[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

Taliesin, qui tentait toujours de garder la mine la plus impassible possible, se garda bien d'intervenir dans le débat. Pour tout dire, il n'aurait vu qu'ajouter, tant il s'était déjà perdu en mensonges éhontés. Du vent, ses menaces : aucun péril ne menaçait Fumeterre, et les habitants auraient-ils décidé de le tuer qu'il n'aurait pas même réagi. Peut-être, oui, aurait-il tiré une première flèche, avant de s'effondrer, terrassé par le nouveau forfait dont il se serait rendu coupable. Et, face à ces menaces creuses, il n'avait eu à offrir qu'un plan tout aussi vide de sens. Oh, certes, il y avait des veuves et des orphelins à Lumenis. Mais combien accepteraient de se rendre dans une bourgade aussi isolée ? Une bourgade maudite, de surcroît ? Peut-être le conte sinistre dont elle avait été le théâtre et les conséquences qu'il avait entraîné n'étaient-ils pas connu au delà de quelques lieues... Peut-être. Mais l'idée n'en demeurait pas moins hasardeuse, toute auréolée de conviction et d'effets rhétoriques qu'ait été sa présentation. De l'esbroufe, rien que de l'esbroufe, tout cela, et qui ne tiendrait pas longtemps face aux critiques auxquelles la soumettait sous ses yeux les anciens du village... Il avait fait son possible, cependant : ne restait plus qu'à attendre et à espérer.

[Galathée]

Mais le charisme de Taliesin, aussi usé soit-il par les drames récents qu’il avait traversés, avait toujours le pouvoir de subjuguer les foules, et plus encore un groupe de paysans que l’alcool avait rendus particulièrement impressionnables.
« Nous devons discuter ça avec le conseil. » disait Landéric.
La vieille Ada, renfrognée, contemplait Taliesin comme si elle ne pouvait pas se résoudre à le croire. Son regard ne disait pas quelle partie de son discours elle mettait en doute.
« Nous vous demandons la nuit. » intervint alors celui qui devait être le chef du village. « Le temps que nous réunissions les anciens pour aviser. »
Ada haussa un sourcil et croisa les bras.

[Taliesin]

Taliesin grimaça. Le délai que tentaient d’obtenir les villageois n’était pas pour diminuer son inquiétude. Certes, ils pouvaient vouloir discuter de sa dproposition, en discuteraient certainement. Mais si par malheur ils la rejetaient, ils auraient tout loisir de lui préparer un coup fourré, d’entraîner Galathée hors d’atteinte…
L’elfe jeta un regard sur les quelques personnes rassemblées dans le salon. Certaines paraissaient convaincues, d’autres franchement moins. Mais refuser ce qu’elles demandaient, les mettre brutalement au pied du mur, cela pouvait tout autant les pousser dans un sens ou dans l’autre, les contraindre à accepter sous la pression, ou, au contraire, provoquer un sursaut d’orgueil…
Il soupira.
-Très bien. Vous avez jusqu’au levé du soleil. Mais pas plus ; Je dois avoir le temps d’empêcher ce qui se prépare, au cas où vous acceptiez la solution que je vous propose.

[Galathée]

La tension baissa d'un cran dans le petit salon et plusieurs villageois lâchèrent des soupirs ostensibles. Landéric sourit.
" Vous ne le regretterez pas." fit-il.
" Enfin, nous verrons." intervint Ada, hilare.
" Je ne sais pas si... Vous pourriez sûrement vous installer à l'auberge." proposa Jehan.
Les Fumeterreux semblaient interdits quant à la conduite à adopter avec l'elfe. Taliesin était pourtant vulnérable, désormais, mais les tourments qu'il avait promis au village avaient marqué les esprits. Le brusquer semblait la dernière chose à faire.

[Taliesin]

Taliesin acquiesça.
-Fort bien, j'attendrai à l'auberge le résultat de vos délibérations.
Il aurait préféré quitter le village, n'y revenir qu'au matin, afin de garder sa liberté de mouvement, de se prémunir contre d'éventuelles tentatives pour l'éliminer proprement. Mais partir, ç'aurait été avouer ses craintes. Or, que pouvait-il bien craindre si ses menaces étaient réelles ? Il valait bien mieux jouer la sérénité et la confiance, quitte à tout perdre.

[Galathée]

L’elfe regagna la rue où, comme l’avait annoncé Jehan, se massait une foule hostile, composée pour la majeure partie d’hommes. Mais Ada se glissa à ses côtés et lui prit le bras, décochant un sourire radieux à l’assemblée, qui s’écarta pour les laisser passer. La sortie de Landéric derrière eux eut un effet plus radical : les gens se ruèrent sur lui, tandis que Taliesin et la vieille femme partaient vers l’auberge.
« Je ne vais pas vous tirer les vers du nez. » fit la rebouteuse, comme ils s’éloignaient. « Mais je ne parviens pas à vous croire. Une des deux facettes de votre plan est un mensonge. Vous ne chercheriez pas à faire le bonheur d’orphelins si en même temps, vous étiez prêt à massacrer des innocents pour sauver une demoiselle qui n’est même pas réellement en détresse. Je pense qu’il n’arrivera rien à Fumeterre. Même si nous décidions de vous envoyer compter fleurette aux taupes. »

[Taliesin]

L’elfe demeura un instant silencieux, cherchant précautionneusement ses mots. Se montrer maladroit avec cette vieille femme, mésestimer sa malignité, c’était faire écrouler les pans branlants de son plan.
-Mais là où vous vous trompez, madame, c'est que je ne cherche absolument pas à faire le bonheur des orphelins luméniens ou celui des habitants de Fumeterre. Je me moque de leur destin comme du vôtre, et s'il le fallait, je vous massacrerait tous sans ciller, de ma main ou par ordre. Pour moi, seule compte la fin. Tous les moyens sont bons pour l'atteindre.
Il sourit à la vieille femme, presque chaleureux.
-Mais être prêt à tout ne signifie pas agir inconsidérément. Mes menaces sont bien réelles, je suis au regret de vous le dire, et je les appliquerai si vous me refusez ce que je veux. Néanmoins, si je n'étais venu qu'avec, à la bouche, ces menaces de mort et de ruine, aurait-ce servi mes plans ? Non ! Vous n'auriez eu le choix qu'entre relâcher une captive utile au village ou risquer un massacre. Deux perspectives néfastes pour vous et, pour moi, le risque que vous refusiez de céder et préfériez affronter la mort. Certes, j'aurais eu la satisfaction de savoir que ma vengeance serait accomplie, mais mon objectif premier n'étant pas un massacre, ce n'était pas la solution la plus parfaite.
Il sourit de nouveau.
-Au lieu de cela, j'ai donc préféré vous offrir une alternative dans laquelle autant vous que moi trouverions notre intérêt. Choisir entre une possibilité de renaissance pour Fumeterre et sa fin définitie, cela me paraît moins difficile que choisir entre cette même fin ou une lente agonie, si vous libériez mon amie. Vous le voyez, mon raisonnement n'est donc pas aussi illogique que vous ne le croyiez. Il s'agit juste de maximiser les chances de réussite en offrant à chacun une sortie acceptable.

[Galathée]

La vieille éclata d’un rire sans joie.
« Ne vous inquiétez pas. » fit-elle finalement. « Vous avez la langue élégante, je ne doute pas qu’ils vous suivront. Mais j’aime votre manière de penser. Si nous avions eu des hommes tels que vous dans ce village, plutôt que cette bande de pleutres et de décérébrés, je gage que nous aurions réglé ce problème de femmes il y a bien longtemps. Mais on a les gens qu’on a, n’est-ce pas. Difficile de les changer. C’est la peur qui guidera le conseil. Les jeunes loups n’en font pas partie, et ils n’auront donc pas l’opportunité de pousser Fumeterre vers le sang. Soyez tranquille. »
Ils étaient parvenus sur la place du village, désormais quasiment désertée. Quelques personnes y erraient encore, remballant les vestiges de la fête. Ada héla l’aubergiste qui rentrait son matériel en compagnie de son fils et d’une femme qui devait être son épouse.
« Le conseil va se réunir, Norbert. Et l’elfe a besoin d’une chambre pour la nuit. »
L’homme poussa un juron coloré.
« Vous ne pouvez pas faire ça ailleurs ? » grommela-t-il.
Ada rit à nouveau, puis s’effaça pour laisser Taliesin entrer dans l’établissement.

[Taliesin]

Taliesin pénétra dans la salle commune. suivi d'Ada et de l'aubergiste qui alla quérir une clef et la lui remit de fort mauvaise grâce. L'elfe le remercia puis, nonchalamment, gravit l'escalier et gagna sa chambre - la même que celle qu'il avait quittée au matin.
Sitôt la porte refermée, il déposa son arc et son carquois sur l'un des lits, à portée de main, puis s'allongea tranquillement. Ayant sommeillé presque tout le jour, il n'était pas fatigué. De plus, la nervosité l'aurait empêché de fermer l'œil. Il n'avait d'autre choix que d'attendre... Mais du moins tendit-il l'oreille, pour ne pas être surpris par l'arrivée de l'un ou l'autre conseiller.

[Galathée]

Il régnait un brouhaha permanent mais ténu dans la chambre, dû à la fois aux conversations étouffées qui provenaient de la grande salle, sous les pieds de l’elfe, mais aussi au rassemblement houleux qui se tenait dehors. Une vingtaine de jeunes hommes attendaient, massés sur l’esplanade, que le conseil tranche. Certains occupaient les bancs, d’autres restaient debout, appuyés aux piliers ou errant dans l’obscurité. Même à bonne distance, dissimulé par le rideau de sa fenêtre, Taliesin pouvait deviner leur tension, peut-être leur hostilité. Après tout, ils étaient les principaux intéressés, mais n’avaient pas droit au chapitre dans la prise de décision.

Environ une petite heure plus tard, quelques coups feutrés retentirent, frappés à la porte.
« Vous dormez ? Je peux entrer ? » fit une voix basse, manifestement jeune et féminine.

[Taliesin]

Taliesin, qui s'était finalement laissé gagner par la somnolence, se redressa sur son lit et se frotta les yeux. S'assurant qu'arc et couteau étaient facilement accessibles en cas de danger, il lança d'une voix claire :
-Vous pouvez entrer, oui.
L'aube était encore trop lointaine pour que ce fut la décision du conseil que la femme soit venue lui apporter. Mais, après tout, peut-être s'étaient-ils décidés très vite...

[Galathée]

Une jeune femme entra dans la chambre et décocha un sourire engageant à l’elfe qui se redressait. Vêtue d’une élégante robe de laine verte, elle avait de longs cheveux roux qui lui tombaient jusqu’à la taille, et des yeux bleus pétillants qui ne manquèrent pas de détailler Taliesin, mutins. Elle portait un plateau sur lequel trônaient une bougie, une bouteille, du pain et du fromage. Manifestement peu impressionnée, et peu adepte des convenances, elle posa son fardeau sur la table basse, puis s’assit sur le lit, non loin de l’elfe, repliant ses jambes sous elle sans faire de cérémonie.
« Ils ont pensé que vous auriez peut-être besoin de quelque chose… Alors ils m’ont envoyée. » annonça-t-elle, un rien ironique.
Elle tendit la main à Taliesin.
« Je suis Patience. »

[Taliesin]

L'elfe lui serra la main.
Patience, songea-t-il. Exactement ce qu'il faut pour attendre l'aube...Ces bougres de villageois aurait-ils de l'humour ? Ou bien essaient-ils de m'endormir ?
-Enchanté de faire votre connaissance, dame... fit-il à voix haute. Puis il se leva, gagna la table basse, remplit deux vers de vins et en tendit un à son invitée surprise.
-Vous accepterez bien de partager ce vin avec moi ? demanda-t-il. C'est triste, de boire seul.
Et si elle boit, cela voudra dire que le vin n'est pas empoisonné. Jamais trop prudent.

[Galathée]

La jeune femme prit le verre et le goûta, avant de grimacer.
« Ah… Ce pingre de Norbert est vraiment… Enfin soit. Vous ne me direz pas votre petit nom, alors ? » fit-elle en souriant.
Elle s’adossa au mur, assise en tailleur, relevant sa robe sur ses cuisses.
« L’idée était que je vous divertisse, aussi. » ajouta-t-elle en lui faisant un clin d’œil. « Mais j’imagine qu’un… hum… »
Elle le toisa de la tête aux pieds.
« … de votre espèce n’ira pas se pervertir avec une femme de mon genre. Mais nous pouvons parler. Parler, je sais faire aussi. J’ai plusieurs cordes à mon arc. »
Sur ces belles paroles, elle lui porta un toast muet, et reprit une lampée de vin.

[Taliesin]

Taliesin haussa les épaules.
-Oh, je ne partage pas ce sentiment de supériorité qu’ont nombre de mes confrères, et je ne dédaigne pas la compagnie des humains, bien au contraire. De plus, vous êtes fort accorte, Patience. Mais je préfère que nous parlions, oui… Cela conviendra mieux à mon humeur et aux circonstances…
Il porta à son tour le verre à ses lèvres. Le vin était médiocre, mais pas tout à fait imbuvable.
-Comment s’annoncent les choses, en bas ? reprit-il. Enfin, si on vous a autorisée à m’en parler, et si vous avez eu l’occasion d’entendre quoi que ce soit...
Pour ce qui était de son nom, il ne souhaitait pas outre mesure l'ébruiter. Non pas qu'il craignit les vengeances - il serait bientôt mort, après tout - mais moins on en saurait sur lui, mieux ce serait.

[Galathée]

« Oh, ça discutaille… Mais les choses tourneront dans votre sens, ne vous inquiétez pas. Les membres du conseil sont ceux qui ont le plus à perdre d’un pillage : ils sont encore verts, ils sont nés avant la malédiction. Ils ne prendront pas le risque. Et même si votre idée de nous amener des Luméniens était un fiasco… ce que personnellement je pense, et j’espère... Quelle importance pour eux. Ils sont mariés, ils ont des enfants… Cela ne les concerne pas vraiment. »
Elle sourit, décroisa les jambes et s’étira.
« Mon commerce souffrirait si soudain toutes vos Luméniennes débarquaient les bras ouverts. Mais je ne m’inquiète pas. Des veuves éplorées, sanglotant sur leurs héros de maris tombés au combat... Elles n’iront jamais trouver du réconfort dans les bras de bouseux mal dégrossis. Je ne risque rien. »
Elle rit, se leva et alla remplir son verre.
" Vous êtes certain que vous ne voulez pas... ? C'est offert par la maison."

[Taliesin]

-Non, je vous remercie… Ce n’est en rien lie à votre personne, charmante au demeurant, mais je crains vraiment ne pas être d’humeur à cela, et parler me convient mieux. Cependant, je m’en voudrais de vous faire perdre votre temps en inutiles palabres : votre compagnie m’agrée, mais si vous voulez vaquer à vos occupations, je ne m’en formaliserai pas.
Paroles creuses, badinage vain : mais qu’importait ? Tout était bon pour faire passer le temps, pour oublier la nervosité, pour se détourner des ténèbres qui rôdaient aux abords de sa conscience, prêtes à le happer et à lui ôter toute force. Il n’avait pu reprendre ni valériane ni millepertuis, ce jour là, et leur absence dans son organisme se faisait cruellement sentir...

[Galathée]

Patience secoua la tête avec le sourire, et alla jeter un œil par la fenêtre, avant de revenir jusqu’au lit.
« Je n’ai rien de bien spécial à faire. » fit-elle en s’installant à nouveau. « Je pourrais aller dormir, cela dit. Mais je pense que le conseil verrait d’un mauvais œil que je m’éclipse trop rapidement. Donc il va vous falloir me supporter encore un peu de temps. Mais si vous voulez dormir, je peux veiller sur vous. Je peux aussi juste vous faire un massage, pour détendre tous ces muscles qui doivent être bien noués. »
Elle eut une petite grimace et rit doucement.
« J’arrête de vous ennuyer. »
D’une main distraite, elle ébouriffa ses cheveux longs, puis étouffa un bâillement.
« Dites-vous que demain, vous pourrez reprendre la route… avec votre amie. Tout le monde sera content, sauf Rupert. Même s’il se trouve une petite Luménienne ensuite, ou qu’il vient pleurer chez moi, il était quand même à deux doigts, cette fois… »
Elle rit, but à nouveau.
« Ça lui fera les pieds. »

[Taliesin]

-Qui sait ? Peut-être se prendra-t-il à préférer séduire quelque veuve plutot que de gagner une captive à un concours... dit-il.
Puis il se tut. Il avait épuisé ses réserves de badinage. Il tendit à nouveau l'oreille, tentant de deviner, aux bruits extérieurs à la chambre, l'évolution des choses. Ce n'était parce qu'on lui avait envoyé de la compagnie qu'il devait baisser sa garde et oublier ce qui se passait au dehors... Et qui lui disait, d'ailleurs, que Patience n'était justement pas là pour le distraire pendant qu'on lui tendait un piège ?

[Galathée]

" Qui sait... C'est un beau garçon, un peu brutal, mais peut-être apprendra-t-il un jour à demander les choses plutôt que de les prendre... On peut rêver, vous avez raison."
Les bruits du dehors s’étaient atténués, mais on entendait toujours les conversations provenant du rez-de-chaussée. Patience n’y prêtait aucune attention. Elle le dévisagea, se mordit la lèvre, puis lui sourit à nouveau.
« Cette fille… Elle est importante pour vous ? Vous seriez triste s’il lui arrivait quelque chose ? »

[Taliesin]

L'elfe lui adressa un sourire étrange.
-A votre avis, me serais-je lancé dans cette croisade, si elle ne comptait pas ? Aurais-je planifié l'éradication de tout un village si je n'étais pas inquiet du sort qu'on lui réserve ?
Il secoua la tête. En réalité, il ne savait pas ce qu'il éprouverait, au cas où il arriverait malheur à galathée. De la tristesse, oui, indéniablement. De la révolte, aussi. Et une conviction renforcée que quiconque suivait un temps le même chemin que lui ne pouvait que périr. Quant aux raisons qui l'avaient poussé à tenter cet improbable sauvetage... Il n'aurait su les dire, exactement. Peut-être avait-il voulu rembourser une dette. Ou bien, tenté d'expier un peu ses fautes, avant de s'offrir le repos éternel. Peut-être...

[Galathée]

Patience frissonna et le scruta, comme si elle essayait de le percer à jour, mais détourna rapidement le regard.
« Vous devriez sortir, dans ce cas. » murmura-t-elle à mi-voix. « Je ne devrais pas vous dire ça mais… Les Terreux veulent toujours la chèvre et le chou. »
Elle eut un pauvre sourire.
« La tradition veut qu’à la veille du dernier jour de concours, les compétiteurs soient conduits jusqu’à la fille. On appelle ça la Vision. C’est histoire de leur redonner un peu de courage pour les dernières épreuves… Bon, dans le cas qui nous occupe, Rupert a tout survolé donc l’enjeu est… minime. Et a priori sans danger pour votre amie. »
Elle vida son verre.
« Mais la tradition veut aussi que le dernier soir avant le mariage, les trois premiers du concours aient… accès à la fille. C’est une manière de tempérer la frustration des perdants, même si le vainqueur reste évidemment présent… après tout, elle sera sa femme le lendemain. Normalement, cela aurait dû avoir lieu demain soir… Mais avec votre arrivée… et connaissant Rupert... »

[Taliesin]

Taliesin bondit sur ses pieds, furibond. Il aurait dû se douter que les choses n'iraient pas sans mal, que le vainqueur du concours ne se laisserait pas souffler son prix sans réagir. Et il était demeuré dans cette chambre, pendant qu'on l'occupait, le distrayait, pendant que l'on...
Une grimace lui tordit les lèvres, et, dans un même mouvement, récupéra arc et carquois.
-Savez-vous où on la retient ? Il est peut-être encore temps d'empêcher cette horreur. Je...
Il la dévisagea.
-Si rien n'a encore été fait, je ne tuerai personne. Mais si l'irréparable a été commis, j'abattrai les coupables. Ceux qui ont commis la chose comme ceux qui l'ont permise. Les autres... Vous m'avez aidée. J'en déduis qu'il n'y a pas que de vils retors, à Fumeterre. J'épargnerai donc peut-être les innocents.

[Galathée]

« Je peux vous guider… en tout cas dans la bonne direction… Je ne sais pas où ils la retiennent. Seules quelques vieilles le savent. Mais vous les rattraperez facilement si vous vous hâtez… C’est en dehors du village. Prenez la route qui quitte Fumeterre vers Eredhùn. Après la rivière, il y a une sente qui monte à droite dans les collines. C’est le chemin qu’emprunte Ada lorsqu’elle quitte notre demeure… Au delà… Je ne sais pas ce qui s’y trouve. Sans doute une ferme abandonnée. »
Voyant que Taliesin s’apprêtait à se mettre en mouvement, elle reprit:
« Les anciens savent que la Vision va avoir lieu. Les jeunes l’ont exigé. Mais personne ne cautionnerait que Rupert touche à la fille avant la nuit dite. Personne. Vous devez me croire. »

[Taliesin]

Il l'a regarda fixement.
-J'en jugerai le moment venu. S'il ne s'est rien passé, alors personne ne souffrira. Sinon...
Il se détourna, gagna la fenêtre et l'ouvrit en grand. Il repéra une corniche, courant juste en dessous de lui et rejoignant le sommet du porche, sur sa gauche. Un jeu d'enfant... Avec précaution, il se coula donc à l'extérieur et, moins de deux minutes plus tard, avait rejoint la grand-place. Il aurait été plus simple, bien sûr, de descendre d'une façon plus traditionnelle, via l'escalier et la salle commune, mais il n'avait guère envie d'affronter les questions du conseil des anciens... ni leurs suppliques, leur récriminations, leurs menaces, ou quoi qu'ils décident de lui opposer.
A grandes enjambées, l'elfe s'engagea dans la direction que lui avait indiquée Patience. Il priait qui voulait l'entendre pour que rien ne se soit encore produit. Sinon...
Sinon, il arrivait que les choses qu'on croyait mortes reparaissent.

[Galathée]

Taliesin emprunta la route en courant, dépassa plusieurs maisons, puis quitta le village, s’engagea sur le pont et continua à courir dans la campagne endormie. Bientôt, comme l’avait dit Patience, une sente s’éleva vers les collines et il la suivit sans ralentir. Il savait qu’un piège était toujours possible, mais aidé de sa vision nocturne, il pouvait scruter les ténèbres tout en cheminant, et jusqu’ici elles étaient nues. Le terrain dégagé n’offrait pas beaucoup de possibilités d’embuscade. Après de longues minutes d’une course effrénée, le cœur battant, les poumons en feu, il aperçut enfin la lueur de plusieurs torches devant lui. La silhouette sombre d’une bâtisse se dessinait sur le ciel étoilé, entre deux tertres naturels, et il distingua un rassemblement devant la porte.
S’approchant à pas de loup, il compta une dizaine de jeunes hommes debout dans les ténèbres, agités. Tous faisaient face au cercle de lumière délimité par de grands flambeaux, suffisamment reculés pour ne pas être éclairés. Leur nervosité irradiait dans l’air.

Trois personnes se tenaient devant eux, deux petites vieilles encadrant une jeune femme que Taliesin eut de la peine à reconnaître sans l’habituelle couche de poussière et les vêtements fripés qui la recouvraient d’ordinaire. Galathée était manifestement aveuglée par l’éclat des flammes, car elle gardait les yeux fermés ou détournait le visage vers le sol avant de les entrouvrir. Vêtue d’une simple robe blanche, les cheveux lâchés retombant sur les épaules, les poings liés dans le dos, elle avait l’air d’une vierge en route pour l’autel sacrificiel, mais de là où il était, Taliesin ne pouvait pas voir si on lui avait fait du mal. Elle semblait en bonne santé. Perdue, mais en bonne santé. Elle ne fit aucun geste pour se dégager pendant les quelques secondes que dura encore la Vision. En effet, un instant plus tard, les Fumeterreuses l’entraînèrent à l’intérieur, laissant les hommes au dehors.

[Taliesin]

Taliesin poussa un soupir de soulagement : il n'était pas arrivé trop tard. Pour l'heure, les hommes assemblés semblaient se satisfaire de la Vision, mais qui sait si les trois premiers ne réclameraient pas davantage d'un moment à l'autre ? Il n'était donc pas question de se reposer, de reprendre son souffle.
Décrochant son arc de son épaule, l'elfe se mit en devoir de gagner loin des tertres jouxtant la demeure, tout en prenant grand soin de faire aussi peu de bruit que possible et de rester à bonne distance des torches. Avec un peu de chance, il existait une entrée latérale qui lui permettrait de gagner l'intérieur de la demeure avant que les ennuis ne commencent. Si ennuis il y avait.

[Galathée]

Les jeunes hommes commencèrent à bavarder sans réellement quitter leur position. Tout en les contournant, Taliesin pouvait entendre des bribes de conversation, l’excitation de certains, la déception d’autres, et la tension restait vive. Soudain, la porte se rouvrit sur une des vieilles qui commença à les houspiller avec véhémence. Sous le feu nourri de ses récriminations, ils se mirent peu à peu en marche vers le village, abandonnant torches, bergerie et Vision derrière eux. Lorsque la vieille sembla satisfaite de la distance à laquelle se trouvaient les derniers, elle regagna l’intérieur de la petite bâtisse. C’était un bâtiment minuscule, et lorsque Taliesin l’atteignit, il réalisa qu’il n’en existait qu’une seule issue : la porte. Deux petites fenêtres s’ouvraient dans ses murs latéraux, mais il eut fallu être un chat pour pouvoir les emprunter.

[Taliesin]

Entrer dans la bergerie n'était pas envisageable : les jeunes gens étaient encore tout près, et voir quelqu'un se glisser à l'intérieur était le plus sûr moyen de mettre le feu aux poudres. L'elfe décida donc de gagner le mur qui lui faisait face et de s'y blottir, arc au poing, attendant le départ définitif du petit groupe. Et s'il revenait, il serait dans une position relativement favorable pour le repousser de quelques tirs.
Demi courbé, demi rampant, Taliesin s'approcha de la bâtisse. Il ne fallait pas se faire repérer des hommes du village, mais pas non plus par les aïeules surveillant Galathée. Elles ne manqueraient pas de le prendre pour l'un des leurs insatisfait par la Vision... Et tout pourrait dégénérer. Non, il fallait impérativement rester caché tant qu'il ne serait pas seul avec les deux vieilles et la rôdeuse.

[Galathée]

Pendant quelques minutes, Taliesin entendit des bribes de conversation, étouffées, s’échappant de la bergerie. Il ne reconnut cependant pas la voix de Galathée et fut incapable d’en comprendre le moindre mot. Puis le silence s’installa, pesant, et le temps parut se figer. Une brise légère s’était levée, agitant les hautes herbes, tandis que dans le firmament, les étoiles se déplaçaient, lentement, dans un mouvement presque invisible. La température avait fortement baissé, mais restait supportable. Un hibou ulula depuis les hauteurs.
Puis une branche craqua sur le chemin en contrebas. Peut-être un coïncidence. Une seconde branche, et Taliesin se redressa, s’arrachant à sa torpeur.
Trois hommes revenaient vers la bergerie. Tous les trois trentenaires, deux étaient grands et musclés, le troisième plus fin. Le premier, Rupert, que l’elfe avait entraperçu chez le forgeron, avait la mine déterminée. Le second semblait surexcité. Le troisième inquiet.