La Couronne de Cuivre

Mélégorn semblait heureux de s'arrêter et se rangea aux instructions de Taliesin. Comme ce dernier était chargé de Victor, l'elfe s'occupa des chevaux, les guidant pour qu'ils prennent place à contre vent. Les animaux étaient dociles, ils acceptèrent même de se coucher dans la neige, formant un écran plus solide que ne l'auraient été leurs simples pattes graciles. Mais ils n'avaient rien emporté, ni victuailles, ni matériel, tout juste les vêtements qu'ils avaient sur le dos, lesquels avaient souffert des éléments. Le ciel était bouché, impossible de savoir quand la tourmente s'arrêterait.
Le froid était de plus en plus pénétrant, de plus en plus glaçant. Les deux elfes s'accroupirent derrière les montures ensorcelées, se mettant à l'abri de la violence de la bise, mais pas des larmes du ciel. La transition était cependant réelle. Mélégorn se pelotonna en boule, genoux contre poitrine, et décocha un sourire encourageant à Taliesin avant de fermer les yeux. Victor ne faisait aucun bruit, son coeur battait la chamade, c'était son seul signe de vie.

Taliesin n'en menait pas large. Il avait à nouveau protégé Victor sous son manteau, tout contre sa poitrine, et n'eussent été les battements de son cœur, sa peau brûlante de fièvre, il aurait pu le croire mort tant il était immobile.
Mort, il ne tarderait peut-être pas à l'être, d'ailleurs. Comme eux tous. Leur abri, s'il avait un peu atténué les effets de la tourmente, se révélait inefficace contre le froid glacial. Claquant des dents, grelottant de tous ses membres, l'elfe redoutait plus que tout de fermer les yeux. Son maître lui l'avait dit, autrefois, alors qu'ils voyageaient en plein hiver entre deux villages. S'endormir dans la neige, c'était la mort. Pourtant, à l'époque, ils étaient tous deux chaudement vêtus...
Ce qui était loin d'être le cas, à présent.
Il sentait pourtant qu'il ne tiendrait plus très longtemps éveillé. Garder les paupières ouvertes tenait de plus en plus de l'exploit. Et puis, il se demandait ce qu'il pouvait faire de plus. Il n'avait aucun sort susceptible de les réchauffer. Ou capable de rendre quelques forces à Victor : ses maigres capacités de soin seraient totalement inefficaces contre sa fièvre...
Le dos contre la pierre glacée, l'enfant serré dans ses bras, tant pour le protéger que pour puiser dans sa présence le courage qui commençait à lui faire défaut, le barde tenta de lutter contre le sommeil, les yeux rivés sur le ciel. Priant pour une accalmie.

Une petite bouffée d'énergie tira Taliesin de sa torpeur. Il ne se souvenait pas d'avoir sombré, mais il ouvrit les yeux sur un paysage d'une blancheur absolue. Mélégorn se tenait à ses côtés, la main sur son épaule, frissonnant, le teint presque bleuâtre, dans son manteau raidit par le gel. C'était l'aube, tout juste, un rai rosé zébrait l'horizon gris sombre, derrière les montagnes escarpées.
Sous ses doigts gourds, Taliesin sentit Victor bouger. Les chevaux s'étaient évaporés dans la petite brume matinale, mais il n'y avait pas de vent.
Autour d'eux, une campagne de collines couvertes de neige s'étendait sur plusieurs lieues dans toutes les directions sauf là où se trouvait l'imposante chaîne de montagnes. Quelques petits bois épars surgissaient, noirs, sur le panorama immaculé. A au moins deux endroits, des fifrelins de fumée trahissaient la présence d'une activité humaine.
Le silence était maître, mais ils étaient tous les trois vivants.

Vivants. Ils étaient vivants. Tous les trois.
Là aussi, cela tenait du miracle.
Encore fallait-il le dire vite. Ils étaient seuls, gelés, affamés, au milieu de nulle part. Et, sans nulle doute, avec une nuée de gardes à leurs trousses.
-Content de te revoir ! dit-il à Mélégorn d'un ton qui se voulait léger. Nous avons passé la nuit, c'est déjà un bon point. Quant à ce que nous allons faire maintenant...
Il tenta de rassembler ses pensées. Se montrer pragmatique. Ne pas songer au pire...
-Je ne sais pas ce que tu en penses, mais je serai d'avis de marcher le plus loin possible de la route. Et du camp. Nous pourrions tenter de gagner le couvert des bois, d'aller de l'un à l'autre... Nous aurions besoin de vêtements, de nourriture, mais si près des mines, nous serions très mal reçus par les habitants... Je crains qu'il nous faille attendre, pour cela. A moins d'user de violence... Mais je m'y refuse.
Il soupira, baissa les yeux sur le sommet du crâne de Victor qui émergeait des pans de son manteau.
-C'est là que je regrette le pipeau de Belenn, fit-il à mie voix. Je n'aurais pas été contre un copieux petit déjeuner.

Mélégorn haussa les épaules, puis sortit un morceau de parchemin de son manteau, le découvrit détrempé et grimaça, avant de le jeter dans la neige. Il regarda à nouveau Taliesin dans les yeux, désireux de s'en faire comprendre sans mots. Il désigna une des fumées proches, puis hocha la tête vigoureusement. Il mima le froid, la faim, pointa l'enfant engourdi du doigt, puis la chaîne qui les reliait. Ensuite, il montra Taliesin et se cacha les yeux, puis se désigna lui-même et son visage devint dur et déterminé.
Son sourire revint, il leva les mains, jeta un oeil dans la direction du pénitencier, et grimaça.

Le barde grimaça. Il avait l'esprit si engourdi qu'il n'était pas sûr d'avoir compris tout ce qu'avait voulu dire l'ensorceleur. Mais, malheureusement, il pensait avoir compris.
Songer aux extrémités auxquelles ils pourraient être réduits le rendait malade. Moins que le froid, la faim et l'angoisse de voir périr Victor, cependant.
Mais ce n'était pas une raison pour devenir des criminels.
Redevenir, plutôt...
Il soupira, jeta un nouveau regard au petit garçon. Soupira derechef.
-Ecoute... finit-il par murmurer. Je veux bien que nous allions jeter un coup d'œil. Et que nous nous lancions, éventuellement. Je suis même prêt à t'aider, au besoin. Mais pas de sang, pas de morts. Depuis qu'on m'a arraché l'enfant, on n'a cessé de lui rabacher les oreilles avec mes crimes passés. Je ne tiens pa sà ce qu'il pense que je suis redevenu cela. Nous userons de négociation. De sorts, au besoin, pour endormir, aveugler, je ne sais... Mais pas de morts. Ais-je ton accord pour cela ?

Mélégorn resta immobile une seconde, une moue indéchiffrable sur les traits, pensif. Puis il leva un doigt, comme pour marquer une condition. Il acquiesça lentement, fixant son congénère droit dans les yeux, avant de remuer la bouche comme pour parler. Bien évidemment, aucun son n'en sortit, mais au bout de deux répétitions, Taliesin parvint à lire sur ses lèvres. Il articula simplement :
" Je n'y retourne pas".
La dureté sur son visage signifiait clairement que s'il se retrouvait face à un choix à poser en la matière, il ne se permettrait pas d'hésiter.
Puis il croisa les bras et attendit que le barde prenne sa décision.

Taliesin se détourna, fixant le paysage enneigé. Les panaches de fumée grise.
-Je n'y retournerai pas non plus... murmura-t-il.
Non, pour rien au monde il n'y retournerait. Pour rien au monde il ne laisserait quelqu'un toucher à nouveau à Victor. L'envoyer au diable.
Mais seras-tu capable de payer le prix de cette liberté ?
Il se mordit les lèvres, mal à l'aise. Il n'en était pas sûr. S'il redevenait un monstre, il trahirait la confiance que Galathée et Victor lui avaient accordée. Il donnerait raison à Kanter...
Il secoua la tête.
-Tant que vous me promettez de n'user de violence qu'en dernier recours, ça me va. Juste... Nous ne faisons pas couler le sang s'il y a des enfants, d'accord ? Et... Si les choses devaient commencer à mal tourner, laissez-moi l'initiative avant d'en venir aux derniers recours. J'arrive parfois à embobiner les gens.

L'elfe hocha à nouveau la tête, puis se détourna. Il était manifestement gelé et impatient de se remettre en route. Le jour colonisait peu à peu la voûte sinistre qui les surplombait, et leur disparition devait déjà avoir été remarquée. Leurs poursuivants éventuels étaient d'ailleurs probablement en chasse, et il n'était pas exclus qu'ils disposent de moyens magiques pour les repérer. Quoi qu'il en soit, il fallait se remettre en route.
Aux pieds de Taliesin, Victor était toujours inerte, la bouche entrouverte, le visage écarlate et chaud.

A ce spectacle, Taliesin se sentit plus que jamais tenaillé par un oppressant sentiment d'urgence. Il fallait se mettre en route sans tarder. Dans l'instant.
Se penchant, il souleva le garçonnet qui, cette fois, lui parut bien plus lourd. Oui, il était urgent qu'ils mangent. Qu'ils se vêtissent chaudement...
Quel qu'en soit le prix. Ou presque.
Tentant d'offrir à Victor la position la plus confortable possible, celle dans laquelle il serait le moins secoué, l'elfe fit quelques pas incertains dans la neige. lorgna les panaches de fumée. Opta pour l'un d'eux, au hasard.
-Advienne que pourra... soupira-t-il.

L'absence de vent était une bénédiction, mais leurs vêtements humides étaient devenus rigides, les glaçant à chaque pas, et ils s'enfonçaient dans la neige, sur un terrain invisible, fait de replis et de failles, de pentes imprévues, de terriers profonds, de ruisselets cachés dont la pellicule de glace craquait sous leur pas pour mieux leur tremper les chausses, de touffes hirsutes d'herbes sauvages qui les faisaient buter. Comme les deux hommes étaient attachés, le moindre aléa de parcours de l'un frappait immanquablement l'autre, et leur fatigue les ralentissait. Mélégorn semblait plus solide que Taliesin, mais il était moins leste, et il avait plus de mal à gérer leur parcours accidenté. Il était cependant moins épuisé que le barde qui, de surcroît, portait l'enfant. Ils parvinrent finalement à la lisière d'un bois et s'y arrêtèrent pour souffler. Le bouclier des troncs était cependant un leurre : leur piste se dessinait clairement dans la neige jusque là. Il fallait espérer que leurs poursuivants n'en détectent pas la source, s'ils venaient à passer.
La fumée qu'ils avaient choisie n'était plus très éloignée, il fallait traverser le bois, puis probablement encore quelques étendues désolées, avant de l'atteindre. Le ciel était bleu, désormais.
Alors que Taliesin reprenait son souffle, Mélégorn lui adressa une suite de signes dont le sens était clair : il se proposait de le relayer pour porter l'enfant.

Taliesin hésita.
Il avait l'impression que s'il se séparait de Victor, s'il ne le sentait plus tout contre lui, il perdrait du même coup le courage et la volonté qui l'animaient encore.
C'était idiot, bien sûr. Le gamin serait tout proche. Et il devait admette qu'il était épuisé, que son corps pourtant fluet lui semblait peser une tonne...
Mais il y avait autre chose. La manière avec laquelle Mélégorn avait évoqué les possibles violences dont ils devraient user l'avait ramené à la réalité. On l'avait enfermé dans un pénitencier plein de criminels endurcis. Et s'il fallait en croire le chef du camp, Mélégorn avait beaucoup de choses à se reprocher.
Là encore, c'était une pensée idiote. Comment pouvait-il juger les autres, lui qui s'était entre autres rendu coupable du massacre odieux de toute une famille ? Comment pouvait-il présumer des intentions d'un homme qui, jusqu'ici, s'était montré loyal, avait tenu ses promesses ? L'ensorceleur ne ferait aucun mal à Victor. Il ne risquerait pas la confrontation... Et puis, quel intérêt aurait-il à le faire ? S'ils commençaient à se monter l'un contre l'autre, à laisser la dissension les séparer, ils n'iraient pas bien loin. Ils devaient se faire confiance...
Alors, même si ce fut à regrets, l'elfe tendit l'enfant à son congénère.
-Prends en soin... fit-il. Sa mère me démolira si je le lui rend en mauvais état...
Puis, sans attendre, il se détourna et se mit en devoir de travers le petit bois, sondant le terrain pour trouver la voie la plus praticable, celle qui serait le moins difficile pour l'ensorceleur et son fardeau.

Les deux hommes continuèrent ainsi à cheminer dans le petit bois, prenant soin d'éviter les racines traîtres et les trous cachés. Les branches qui craquaient sous leurs pas faisaient un bruit d'enfer, qui résonnait sur les cimes nues, mais ils savaient, dans le fond, que c'était une illusion sensorielle plus qu'un réel tintamarre.
La monotonie concentrée de leur périple leur donna bientôt la sensation d'être dans une bulle d'irréalité, un plan parallèle, où ils auraient été seuls au coeur de l'hiver. Hormis le cri sinistre d'un corbeau, de temps en temps, et le bruit hanté de leur marche, il n'y avait plus qu'eux trois, leur souffle, leur fatigue et leur faim.
Une fois qu'ils eurent quitté le bois, le terrain descendit en pente douce vers un ruisseau gelé, qu'ils purent traverser à gué sans risquer d'en percer la surface, puis remontèrent une butte escarpée avant de déboucher sur quelques champs. Une haute haie de noisetiers leur permit de dissimuler leur approche de ce qui était immanquablement leur destination : une petite ferme repliée sur elle-même, derrière un rideau d'arbres fruitiers clairsemés.

Le trio gagna l'ombre de la haie, où Taliesin fit signe à Mélégorn de s'immobiliser. Tout en observant la ferme entre les branches des arbustes, l'elfe songea que le mieux aurait été d'envoyer quelqu'un en éclaireur : lui-même ou Victor. Mais il était enchaîné à l'ensorceleur... et l'enfant toujours inconscient. Autant pour le repérage discret, dès lors...
-Dans l'idéal, nous devrions aller directement taper à leur porte et essayer de les attendrir avec le petit, souffla-t-il. Mais je ne suis pas naïf au point de penser qu'ils nous accueilleront à bras ouverts...
Il soupira, tenta de repousser les sombres craintes qui le hantaient. D'élaborer un plan qui pourrait réduire les risques que la rencontre dégénère en combat sanglant.
-Alors, nous pourrions... Essayer de gagner leur grange, leur étable, s'ils en ont une. Peut-être y garderont-ils des outils : haches, fourches... Cela porurait nous être utile autant pour nous défendre en cas de grabuge que pour survivre pendant notre voyage... Ensuite... Je crois qu'aller à la porte serait la meilleur solution. Il faut essayer de leur parler. Mais pour ne pas trop les effrayer, et pour ne pas tout leur révéler nos... forces, je pourrais te rendre invisible. Tu tiendrais les outils et, en marchant derrière moi, dans mes pas, en relevant la chaîne pour ne pas qu'ils la voient traîner, tu pourrais passer inaperçu. S'ils sont d'humeur belliqueuse, ton apparition pourrait les calmer. S'ils nous attaquent, elle pourrait renverser la balance... Au contraire, s'ils sont conciliants, si la présence du gosse les amadoue, je pourrai les préparer à ta "venue". Dans tous les cas, même si nous devions nous carapater et gagner une autre forme, nous ne serions pas venus pour rien, puisque nous aurions de quoi combattre, au besoin. Et couper du bois, aussi. Qu'en dis-tu ?

Quête : Les Squelettes du Placard.
Chapitre 4. Ouvertures

Mélégorn haussa les sourcils et son sourire se fit goguenard. Il déposa doucement Victor à ses pieds, puis mit les mains sur les hanches avec une grimace. Il désigna le gamin, ses oreilles, le collier qu'ils avaient au cou, l'uniforme de forçat qu'ils avaient toujours sur le dos, puis secoua la tête. Il semblait penser que le plan de Taliesin ne fonctionnerait jamais, qu'au mieux, on les prendrait pour des kidnappeurs d'enfant, pour rien d'autre. Mais il haussa les épaules, et lui fit signe de passer devant, si tel était son désir.

La ferme était composée de quatre bâtiments qui se faisaient face, formant une cour carrée. De là où ils étaient, il était difficile d'en deviner la fonction, sinon que le plus proche d'eux semblait être un grange ou un grenier à grain. Les fenêtres étroites de celui sur leur droite laissaient échapper une vapeur éparse, et de temps en temps, le meuglement d'une vache brisait le silence. Ils ne voyaient pas grand chose des deux autres constructions, mais celle qui était la plus éloignée libérait la fumée tranquille qui trahissait probablement le corps de logis.

Taliesin prit Victor dans ses bras puis, sans plus attendre - attendre, c'était prendre le risque de ne plus oser avancer, compte tenu des risques encourus, du danger latent - opta pour le bâtiment le plus proche. Si c'était une grange, il se pouvait qu'ils y dénichent une fourche... Et c'était l'endroit qui, de tous, avait le plus de chances d'être désert. Alors qu'à l'étable... ON pouvait venir vérifier l'état des bêtes, les nourrir...
Il avança le plus rapidement possible, presque courbé en deux, espérant que personne ne les repérerait avant qu'ils n'aient atteint le mur qui se dressait face à eux. Il faudrait ensuite contourner la construction, chercher une porte, s'y faufiler. Et espérer qu'ils y découvriraient quelque chose d'utile...

Ils ne purent cependant pas atteindre la façade avant du bâtiment : il y avait plusieurs personnes dans la cour, affairée autour d'un cochon renversé qu'on venait manifestement de saigner... La neige était marbrée de traînées écarlates, et les hommes devisaient avec entrain autour de la carcasse. Taliesin, devant, put compter quatre adultes, dont trois hommes, et deux enfants, une petite fille de l'âge de Victor et un garçon un peu plus âgé. La femme tournait dans un seau qui devait contenir le sang de la bête, accroupie, les enfants autour d'elle. Les trois hommes discutaient avec animation, l'un d'entre eux tenait un grand couteau, les deux autres avaient les mains vides. Passer par la cour sans se faire voir du petit groupe paraissait peu réalisable...

Ne pouvant réprimer une grimace, l'elfe se tourna vers son congénère.
-Bon, si je propose d'aller les voir et de leur parler, tu vas me traiter de fou, n'est-ce pas ? Je préférerais agir ainsi, mais... S'ils sont tous occupés dans la cour, peut-être peut-on essayer de contourner les bâtiments, d'entrer dans le logis par les fenêtres arrières... Et repartir avant qu'ils ne se soient rendus compte de quelque chose. Le désavantage, c'est que s'ils nous surprennent en train de les piller, je pense qu'ils seront encore moins enclins à discuter...

Mélégorn sembla trouver l'idée meilleure que l'approche frontale, car il fit volte-face pour regagner l'extérieur du périmètre et il prit cette fois la tête pour longer l'étable où ruminait le troupeau consigné pour l'hiver. Les conversations qui avaient lieu dans la cour leur parvenaient, étouffées par les murs, mais cela leur permettait de conserver une idée vague de l'endroit où se trouvaient les paysans.
Entre les bras de Taliesin, Victor se faisait pesant, son visage était rougi, sa respiration saccadée, et sa carcasse avait l'air gelée. Mais ça, le barde l'était aussi. L'ensorceleur de même. Leurs vêtements craquaient comme s'ils avaient été fait de glace.
Ils progressaient sans réelle difficulté lorsque celle-ci surgit sans crier gare, juste devant eux, haletante, hirsute et mal embouchée : un gros chien brun sombre, aux petits yeux noirs débordant de suspicion, surgit au coin que formaient l'étable et l'habitation. Il s'immobilisa, rentrant la tête entre les épaules, et se mit à grogner, le poil hérissé. Difficile de savoir, à ce stade, s'il allait charger les crocs nus ou se mettre à aboyer.

Taliesin réagit immédiatement. Se portant à la hauteur de Mélégorn, il leva une main - le poids de Victor reposant alors entièrement sur son autre bras, lequel ne tiendrait pas très longtemps - et commença à incanter. Il avait en tête un sort simple, rapide à lancer, mais agirait-il avant que l'animal n'ait choisi entre la charge et l'alerte ? Impossible à dire. Cependant, le combattre, ils n'en avaient pas les moyens... Il n'avait donc rien de mieux à proposer ou à faire.

Taliesin --> Berceuse --> Chien de garde

Le chien poussa une série d'aboiements féroces, puis soudain, comme Taliesin terminait son incantation, il s'immobilisa, regarda les deux elfes avec distraction, et se mit à fureter dans les hautes herbes gelées qui dépassaient de la neige. Une voix l'appela depuis la cour, et il fit volte-face, trottinant vers son maître. Mélégorn fit la grimace puis reprit sa marche, franchit rapidement l'espace ouvert entre l'étable et la ferme, et se plaqua contre la façade cachée du bâtiment. La chaîne reposait dans la neige, entre les deux bâtiments.
" T'as vu quoi, Cid ?" demanda alors une voix masculine, très proche, trop proche.
Le chien aboya deux fois, plutôt joyeux.
" Alors arrête de faire le couillon et viens, y'a des viscères de porc pour toi."
L'animal jappa avec enthousiasme et des pas s'éloignèrent, crissant dans un mélange de neige et de gravillons.

Le barde eut bien du mal à réprimer un soupire de soulagement. Ç’avait été moins une. vraiment moins une. Il fallait espérer que cette alerte serait la seule : toutes ne pourraient pas tourner aussi bien.
Lorsque les pas se furent suffisamment éloignés à son goût, il se plia en deux, Victor toujours serré contre lui, jeta un coup d'œil furtif au coin du bâtiment, puis entreprit de franchir aussi vite et aussi discrètement que possible l'espace découvert. S'il rejoignait Mélégorn sans être vus... Ce serait déjà une bonne chose de faite.

Une fois que Taliesin eut rejoint Mélégorn, ils restèrent immobiles un instant, pour reprendre leur souffle. Aucun bruit suspect ne vint les inquiéter : les fermiers étaient toujours dans la cour. Ils avaient un cochon entier à découper, cela les occuperait sans doute un certain temps. Mais le barde fut à nouveau frappé de plein fouet par sa faiblesse et remarqua qu'à l'arrêt, immobile, il avait tendance à trembler, signe qu'il avait faim, que ses réserves s'amenuisaient.
Heureusement pour eux, plusieurs fenêtres s'ouvraient dans les murs extérieurs de la bâtisse, donnant sur un jardin recouvert de neige où l'on devinait quelques arbustes et un banc. Il y avait aussi un semblant de potager clôturé, que l'on reconnaissait à des monticules réguliers, quelques tuteurs, et la silhouette des clapiers. Des ruches endormies trônaient plus loin, face à une campagne immaculée, vallonnée, émaillée de petits bois. Au loin, plus de blanc. La saison coupait la visibilité.
Une porte s'ouvrait aussi sur le jardin, en haut de quelques marches. Un chat dormait sur la dernière. Aucune des fenêtres n'était évidemment ouverte, par cette température glaciale. Quant à la porte, il faudrait tenter le coup... Une chose était claire : leurs traces s'imprimeraient, révélatrices, sur toute surface qu'ils décideraient de franchir.

Taliesin secoua la tête. Si leur bonne étoile leur avait pour l'heure épargné les mauvaises rencontres, elle ne pouvait rien contre la neige, traîtresse qui permettrait de les suivre à la trace où qu'ils aillent. Mais il était trop épuisé pour tergiverser. Trop épuisé pour élaborer des plans complexes et probablement voués à l'échec. Et Victor était trop mal en point pour qu'ils perdent du temps à tergiverser, de toute façon.
-Bon, sauf si tu as une meilleur idée, je propose d'aller tout simplement ouvrir la porte. Et si elle est verrouillée, de casser une fenêtre donnant sur une autre pièce que la salle commune, si possible. Ensuite... On entre, on rafle ce dont on a besoin, on se carapate et on trouve un coin pour se reposer. Je crains de devenir bientôt incapable de faire quoi que ce soit... sinon m'effondrer et m'endormir sur place.

Mélégorn haussa les épaules et lui emboîta le pas. Le chat, dérangé par leur irruption, s'éloigna en maugréant, le poil hérissé. Ils étaient en veine, la porte était ouverte sur une cuisine déserte. Deux choses les frappèrent lorsqu'ils pénétrèrent à l'intérieur, manquant leur couper les jambes : la température et l'odeur.
Même s'il ne faisait pas à proprement parler chaud dans la pièce, le contraste avec l'extérieur était suffoquant. Un petit âtre orangé était responsable pour l'atmosphère chaleureuse des lieux, plutôt sombres mais spacieux, organisés autour d'une grande table de bois sombre, posée à même la terre battue. Sur les flammes mitonnait quelque chose de bouillonnant, dont les effluves entêtantes était délicieuses et épicées, terriblement attirantes, particulièrement pour des estomacs vides.
De la vaisselle en céramique était empilée sur des étagères basses, et diverses victuailles trônaient à droite à gauche, dans un panier, un bocal, un plat : des légumes d'hiver, pommes de terre, choux et oignons, un jambon fumé suspendu, un lapin fraîchement tué, une miche de pain encore fraîche, et des gelées colorées, sans doute des confitures.
Aucun bruit n'émanait de la maison, les voix du dehors étaient toujours étouffées, sinon le craquement des braises sous la marmite. Le chat bouscula Mélégorn pour regagner l'intérieur de la bâtisse.

Taliesin eut bien du mal à garder son esprit concentrer, à ne pas s'abandonner à la chaleur des lieux, à ne pas fondre sur le repas en train de cuire. Son estomac criait famine. Ses mains, ses pieds, tout son corps lui faisait mal à cause du brusque écart de température. Et il était las. Tellement las... Il aurait été si facile de s'assoir, de s'endormir...
Il fallait tenir, pourtant. Le danger était là, au dehors. Et à l'intérieur, aussi. Danger pour eux, danger pour les paysans. S'ils se croisaient, tout pouvait dégénérer.
Ne pas y penser...
Resserrant ses bras autour de Victor, qui semblait désormais plus lourd qu'un homme fait, Taliesin se tourna vers l'ensorceleur.
-On devrait aller au plus simple, au plus rapide... murmura-t-il. Le jambon, le pain, les confitures, peut-être. Prendre ce qu'on peut manger cru, sans préparation. Nous n'avons rien pour faire chauffer... Et si on trouvait notre bonheur ici, nous ne pourrions le transporter. Alors... On pourrait tout mettre dans un manteau, puis gagner les chambres et rafler toutes les couvertures et toutes les frusques qui nous tomberont sous la main... Puis filer avant qu'ils ne se rendent compte de quoi que ce soit. Est-ce que ça te va ?

Mélégorn acquiesça lentement. Il semblait peu nerveux bien qu'aux aguets. Il désigna cependant le feu, puis se frotta les bras, comme s'il avait froid, et dévisagea Taliesin avec une grimace. Il fit ensuite mine de se diriger vers l'âtre, initiative pour laquelle il avait évidemment besoin du concours du barde.
Un grincement les fit alors sursauter. Quelqu'un venait d'ouvrir une porte à l'intérieur de la maison. Suivit le son caractéristique de pas étouffés par la poussière d'un sol non carrelé, venant approximativement dans leur direction. Ou pas. Comment en être sûr ? La cuisine n'avait pas de porte, juste une arche qui donnait sur le couloir.
Du coin de l'oeil, Taliesin nota que Mélégorn avait commencé à effectuer des gestes qui indiquaient qu'il était en train d'incanter.

Il était trop tard pour regagner l'extérieur : le nouveau venu, quel qu'il fut, n'aurait pas manqué de les entendre. Il ne pouvait pas non plus incanter, avec Victor dans les bras. Il devait donc se contenter de demeurer parfaitement immobile. Accepter de s'en remettre à Mélégorn.
Ce qui n'était pas sans causer chez lui certaines inquiétudes. Le fait que l'ensorceleur paraisse désireux de prendre son temps. Sa presque décontraction... Alors qu'ils risquaient à chaque instant la confrontation, la violence... sans doute se sentait-il prêt. Sans doute ne craignait-il pas d'avoir à se battre.
Peut-être même se fichait-il des conséquences. De leur accord...
-Souviens-toi : pas de mort... fit-il, dans un souffle à peine audible.

Mélégorn était plongé dans son incantation, s'il entendit Taliesin, il n'en montra évidemment rien. Les pas s'approchèrent, Victor poussa un léger gémissement, puis une petite silhouette s'encadra dans l'ouverture. C'était l'enfant qu'ils avaient vu plus tôt dans la cour. Plus âgé et plus grand que Victor, il avait le cheveu sombre, les épaules déjà carrées par un travail manuel sans doute quotidien, et portait, avec quelques difficultés, le seau rempli du sang chaud du porc. Lorsqu'il vit les intrus, sa bouche s'ouvrit, mais rien n'en sortit. Un filin d'énergie claire le frappa en plein front, ses yeux bruns s'écarquillèrent une seconde, Taliesin eut l'impression qu'une lueur lui entourait la tête, s'effilochant finalement en brume argentée. Le visage du garçon s'éclaira d'un sourire et il posa son récipient.
" C'est bon de vous voir." déclara-t-il d'une voix presque mécanique.
Il avait été charmé.

Lorsque le sortilège frappa le gamin, Taliesin sentit son cœur marquer un temps d'arrêt.
Mais il était vivant. Charmé, simplement.
L'elfe se sentit envahi d'émotions contradictoires. Du soulagement. De la gratitude pour l'ensorceleur qui avait évité le pire. Alors qu'il aurait sans doute aucun pu le pire.
Comment se fait-il qu'il n'ait pu s'enfuir par lui-même ? songea-t-il.
Cela n'avait aucune importance. Pour l'heure, il fallait agir. Agir vite, profiter de l'aubaine.
Il prit une profonde inspiration.
-Content de te voir aussi, mon grand ! Dis-moi, tu peux nous rendre un service ? On aurait besoin de couvertures. Et d'habits secs. Pour nous trois. Tu crois que tu peux aller nous chercher ça à l'étage ?
C'était risqué. Sans doute sa famille finirait-elle par s'étonner de ne pas le voir revenir. Mais s'il ressortait dehors dans cet état-là... Non, décidément. Il fallait pousser la chance jusqu'au bout. Profiter de cet allié inattendu.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mine pénitentiaire de Gargouille

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 3.

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Quête : Les Squelettes du Placard, Chapitre 4.

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Quête : Les Squelettes du Placard, Chapitre 4.

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