La Couronne de Cuivre

« C’est une bâtisse d’aspect sinistre, pas très loin d’ici. Ne vous laissez pas abuser par les apparences, c’est plutôt confortable à l’intérieur. Vous y résiderez, mais bien évidemment, personne ne doit vous voir y entrer ou en sortir, cela détruirait votre couverture. Vous avez donc deux possibilités. Soit vous vous déguisez pour entrer, de manière à ce que personne ne sache à quoi vous ressemblez, soit vous entrez via les égouts. Un parcours plus sportif, mais qui a son intérêt. Les sentinelles seront averties de votre arrivée. Je vous laisse choisir votre mode d’approche. »
Elle sourit encore.
« Une dernière chose. A partir du moment où vous vous engagez pour nous, nous comptons évidemment sur votre silence et votre discrétion. Nous ne vous ferons pas faire des choses contraires à votre morale, mais vous ne pouvez pas nous trahir. »
Elle quêta l’assentiment de la jeune femme, le trouva et acquiesça.
« Je vous attends ce soir. Si vous l’avez encore, nous nous occuperons de votre poisson. »
Puis, elle s’esquiva, non sans gratifier la jeune fille d’une courbette. Peu après, Ferrick reparut, la mine toujours embarrassée.
« Bien. Heu… » fit-il. « Votre profil ne convient pas à la garde, semble-t-il. Si vous voulez bien… Je vous demanderais de quitter le Fort ? »

Myrhela fit une mine emplie de tristesse, ne sachant si ce Ferrick était dans la confidence, surtout que son air embarassé lui faisait plutot penser qu'il ignorait tout. Elle le salua, puis pris la direction de la sortie du fort avec la ferme intention de trouver une entrée discrete, voire plusieures, pour acceder aux égouts. Elle preferait en effet ne pas s'essayer à se déguiser pour sa premiere journée, et puis de toute façon elle n'avait pas grand chose sur elle pour y arriver. En reflechissant, tout en marchant, elle se dit qu'il serait aussi assez malin de reperer le batiment du service secret pour arriver à se dirgiger dans les égouts quand elle y serait.

Après avoir laissé le sanctuaire de Lathandre derrière lui, le rôdeur et sa monture arrivèrent en vue du Grand Fort. L’imposant complexe sacrifiait l’esthétisme à l’aspect pratique d’une citadelle défensive conçue pour être inexpugnable. Les oriflammes de la Cité de Lathandre flottaient à une altitude considérable. Un vent permanent les déployait au sommet des flèches de granit qui dominaient toute la cité et la baie de Luménis. Le rôdeur ne put s’empêcher d’imaginer que s’il avait fallu reprendre la forteresse aux troupes de Nwalk, toutes les forces de la résistance et tous les citoyens n’y auraient probablement pas suffi.

Abandonnant sa contemplation, Kasumi talonna sa monture pour lui faire remonter la rue escarpée menant aux portes principales. Une guérite en gardait l’accès de même que deux massives tourelles situées encadrant la trouée. Une herse qui pouvait interdire l’accès à la cour de garde était pour l’heure relevée. Démontant, le rôdeur accomplit les derniers mètres en menant son étalon par la bride.

Lorsque Kasumi eut présenté sa requête, on le laissa pénétrer dans l’enceinte déserte du grand fort. Les terrains d’entraînement étaient en train de se vider comme le grondement de nombreux estomacs emportait les soldats vers la cantine. Un jeune homme taciturne guida le rôdeur vers les étages de la citadelle, tandis qu’un autre prenait son étalon en charge dans la cour. Ils grimpèrent plusieurs volées d’escaliers austères, encerclés par des pieds et des pieds de roche protectrice, arrangée pour résister au vent de la guerre et à la colère des dieux. Enfin, ils débouchèrent dans le couloir des officiers, et le garde frappa deux fois à une porte munie de trois soleils dorés, avant de s’effacer pour laisser Kasumi entrer.

La pièce ne contenait que des meubles en bois brut, dont on voyait les nœuds et parfois même l’écorce. Quelques chaises, une grande table ovale, un bureau plus petit poussé devant une fenêtre longiligne aux allures de meurtrière, deux armoires et des étagères encombrées. Le tapis qui couvrait le sol était manifestement végétal et une flambée tranquille brûlait dans un âtre modeste. Il faisait sombre, ce qui ne gênait en rien l’occupant des lieux, assis sur une chaise devant la table. C’était un elfe aux yeux très perçants, mince et sans âge, de longs cheveux bruns sombres lui tombant sur les épaules. Il n’était ni très beau, ni très engageant, inquiétant plutôt, et il dévisagea Kasumi sans gêne lorsqu’il entra.
« Asseyez-vous. J’espère que vous avez faim. Vous m’expliquerez ce qui vous amène pendant que nous mangeons. J’ai peur de n’avoir pas de temps à perdre, même s’il m’en fait gagner. » annonça-t-il simplement.

Le rôdeur se prêta à l’examen de l’occupant des lieux, notant pour sa part l’aspect sauvage et brut qui ressortait de la décoration de la pièce. Prenant place sans cérémonie après un bref salut, le demi-elfe aborda directement la question qui l’amenait, pensant ainsi répondre à la demande de Darren :

- Je me nomme Kasumi, j’ai fait part au conseiller Albérich de mon souhait de mettre mes compétences d’épéiste, de pisteur et d’archer à la disposition des troupes Luméniennes comme ce fut le cas auprès de la résistance. Il m’a conseillé de venir vous trouver. Peut être que si vous jugez mes compétences suffisantes, me permettrez-vous d’instruire vos recrues.

L’elfe eut un sourire. La porte s’ouvrit sur un homme chargé d’un plateau, qui déposa devant eux assiettes et coupes, un pichet de vin sombre, du pain et du fromage, une volaille rôtie mais froide et des épis de maïs brûlants.
« Je suis Darren Flèche-Sombre, vous le savez. Je suis touché que le Conseiller ait songé à moi lorsque vous lui avez fait part de vos intentions, mais… »
Il plissa les yeux.
« Pensez-vous que nous n’ayons personne de valable pour instruire des novices ? Certes, la garde et l’armée ont perdu de nombreux hommes pendant la dictature, et d’autres ont été emprisonnés, mais... »
Un léger sourire flotta sur son visage.
« Megrall n’y connaît pas grand chose en matières militaires. C’est certainement un bon dirigeant, cela dit, il sait écouter… Mais vous, que pouvez-vous me dire ou me prouver ? »

Le demi-elfe ne toucha pas à sa nourriture, incapable d’avaler quoique ce soit sous le regard scrutateur et pressant du commandant de la garde. Quelque chose chez cet elfe sauvage le mettait profondément mal à l’aise. Kasumi se morigéna pour cette sensation ridicule et s’efforça de se composer une contenance. Quel risque encourait-il sinon être prié de partir une fois encore ? Nul n’y risquait sa vie. Aussi joua-t-il franc jeu :

- Il ne m’appartient pas de juger le Conseiller. Du reste, vous ne me l’avez pas demandé. Je ne doute pas plus de la qualité de vos recrues et de leurs instructeurs. Mais force est de constater que leur nombre est limité. Je ne peux pas me targuer d’avoir une expérience dans la garde urbaine mais j’ai quelque savoir sur comment prévenir une embuscade ou débusquer les traces menant vers un fuyard. Tant que vos effectifs ne vous permettront pas de prévenir tous les crimes, je pense pouvoir vous être au moins utile à poursuivre les criminels et les confronter où qu’ils se cachent. Quant à prouver mes dires, mettez-moi au défi si vous le jugez utile. Les actes parlent plus que les mots.

Flèche-Sombre croisa les bras.
« En cela, nous sommes d’accord. » dit-il simplement.
Puis il sourit à nouveau.
« Pour un rôdeur, adapter ses talents à la ville est plus complexe que vous ne le croyez. Les pierres ne sont pas les arbres, je le sais mieux que quiconque. Mais je n’étais pas féru des tranchées dans les broussailles et des petites brindilles brisées qui révèlent le passage d’un daguet ou d’une laie. Les rues, leur inertie, ont aussi leurs avantages. La rectitude d’un mur. La certitude qu’aucune branche malavisée ne viendra se glisser dans la trajectoire de sa flèche… »
Il huma une seconde sa coupe de vin, la reposa.
« Vous ne serez jamais réellement bien entre ces murs. Je pense que vous le savez. Même si vous étiez un homme invulnérable au creux des bois, vous serez toujours fragile entre les rocs. Par essence. »
Il se carra dans son siège.
« Ne croyez pas que je néglige votre offre, cependant. Je n’ai pas besoin d’un instructeur pour l’arc. Nos épéistes se défendent, mais de nouvelles bottes sont toujours utiles. Quant au pistage… pourquoi pas. Nos gardes ne sont que rarement détectives, mais quelques bases ne peuvent pas leur faire de mal. »

Loin de se sentir insulté par les propos de l’elfe, Kasumi était bien conscient de sa vulnérabilité en ville. Les batailles qu’il avait livrées lors de la rébellion contre Nwalk lui avaient mainte fois prouvé qu’il ne saurait battre un solide guerrier en combat singulier dans ce milieu. Cependant, le rôdeur était confiant en les capacités qui lui avaient mainte fois valu la vie sauve et son but atteint.

Le doute perça néanmoins dans le ton de sa réponse. Il ne savait pas si Darren cherchait à le décourager ou simplement à tester sa motivation :

- Il est vrai que je me sens plus à mon aise en milieu naturel, je ne le cache pas. Je pourrais partager mes connaissances en la matière si toutefois vous les jugez suffisamment utiles à vos troupes. Dans le cas contraire, je comprendrais votre décision de repousser mon offre. Nul doute qu’un garde de caravane supplémentaire saurait trouver du travail en cette époque troublée. Mais je ne vous cacherai pas que ce n’est pas la façon dont je pense être le plus utile à ma Cité.

Darren Flèche-Sombre opina du chef.
« Vous devez savoir que mes gardes ne sortent pas de Luménis. Si vous voulez entraîner des hommes à comprendre les secrets de la nature, vous devrez en référer au général Maelwedd, et croyez-moi, vous me trouverez tendre en comparaison. »
Il attrapa la coupe vide qui trônait devant Kasumi et la remplit avant de la pousser dans sa direction.
« Mais vos talents seraient certainement gâchés à courir la campagne aux basques d’un marchand. Avec tout le respect que je leur dois, ainsi qu’aux hommes qui risquent leur vie pour leurs convois. Cela dit, si vous mourrez d’envie d’utiliser votre corps pour protéger celui d’un autre, c’est ma collègue Nora Felden qui recrute les gardes du corps officiels. Je ne voudrais pas dévoyer votre bonne volonté. »
L’elfe se tut une seconde, scruta encore Kasumi, puis soupira.
« Vous savez, c’est tout ce dont Luménis a besoin. De bonnes volontés. Ce sont les bonnes volontés qui ont renversé le tyran. Pas le génie militaire. Vous y étiez, vous le savez. Maintenant, si vous voulez m’offrir votre bras et votre science, pour aider mes gardes à être plus efficaces après vous avoir rencontré qu’ils ne l’étaient avant, je ne le refuse pas. Je ne suis pas persuadé que vous ne perdrez pas votre temps, mais c’est à vous de voir, en la matière. »

Le rôdeur se détendit et se saisit de la coupe offerte par l’elfe. Le vin avait un goût fruité agréable mais le demi-elfe se garda d’en boire plus d’une gorgée. Amusé par l’ironie de son interlocuteur, il répliqua le plus sérieusement du monde :

- Non, j’ai passé de nombreux mois à protéger des marchands et je ne garde pas un souvenir inénarrable. En revanche, c’est ici que je me suis senti le plus utile depuis bien des années. Je ne pense que je perdrai mon temps en instruisant les gardes. Je mets mes armes et mes compétences à votre service pour le temps que vous jugerez utile. Si c’est de bonnes volontés ont vous avez besoin, vous avez la mienne, assurément. Je vous laisse en fixer les modalités. Je n’ai aucune idée du temps que cela me prendra quotidiennement.

Darren hocha la tête et sourit, puis son expression se figea et il se leva brusquement. Il marcha jusqu’à la meurtrière qui lui servait de fenêtre, revint en arrière, les yeux réduits à l’état de fente, fixés sur le rôdeur, puis se rassit.
« Je sais ce que vous pourriez faire pour la garde. » annonça-t-il alors sans ambages. « Messire. Vous ne m’avez pas dit grand chose de vous, mais je vous mentirais en prétendant ne pas en savoir plus. Votre nom n’est pas inconnu des défenseurs de cette cité, ne fût-ce que parce que vous avez reposé des mois entiers dans le bosquet des docks. Mais j’étais dans les rangs de la résistance alors que vous vous y distinguiez, même si je pense ne pas vous avoir rencontré, et j’ai bien évidemment été averti par Megrall de la mission qu’il vous a confiée à Respelm. C’est parce que je vous connais sans vous connaître, que je vais vous faire cette proposition. »
Il se leva à nouveau, alla chercher une carte roulée dans une étagère, et repoussa son plateau.
« Dans quelques semaines aura lieu, vous le savez sans doute, la Fête de la Lune, la dernière grande réjouissance de l’année, le symbole du combat de la vie contre l’hiver. La version luménienne de cette fête est assez paillarde, l’objectif est de faire régner la lumière, la musique, la joie, au cœur de la nuit, pour aider la lune à vaincre la nuit. Comme Nwalk l’avait bien entendu interdite l’année passée, les autorités ont décidé de mettre un grand coup cette année, pour repousser une fois de plus cette mauvaise période aux oubliettes. »
Son visage se tordit dans une grimace furtive.
« Je comprends l’intention, même si je la trouve stupide. Mais ce n’est pas moi qui décide de ces choses. Luménis est convalescente. Elle bouillonne, mais manque d’effectifs. Vous le savez, parce que vous êtes un homme fin rompu aux affaires militaires… Nous sommes vulnérables. Physiquement, certes. Mais moralement, davantage. »
Il leva les yeux sur le demi-elfe et sourit brièvement.
« Les festivités principales auront lieu au Temple de Lathandre. C’est un lieu très ouvert, très exposé, très symbolique, sans doute. Nous ne craindrons pas d’attaque massive, mais un attentat est possible. Je dirais probable. Mais je suis de nature pessimiste. Les trois conseillers seront présents, une foule de notables locaux et étrangers, et la vigilance ne sera pas leur fort… Felden va certainement infiltrer des agents un peu partout, et elle aura un maximum d’informations sur les rumeurs qui courent dans les ruelles dans les semaines qui viennent… Cependant… nous aurons aussi besoin des gardes, pour surveiller la manifestation et intervenir au besoin, détecter et maîtriser un intrus… Je compte commander mes hommes ce soir-là. Mais je n’ai pas le temps de les préparer à cette situation particulière. Et je ne cracherais pas sur la présence d’un second compétent. »
Il se tut et reporta son attention sur le rôdeur, sans rien ajouter. Aucune question n’avait été posée, mais la proposition était claire.

Kasumi se senti flatté que le chef de la garde se soit intéressé suffisamment à lui pour en savoir aussi long sur son compte. Il prit le temps de méditer les termes de la proposition à demi formulée de l’elfe sauvage tout en buvant une seconde gorgée de vin. La perspective de jouer un rôle significatif dans la garde urbaine l’éloignerait certes des sentes boisées dont il avait le goût. D’un autre côté, il saurait certainement composer avec ses responsabilités et s’autoriser quelques moments de méditation. Après tout, le Bosquet des quais confié à ses soins était tout proche et la présence de Mielikki s’y faisait forte. Les étranges circonstances de son apparition et le fait d’être enclavé en ville donnait une aura au lieu.

Coupant là ses réflexions, le rôdeur rendit son regard à Darren qui guettait sa réponse et répartit d’une voix ferme et résolue :

- C’est un grand honneur que vous me faites. Je m’efforcerai de préparer vos hommes d’ici là. C'est un peu différent que de protéger une caravane d’une embuscade sauf si vous pensez qu’une parade est prévue. Il reste que le meilleur moment pour frapper sera pendant que la fête bâtera son plein et que les dignitaires seront sur les lieux. Mais au fond, empêcher une attaque obéit toujours aux mêmes fondements. J’apprendrai à vos soldats à observer et comment une meute se bat sur tous les fronts sans exposer son flanc. Etant donné le délai qui court, je pense qu’il vaut mieux commencer dès demain. Pour ce que j’ai en tête, il faudra que je puisse donner des entraînements deux demi journées par semaine. Je pense donc pouvoir me charger de six groupes. Cela ne devrait pas perturber les patrouilles et le temps de repos d’autant que je prévois d’appliquer mon enseignement sur le terrain environ une séance sur deux. Cela vous convient-il ?

L’elfe acquiesça.
« Cela me paraît très bien. De plus, cela vous permettra de voir si vous désirez vous engager plus avant dans les affaires du Fort. C’est un engagement de courte durée. »
Il tendit à Kasumi la carte avec laquelle il jouait depuis quelques minutes.
« C’est un document précieux et confidentiel, un plan complet du Temple de Lathandre. Je vous aurai la liste des résidents dans quelques jours, si elle vous intéresse. Rien ne vous empêche d’aller sur place pour vous faire votre idée, mais j’essaierais de ne pas trop insister sur les tenants et les aboutissants de votre mission. Les clercs, comme vous le savez, sont entraînés au combat, et l’idée qu’ils aient besoin de soldats pour assurer leurs arrières à tendance à les vexer. Sans compter que ceux-ci sont des Lathandrites, c’est à dire la pire espèce lorsqu’on en vient à anticiper le danger. Même si la dictature morféenne les a rendus plus vigilants, on est encore loin d’une méfiance légitime : leur optimisme leur joue des tours. Si Megrall apprend que je suis en train de lui organiser un service de sécurité d’élite, il pourrait vous mettre dehors. Soyez discret, respectez le lieu de culte pour ce qu’il est, et nous nous en tirerons. Si vous avez de l’imagination, il est possible que le plan vous suffise. Mais si vous avez besoin d’autorisations, je pourrai vous en donner un certain nombre. N’oubliez pas qu’en tant que membre invité de la garde, vous ne jouissez pas des pouvoirs d’un officier réglementaire. »

Kasumi se saisit de la carte et l’étudia en silence. Le Temple de Lathandre, loin de constituer une place forte défendable s’ouvrait aux quatre vents avec ses multiples fenêtres et portes laissant libre passage aux prêtres et fidèles et à la lumière du jour. Même avec une garde renforcée, il serait quasiment impossible d’en contrôler efficacement tous les accès. Pragmatique, le demi-elfe interrogea son employeur :

- Il me faudrait avant tout savoir quel sera le programme de la soirée. Je ne doute pas que les Lathandrites répugneront à le révéler et je ne doute pas non plus que tout a été organisé pour suivre un plan précis. Savoir quoi défendre à quel moment pourrait se révéler primordial et réduire l’effet de l’imprévisible. Je ne suis pas adepte de Tymora.

« Si vous voulez savoir ce qui se passera quand et comment, c’est un clerc du nom de Marcus que vous devrez interroger. C’est lui qui gère les aspects pratiques de la vie au Temple, et il sera donc le plus à même d’avoir les derniers détails des festivités. Cependant, nous avons encore deux veilles devant nous, ce qui signifie que rien n’est encore fixé. J’imagine que les conseillers ne savent même pas qui nous honorera de sa présence. Il y a quand même une chose pratiquement sûre : il fera mauvais. Et comme il fera mauvais, les jardins seront hors jeu. La plupart des issues seront fermées, ou du moins voilées, pour garder la bise au dehors. Comme vous pouvez le constater, les cuisines sont mal placées, loin dans l’aile Nord. Mais a priori, il sera possible de condamner en partie l’aile Sud, au besoin. Le jour dit, je pense que nous pourrons imposer un peu n’importe quoi, si nous savons présenter les choses correctement, avec diplomatie mais fermeté. »
Il croisa les bras.
« Je préfère mille fois me tailler une mauvaise réputation que de me retrouver avec un cadavre inopportun sur les bras. »

Visiblement, Darren avait déjà bien envisagé la situation ce qui était plutôt rassurant.

- J’irai parler à ce Marcus, commença Kasumi avant de s’interrompre et de regarder une nouvelle fois le plan.

- C’est trop facile : nous pourrons dissuader les opportunistes fanatiques mais il est difficile d’empêcher une attaque organisée d’aboutir. Et par la même c’est un plan trop évident pour des malfaiteurs avisés. Ils nous attendront là et nous ne devrons pas les décevoir d'une certaine façon. Mais à quoi sert une barrière d’acier si nos opposants peuvent s’infiltrer dans notre dos ? Qui contrôlera l’approvisionnement des victuailles ? Les serviteurs ont accès à la nourriture aussi et pourraient l’empoisonner voire s'en prendre aux invités… Il faudra veiller à ce que ce soient des gens connus et veiller à ce qu'il n'y ait pas de remplacement de dernière minute. Il me faudra la liste des artistes et des dignitaires invités aussi. J'espère que Marcus saura me renseigner. Les abords du Temple sont aussi exposés que ses salles. Il faudra y cacher quelques archers sur les plus grandes hauteurs.

« Des archers, nous en avons. C’est moi qui les instruis, et je pense me défendre. » fit-il. « Vous les placerez en fonction de vos intuitions. Quant à la surveillance du personnel… C’est l’affaire des services secrets, en grande partie. Felden a infiltré le Temple, c’est une certitude, mais je ne sais bien sûr pas par où. Nous avons une réunion sur le sujet dans une dizaine de jours, vous y serez convié. D’ici là… Nous devrons prendre nos propres mesures. Je pense qu’il sera aussi nécessaire de surveiller les entrées en ville. Peut-être informer les gardes des portes de consigner toute nouvelle arrivée et de reporter tout profil suspect. »

Kasumi acquiesça sans un mot. Vu la quantité de travail à abattre, il allait falloir faire confiance aux autres garants de la sécurité. Une situation peu confortable car inhabituelle pour le rôdeur. Pourtant, Darren avait raison, mieux valait se concentrer sur la tâche des gardes eux-mêmes. Le demi-elfe aviserait en se tenant au fait des actions des autres plus tard. Pour le moment, mieux valait s’en tenir à la préparation des gardes :

- C’est une bonne idée. Quant à moi, je vais m’atteler à l’entraînement des troupes. J’ai ma petite idée sur comment aiguiser leur sens de l’observation. Ce leur sera très utile pour anticiper les éventuels troubles.

« Très bien, dans ce cas, je vais vous laisser partir. » fit Flèche-Sombre en se levant. « J’aimerais, si cela vous agrée, que nous nous voyions au moins une fois tous les deux jours, pour échanger sur la progression des choses. »
Il tendit la main à Kasumi, puis se ravisa.
« Avez-vous besoin d’un endroit où loger ? » s’enquit-il, les sourcils froncés. « Le Fort peut mettre une chambre à votre disposition, aussi longtemps que cette affaire nous occupe. Cependant, si vous décidiez d’aller dormir ailleurs, j’aimerais savoir où je peux vous trouver. »

Le rôdeur ne manqua pas de remarquer le geste avorté de Darren. Manifestement, le chef de la garde ne savait pas trop quelle conduite adopter face à lui. Les relations se clarifieraient en temps voulu. Pour l’heure, Kasumi répondit alors à la proposition de Darren d’un ton un peu embarassé :

- Nous nous verrons tous les deux jours et vous pourrez ajuster l’entraînement en fonction des résultats et de ce que vous pourrez apprendre. Par ailleurs, je n’ai pas vraiment eu l’occasion de trouver un logement en ville et il est préférable que je sois sur place. Toutes mes affaires sont sur moi ou mon cheval à dire vrai.

« Parfait. » fit-il avec un sourire.
Il contourna la table, alla à la porte et l’ouvrit, avisant le garde qui avait attendu Kasumi dans le couloir.
« Sire Kasumi est notre invité. Installe-le dans des appartements vides au niveau des capitaines. Il me semble qu’il doit en rester au moins deux ou trois. »
« Je ne saurais dire, commandant. » balbutia le jeune homme.
« Tu lui indiqueras où se trouvent la salle d’eau et le mess des officiers. »
L’elfe sauvage se tourna vers la rôdeur.
« Je vais vous préparer des documents pour qu’on vous laisse aller et venir. Anton vous les apportera quand vous serez installé. Et vous pouvez mettre votre cheval aux écuries… je crains que nous ne manquions de personnel pour s’en charger à votre place. »
Quand Kasumi se fut approché de la porte, Darren lui tendit à nouveau la main, cette fois plus sereinement.
« On ne devrait jamais juger de la tournure que va prendre une conversation à ses deux premières minutes. » dit-il.

Le demi-elfe serra la main de Darren avec un sourire entendu. Kasumi prit congé du demi-elfe et s’apprêta à suivre le garde mais adressa un clin d’œil à l’officier.

- Si c’est une leçon sur le fait de ne pas se fier aux apparences, elle est réussie et je saurais l’employer à mon avantage. Je vous remercie pour votre accueil. Qui dois-je aller trouver pour désigner les membres du premier groupe dont j’aurai la charge demain matin ?

« La remarque valait pour moi également. » fit Flèche-Sombre avec le sourire. « Je me chargerai de vous confier un groupe demain matin. Ils vous attendront au réfectoire. »
Puis, tandis que Kasumi reculait, l’elfe s’inclina légèrement et referma la porte. Le garde qui accompagnait le rôdeur resta immobile une seconde, comme paralysé, puis secoua la tête en reprenant ses esprits, et repartit dans le couloir.

Il conduisit le demi-elfe deux étages plus bas, dans un couloir silencieux et obscur, éclairé de temps en temps par la fine fente d’une meurtrière. Kasumi put constater que les murs de la forteresse étaient épais de plusieurs pieds à cette hauteur, ce qui n’était en rien surprenant compte tenu du dessein des lieux. Le contraste avec l’ouverture du Temple de Lathandre n’en était que plus criant. Finalement, le garde s’immobilisa devant une porte entrouverte et la poussa, révélant une petite chambre propre, munie d’un lit à baldaquins poussé contre le mur, d’une table et d’une chaise, ainsi que d’une armoire en bois clair, vide. Les draps étaient sains et une fenêtre donnait sur le toit intérieur de la forteresse. Le jeune homme le désigna.
« Le réfectoire est juste là-dessous. » dit-il. « La salle d’eau est au bout du couloir, dernière porte à droite. Vous devez sonner la cloche pour qu’on vous monte de l’eau. Pensez à le faire un peu à l’avance, ça traîne parfois un peu. »
Il recula vers la porte.
« Pour le mess, vous devez descendre à l’étage inférieur. Vous l’entendrez avant de le voir. Il y a des gens à toute heure. »
Il fit encore un pas en arrière.
« Si vous n’avez plus de questions… » ajouta-t-il avec espoir.

Les murs protégeant l’intérieur de la forteresse étaient impressionnants voire oppressants pour le demi-elfe, plus habitué à dormir dehors ou dans un abri de fortune. Pourtant ces pierres avaient quelque chose de rassurant, rempart inébranlable contre l’adversité, un refuge où il était aussi simple de se couper du monde que la plus impénétrable des forêts de son enfance. La pièce qui avait été attribuée au rôdeur lui parut immense en comparaison du peu de possessions matérielles qu’il pouvait y détenait. L’endroit était d’une propreté irréprochable et l’odeur des lieux témoignait du soin pris à l’aérer régulièrement. La discipline martiale qui transparaissait aussi dans les meubles simples achevait de donner à cette chambre un aspect plus fonctionnel que vivant.

Avisant avec amusement l’impatience du jeune garde à se retirer pour profiter de son après-midi, Kasumi lui demanda son nom.

- Anton, Messire !

- Kasumi, pas de messire ! Merci pour vos indications Anton. Je pense pouvoir m’en tirer seul à partir d’ici. Oh, j’oubliais… Sauriez-vous me trouver un rouleau de cordelette d’ici à ce soir, disons deux mètres ? J'apprécierais ce service.

Anton acquiesça, les yeux un peu écarquillés, mais ne posa pas de la question qui lui brûlait manifestement les lèvres. Il s’inclina ensuite rapidement, et détala dans le couloir, laissant le rôdeur seul dans ses nouveaux appartements.

Kasumi en ressortit cependant quelques minutes plus tard, pour aller décharger son cheval qu’il avait laissé dans la cour, à l’ombre de la citadelle. Alors qu’il descendait les marches de l’escalier central d’une des tours, il entendit un craquement dans les hauteurs, puis une rafale de vent remonta le couloir. Le crépitement de la pluie se mit à retentir tout autour de lui. En arrivant au rez de chaussée, il tomba sur Anton, trempé, qui revenait de sa petite course et lui tendit la cordelette en frissonnant.

« Voilà messire… enfin, Kasumi. Vos deux mètres. »

Le rôdeur adressa un regard surpris au garde essoufflé et trempé qui lui tendit fièrement le rouleau de fin cordage. Soupesant l’objet d’un air appréciateur, le rôdeur adressa un sourire à Anton et s’écarta pour le laisser passer.

- Merci Anton ! Voilà qui va me faire gagner un temps précieux. Vous êtes très efficace.

Sur un dernier rire mystérieux, le demi-elfe s’engagea dans la tourmente, en quête des écuries. Le chemin bien que bref le laissa aussi trempé qu’Anton mais l’intérieur des écuries de la garde était chaud et sec. Les stalles abritant les chevaux de la garde s’organisaient autour d’une allée large et couverte de dalles de pierre. L’endroit résonnait du souffle des bêtes et du vent s’engouffrant de la lourde porte ouverte dans le dos du rôdeur. Bon nombre de stalles étaient vides et Kasumi n’eut pas de mal à trouver celle où piaffait Ombrage qui hennit à son approche. Le regard suspicieux de l’animal ne disait long sur le peu d’entrain qu’il mettrait à quitter le chaud nid douillet rempli de paille et de foin d’autant qu’un tempête d’automne faisait rage au dehors.

Sourd aux protestations de sa monture qui s’ébroua et tenta de coincer le demi-elfe contre la paroi de la stalle, Kasumi sella Ombrage et le sortit de l’écurie en le tenant par la bride. Il passa la porte du fort en constatant que la plupart des gardes s’étaient réfugié des éléments dans leur guérite. Le cavalier annonça au seul garde resté dehors qu’il était invité au fort et rentrerai avant la nuit.

Le rôdeur prit ensuite la direction d’une place qu’il avait peu fréquentée lors de son précédent passage à Luménis. Les commerces fleurissaient visiblement sur l’esplanade marchande depuis la chute du régime du tyran. Cependant pour l’heure, les marchands s’efforçaient de rentrer leurs marchandises dans leurs échoppes. Les vendeurs ne voulaient pas risquer de les gâter pour les rares clients s’enfuyant en hâte trouver un abri à la tourmente. Aidant ici et là les marchands en difficulté, le rôdeur s’en remit à leur bonne volonté pour l’accomplissement du plan qu’il avait en tête. Lorsqu’il reprit le chemin menant à la citadelle, il ne lui restait qu’une longueur d’une vingtaine de centimètres de sa corde. Par ailleurs, il en avait profité pour faire quelques emplettes qu’il s’était empressé de ranger dans ses fontes.

Le rôdeur trouva les gardes des portes à la place où il les avait laissés, le garde de faction sous l’arche ayant été changé tandis que les autres trompaient le temps d’une partie de dés.

Le jeune Anton avait attendu Kasumi et il sortit de son abri pour lui remettre le sauf-conduit qu'avait rédigé Darren Flèche-Sombre à son intention. Grâce à ce document, il pourrait circuler dans une partie du Fort sans être inquiété. Un autre parchemin le désignait comme l'un des responsables de la sécurité pour la Fête de la Lune et demandait gracieusement qu'on lui facilite la tâche. Les circonvolutions langagières qu'avait utilisées l'elfe révélaient qu'il ne pouvait se permettre de donner des ordres à ses interlocuteur.
Anton lui apprit également qu'il était le bienvenu pour le dîner au mess des officiers, mais qu'il pouvait choisir de se restaurer au réfectoire général ou même dans sa chambre s'il le préférait.
Soulagé d'avoir remis son message au rôdeur, le jeune garde prit ensuite congé, et s'élança en courant sous la pluie, tentant d'éviter les flaques avec dextérité, jusqu'à atteindre la porte de l'un des baraquements de plein pied qui jouxtaient la muraille.

Kasumi remercia le jeune garde et empocha les documents pour les mettre à l’abri de la pluie qui allait s’amenuisant. Il amena son cheval aux écuries et prit soin de le bouchonner. Il remarqua que la mangeoire était toujours garnie de foin et il y ajouta quelques carottes chinées au marché. Il laissa les rênes et la sellerie dégorger avant de les pendre dans une petite niche prévue à cet effet. Alourdi de ses fontes, il fit un détour vers sa chambre où il posa ses affaires, et sonna pour qu’on lui monte de l’eau chaude. Il n’eut pas si longtemps à attendre que l’avait laissait craindre Anton et put se délasser dans la salle d’eau. Détendu et propre, il enfila des vêtements secs et se dirigea résolument vers le mess pour y rencontrer les occupants de la forteresse et dans l’espoir d’un repas chaud.

Le mess des officiers était une petite salle encombrée d’une demi-douzaine de tables, de nombreuses chaises, et survolée de la fumée entêtante d’une pipe appartenant à un capitaine replet qui jouait aux dames contre un gnome plus jeune mais nettement plus concentré, dans un coin près d’une fenêtre. A son arrivée, Kasumi n’y trouva que trois autres personnes en plus des deux précités, une femme d’une quarantaine d’années en habits crottés, un homme grisonnant qui portait une robe de mage et un elfe en armure qui semblait embarrassé. Ces trois derniers mangeaient un ragoût épicé en devisant à mi-voix, et ils s’interrompirent à l’entrée du rôdeur.
« Vous êtes le professeur invité. » dit finalement la femme, avec un léger sourire, en l'invitant à les rejoindre d'un geste.

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le Grand Fort

Re : Le Grand Fort

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