : point d'aurore flamboyante, ce matin. Leur communion n'en eut pas moins l'effet habituel et c'est encore tout auréolés du contact avec leur dieu qu'ils rallièrent la cantine, son mouvement, ses bruits de conversations. Thibault manquait toujours à l'appel mais il y avait fort à parier que, comme les jours précédent, il serait à l'heure au lieu de rendez-vous, pour l'expédition qui les ramènerait une fois encore dans les rues de la cité.

Albérich était de bonne humeur, empli d'énergie, serein. Il ne se faisait pas de grandes illusions quant au résultat de leurs investigations de la matinée, mais l'approche des portes rendait tout le monde un peu impatient : ils auraient alors dégagé un chemin direct entre leur repaire et la campagne, ce n'était pas rien. Il se demandait quand ils décideraient d'investir ces lieux pour les habiter réellement. Sûrement pas avant le printemps, mais en même temps, les maisons les plus proches de la forteresse seraient certainement les premières à rénover : leur communauté s'agrandirait petit à petit, depuis son centre névralgique.
Une fois restauré, il remonta rapidement s'équiper — Hubert avait été plus rapide, mais il avait davantage de responsabilités dans leurs expéditions — puis descendit à la rencontre de ses collègues du jour. L'hiver les attendait.

Si, en matière de découvertes, leur sortie n'eut rien d'exceptionnel, elle se concrétisa malgré tout par un résultat de taille : ils atteignirent la place s'étendait près des portes, dominée par les tours qui jouxtaient celle-ci et qui avaient été sécurisées, bien des jours plus tôt, par l'expédition de reconnaissance menée par Étienne, celle qui, la première, avait mis les pieds à Clairétoile. Quand Frida et Louis reviendraient de Grand-Estuaire avec le ravitaillement et, surtout, les renforts, il ne serait donc point nécessaire au convoi d'emprunter les souterrains : il pourrait se contenter de remonter la large avenue menant à l'éminence que couronnait la forteresse, cette large avenue bordée de maisons dont toutes, sans exception, avaient été visitées, dont toutes disposaient désormais de petits systèmes ingénieux mis en place par les éclaireurs et permettant, en un regard, de savoir si quelque créature s'y était introduite.
Après avoir contemplé, debout devant l'arche immense, les Landes qui s'étendaient au-delà, la route qui filait en direction des deux forts sentinelles, invisibles dans la brume, Albérich, Hubert et leurs compagnons rebroussèrent chemin, effectuant un trajet que ne ponctua nulle anicroche mais qu'anima le badinage de Thibault, invariablement jovial.

Albérich n'avait pas oublié ce qu'avaient dit les instituteurs, la veille, que Thibault faisait partie des personnes susceptibles de quitter la ville. Il ne pouvait s'empêcher de se demander si c'était une décision récente, liée à des questions sentimentales, ou si le Sunite avait toujours imaginé sa présence en ces murs comme temporaire. Le Luménien sentait que tôt ou tard, il devrait lui poser la question, et que cela déboucherait sur toute une série d'autres sujets qu'il n'avait pas envie d'aborder dans l'immédiat. Pourtant, il se sentait de plus en plus assuré dans sa relation avec le paladin. Il s'était laissé aller par instinct, remisant les grandes interrogations pour vivre l'instant présent, mais avec le temps, il commençait à prendre du recul par rapport à la situation. Il ne regrettait rien, bien au contraire. Il n'avait jamais imaginé aimer un homme, mais avec Hubert, les choses tombaient sous le sens. Ils formaient une excellente association depuis des mois... L'étape qu'ils venaient de franchir n'en était que le prolongement logique. Il se sentait aimé. C'était étrange. Cela ne lui était plus arrivé depuis longtemps, et jamais à une telle intensité. Une partie de lui avait l'impression que le paladin se leurrait. L'autre en profitait sans arrière pensée.
Thibault était la seule ombre au tableau. Albérich l'aimait sincèrement, si pas d'amour, et il ne voulait pas le perdre. Dans le même temps, il ne pouvait pas lui demander l'impossible.
Ce qui était clair dans son esprit, par contre, c'est que si sa présence à Clairétoile faisait fuir le Sunite, c'est lui qui partirait. Thibault méritait cette cité. Lui n'était qu'un passager clandestin.

S'ensuivit le repas, puis les membres du Conseil et surtout les clercs se réunirent afin de transmettre à leurs compagnons éloignés la liste des fournitures dont la Communauté avait besoin. L'opération fut rondement menée sans le moindre incident. Ce fut, pour Frida, l'occasion de leur dire qu'ils avaient déjà procédé à une partie des achats, que le reste ne leur prendrait pas plus de deux jours et qu'ils pourraient ensuite entamer le long chemin du retour, en compagnie des centaines de personnes toujours décidées à les rejoindre, fut-ce pour servir d'escorte - mais les gens souhaitant bel et bien s'inttaller parmi eux étaient nombreux, très nombreux.
Quand ce fut terminé, tout le monde se sépara : Thibault et Gabriel pour rejoindre les petits Paludiers, Barthélemy pour rallier l'infirmerie, Étienne et Ézéchiel pour prendre la dirction de la cité, Albérich et Hubert pour faire ce que bon leur semblait.

Albérich emboîta le pas de Barthélémy vers l'infirmerie. S'il avait l'intention de prendre officiellement la place d'Agnès au conseil, il était temps qu'il prenne ses responsabilités dans le domaine, et plus le printemps approcherait, plus le Chauntéen serait appelé vers d'autres horizons, à savoir la préparation de leurs premiers projets d'agriculture. Le Luménien voulait en particulier examiner leurs dispositions de gestion des déchets, source de miasmes dans bien des rassemblements humains. Ils n'étaient pas présents depuis longtemps et le froid les protégeait de certains désagréments, mais il était temps de se pencher sur la question.
Hubert, de son côté, n'avait pas oublié la conversation qu'ils avaient eue avec les instituteurs la veille et avait l'intention d'en parler avec les anciens instructeurs. Il voulait aussi aborder avec son état-major la question des tours d'enceinte : à présent que la voie était dégagée depuis les portes, y placer une petite garnison n'aurait pas été une mauvaise idée...

Ses propositions furent bien accueillies. D'une part, Ted se montra enthousiaste à l'idée de retrouver ses élèves et d'autres arguèrent que s'il les épuisait suffisamment, peut-être ceux-ci cesseraient-ils de cavaler en permanence dans les couloirs ou d'envahir continuellement les thermes. D'autre part, l'idée d'établir une garnison aux portes plut : ce serait un acte aussi utile que symbolique, une nouvelle étape dans la prise de contrôle de la cité et, du moment qu'une relève régulière était assurée, pour éviter aux sentinelles d'être trop longtemps coupées du reste de la Communauté, tout cela ne poserait pas le moindre problème.
La démarche d'Albérich se révéla également productive. Barthélemy lui apprit que les Anciens avaient doté leur ville d'un système d’égouts, ce qui réglait déjà bien des soucis. Mais, de l'avis du Chauntéen, s'il était possible d'entreposer une partie de leurs déchets quelque part, afin d'en faire du compost susceptible de nourrir la terre dans laquelle ils sèmeraient bientôt, ce serait une très bonne chose.
L'après-midi s'écoula ainsi, jusqu'à l'heure habituelle de l'entraînement.

Albérich descendit dans la cour avant même qu'Hubert ne soit parti à sa recherche. Il l'observa un moment tandis qu'il supervisait du travail de groupe, sans se faire remarquer. Le paladin finit par s'apercevoir de sa présence et vint à sa rencontre, un peu suspicieux.
" Tu me surveilles ?
— Je t'admire, nuance ! Chacun son tour." répartit le Luménien avec un sourire goguenard.
Ils s'entraînèrent comme de coutume, mais Albérich trouva le paladin plus dur que d'ordinaire. C'était — il s'en doutait — à cause de la sortie du lendemain. Il avait à moitié envie de lui rappeler qu'il aurait alors des sortilèges ravageurs à sa disposition, mais il préféra jouer le jeu pour ne pas vexer son adversaire. Ce fut ensuite le tour des enfants et Albérich s'esquiva pour aller trouver Gus et Clovis et voir comment ils pouvaient organiser le compost au mieux.

Après le repas, ce fut le Conseil. On y parla en premier lieu de l'opération militaire du lendemain : charge à Hubert de composer le groupe qu’Ézéchiel et ses hommes guideraient jusqu'aux morts-vivants. On y évoqua ensuite, brièvement, les explorations à venir : le lendemain, on explorerait les abords des portes, pour achever de sécuriser le secteur ; mais quand ce serait chose faite, il faudrait diriger leurs pas ailleurs et, au préalable, avoir décidé quel serait cet ailleurs. Tout le monde était donc invité à y réfléchir.
Enfin, l'on se sépara. Albérich et Hubert se retrouvèrent seuls : la soirée était à eux.

Mais le paladin voulait discuter avec Ezéchiel avant de se détendre. La composition de son groupe dépendait très fort de ce qu'ils devraient affronter. Aussi conseilla-t-il au Luménien de disposer de sa soirée comme il l'entendait — ils finiraient bien par se retrouver, de toute façon — et rattrapa-t-il l'éclaireur pour lui demander de lui donner plus d'informations sur l'ennemi.

D'après les observations du rôdeur, ils devraient faire face à un groupe fort d'une grosse soixantaine d'éléments. D'après les empreintes, il était composé de quelques squelettes, de quelques zombies mais surtout de goules, au milieu desquelles il fallait s'attendre à trouver des blêmes en nombre pour l'heure indéfini. Au total, rien dont une escouade formée de guerriers aguerris, de paladins et de clercs ne puisse assez aisément et assez rapidement venir à bout. Par ailleurs, la monstrueuse cohorte s'était pour l'heure établie dans un vaste bâtiment en périphérie de la cité : une ancienne caserne, selon toute apparence, dotée de plusieurs entrées et d'un étage en plus du rez-de-chaussée.

Hubert décida de réquisitionner les paladins, les clercs sauf Barthélémy, l'ensorceleur, Ezéchiel et quatre de ses hommes, et une douzaine de soldats et mercenaires. Si Guillermo avait envie de les accompagner, ce serait tout bénéfice, mais la menace ne nécessitait pas d'envoyer l'intégralité de leurs forces à l'assaut. Les clercs et les paladins seuls auraient sans doute pu s'en tirer sans bras supplémentaires, en réalité, mais Hubert ne voulait pas prendre de risques. Il se souvenait de la résilience imprévue des troupes du Seigneur des Tombes, et il ne pouvait pas compter sur la faiblesse apparente des zombies et des squelettes.
Bref, l'un dans l'autre, une vingtaine de personnes, ce serait amplement suffisant.
Une fois fixé sur son équipe, il fit le tour des personnes impliquées, en commençant par les militaires pour terminer par les clercs et les paladins. Ensuite, il se mettrait en quête du Luménien.

Militaires et mercenaires accueillirent la nouvelle avec enthousiasme, Guillermo l'assurant qu'il viendrait en personne pour se dérouiller un peu. Même enthousiasme du côté de l'ensorceleur et de Gabriel - bien que celui-ci en fut quitte pour renoncer à sa soirée de détente bien méritée et pour prendre immédiatement des disposition pour le lendemain, puisque ni lui ni Thibault ne seraient en mesure de s'occuper des Paludiers. Quant aux Sunites, qu'il trouva devisant dans la salle commune, ils lui répondirent qu'ils seraient prêts à l'heure dite - il nota cependant qu'à l'inverse des paladins, la perspective ne paraissait guère motiver Thibault.

Hubert avait d'abord prévu de se passer des services du Sunite, avant de décider de l'inclure pour ne pas, justement, qu'il se sente exclu de la sortie. Voir sa mine peu emballée le fit hésiter.
" Thibault, si vous n'avez pas envie de vous joindre à l'expédition, il n'y a rien d'obligatoire, lui dit-il, embarrassé. Je pense que vos talents et votre expérience nous seraient utiles... mais je sais aussi que les Sunites n'adorent pas ce genre d'interventions. Je ne veux pas vous l'imposer. Je réalise de surcroît que je vous avertis tardivement et que vous aviez peut-être d'autres plans..."

Le clerc secoua aussitôt la tête.
-Je tiens à aller là où je suis le plus utile et si vous m'avez demandé de participer à cette opération, c'est que vous estimez que c'est en son sein que je le serai le plus. Vous pouvez donc compter sur moi. De surcroit, à franchement parler, entre réduire des morts-vivants en poussière et m'occuper sans Gabriel de nos invités, je sais quel est le moindre mal.
La remarque fit sourire Roland et Renaud. De fait, c'était du Thibault tout craché, au point qu'on aurait presque - presque - pu croire qu'il avait définitivement tourné la page.

Hubert ravala un soupir. Il ne se sentait pas de taille pour discuter avec le clerc. Sa culpabilité l'aiguillait cependant, et il aurait aimé pouvoir atténuer le malaise de son rival. Ancien rival, tout bien considéré.
Il était sans doute la personne la plus mal placée pour y parvenir.
" Bon, je vous laisse, dans ce cas. Nous nous retrouverons demain."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue