La Couronne de Cuivre

-Sunie soit louée, non ! s'exclama Thibault. Je ne l'ai été que six mois, en gros, et ça remonte déjà à deux ou trois ans... Mais tu sais, chez nous, c'est à la bonne franquette, les grands-prêtres se succèdent assez rapidement, et on peut même renoncer à la charge sans que personne ne s'en offusque. Il suffit juste d'avoir une bonne raison, d'être entraîné sur les routes pour les œuvres de la Dame... C'est l'option que j'ai choisie. J'ai entendu parler d'une antique statuette elfe retrouvée aux abords de la Lorien, et je suis parti à sa recherche, laissant les abominables séances du Conseil à mon malheureux successeur. Je ne l'ai jamais regretté : je suis bien plus à mon aise - et oserais-je le dire ? efficace ! - en servant ma déesse autrement qu'en dirigeant son culte...

" A vrai dire, je n'en suis pas surpris une seconde." fit Albérich avec un petit sourire en coin. " Tu as dû être exécrable."
Avant que Thibault n'ait pu s'offusquer, il reprit.
" Mais vous devez bien vous ennuyer à Erhedun si l'affaire la plus critique du moment concerne le contenu d'une pièce de théâtre... En même temps, je ne peux pas dire que je ne comprends pas les membres du conseil... Taper sur le clergé a toujours été la solution de facilité des auteurs polémiques. C'est nettement moins risqué que de taper sur la noblesse, l'armée ou la pègre, et sous nos latitudes... Ça m'étonnerait que tes vieillards grincheux fassent autre chose que de pousser de grands cris."

-Je n'en suis pas si sûr, malheureusement... répondit le Sunite. Ils étaient très remontés, vraiment. Je ne les avais jamais vus comme ça, tous autant qu'ils sont. Ils étaient d'autant moins contents que la pièce vise juste, en général, met en avant des contradictions, des différences entre le dogme affiché et les pratiques de certains clercs... Je ne sais pas si c'est dû au texte original ou à la traduction, mais, c'est un fait, elle tape là où ça fait mal. En y mettant certaines précautions, tout de même... Et en insistant sur le bien qui pourrait ressortir d'un peu plus de compréhension, d'entraide entre les cultes. Ce n'est pas un pamphlet, un brûlot. Loin s'en faut.
Il sourit.
-Et sois honnête, Alby : ce que tu dis sur la facilité de s'en prendre à la religion, ça ne s'applique pas, ici, à Erhedun, la cité des mille temples ! La noblesse n'y a aucun poids, l'armée pas beaucoup, et les malfrats n'y sont pas plus dangereux qu'ailleurs. En dehors des marchands de fausses reliques, évidemment.

" Certes. Mais en même temps, les soucis d'Erhedun, comme son succès, ne sont liés qu'à ces temples. S'allier pour quoi faire ? Réparer un ponton, une digue ? Chasser les castors ? Je peux imaginer que le clergé de la cité a ses travers, comme partout, comme tout le monde, mais je ne vois pas vraiment la croisade là-dedans... Enfin. De toute façon, je n'ai plus rien à voir avec tout ça. Et je n'ai pas vu la pièce, de surcroît, j'aurais bien du mal à juger de quoi que ce soit. Je pense juste que les cultes s'allieraient sans problèmes si la nécessité était présente. Mais en l'occurrence, à quoi bon ? Aucun sanctuaire ne prétend vénérer le seul dieu. Nous nous sommes toujours tolérés les uns les autres. Toi et moi sommes la preuve que nos maîtres voyaient d'un bon oeil les contacts entre les cultes. Bon, ça n'a pas débouché sur grand chose de pratique, mais en même temps, quoi ? Des agapes de Sunites au clair de lune ? Des Milites pour écrire des hymnes lathandrites ? Nos soucis à Erhedun ont toujours été plutôt pragmatiques. Les chants de l'aube réveillent les prêtresses qui ont dansé toute la nuit sous le regard de Séluné et les empêchent de se reposer. Les Waukyniens ne veulent pas partager leurs richesses. Les Helmites font trop de prosélytisme. Les Sunites pervertissent la jeunesse... Je ne vois pas vraiment ce qu'il y a de fondamental dans ces petits travers. Ils font la spécificité et la diversité de nos croyances. Le seul vrai conflit, à ma souvenance, a toujours tourné autour du recrutement. Et ce n'est pas en allant déterrer du fumier qu'on va créer davantage de vocations."

Thibault se frappa le front, théâtrale.
-Ma parole, tu n'aurais pas dépareillé, parmi eux ! Tu tiens exactement le même discours ! Les insultes et les menaces en moins...
Il se pencha en avant, une fois encore.
-Le problème, c'est que ces petits travers, comme tu les nommes, deviennent trop prégnants. Et non, les cultes sont incapables de s'allier, même face au danger. Tu sais ce qui s'est passé ici, pendant la dictature de Nwalk ? Oh, le concert d'indignation et de condamnations était quasi unanime, évidemment ! Mais quant il a fallu écider quoi faire... Tu avais ceux qui voulaient mener une croisade contre le tyran ; ceux qui préféraient, plutôt qu'une sainte armée, rallier les troupes des cités voisines ; ceux, enfin, qui pensaient que la guerre n'était pas la meilleure solution, qu'il fallait tenter de négocier. Tu en avais même pour dire que si Morféa avait été porté par le peuple, c'est qu'il devait y avoir une bonne raison, et que toutes les horreurs qu'on lui imputait pouvaient être exagérées. Bref, on a eu des disputes, des controverses sans fin... et pas un acte n'en est sorti. Tout juste a-t-on accueilli les réfugiés qui parvenaient à s'enfuir par leurs propres moyens ! Ah, elle est belle, l'unité face au mal !
Il frappa du poing sur la table.
-Je sais que les dieux ne donnent pas toujours le bon exemple, à se chamailler sans cesse. Mais l'art n'est-il pas là, justement, au-delà de sa beauté, pour... mettre le doigt sur ce qui ne va pas ? Mais les membres de l'assemblée sont cons comme des balais, tiennent à le rester et hurlent sitôt qu'on ose le leur reprocher ! Ecouter ? Ils en sont incapables ! Ce n'est que hauts cris indignés... Ah, il y a de quoi être horrifié, pour qui, comme moi, prêche l'amour ! On a déterré du fumier avec cette pièce, dis-tu ? Et bien, ne pourrait-on pas attendre de ces... hum... sages éminences qu'elles fassent preuve de sagesse, justement ? Je me demande même s'ils ont l'intelligence suffisance pour avoir compris ne serait-ce qe la moitié de ce qui a été dit dans la pièce...

" Je peux imaginer que pour un enflammé comme toi, l'inertie de ce genre d'assemblée doit effectivement être insupportable. Mais tu es révolutionnaire dans l'âme, sans doute. Moi je pense que les réformes ne se font pas dans le sang. Je suis prêt à croire qu'ils sont incapables de se remettre en question. Sans doute en partie parce que les gens comme toi refusent d'être grands prêtres bien longtemps. Mais les cultes se sentent sous siège, dans la plupart des cités de l'île. Erhedun est le seul endroit où les clergés ne vivent pas dans l'angoisse du prochain coup bas que va leur servir le pouvoir civil. Enfin, jusqu'à ce soir, je suppose."
Il secoua la tête.
" Imagines-tu seulement, toi qui vis ici, la chance que vous avez ? Il y a près de cinquante temples à Erhedun. Ce que vous avez c'est... ce qui se fait de plus proche de l'harmonie entre religions... Vous vivez en bonne entente, c'est déjà énorme. Viens à Luménis. Viens voir la manière dont les Helmites nous sapent à longueur d'année. Viens voir le mépris des Mystrans que je n'ai jamais réussi à avoir à une seule réunion ! Alors je suis d'accord qu'il y a toujours un mieux possible... et que ce mieux ne va pas sortir d'une bande de vieux croûtons assis sur leurs privilèges... ou leurs habitudes, plutôt... Et peut-être qu'effectivement, Erhedun est le lieu rêvé pour aller plus loin. Parce que vous êtes déjà beaucoup plus loin que vous ne le croyez. Mais ce n'est pas en insultant les sensibilités, via un spectacle écrit par un étranger, que cela va marcher. Les gens, Thibault, détestent qu'on leur dise ce qu'ils doivent faire. Tu dois le savoir mieux que quiconque, tu ne l'as jamais supporté. Si un jour, une belle union doit naître entre les cultes d'Erhedun, elle devra émaner d'eux-mêmes. De toi, de Reynald, de je ne sais qui, je ne connais plus personne. Mais leur faire la morale... Comment as-tu pu croire un instant que cela allait marcher ? Tu as eu cette pièce en main avant eux, tu savais ce qu'il avait dedans... Thibault, voyons. Soit tu voulais les faire enrager, ce qui ne serait pas très Sunite, soit tu es encore plus naïf qu'un Lathandrite."

-Je n'ai certainement pas eu la pièce entre les mains ! s'offusqua le clerc. D'abord, en tant que mécène, je n'ai pas l'habitude de surveiller, d'influencer le processus créatif. Je fais confiance aux artistes, quitte à leur demander d'infimes modifications sur l'œuvre finale. Ensuite, Aubin aurai refusé de me la laisser lire, si je le lui avais demandé. Et pour cause : elle n'épargne pas non plus le culte de Sunie. Et quel mal y a-t-il à cela ? La déesse a en horreur les ennuyeux, les plats, les sans relief. Un caractère bien trempé, c'est beaucoup plus stimulant... Je ne m'attendais pas à ce que les autres réagissent positivement : je les connais, en matière d'humour ou de remise en question, ils sont perdus pour la cause. Mais je n'imaginais pas que ce serait un tel déversement de haine...
Il jeta un regard autour de lui.
-Tu dis que nous sommes plus avancés que partout ailleurs. Mais... n'est-ce pas factice ? L'immobilisme criminel auquel nous nous sommes cramponnés, durant la dictature, n'en est-ce pas la preuve ? La seule raison pour laquelle les églises cohabitent, c'est qu'Erhedun attire nombre de croyants, et qu'il y a donc un plus gros gâteau à se partager. Si la ville n'était pas un si grand centre religieux, ça se tirerait dans les pattes autant qu'à Luménis.

Albérich leva les mains en guise de capitulation.
" Peut-être. De toute façon, en ce qui me concerne, vous êtes tous des charlatans. Vous faites croire au bon peuple que les Dieux se soucient de leurs dons et de leurs prières, alors qu'en réalité, ils ont d'autres chats à fouetter."
Il haussa les épaules.
" Si tu es à ce point persuadé que le conseil va prendre des mesures envers tes protégés, tu as plutôt intérêt à préparer un bon plaidoyer ou à leur trouver une place sur le prochain navire à destination de Luménis."

Thibault resta un instant muet... puis s'empourpra.
-Les faire partir ? Et ainsi céder à la connerie crasse de ces imbéciles heureux ? Jamais de la vie ! Si le Conseil est assez imbécile pour prendre des sanctions à leur encontre, ça fera du vilain, je te le garantis. Marchedru ne va pas se laisser piétiner sans rien faire... Et moi non plus ! Qu'ils émettent une protestation outrée si ça leur chante, je m'en contrefous : ils resteraient dans leur rôle de pinces-sans-rire. Mais qu'ils tentent quoi que ce soit d'autre... Oui, qu'ils essaient, seulement.

Albérich ne put s'empêcher de sourire. Thibault n'avait pas changé d'un iota. Il était plus âgé, pouvait se permettre davantage qu'autrefois, mais il avait la même propension à chercher les ennuis et la même incapacité à se montrer raisonnable. Oh oui, ils devaient s'ennuyer à Erhedun. Et le Luménien se félicita de n'être jamais tombé sur le personnage au cours d'une réunion officielle.
" La confrontation. Et tu espères qu'elle va déboucher sur l'harmonie. C'est original mais c'est du 100% Thibault, ça c'est sûr." lâcha-t-il finalement.

Celui-ci sourit.
-Oh, mais j'espère bien qu'on évitera la confrontation ! Il suffit que ces très hauts, très sages, très estimés conseillers fassent preuve de bon sens et se contentent de protester... ou, encore mieux, de se taire. S'ils se laissent guider par la haine et leur susceptibilité mal placée, s'ils tentent de porter des coups... Nous riposterons, voilà tout. Est-ce si injustifié ? La sagesse se traduit-elle forcément par la reddition, la soumission face à la bêtise et à l'injustice ?

" Thibault. Tu viens de flanquer un grand coup de pied dans la fourmilière. Et tu l'as fait sciemment ! Excuse-moi, mais on est en droit de se demander qui a déclenché les hostilités..."
Il secoua la tête.
" Tu ne peux pas être aussi naïf. Je pense que tu t'ennuies comme un rat mort dans cette petite cité provinciale et que tu as eu envie d'un peu d'action. Je ne dis pas que tes motivations sont mauvaises ou inexistantes, cependant. Mais la perspective de voir les choses s'enflammer te fait plaisir."
Il se frotta le visage des deux paumes, chassant le sommeil de ses yeux. Il avait la méchante impression que cette querelle concernait un moment de sa vie révolu. Cette prise de bec sur fond de pièce satyrique lui semblait... futile. Voilà, futile. Il regarda à nouveau son interlocuteur.
" Mais battez-vous. Je n'ai pas dit qu'il était sage de se rendre. J'espère juste que vous vous arrêterez avant de vous être tous desservis. La discorde est tellement plus facile à semer que son contraire. Pour peu, on pourrait penser que le dramaturge ne soit venu que pour ça."

Le Sunite se mit à tambouriner des doigts sur la table.
-Attentions, Alby, tu vas finir par me mettre vraiment en rogne... souffla-t-il. Je te l'ai pourtant dit : je n'ai pas lu cette pièce avant qu'elle ne soit jouée. Tout ce que je connaissais, c'était le thème global : un appel à l'œcuménisme, un manifeste pour dire que ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare. Je savais aussi, d'accord, que mon ami barde pouvait être caustique. Mais un artiste doit être libre de créer selon son inspiration. Et, en l'occurrence, il ne s'agissait que de traduction. Bref, non, désolé, je n'ai pas volontairement provoqué de crise, espéré qu'on en viendrait à un conflit. Je ne suis pas Sharite, tout de même !
Il soupira.
-Après, on ne peut pas me tenir grief d'avoir sous-estimé la stupidité de mes pairs. Et puis, ce n'est pas comme si j'étais à l'origine de tout ça ! La pièce se serait montée sans mon intervention, qui s'est limitée à soutenir... un ami.

Albérich trouva la référence aux Sharites particulièrement malvenue et se demanda si Thibault pensait vraiment que c'était là ce qu'il sous-entendait. Le Luménien sentit en tout cas toute velléité belliqueuse le quitter brutalement, et il montra patte blanche. En même temps, il sentait que Thibault avait un sac à vider. Quel paradoxe ! Où qu'il arrive, les problèmes des autres reléguaient presque aussitôt les siens à l'arrière plan.
" Excuse-moi. Je n'ai pas particulièrement envie de te mettre en colère. Et je suis désolé d'avoir présumé que ton ami t'aurait tenu au courant de ce qu'il était en train de concocter. Je comprends que tu sois furieux devant l'ignorance ou l'intolérance de tes pairs, même si je ne la trouve pas surprenante... Allez, raconte-moi, alors. Qu'y avait-il de si polémique dans cette pièce ? Qu'aurais-tu voulu qu'ils entendent et contre lequel ils se braquent ?"

Thibault écarta les mains en signe d'impuissance.
-C'est difficile à expliquer. J'aurais aimé qu'ils comprennent... tout, et rien à la fois... Le message de fond, c'est quand même qu'on œuvre tous pour la bonne cause... Tiens, par exemple, la pièce reproche aux Lathandrites de trop prêcher parmi la seule noblesse, de ne pas s'intéressera aux pauvres... Et à contrario, aux Ilmates d'être trop misérabilistes... Pour les Sunites, elle remarque que nous avons tendance à voir le message de la déesse partout où ça nous arrange, quand ça colle à nos inclinations personnelles pour la bonne chère, le bon vin, les ébats...
Il soupira.
-Je sais que chaque dieu à son domaine particulier, qu'ils s'occupent de niches bien précises. Et qu'ensemble, au final, tous les aspects; tous les moments de la vie sont couverts, que toutes les personnes possibles trouver des clercs à qui parler, des divinités qui leur correspondent... Mais c'est justement ça qui importe, au final : on œuvre tous dans le même sens, et si on était... moins isolés, moins repliés sur nous même, on en aurait plus conscience, et... on arrêterait peut-être de se chamailler. Il y a de la place pour tout le monde, les dieux vraiment concurrents sont rares...
Il poussa un profond soupir.
-Mais je crois qu'au-delà de tout, c'est la mesquinerie des conseillers qui m'afflige. Allez, quoi, c'est une pièce pas bien méchante, les piques sont plutôt innocentes... Si j'avais eu connaissance du texte, j'aurais sans doute conseillé à Aubin d'édulcorer un poil, mais même sans ça, il n'y a pas de quoi vouloir le bannir, l'emprisonner ou pire encore... C'est vraiment rendre peu de justice à son talent. Une chose est sûre, en tout cas : à l'heure où tout le monde va lui tomber dessus, le vouer aux gémonies, je ne l'abandonnerai pas, moi.
Il fit signe à l'aubergiste de lui apporter un nouveau verre, et ne reprit qu'une fois servi - et abreuvé.
-Je suis d'accord que cette histoire est vraiment futile. Néanmoins... C'est bien la preuve que quelque chose cloche, ici...
Il reposa son verre.
-Enfin bref, ça n'ira sans doute pas beaucoup plus loin. Et je comprends tout à fait que ce genre de bêtise te navre... Ça me navre aussi, quelque part... Mais on n'est pas obligés de ne parler que de ça. On l'a déjà beaucoup trop fait, je crois, et ça ne me réussit pas.

Albérich eut l'impression qu'en réalité, Thibault était surtout inquiet pour son ami. Probablement son amant. C'était louable et compréhensible. Il était déçu qu'on n'ait pas reconnu son talent, furieux qu'on ait pu l'insulter ou le menacer. Albérich se demandait si ses désirs d'oecuménisme étaient aussi importants. Sans doute que non. Thibault n'avait jamais été féru d'affaires sérieuses et politiques. Sunie lui permettait d'aimer sans entraves, il ne demandait rien d'autre. Le voir soudain pousser pour des réformes semblait peu crédible. Mais les gens changent, bien sûr.
" Je suis désolé pour toi et pour ton ami. J'espère que les choses tourneront mieux que tu ne le crains."
Il se fendit d'un léger sourire, qu'il espéra encourageant.
" Un peu de scandale aide parfois la carrière d'un artiste... C'est toujours mieux que l'indifférence que rencontrent la plupart des gens."

-Bah, ce n'est pas comme s'il faudra attendre longtemps avant d'avoir la réponse : on verra dès demain comment les choses évoluent.
Il fit tournoyer le fond de vin qu'il restait dans son verre, les yeux perdus dans la contemplation de sa robe rouge sombre.
-Mais assez parlé de cette histoire : elle n'a déjà que trop monopolisé nos retrouvailles. J'avoue que je suis curieux de savoir ce que tu as fait, depuis ton départ de Luménis. Mais ne te sens pas obligé de me le raconter, si cela te gêne.

" Oh." fit Albérich, pris au dépourvu. " Ce n'est pas complètement passionnant..."
Il vida son hydromel, héla le tenancier du Silure et commanda... son lait chaud nostalgique. Il ne laissa cependant pas le temps à Thibault d'intervenir.
" J'ai quitté Luménis avec dans l'idée de me... reposer quelque part. Un de mes coreligionnaires, Alaric d'Antelucas, dont tu dois avoir entendu parler, vu qu'il m'a remplacé au temple, avait une maison de famille dans un village à trois jours de cheval d'ici. J'avais l'intention de venir ici en premier lieu... Je voulais... aller voir Euryale, ça me semblait nécessaire... Mais je me suis laissé convaincre de faire un arrêt dans ce village. Je pensais m'y enterrer un temps. Je ne pensais rien, en fait. J'y suis allé à l'aveugle, plus parce que je ne savais pas où aller d'autre... Tu me diras que je n'y connaissais personne. C'est vrai. Mais c'était un peu ce que je cherchais aussi. Je n'étais... Bref. Peu importe."
Il soupira, son regard se perdit dans le vague.
" Je n'ai pas pu me reposer longtemps. Un gamin s'est perdu dans la neige. On l'a retrouvé en état d'hypothermie avancée. Le clerc du village, un vieux Lathandrite, s'est tué en tombant dans les escaliers. Puis des loups ont commencé à nous tourner autour... J'ai appris que le hameau existait en vertu d'un pacte que ses habitants avaient conclus avec les forces de la nature environnante. Or ce pacte semblait en péril, la nature prête à ravager le village... Je te passe les détails. Il s'est avéré que le sénéchal du baron local cherchait à le supplanter, avait éliminé ses fils au fil du temps et avait tenté de monter la nature contre le village, et inversement, pour s'ériger en héros providentiel et remporter le pactole, main de la princesse, joli donjon et titre au passage... Il n'a pas survécu à sa folie des grandeurs."
Il sourit malgré lui.
" Ça doit paraître un peu trivial, en fait... Mais nous sommes passés à deux doigts de la gueule des bêtes sauvages. Ensuite... l'hiver a été plus tranquille. J'ai écrit un bouquin sur la dictature morféenne pour passer le temps. Et puis me voilà. Fin de l'histoire."

Thibault avait froncé les sourcils, surpris. Et quand Albérich eut terminé son bref récit, il se fendit d'un grand sourire.
-Trivial ? Tu veux rire ! Que d'aventures, au contraire ! Tellement moins ennuyeux qu'Erhedun en temps ordinaire... Hum, dis, c'est quoi le nom de ton patelin ? Et la princesse, elle est toujours célibataire ? Peut-être les œuvres de Sunie pourraient-elles trouver là-bas un terreau fertile...

" Le village s'appelle Combeloup. Tu n'en as certainement jamais entendu parler. Et la princesse est toujours célibataire, oui. Mais elle a seize ans, et je crois qu'elle n'a vraiment pas besoin de rencontrer un séducteur en série dans ton genre. Quant à Sunie... Ces gens ne sont pas portés sur le religieux. Ils vivent simplement, en bonne entente avec leur environnement. Qu'un Chauntéen ou un Sylvanite éventuellement décide d'aller s'y enterrer, pourquoi pas... Mais un Sunite ! Tu délires, Thibault. C'est l'endroit le plus ennuyeux d'Hélonna."
Il dévisagea son interlocuteur.
" Tu as un jeune clerc à caser quelque part, c'est ça ?"

Lorsqu'il avait entendu le nom du village, Thibault avait tressailli.
-En plus d'être un endroit passionnant, ton bled est le centre du monde, on dirait... Je connais quelqu'un qui sera intéressé d'apprendre ces choses. Quoi que vu sa situation actuelle, je vais peut-être attendre un peu...
Il se passa une main sur le visage. Peut-être un premier signe de fatigue ?
-Pour le reste, non, je n'ai pas de jeune clerc à caser. De toute façon, je ne m'occupe pas de caser les jeunes clercs... je me disais juste qu'une petite virée là-bas, pour séduire la princesse locale, ç'aurai pu être rafraichissant. Et qu'elle ait seize ans, allons, est-ce vraiment un problème ? C'est une femme faite, à cet âge-là !

" Une femme faite, sans doute, mais toi tu es un vieux croûton." lâcha Albérich.
Puis soudain, il se tut. L'expression de Thibault avait changé à la mention de Combeloup. C'était un nom qui lui était familier, contrairement à ce que le Luménien avait pensé. Et il avait mentionné... le barde. Qui s'appelait Aubin. Aubin comme le fils de César. Le plus jeune. Bien sûr le nom n'était pas rarissime, mais Albérich s'en voulut de ne pas avoir fait le rapprochement plus vite. Il était fatigué. Et il avait laissé Combeloup derrière... était parti vers son passé, et son passé seulement. Hélonna semblait bien exiguë soudain.
Il frissonna, ferma les yeux.
" Je crois que je vais aller me coucher." siffla-t-il simplement.

-Déjà ? Mais...
Il s'interrompit. Acquiesça.
-Très bien. C'est vrai que je t'ai déjà fait veiller fort tard.
Le clerc vida son verre, puis se leva.
-J'ai été heureux de te revoir, Alby. Et j'espère que nous aurons d'autres occasions, que ce soit dans les jours, les mois ou les années à venir. Je ferai en sorte que nos discussions soient moins orageuses...
Il sourit.
-En fait, non. Je crois que nos discussions seront toujours orageuses. Mais ça fait leur charme, non ?

" Je n'imaginais pas les choses autrement." fit-il d'une voix qu'il essaya de rendre égale.
Puis il poussa un profond soupir.
" Attends, reste." murmura-t-il.
Il fit un geste à l'aubergiste, n'attendant pas que le Sunite se rasseye, et commanda de nouvelles consommations.

Son ami le dévisagea, indécis.
-Heu... Alby ? Tu es sûr que tout va bien ? Il est plus de minuit, tu as déjà bu un hydromel à côté de ton lait chaud, et tu viens de commander une tournée alors qu'une minute plus tôt, tu disais vouloir dormir. La perspective de continuer me ravit, certes, mais... Tout ça ne te ressemble pas beaucoup. Si ça continue, tu vas même me proposer de te suivre dans ta chambre...

" Assieds-toi." fit le Luménien. " Je voudrais encore te parler de quelque chose. Qui ne peut pas attendre des mois, des années..."
Il secoua la tête tandis que Thibault reprenait place.
" Quand nous étions adolescents... Nous n'avons jamais parlé de nos familles... Sans doute les plaies étaient-elles encore vives, je n'en sais rien..."
Il soupira, dévisagea le Sunite.
" Comment t'es-tu retrouvé au Temple de Sunie ?"

Thibault haussa les épaules.
-Je ne t'en ai jamais parlé ? Bizarre... Ce n'est pas franchement un secret.
Il se tut.
-Enfin, comme c'était douloureux pour plusieurs d'entre vous, j'ai dû faire preuve de délicatesse. J'en suis moi-même étonné, mais c'est bien la preuve que ça peut m'arriver.
Il sourit.
-Mon père était Sunite. Ma mère, non. Ils se sont rencontrés lors des Grandes Agapes, sont tombés amoureux, et contrairement à la plupart des liaisons de ce genre, celle-ci était sérieuse. Ils se sont même mariés. Malheureusement, mon père est mort à la suite d'un banquet trop copieux et trop arrosé... Juste avant que ma mère ne se rende compte de ma présence dans son ventre. Elle m'a toujours vu comme une bénédiction de Sunie, une trace tangible de son amour fulgurant, et naturellement, elle m'a envoyé au temple, quand j'ai eu dix ans, l'âge où on admet la plupart des novices... Cela n'a jamais été un déchirement : elle vivait à Erhedun, je pouvais la voir quand l'envie m'en prenait. Et puis, franchement, le temple de Sunie, c'est quand même le pied, quand on a la bonne inclination ! C'était mon cas : l'héritage paternel, sans doute...
Il but quelques gorgées de son vin, tout entier à ses souvenirs. Mais il finit par se concentrer à nouveau sur son interlocuteur.
-Pourquoi cette question, au fait ?

Albérich acquiesça.
" Tu sais peut-être que les Megrall sont des marchands d'armes luméniens. Peut-être pas. Vous n'avez sans doute pas souvent besoin d'armes au Temple... Bref. J'étais le dernier de six enfants. J'étais de trop. Suite à un conflit avec ma mère, mon père a décidé de se débarrasser de moi. Comme il craignait que ma mère continue à me voir en cachette si je restais à Luménis, il m'a emmené jusqu'ici. Loin. Hors d'atteinte. Mon père m'a toujours détesté, hier comme aujourd'hui. Que je devienne aubemestre, conseiller luménien, n'a rien arrangé. Je n'ai jamais compris pourquoi. Jusqu'à ce que j'aille à Combeloup."
Il perdit son regard dans la surface de son verre.
" Ma mère avait un amant et je suis le fruit de leurs amours. Mon père le savait et même s'il m'a élevé, il ne l'a apparemment jamais accepté. L'homme qui m'a donné la vie s'est retiré à Combeloup. Je l'y ai rencontré, fortuitement, parce qu'Alaric d'Antelucas ne m'y a pas envoyé par hasard."
Il releva les yeux.
" Cet homme y avait refait sa vie, bien sûr. Il a eu quatre enfants. Et l'un d'entre eux est, je pense, ton ami le barde Aubin."

Le sourire du Sunite s'élargit.
-Albérich, tu me disais tout à l'heur pouvoir boire plus que je ne l'imaginais. Et je le confirme : tu ne commences à divaguer qu'après ton deuxième verre d'hydromel, alors que je pensais que ce serait le lait chaud avalé entretemps qui t'achèverait...
Il était sur le point de rire, mais son expression changea du tout au tout quand il remarqua celle de l'ancien aubemestre.
-Mais... Mais tu es sérieux ? Vraiment ?

" Je pensais que tu me dirais qu'on avait un air de famille... Mais peut-être qu'il tient de sa mère, c'est possible... Ou alors il y a deux bardes nommés Aubin qui viennent de Combeloup... Mais c'est peu probable, j'imagine."
Il grimaça.
" Je suis désolé. Je ne plaisante pas. Je ne pensais pas... Je ne l'ai jamais rencontré. Lui sait que j'existe mais... nous sommes de parfaits inconnus."

La Couronne de Cuivre

[Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Re : [Ville] Erhedun

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun

Quête : Brumes

Re : [Ville] Erhedun