La Couronne de Cuivre

Valaellyn et Mathieu quittèrent la salle à manger vers le couloir puis l'extérieur, abandonnant Taliesin et Victor en tête à tête. Le petit garçon sourit à l'elfe. Il avait l'air beaucoup plus détendu que quelques heures plus tôt. Par contre, les mots lui manquaient et il détourna le regard vers les flammes de l'âtre. La chaleur qui régnait dans la pièce était un peu traître, engourdissant les sens. L'enfant se déplaça cependant sur le banc et vint s'appuyer contre l'épaule du barde, avant de pousser un profond soupir.

Taliesin demeura silencieux un moment, puis se fendit d'un calme sourire.
-Tu vois, les choses sont en marche... dit-il doucement. Et elles sont mieux engagées que je n'aurais jamais osé l'espérer : ils acceptent de nous aider en toute connaissance de cause. Je leur ai dit pourquoi Kanter m'en voulait temps, pourquoi il s'en était pris à vous... Malgré cela, ils ne m'ont pas rejeté.
Quelques secondes, son regard se perdit dans les flammes, avant de revenir à l'enfant.
-C'est une chance immense de les avoir. De savoir que nous avons de tels amis à nos côtés, sur lesquels on peut compter, qui ne nous trahiront pas... J'avais presque oublié quel effet ça fait.
C'était vrai. Il n'aurait pu décrire ce qu'il éprouvait exactement, mélange d'impressions diffuses mais chaleureuses, mélancolie joyeuse teintée d'espoir... Il se sentait serein, surtout, pour la première fois depuis bien longtemps. Il avait l'impression que tout finirait par s'arranger, qu'il n'était plus aussi seul face aux épreuves qui les attendaient encore....
Il leva la main, ébouriffa affectueusement les cheveux de l'enfant.
-Tout se passera bien... Et les Merlus... Ah ça, ils peuvent compter sur ma gratitude, ma loyauté. Elles leur sont à jamais acquises.

Victor sourit.
" Moi je n'en ai pas douté." murmura-t-il. " Ça fait longtemps que nous les connaissons, maintenant. Ils savent bien que... ce qui s'est passé hier... Regarde, moi, j'ai le visage à moitié brûlé, et je n'en veux pas à Galathée pour autant."
Il croisa les bras.
" On devrait réfléchir à ce dont on aura besoin... et ce qu'on va faire quand Mathieu va rentrer. Il faudra peut-être se battre, tu crois ? Avec ma chemise de mailles, je ne craindrai rien, mais peut-être que je dois m'entraîner un peu."

Taliesin grimaça. Quand Victor avait une idée en tête, il n'en démordait pas... Et, de fait, il n'avait pas tardé avant de revenir à la charge. Il aurait voulu la repousser à plus tard, mais... Il était temps d'avoir avec lui la discussion évoquée plus tôt, alors qu'il parlait à Valaellyn.
-Dis-moi, bonhomme... commença-t-il. Est-ce que tu crois que Benoit, Jehan et les autres vont bientôt venir te chercher ? Ou bien penses-tu que nous avons le temps de parler un peu ?

" Non, j'pense pas qu'ils vont venir, je leur ai dit qu'on devait parler de choses sérieuses, tout ça. Ils sont curieux, mais ils viendront pas. Puis je leur raconterai ce qu'ils doivent savoir..."
Il sourit de toutes ses dents, manifestement fier de sa position.
" Ils sont épatés par tout ce qu'on a traversé, tu sais !"

Il acquiesça.
-Il y a de quoi ! Mathieu, Vallaellyn, Guilhem et Mathilde l'étaient aussi : ça a vraiment été un rude périple, et... C'est une chance que nous en ayons réchappé. Plus qu'une chance : un miracle.
Il s'interrompit, chercha ses mots... Se lança.
Autant saisir la perche que lui avait tendue Victor. C'était tujours une façon d'entrer en matière... Pas très agréable, mais la discussion, dans son ensemble, ne le serait pas.
-Quand je parle de miracle, je ne plaisante pas, Victor. Tu es passé à deux doigts de la mort. Tu me disais tout à l'heure que les autres n'avaient pas de mémoire, qu'ils te disaient que tu n'avais pas tes brûlures la dernière fois que vous vous êtes vus. Et bien... Ils ont raison. Tu les as récoltés quand les mercenaires nous ont attaqués. Et... C'est de ma faute. Comme est de ma faute le fait que tu confondes les choses, sur ce point...

Victor sourit et secoua la tête.
" Tu dis n'importe quoi ! Vous avez décidé de me faire marcher, ou quoi ?" s'exclama-t-il, moitié hilare, moitié agacé. " Je me souviens très bien quand ça s'est passé. C'est quand Galathée est venue me chercher chez moi, parce que papa le lui avait demandé, et que le quartier était en feu... On a dû courir, traverser des maisons en feu, et voilà, je suis tombé dans des flammes. J'avais même le bras cassé ! Ou bien la jambe ? J'ai oublié. Mais je sais bien que je me suis brûlé comme ça. De l'oreille à la taille. Je m'en souviens."
Dans ses yeux brillait une certitude sans bornes.

Le barde soupira. Il n'avait pas envie de remettre en cause ses certitudes, se demandait quel effet cela aurait sur lui... Mais n'avait guère le choix. Les brûlures qu'arborait l'enfant étaient la preuve de son incapacité à le protéger, le point de départ du raisonnement qu'il essayerait de lui faire comprendre, qui le convaincrait, du moins l'espérait-il, d'accepter de rester en arrière...
-Victor... Quand les mercenaires nous ont capturés, Emeraude a réussi à s'enfuir, m'offrant par là même occasion l'opportunité de me carapater à mon tour. Malheureusement, la femme qui les commandait te tenait, avait un couteau sous ta gorge... Je n'ai pas pu t'aider, alors. Ils t'ont donc attaché au milieu de leur camp, et m'ont ordonné de revenir... sans quoi ils te feraient du mal.
Il regardait l'enfant droit dans les yeux, comme pour capter totalement son attention, lui faire bien voir qu'il ne plaisantait pas.
-Je me suis approché en me rendant invisible. J'ai observé. Réfléchi à toutes les solutions qui me permettraient de te libérer sans te faire courir de risques. Mais, à un moment, ils... ils ont vraiment commencé à vouloir te faire du mal. Etaient sur le point de passer à l'acte... Je n'avais plus le choix, il m'a fallu intervenir. J'ai convoqué un élémentaire de feu que j'ai envoyé sous l'abri qu'ils avaient construit : je ne savais pas combien de personnes se trouvaient dedans. La chef y était, y restait calfeutrée... je n'avais aucune idée de ce qu'elle préparait, alors j'ai ordonné à l'élémentaire de charger, de combattre tous ceux qu'il croiserait, d'incendier l'abri. Ensuite, j'ai convoqué un nuage de fumée... Pour aveugler les mercenaires, les faire tousser. J'y ai plongé, j'ai gagné l'endroit où tu étais attaché... Mais l'un des hommes t'avait emporté, et il t'a jeté sous l'abri en flammes avant que je ne puisse le rattraper. Quand j'ai enfin pu te tirer de là...
Il grimaça...
-Tu étais très grièvement blessé, bohomme. Vraiment très grièvement. Je t'ai emporté ailleurs, dans un temple en ruine. J'ai essayé de te soigner, mais... ça ne cessait d'empirer. Si les compagnons d'Emeraude ne nous avaient pas trouvés, si l'un d'entre eux ne t'avait pas donné les premiers soins... Tu serais mort. Tu serais mort aussi si, plus tard, je n'avais pas découvert le pipeau qui se trouvait par miracle sur le sol de notre coche, alors que nous roulions vers Rohan...
Il se passa une main sur le visage, se força à reprendre.
-A Rohan, une prêtresse t'a soignée... Elle aurait pu faire disparaître toutes les cicatrices, mais elle a dit que ce ne serait pas prudent, qu'il valait mieux que tu guérisses par toi-même, que je te les ferai enlever plus tard... Elle a aussi dit que toute la fumée que tu avais respirée pourrait te troubler, te rendre confus, te faire perdre certains souvenirs... Au début, tu mélangeais tout, tu pensais que Gal était avec nous, ou qu'on était encore près de la clairière où nous vivions l'été dernier... Bon, tout est rentré dans l'ordre, petit à petit. sauf que tu ne te souviens plus de notre enlèvement par les mercenaires, de mon attaque, sauf que tu crois avoir eu ces marques dans l'incendie du Port... Non, quand Galathée t'a ramené au Parc, tu avais seulement une jambe cassée. Elle me l'a dit. Tu n'étais pas brûlé.
Grave, il chercha à nouveau le regard du petit garçon.
-C'est la vérité, Victor. Je te le jure. Je ne te mentirais pas sur des choses pareilles.

Victor demeura muet une seconde, le dévisageant de ses yeux clairs, la bouche entrouverte. Un spasme traversa son épaule gauche, subit, et il cligna des paupières.
" Ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ?" fit-il d'une voix étranglée. " Pourquoi tu dirais ça..."
Il se tut à nouveau, le souffle court, et ses yeux s'embuèrent brutalement. Avant que Taliesin n'eut pu bouger, il se leva, et fit quelques pas pour se mettre hors de portée.
" Pourquoi je me souviens pas ?" glapit-il d'une voix altérée. " Pourquoi ?"
Il porta la main à sa joue, frôla la brûlure, puis brusquement, se griffa le visage. Du sang perla sur sa peau fripée.
" Pourquoi je me souviens pas !?"

La réaction brutale de Victor laissa Taliesin aussi pantois qu'effrayé. Un instant, il songea à sa conversation avec Valaellyn, à l'être de haine qui se cachait dans les replis de l'âme du petit garçon. Mais il repoussa l'idée. Cette scène lui en rappelait davantage une autre, qu'il n'avait pas vécu mais dont Galathée lui avait parlé : alors qu'ils vivaient dans la clairière, à la lisière de la Lorien, elle l'avait trouvé en train de s'arracher les cheveux. Il s'était débattu avec force quand elle était intervenue, avait finalement demander qu'elle le tue, pour qu'il puisse rejoindre ses parents...
Il faillit se lever, pour intervenir comme l'avait fait la rôdeuse. Il se força cependant à demeurer immobile, à se composer un visage serein.
Un rocher de calme face à la tempête, auquel, qui sait, l'enfant pourrait se raccrocher...
-C'est à cause de la fumée, bonhomme... dit-il de la voix la plus douce, la plus rassurante possible. Simplement à cause de la fumée. La dame qui t'a soigné m'avait prévenu que ça pourrait arriver. Ce n'est pas grave du tout, tu ne dois pas te tourmenter pour ça...

Victor demeura immobile, la main toujours posée sur son visage meurtri, mais sans plus le scarifier davantage. Il frémit des pieds à la tête, les yeux fixes, couverts d'une pellicule d'eau qui refusait toujours de couler.
" Je ne me souviens pas. J'étais certain que c'était pendant l'incendie. Pourquoi j'en suis si sûr, si c'est un mensonge ?" murmura-t-il. " Je ne me souviens pas des mercenaires, ni de rien du tout... Pourtant j'ai vu le chien brûler, je me souviens, quand Mélégorn est mort et que les paysans nous poursuivaient... Je me souviens des flammes et du chien qui hurlait et de cet élémentaire de feu... Il était aussi là quand tu nous as aidés, Galathée et moi, dans la ruelle, avec les Gardes Rouges... Toujours ces flammes..."
Sa main descendit le long de son cou, se glissa dans l'échancrure de sa chemise.
" Ça va partir un jour ? Je vais rester comme ça ?"

Taliesin, quelque peu rassuré, secoua la tête.
-Non non, tu ne resteras pas comme ça, Victor. La prêtresse qui t'a prodigué des soins aurait pu tout faire disparaître en un instant, mais elle a préféré ne pas t'imposer trop d'énergie divine en une seule fois... Elle disait que c'était dangereux pour un enfant, qu'il fallait que tu guérisses par toi-même, en partie... Qu'il valait mieux qu'on attende un ou deux mois avant de faire disparaître les cicatrices. Mais rassure-toi : dès que tu seras complètement remis, on te débarrassera de ces brûlures.
Il sourit, rassurant.
-Quant au fait que tu aies oublié l'épisode des mercenaires... Ce n'est vraiment pas grave. C'est à cause de la fumée que tu as respirée, comme je te le disais... Mais je comprends que ça te fasse bizarre. Je te comprends d'autant mieux que... J'ai dû abandonner certains de mes souvenirs, au Val des Mille Campanules. C'était l'une des épreuves. Et, quand je me rends compte que j'ai oublié ces choses... Que je prends conscience de ce trou noir entre deux autres souvenirs... Oui, ça me fait vraiment bizarre,. Je comprends donc vraiment ce que tu éprouves.

Victor acquiesça, inquiet, mais ne vint pas se rasseoir pour autant.
" Je me souviens pas des mercenaires. Je me souviens de m'être endormi dans cette ville... Le coche était cassé... Ou bien les chevaux malades... et puis je me suis réveillé à Rohan. Il y a dû y avoir des jours et des jours entre les deux... Mais plus rien..."
Il s'écarta du feu, comme s'il y voyait subitement un danger.
" Peut-être que ça me reviendra, en même temps que ma peau..."

Taliesin hésita à aller vers l'enfant, mais préféra ne pas lui imposer, d'emblée, sa proximité. Il se contenta donc de se lever, de s'éloigner du feu et de s'assoir plus loin. Ainsi, si Victor voulait venir, la peur des flammes qu'il éprouvait en l'instant ne l'en empêcherait pas.
-Les chevaux étaient malades, oui, reprit-il, toujours sans le quitter des yeux. Et nous avons pris un autre coche... qui était en réalité un piège. Mais, honnêtement... Ne te tourmente pas pour ça. Ce n'est pas vraiment un épisode agréable, ce n'est peut-être pas plus mal que tu l'aies oublié.

Victor demeura immobile et silencieux, à bonne distance du feu et de l'elfe. On n'entendait plus que le crépitement des braises, le pas étouffé des enfants à l'étage, le bruissement du vent dans les branchages au dehors. Le petit garçon respirait lentement, le regard attiré par les flammes, les bras croisés, la posture tendue. Il frissonna encore quelques fois, puis se détendit brusquement.
" Peu importe. Ce qui est passé, est passé. Nous avons survécu. Nous allons retrouver Galathée."

-Oui, on la retrouvera. Et, bientôt, toute cette histoire ne sera plus qu'un mauvais souvenir, fit l'elfe avec une conviction qui, contrairement à bien des fois précédentes, n'étais pas feinte.
Il hésita un instant. Puis sourit à nouveau, renonçant à poursuivre la discussion dans l'immédiat. Victor avait eu assez d'émotions pour une seule journée.
-Allez, bonhomme, tu devrais retourner t'amuser... fit-il. M'est avis que Benoît et les autres trépignent.

" D'accord." fit Victor, retombant brusquement dans le réel, l'instant immédiat, et la perspective de jeux innocents avec ses comparses.
Il décocha un sourire sincère à Taliesin, puis fila vers la porte qui les séparait du couloir et de la cage d'escaliers. Il s'arrêta cependant juste avant de la franchir.
" Tu ne décides rien sans moi, hein ?"
Puis il détala sans demander son reste.

Le barde soupira. Décider sans Victor,, il l'avait fait. Sur un point primordial. Mais il n'imposerait pas la décision à l'enfant sans en discuter, sans tenter de l'amener à comprendre, à accepter par lui-même...
Mais ce n'était pas pour tout de suite. Alors, autant s'épargner les soucis dans l'immédiat : lui aussi avait eu son content d'émotions pour la journée.
Se disant que Valaellyn, ou Guilhem peut-être, reviendraient bientôt, il alla jusqu'à son sac, en tira pipe et tabatière, et alla à nouveau s'installer au coin du feu. Il n'avait rien de particulier à faire dans l'immédiat. Autant profiter de ce moment de détente bienvenue...

Effectivement, Valaellyn ne tarda pas à reparaître. Elle avait les joues un peu empourprées et elle sourit au barde en se rasseyant. Difficile de savoir si sa rougeur était due à une émotion ou simplement à la bise qui soufflait au dehors.
" La chambre que tu occupais avec Galathée est bien entendu toujours libre, si tu veux t'y installer." commença-t-elle. " La pièce d'eau est juste deux portes plus loin, je ne sais pas si tu te souviens. Tu peux aussi y mettre directement ton baquet, si tu préfères."

Taliesin acquiesça. Sourit.
-Merci. Je me souviens bien... Je monterai nos affaires dans quelques minutes.
Il inspira, expira un nuage de fumée bleutée.
-Bon... J'ai expliqué à Victor, pour ses brûlures... Il a eu une réaction pour le moins impressionnante, je ne pensais pas qu'il serait à ce point chamboulé. Mais il s'est calmé... J'ai pourtant préféré remettre à plus tard la grande discussion. J'avoue que je la redoute un peu... Enfin, ce n'est pas comme s'il y avait vraiment le choix.

Valaellyn hocha la tête, les lèvres pincées.
" Je ne sais pas bien comment tu peux lui amener la chose pour qu'il l'accepte, moi non plus. Mais s'il y avait une opposition, un éclat... J'irai lui parler ensuite. Nous ne sommes pas particulièrement proches, mais peut-être que je pourrai tempérer l'orage. Je comprends que tu ne sois pas très chaud... alors n'y pense pas trop pour l'instant. Détends-toi. Nous ne sommes pas encore partis."

-Oh oui. Je crois que nous avons tous les deux besoin de profiter de ce répit... La journée a été bien remplie, pour lui comme pour moi.
Il tapota sa pipe au dessus du feu, pour en faire tomber la cendre.
-Au fait, je ne t'ai pas demandé : où Plume s'est-elle installée ?

" Elle habite aux alentours. Nous ne lui avons pas trouvé de nichoir constant. Tantôt dans l'étable, parfois dans la remise, dans un arbre quand il fait clément, au grenier les jours d'hiver les plus rudes... Mais elle a survécu aux gelées, à la bise, aux torrents... Tu la verras sans doute voler cette nuit, si tu t'attardes après le coucher du soleil. Il n'est pas impossible qu'elle se montre moins effrayée avec toi qu'avec nous. Après tout, elle est comme un reflet de Galathée, elle te connaît bien... Mais je n'en sais rien. Mathieu n'était pas très positif. Ce sera une expérience à tenter." fit la prêtresse, avec une moue indécise.

Taliesin opina du chef sans rien dire. Il ne connaissait pas bien les liens qui unissaient un familier à son maître, savait que c'était fort sans avoir la moindre idée de la nature profonde de ce contact étrange... Et dans le cas de Galathée, les choses étaient particulières : il se souvenait de la façon dont elle avait trouvé plume. Se souvenait, du moins, qu'un matin, alors qu'ils campaient dans un sanctuaire non loin de Fumeterre, la chouette était là, auprès de la rôdeuse... Ils n'avaient jamais vraiment parlé de ce qui s'était produit au cours de la nuit. Il n'avait pas osé lui demander, alors...
Peut-être Plume le reconnaîtrait-elle. Peut-être que non : s'il y avait ce vide, en elle, si elle était à jamais coupée de sa maîtresse, il n'était pas impossible qu'elle soit redevenue un rapace comme les autres...
Il verrait bien. Il redoutait la confrontation tout en étant conscient qu'elle aurait lieu. Il ne pouvait pas quitter la ferme sans avoir essayé.
Mais ce n'était pas pour tout de suite : il était encore tôt.
-Allez, je vais monter nos sacs... fit-il en se levant. Et peut-être me débarbouiller un peu, sinon me reposer...

Valaellyn se leva à son tour.
" N'oublie pas que si tu veux remplir à nouveau ton estomac, la cuisine regorge de tout ce dont tu auras besoin..." fit-elle en souriant. " Si tu as besoin de moi, je serai dans la chapelle que nous avons installée dans l'ancienne grange. Guillhem est, je crois, dans l'étable.... ou le poulailler. Quant aux enfants... Tu peux difficilement les manquer."
Elle sourit, posa une main sur son bras.
" Votre retour est un bonheur inestimable, Taliesin. Vous êtes porteurs de mauvaises nouvelles et d'épreuves à venir, mais nous avions perdu tout espoir de vous retrouver, jamais... Vous êtes là, toi et Victor. C'est comme un rêve devenu réalité. C'est la preuve que tout est possible, toujours. Souviens t'en."

Le barde lui sourit franchement.
-Je le sais... J'ai connu le pire, mais aussi le meilleur. Gal m'a réappris à vivre et à espérer, et... même quand j'avais l'impression que tout était perdu, je n'ai jamais vraiment renoncé, j'ai saisi les opportunités... Je croyais que je ne sortirais jamais du bagne, que je ne retrouverais jamais Victor. Je croyais qu'il ne reprendrait jamais forme humaine, puis qu'il ne survivrait pas, après l'attaque des mercenaires. Je croyais que nous n'arriverions jamais ici, parmi vous, que vous ne m'accepteriez plus lorsque vous sauriez. J'ai continué, pourtant. Et tout cela est advenu. Miracle ou non, c'est advenu.
Son sourire s'élargit, se fit plus léger.
-Je suis heureux d'être ici. Je me sens plus fort, avec vous... Et je pense qu'une fois remis de mes émotions, j'aurais plus d'allant et d'optimisme que je n'en ai eu depuis bien longtemps. Tout finira par s'arranger, toute cette affaire sera derrière nous. Je n'ai aucune raison d'en douter.

" Très bien." murmura la prêtresse. " Je vais te laisser te reposer."
Puis, avec un léger salut, elle le laissa dans la salle à manger et regagna le couloir qui menait vers la cour.

En haut des escaliers, Taliesin n'eut aucun mal à retrouver la chambre qu'il avait partagée avec Galathée, quelques mois plus tôt, alors qu'il revenait de son périlleux périple au coeur de la Forêt Maudite. Le large lit n'avait pas bougé, toujours recouvert de sa courtepointe bleu sombre piquetée d'étoiles dorées, muni de ses oreillers un peu plats mais confortables, de draps blancs qui promettaient d'être glacés. La fenêtre s'ouvrait sur le potager à l'arrière, qui en cette saison était brun et désert, même si le barde nota qu'il avait été retourné récemment. Deux corneilles l'arpentaient, bec dans la boue, poursuivant sans doute des limaces imprudentes. Le plancher craquait. Il faisait un peu froid, un peu sombre, déjà.

L'elfe ne put réprimer un soupir. Les chambres vides, il en avait soupé, depuis leur départ de Rohan. Et si celle-ci était illuminée de souvenirs chaleureux, elle était aussi lourde d'une absence pesante...
La situation était pourtant bien différente de celle qu'il avait connue dans les auberges ponctuant le trajet jusqu'à Luménis. D'abord, l'étage résonnait des exclamations joyeuses des enfants en train de jouer. Ensuite, la journée avait été marqué par de bonnes nouvelles, par les germes d'un optimisme vaillant en l'avenir. Les Merlus avaient accepté de l'aider. Ils ne l'avaient pas rejeté, malgré ses crimes...
Qu'aurait-il pu demander de plus, dans l'immédiat ? Qu'aurait-il pu espérer de mieux ?
Rien, et, d'ailleurs, son bref instant de trouble était déjà en train de se dissiper.
Taliesin, ragaillardi, déposa leurs affaires sur la courtepointe, ouvrit son sac et en tira une tenue propre, des vêtements achetés à Loth Imarhil, bien plus à son goût que ceux, trop ostentatoires, qu'il avait remis le matin même, par sécurité.
Ses frusques sous le bras, il quitta la chambre et se dirigea vers la salle d'eau. Un bon bain pour se délasser, se débarrasser des traces du voyage, du maquillage qui durcissait encore ses traits. Puis une sieste, peut-être, avant un repas animé...
De belles heures de répit, en somme. Il n'allait pas se faire prier pour en profiter, pour jouir à plein de cette sérénité, sentiment devenu presque étranger, qui l'habitait désormais.

Personne ne vint le déranger pendant ses heures de détente. Il put se laver en toute tranquillité, puis revenir à son lit où le sommeil le saisit sans se faire prier. S'il rêva, il ne se souvint de rien à son réveil, lorsqu'une voix enfantin, celle de Félix, lui annonça à travers la porte que le repas serait servi incessamment.

Et effectivement, lorsqu'il regagna la salle à manger, elle était en pleine effervescence. Les petits Merlus étaient en train d'y déposer divers plats, Valaellyn servait de la soupe, Mathilde criait des directives depuis la cuisine. Guillhem décocha un sourire chaleureux au barde lorsqu'il parut. Quant à la place qu'il désirait occuper, l'elfe n'avait que l'embarras du choix.

Le sourire du fermier toucha profondément Taliesin. Comme l'avait dit Valaellyn, les hommes - mais il avait l'impression que la chose était valable pour les mâles de toutes les races, à des degrés divers - avaient parfois du mal à exprimer ce qu'ils éprouvaient, surtout à leurs pairs. Il avait craint que Guilhem soit aussi embarrassé que l'avait été son frère, craint, par conséquent, de ne pas pouvoir être tout à fait détendu au cours du repas...
Mais il n'en était rien et, souriant lui aussi, il s'installa à table. Si les adultes semblaient naturellement se regrouper, les places n'étaient pas fixes, et il se retrouva à voisiner certains des enfants avec lesquels il ne tarda pas à discuter. Plusieurs le questionnèrent sur leur voyage, pour s'assurer, peut-être, que Victor n'avait pas enjolivé les choses. Il ne se fit pas prier pour confirmer et raconter à nouveau certains épisodes qui, quant on les prenait sous l'angle de l'histoire, de l'épopée, perdaient de leur aspect douloureux. Et ils en avaient vécu, des aventures ! Que ce soit leur périple avec les griffons, leur traversée des montagnes, la découverte de Loth Imarhil.
Tout en parlant, il mangea et bu avec entrain. Il était plus joyeux qu'il ne l'avait été depuis bien longtemps, avait l'impression de retrouver un peu de la lumière qui avait nimbé les quelques mois passés dans cette petite clairière, à l'orée de la Lorien...
Il ne manquait que Galathée pour que son bonheur soit complet. Mais il se disait qu'elle serait bientôt parmi eux. N'avait pas le moindre doute, en l'instant.

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