La Couronne de Cuivre

[Quête : l’invasion des ombres]

L’elfe dévisagea un instant le gamin : il n’avait pas l’air en très bonne forme. Toujours plus, en tout cas, que la première fois où il l’avait croisé. Mais l’expression de peur peinte sur son visage n’était pas sans rappeler celle qui déformait ses traits dans l’impasse. Et, étrangement, Taliesin sut gré à Victor de le craindre aussi manifestement.
Lui me voit comme je suis, songea-t-il. Il ne se berce pas d’illusions, contrairement à Galathée…
Conscient qu’il devait répondre quelque chose – ce n’était pas l’enfant qui allait dire quoi que ce soit, il semblait avoir avalé sa langue – il se racla la gorge.
-Et bien… Content de faire ta connaissance, Victor.
Puis, pensant avoir fait tout son possible en matière d’accueil et de sociabilité, il entreprit de retirer sa chemise afin de se soumettre au supplice de l’aiguille et du fil.

Quête: L'invasion des ombres.

Galathée mit Victor à contribution, autant parce qu’elle avait besoin d’aide que pour lui changer les idées. Il alla chercher de l’eau, la mit à chauffer, et Galathée prépara son matériel, terminant par dénuder les plaies et les nettoyer avec soin. Taliesin subit ces préparatifs sans broncher, presque indifférent, tressaillant tout au plus lorsque la rôdeuse touchait à la peau encore sensible. Elle avait préparé un discours pour éloigner Victor de la procédure, mais il s’écarta de lui-même, apparemment peu désireux d’approcher l’elfe plus que nécessaire.
Elle officia rapidement, sans droguer davantage un patient qui était encore proche de l’inconscience. Il tourna brièvement de l’œil lorsqu’elle s’attaqua à son épaule, mais reprit connaissance sur la fin, et l’observa tandis qu’elle nettoyait à nouveau les blessures, désormais couturées.
« On va les laisser prendre l’air… » murmura Galathée. « J’espère… que ça ne laissera pas des traces trop vilaines. »
Elle était bien consciente de l’inanité de ses paroles : Taliesin aspirait à la tombe, il ne s’inquiéterait pas d’une balafre supplémentaire. Elle se leva pour ranger son matériel. Elle espérait qu’ils pourraient lever le camp le surlendemain. Si rien ne s’infectait. Vœu pieu.

[Quête : l’invasion des ombres]
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L’après-midi s’écoula lentement, sans que beaucoup de mots soient échangés par le trio installé dans la clairière. Taliesin, appuyé comme de coutume au tronc de son arbre, tentait de faire abstraction de la douleur montant de ses plaies fraîchement cousues. Mais les derniers effets de la valériane se dissipaient et cette tâche, comme celle de ne pas laisser dériver son esprit vers des parages trop dangereux, devenaient presque chose impossible.
Quant à Victor, après avoir exploré les environs de leur campement de fortune, il s’était installé avec son chat au pied d’un chêne, aussi loin que possible de l’elfe qui l’ignorait complètement. Il ne paraissait pas être revenu de la peur qu'il lui inspirait, et Galathée sentait confusément que s'y mêlait une certaine antipathie dont elle pouvait imaginer l'origine.
Lorsque Taliesin finit cependant par consentir au gamin un regard, il se sentit pris d’un vertige : voir ce gosse blafard, serrant dans ses bras un chaton gris réveilla un souvenir douloureux. Un autre enfant, cramponné à un félin si semblable… Se pouvait-il que.. ? Non, ce devait être une coïncidence, mais…
L’elfe poussa un grognement. Inquiète, Galathée se porta à sa hauteur.
-Ce n’est rien… murmura l’ancien barde. Juste… mal. Crois-tu que c’est trop tôt pour reprendre de la valériane ?
La rôdeuse, soucieuse, lui tendit une poignée de racines qu’il s’empressa d’ingurgiter. Tout valait mieux que veiller avec ces atroces images en tête.
-Si les monstres se nourrissent que de plantes, sont pas bien dangereux… lança Victor, en manière de plaisanterie, quand il crut Taliesin endormi.
Il sursauta lorsque l’elfe rouvrit les yeux et braqua sur lui un regard vitreux.
-Gare, marmouset. Ils mangent aussi les petits garçons… fit-il avant de sombrer pour de bon. Il avait parlé sans réfléchir, assomé par les racines et hanté par les images qui hantaient son esprit vacillant. Mais il n'avait fait que dire la vérité, en somme. A peu de choses près.
Cependant, l'effet fut immédiat : Victor, tremblant, se recroquevilla et serra encore plus fort son chat qui se mit à ronronner doucement.

Quête: L'invasion des ombres.

Galathée aurait volontiers tancé l’elfe, mais il dormait désormais, allongé près de son arbre. Elle vint donc auprès de Victor et passa un bras réconfortant autour de ses épaules.
« Tu ne dois pas prendre ce qu’il raconte au sérieux. Il est abruti par la douleur et par la drogue qu’il ingurgite pour pouvoir dormir. Ne te laisse pas atteindre par ses paroles. Tu ne risques rien. Rien du tout. »

[Quête : l’invasion des ombres]

Le gamin se blottit contre elle.
-Mouais… murmura-t-il. De toute façon, c’est ma faute, j’aurais dû me taire. C’était pas drôle.
Il baissa les yeux sur son chaton qui, benoîtement, alangui, s’était endormi sur ses genoux.
-Mais le chat ne l’aime pas beaucoup. Il veut pas s’approcher de lui et file dès qu’il le regarde.
Il soupira et releva la tête.
-Est-ce qu’il a vraiment mangé les enfants du juge Kanter ?

Quête: L'invasion des ombres.

Galathée laissa ses doigts courir sur la tête du chat, s'enfoncer dans son poil lustré, puis revenir à sa gorge blanche, qu'il avait tournée vers le ciel.
" Non. Bien sûr que non." dit-elle.
Elle n'en était cependant pas certaine. Mais à quoi bon s'interroger.
" Le Monstre est mort. Ce qu'il a fait par le passé... Nous ne devrions pas nous en soucier. Notre seule destination est l'avenir, à présent. Pour tous les trois."
Le ciel rosissait vers l'est, alors que l'astre solaire plongeait peu à peu vers la Terre. Un corbeau curieux s'était posté non loin d'eux et lorgnait Taliesin en croassant à mi-voix. Sans se départir de sa pose nonchalante, le chat ouvrit un oeil jaune qu'il darda sur le volatile. La rôdeuse espéra qu'il avait suffisamment de jugeote pour se tenir coi: l'oiseau était facilement trois fois plus gros que lui. Une caresse de Victor eut l'effet escompté et le renvoya dans les bras du Dieu-Chat du Sommeil, sans doute un gros mistigri céleste aux poils soyeux.
" Je sais que ce n'est pas facile à croire." ajouta Galathée, finalement, comme l'enfant frissonnait de plus belle. " Mais si nous ne pouvons pas nous faire un minimum confiance... nous ne nous en sortirons pas."

[Quête : l’invasion des ombres]

Le gamin hocha la tête.
-Je te fais confiance, à toi… Pour lui… Il jeta un regard à la dérobée en direction du barde endormi. Ben, tant qu’il me poursuit pas avec une broche, ça devrait aller.
Sa saillie ne dissimula pas son trouble, loin s’en fallait, et il demeura silencieux un moment avant de reprendre.
-Et puis, il nous a aidés, hein ? S’il avait voulu nous faire du mal, il aurait pu, mais il l’a pas fait. Alors que c’était encore le monstre.
Il frissonna à nouveau et se serra davantage contre la jeune femme. La nuit s'approchait à petits pas, et la perspective des ténèbres n'était pas pour le rassurer.

Quête: L'invasion des ombres.

Galathée lui ébouriffa les cheveux d’une main distraite, les lèvres pincées.
« Oui. »
Aujourd’hui, je ne suis plus certaine qu’il nous aiderait, songea-t-elle.
« Ecoute, il dort de toute façon. Je vais regarder ce que Madame Ogg nous a préparé et nous concocter quelque chose à manger… Pendant ce temps, tu pourrais peut-être t’occuper du millepertuis qu’on a récolté tout à l’heure… »
L’enfant hésita une seconde, puis acquiesça. Il déposa son chat dans l’herbe, précautionneusement, tandis que Galathée découvrait avec gratitude ce que Madame Ogg avait consenti à leur céder. Ils auraient de quoi subsister plusieurs jours, sans difficultés. Les deux compères se mirent au travail, de concert, tandis que Taliesin dormait presque paisiblement. Il remua plusieurs fois dans son sommeil, parfois en poussant un gémissement, mais sans ouvrir les yeux.
La nuit finit par étendre son manteau d’ombres et d’étoiles sur le Parc, étouffant le chant des oiseaux pour éveiller la complainte des grenouilles et le cri du renard en chasse. Si Galathée était bercée par ses mille et un signes de vie sauvage, Victor n’était manifestement pas un habitué du grand air, et il se rapprocha peu à peu d’elle, d’abord discret, puis plus anxieux, jusqu’à se réfugier près de son coude, comme un oisillon sous l’aile maternelle.
Le chaton, quant à lui, ouvrit brusquement ses yeux luisants, et disparut dans un fourré sans un miaulement, au grand dam de son maître.
« Il reviendra. » dit simplement Galathée.
Ils mangèrent ensuite en tête à tête, une soupe de courge et de tomates, relevée d’ail (excellent pour la santé, se défendit la rôdeuse) et de thym, avec du pain frais et du fromage onctueux dont l’odeur fit grimacer Victor. Taliesin dormait toujours lorsque l’enfant se pelotonna dans sa couverture, inquiet pour son chat, et pour bien d’autres choses.

[Quête : l’invasion des ombres]

Taliesin s’éveilla alors que le feu déclinait et que tout vestige du crépuscule avait disparu depuis bien longtemps. Il se redressa en grimaçant, quoi que la douleur lui sembla avoir quelque peu diminué, et jeta un regard sur la clairière, notant la rôdeuse assise près du foyer, le gamin allongé, tout contre elle, et l’écuelle qu’on avait prévu à son intention. Avec un vague remerciement, il s’en empara et avala la soupe sans presque y prendre garde.
Repoussant l’ustensile, il dévisagea un instant la rôdeuse et s’efforça de trouver quelque chose à dire.
-Quand partons-nous ? fit-il enfin, en désespoir de cause.
Aussi sauvage que puisse paraître leur environnement, la ville était à deux pas, cernant le havre de verdure que constituait le parc. La seule idée de devoir traverser la cité le rendait malade, mais il faudrait bien en passer par là tôt ou tard.

Quête: L'invasion des ombres.

« J’espère demain soir. Cela dépendra de la mine de tes blessures. » dit-elle simplement. « Il faut que je nous trouve des chevaux et je dois avouer que j’ai pas encore vraiment de grande idée sur la manière dont je vais procéder… Ensuite… »
Elle n’avait pas la moindre idée d’où ils iraient, mais cela semblait une chose à garder sous silence. Taliesin n’hésiterait pas à renchérir sur la futilité de leur escapade, et elle n’avait pas envie de retomber dans un marasme assassin. Doucement, elle effleura l’épaule de Victor, qui soupira dans son sommeil. Il était là. Il était la preuve que certaines choses s’arrangeaient. Quelques jours plus tôt, Galathée s’apprêtait à quitter Luménis avec le petit garçon, abandonnant le Monstre derrière, sans se retourner, sans s’en inquiéter. A présent… quoi qu’il advienne, il lui resterait Victor. Elle détourna le regard.
« Ensuite, nous partirons. » murmura-t-elle.
Elle avait une envie insidieuse de lui demander quelque chose, n’importe quoi, d’essayer de renouer un lien, une intimité qui avait existé autrefois, furtive, mais réelle. Mais c’était un autrefois révolu, envolé, il ne fallait plus s’y accrocher.

[Quête : l’invasion des ombres]

L’elfe observa la jeune femme, jeta un bref coup d’œil à l’enfant endormi – dont la position et la proximité avec Galathée disaient assez l’anxiété, même à travers le voile serein du sommeil - puis s’abîma dans la contemplation des flammes. Son esprit, pris entre de multiples écueils qu’il tentait d’éviter, finit par se concentrer sur les aspects pratiques de l’expédition à venir. Ces choses très terre à terre étaient les moins susceptibles de réveiller les ombres tapies, toutes proches.
-Pour les chevaux… finit-il par dire. Si tu veux bien regarder dans mon sac... Je crois… je crois qu’il doit me rester un peu d’argent. Ce sont les reliquats de ce que j’ai gagné à Mélandis : les toucher me brûlerait les doigts. Autant qu’ils soient utiles…
Et il s’abîma derechef dans ses pensées. Même les choses les plus triviales arrivaient à le plonger dans des affres insondables. Tout, jusqu'au moindre détail, semblait le renvoyer à son passé.

Quête: L'invasion des ombres.

Galathée ne put s’empêcher de sourire. En d’autres circonstances, elle aurait refusé avec véhémence de se servir dans les économies du barde, mais sa proposition ressemblait à une implication dans leur périple à venir, ce qui en soi, était une merveilleuse nouvelle.
« Merci. » souffla-t-elle. « Je dois avouer que pour changer, je n’ai pas un sou vaillant. »
Elle secoua la tête, un peu gênée de sa propre trivialité. Ses yeux tombèrent sur le millepertuis que Victor avait trié et coupé plus tôt dans la soirée et elle grimaça.
« Jusqu’ici… la valériane t’a aidé à dormir… »
Elle tendit la main vers les fleurs jaunes qui séchaient déjà, entassées sur un morceau de toile déplié.
« Le millepertuis a la faculté de chasser les idées noires. Je sais que ce n’est pas exactement ce que nous pourrions espérer mais… mais je pense qu’il serait bon que tu en prennes dans les jours à venir. Si tu es d’accord. »

[Quête : l’invasion des ombres]

L’elfe lorgna les fleurs puis haussa les épaules. La valériane lui convenait tout à fait, mais il nétait pas question de dormir tout au long de leur voyage. Ce n’était pas à proprement parler essayer, comme il l’avait promis à Galathée, et aussi tentante que soit la perspective d’une inconscience sans rêves, il devrait y renoncer tôt ou tard. Plutôt tôt que tard, d’ailleurs.
-Je n’y vois pas d’inconvénient, dit-il. Mais on devrait en rester à la valériane ce soir. Si tu arrives à acheter des chevaux et que nous partons demain, une dernière nuit de sommeil tranquille ne sera pas de trop.
Il se tut un moment, puis, trouvant trop pesant le silence propices aux introspections dévastatrices, il reprit :
-Où comptes-tu nous emmener ?

Quête: L'invasion des ombres.

Galathée le dévisagea une seconde.
« Je dois avouer que… je n’ai pas d’idée précise. Les choses se sont précipitées ces derniers jours. »
Nous devisons, s’étonna-t-elle. Presque civilement. Comme si de rien n’était.
Elle sourit.
« Mais j’ai entendu parler de vallées verdoyantes au Nord d’Hélonna. Il y a aussi une forêt qu’on dit merveilleuse. Je pense nous entraîner par là. Loin de Luménis, surtout. Dans un premier temps. »

[Quête : l’invasion des ombres]

L’ancien barde acquiesça.
-Oui. Peut-être les choses seront-elles moins difficiles, loin de cette ville… Loin des hommes…
Il soupira. Il se sentait déjà fatigué, las de lutter contre la noirceur qui l’habitait et qui se jouait de plus en plus de ses efforts pour la maintenir à l’écart, pour faire comme si. Echanger des mots creux, faire semblant, il pouvait. Pas longtemps, mais c’était possible. C’était cependant une autre paire de manche d’être convaincu. Cela, il s’en sentait encore plus incapable qu’au matin où il avait repris conscience après sa capture.
Il frissonna malgré la tiédeur de la nuit estivale.
-Je… Je suis désolé, mais je crois que je vais… reprendre des racines… souffla-t-il, comme l’angoisse montait. Il voyait lentement se profiler des souvenirs d’autres nuits et préférait s’enfuir avant qu’ils ne le rattrapent.

Quête: L'invasion des ombres.

Le lendemain matin, Galathée et Victor se levèrent tôt et partirent en quête de montures. La rôdeuse avait effectivement trouvé une somme raisonnable dans le paquetage du barde, de quoi leur acheter des chevaux corrects, du moins en temps de paix. Car la révolution en cours avait bouleversé les échanges, et les marchands de bétail habituels avaient fermé boutique en attendant la fin des heurts. La rôdeuse et l’enfant trouvèrent de nombreuses portes closes, des entrepôts déserts, des enclos abandonnés. Ça et là, des individus louches revendaient pourtant un cheptel disparate, mais Galathée ne voulait pas acheter d’animaux volés, rescapés involontaires de la mise à sac du quartier ouest. Bien sûr, les auberges ne voulaient pas se défaire de leurs bêtes, et la jeune femme imaginait mal démarcher les cavaliers appartenant à la résistance, même si le gros des combats ne nécessitait en rien d’être en selle, bien au contraire. Il semblait que de nombreux Luméniens avaient eu la même idée qu’eux et avaient pris la poudre d’escampette, ce qui expliquait la pénurie de montures.

Galathée était prête à renoncer, contemplant avec mauvaise humeur la perspective d’une première étape à pied, lorsque la chance leur sourit enfin. Sur les quais, un marchand venant du Nord de l’île débarquait sa marchandise avec désolation, découvrant à son grand dam que la ville prospère était en guerre. Originaire de la cité d’Eredhùn, il négociait toutes sortes de produits issus de la vallée du Nirvana, en ce compris une race de chevaux élancés, couleur de terre, qu’élevaient de nombreux fermiers dans les riches pâturages de la région. Son inquiétude face aux guirlandes de fumée qui noircissaient encore le ciel de Luménis l’avait rendu pressé de se débarrasser de son fret, et il n’était pas en état de marchander longtemps. De nombreux citadins l’avaient compris, car il y avait déjà un attroupement auprès de son bateau lorsque Galathée et Victor s’approchèrent. Négligeant le gros de la cargaison, Galathée se glissa auprès des animaux qui attendaient, passablement nerveux, que l’on s’intéresse à eux. Ils étaient en bonne santé, même si la traversée les avait éprouvés, et la rôdeuse sourit en les voyant jeter des coups d’œil tracassés à la mer toute proche.

« Galathée… » fit alors Victor, en tirant sur sa manche.
« Oui ? »
« Le marchand… Il dit qu’il repart vers le Nord ce soir. »
« Et ? »
Elle croisa le regard de l’enfant, dont le visage reflétait une intense concentration mêlée d’hésitation.
« Oh. » fit-elle.
« Il dit qu’il n’a pas le temps de chercher une nouvelle cargaison. Qu’il ne veut pas s’éterniser. »
« Oh. » répéta Galathée.
Elle lui sourit et lui ébouriffa les cheveux.
« Que ferais-je sans toi… » murmura-t-elle.

Les deux compères s’écartèrent et observèrent l’homme à l’œuvre pendant quelques temps. Il était manifestement désireux d’en finir rapidement et de brader tout ce qu’il pouvait. Le port avait été bloqué plusieurs jours et il craignait que l’épisode se reproduise. Il y eut enfin une pause dans les tractations commerciales, et il resta un instant désoeuvré devant son étal, détaillant d’un œil mauvais ce qu’il lui restait encore à vendre. Galathée et Victor en profitèrent pour l’aborder.
Il écouta d’abord leur discours avec scepticisme. Mais il se laissa rapidement séduire par la promesse d’une petite compensation. Et puis, malgré son envie de déguerpir au plus vite, Galathée devinait qu’il était un peu honteux de filer alors que la ville bruissait dans sa révolte. Cette opportunité de venir en aide à des malheureux était idéale pour faire taire sa culpabilité et lui donner la sensation d’être une sorte de héros. De plus, Victor en remit dans le registre : je suis maigrichon, je boîte et mes yeux larmoient, mais ce fut probablement déterminant. Le marchand leur confia qu’il avait un fils du même âge et les enjoignit de monter à bord avant la nuit. La marée les aiderait à prendre le large, puis les vents nocturnes et les courants du fleuve les porteraient vers le Nord. Il y avait une petite cabine inoccupée vers la poupe, où leur blessé pourrait dormir. Oui, c’était un arrangement parfait.

Galathée savait que cette porte de sortie les obligerait à traverser le quartier des quais en pleine journée, mais c’était un risque à prendre. Taliesin gagnerait à se reposer davantage, elle ne l’imaginait pas en selle avant plusieurs jours, idéalement. Il fallait juste organiser leur déplacement et s’assurer que l’ancien barde ne serait pas reconnu.
Ils prirent congé du marchand, qui s’appelait Robbin Sonkruso, et reprirent la route du Parc un peu avant midi.

[Quête : l’invasion des ombres]

Lorsque Galathée et Victor atteignirent la clairière, c’est un Taliesin bien éveillé qui les y attendait. Il avait préparé le repas et, adossé à un tronc, élaguait avec son couteau une lourde branche. Le gamin lui jeta un regard mauvais et horrifié qui ne s’adoucit pas lorsque l’elfe lui rendit un mince sourire. Cependant, il se détendit quelque peu en constatant que le morceau de bois, à l’évidence, n’était pas un pal mais un simple bâton de marche. Il n’en garda pas moins ses distances et alla retrouver son chat qui somnolait au soleil, étendu de tout son long dans l’herbe rase.
Galathée, pour sa part, vint s’assoir auprès de l’ancien barde et l’informa de leur changement de plan. Taliesin ne put réprimer une grimace explicite : autant partir à cheval le laissait indifférent, autant l’idée de prendre un bateau lui déplaisait fort. C’était de cette manière qu’il était arrivé à Luménis avec les derniers esclaves mélandiens survivants. La tête emplie de souvenirs pénibles, il songea que c’était là sans doute une manière de boucler la boucle. Manière au combien douloureuse et désagréable, mais il ne pouvait en tenir rigueur à la jeune femme qui n’avait certainement pas pensé à mal.
-C’est sans doute le meilleur moyen de mettre le plus de distance possible entre nous et Luménis, grommela-t-il en se consacrant dare-dare à son bâton. Se maintenir les mains et l’esprit occupés avec des tâches simples était la seule manière qu’il avait trouvé jusqu’ici d’apaiser quelque peu ses tourments, et il s’y consacrait à plein.
Tous trois mangèrent en silence, et l’ancien barde quémanda une dernière ration de valériane qui l’envoya dans les ténèbres une bonne partie de l’après-midi, loin de l’angoisse dévorante du voyage à venir. Galathée l’éveilla alors que le soleil déclinant approchait de l’horizon et, leurs affaires rangés, ils s’apprêtèrent au départ.

Quête: L'invasion des ombres.

Ils avaient peu de choses et purent se mettre en route rapidement. Victor portait le sac que leur avait préparé Bertrand, Galathée son propre paquetage, ainsi que les affaires de Taliesin, harpe comprise. L’elfe avait apparemment décidé de se débrouiller seul et il les suivait, vaille que vaille, appuyé sur son bâton. La rôdeuse craignait ce qu’elle découvrirait sous les pansements une fois à bord du bateau.
Ils finirent par gagner les allées principales du Parc, puis atteignirent les grilles, avant de se couler dans la rue. La jeune femme ne put s’empêcher de s’arrêter et de jeter un dernier regard aux grands arbres qui lui avaient servi de refuge pendant ces dernières journées. Elle leur adressa un salut silencieux, ainsi qu’aux ombres noires des corbeaux qui tournoyaient encore dans le ciel. Puis elle accéléra le pas pour rejoindre Victor et Taliesin, qui l’attendaient un peu plus loin, distants comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés et qu’ils ne voyageaient pas ensemble.
Ils mirent ensuite le cap sur l’embarcadère.

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