La Couronne de Cuivre

Il sourit.
-Je pense que ça peut être efficace oui... Déroutant et efficace !
Il s'étira, réprima un bâillement; Le sommeil n'était pas loin, pour lui non plus.
-On fera comme ça. Et ce sera bien, tu verras... Par contre, pour t'apprendre à combattre les méchants, je pense qu'on pourra commencer très bientôt. J'ai une surprise pour toi... Je te la montrerai demain.
Il soupira. Demain. Le froid, les montagnes, marcher des heures durant. Mais ils seraient deux et recommenceraient à aller de l'avant.
-Dors bien, Victor, conclut-il, à voix basse.

" J'espère que c'est une bonne surprise... Parce que dernièrement, les surprises..." murmura Victor dans un souffle. " Bonne nuit aussi. Merci aussi."
Puis il grommela encore quelque chose d'inaudible et sa respiration se régula avant que Taliesin ne put imaginer lui répondre. Il s'était endormi, vidé, probablement physiquement et mentalement. L'elfe ne savait pas exactement de quoi avait été faite sa journée. Malgré le fracas de la tempête, l'enfant semblait s'être réfugié sous des cieux plus cléments, sereins, sur des rivages apaisés. Il ne restait plus qu'à espérer de beaux lendemains.

Et à prier pour que le barde s'endorme aussi rapidement.
Ce qui ne semblait pas devoir arriver.
Etendu sur le flanc, il écoutait la tempête, au dehors. La respiration de Victor, juste à côté de lui. Il guettait les sons anormaux, l'éventuelle approche d'un prédateur. D'un autre lion néfaste.
Enfin, guetter, il le tenta, au début, Bientôt, cependant, ses pensées dérivèrent, revinrent à sa conversation avec l'enfant. Celui-ci ne l'avait pas fait exprès, bien sûr, mais il avait réveillé en lui des sentiments douloureux, des questions qu'il s'efforçait d'éluder.
Quelques années, puis la solitude, à nouveau.
Et bientôt, insidieux, les souvenirs des épreuves de la journée revinrent le hanter, se mêlant à ses pénibles réflexions, lui arrachant un frisson.
A nouveau, il remercia le sanglier. Sans lui, il aurait été si débordant de colère qu'il n'aurait pas pu dormir. Pas avant très longtemps. Mais il avait purgé une partie de cette colère. Restait néanmoins mal à l'aise, malheureux. Oui, il avait retrouvé Victor. Mais à quel prix ?
La réponse, s'il parvint jamais à en dessiner les contours, fut happée par les ténèbres et le silence. L'épuisement avait vaincu la veille. Il dormait.
C'était un petit miracle en soi.

Taliesin fut éveillé par un petit rayon de lumière et l'odeur délicate d'un thé parfumé. Ouvrant un oeil, il découvrit qu'on avait glissé une branche sous la couverture pour la redresser d'un pied, comme le mat stoïque d'une tente minuscule, juste devant son visage. A quelques pas de l'ouverture ainsi constituée, se trouvait le célèbre plateau de déjeuner de Belenn, qui le titillait de ses promesses ensorcelantes, encore intact. Le sol était blanc mais le silence impérieux. Plus le moindre souffle de vent. Victor se trouvait dans le petit espace ouvert entre les arbres, près de la mule. Il était encore torse nu mais était parvenu à enfiler une paire de chausses et farfouillait dans les fontes de la bête en lui parlant à mi-voix.

Le barde poussa un long soupir. Pour le réveil, il n'aurait pas pu espérer mieux que l'image du petit garçon, redevenu lui-même, en train de fouiller dans les fontes de leur animal de bât, comme si de rien n'était. Les choses étaient rentrées dans la norme, ils allaient pouvoir repartir de l'avant.
Pensée optimiste, il le savait. Mais il était encore trop préservé par les brumes du sommeil pour que le souvenir des sacrifices consentis la veille ne puisse vraiment assombrir son humeur...
-Si tu cherches le reste de tes habits, il est fort possible que je les ai mis avec les couvertures, sur ce gros tas informe qui nous a servi de tente... Sinon, ça se peut aussi qu'ils soient dans le sac, là, juste derrière toi...
Il sourit.
-Ah, et si, au passage, tu pouvais me ramener les miens, d'habits... J'avoue que là, tout de suite, je n'ai pas le courage de sortir. Mais, promis, je t'attends pour le petit déjeuner.

Le petit garçon sourit au barde, un sourire sincère, avant de reprendre ses investigations. Il regagna l'abri quelques minutes plus tard, chargé de quelques vêtements chiffonnés et tendit une tunique à Taliesin.
" Désolé, je voulais pas te réveiller, en fait..." dit-il. " Mais j'avais un peu faim."
Il poussa le plateau jusque devant le barde.
" Mais je crois que tu peux te redresser, au moins. Tu as l'air un peu bizarre, comme une souris sous ton tas de fripes."
Il s'assit dans la neige, un manteau déplié sous les fesses, et entreprit de passer la chemise qu'il avait réussi à trouver.
" Tout est un peu humide. Cela dit, ill fait moins froid, on dirait."

-Oh, ça sècherai sur nous, aujourd'hui... Et le reste, on le mettra près du feu, ce soir. Si le temps se maintient, on ne devrait pas avoir de mal à pouvoir en faire...
Il s'habilla vivement, émergea de son abri précaire, et s'assit sur une couverture. Il faisait plus chaud, oui. Mais, avec les frusques humides sur le dos, il trouvait tout de même la température des plus frisquettes.
-Quant on aura fini de manger, on emballera les affaires. Puis on se mettra en route. Il faudra juste que j'essaie de récupérer le sac que j'ai laissé en arrière, hier... Les livres qu'il contient pourraient toujours servir.
Il avait l'impression d'oublier quelque chose. D'avoir une promesse a tenir. Pendant un moment, il ne put pas mettre le doigt dessus, mais s'en souvint, pourtant.
-Ah, et il faut que j'écrive un truc pour Martre. La chanson qu'il m'a demandé de lui composer...
Il se serait bien passé de ce contre-temps, d'autant que le texte était des plus médiocres et sa gratitude envers les druides-fées des plus discutables. Mais ce n'était sans doute pas le moment de les mettre en rogne.

Victor s'attela à la préparation de leurs affaires, diligent et appliqué, pendant que Taliesin entreprenait la rédaction (et la fouille de sa mémoire nécessaire) de la chanson de la Martre. L'elfe nota que l'enfant se comportait de manière très révérencieuse avec la mule, lui parlant beaucoup et vérifiant avec soin l'équilibration de son paquetage. Quand ils furent prêts, l'enfant laissa cependant le soin au barde de retrouver le sac perdu : il n'avait aucune idée de la direction dont ils étaient venus. Taliesin y parvint sans trop de problèmes, mais les livres avaient souffert de l'humidité : s'ils ne prenaient pas le temps de faire sécher tout ce papier, il moisirait à n'en pas douter en quelques jours seulement.
Lorsqu'ils quittèrent le couvert du bois, Taliesin nota ce qu'il avait suspecté jusque là : ils étaient toujours dans le petit val, mais c'était un val figé par l'hiver, au ruisseau gelé et à l'herbe invisible sous sa couche de neige.

Le barde tira de sa poche le texte qu'il venait d'écrire. Regardant autour de lui, il repéra un grand arbre, à l'orée du bois, dont le tronc formait un creux relativement abrité. Il alla y déposer le rouleau de papier.
-Martre ! lança-t-il, à tue-tête, ne doutant pas que son appel fut entendu. Comme promis, je te laisse la chanson ! Ne tarde pas trop à venir la chercher, ce serait dommage qu'elle se perde !
Si les choses avaient tourné autrement, peut-être aurait-il accompli cet acte le sourire aux lèvres, amusé par son aspect cocasse et encore plein de gratitude. Mais les choses avaient tourné comme elles avaient tourné et, n'ussent-ils plus été dans le Val, il n'aurait sans doute pas fait le moindre effort. Il avait l'impression d'avoir payé plus d'une fois son dû. Et de devoir le payer encore.
En la matière, ce n'était pas une impression, malheureusement.
Réprimant un soupir, il reprit la longe de la mule, puis observa les parages, cherchant à se repérer.
-Je crois que c'est par là... D'après l'éclaireur avec qui j'ai discuté, dans le camp du peuple du Griffon, le plus dur des montagnes est derrière nous... Il faut que nous gagnions un lac. Puis que nous suivions la rivière qui y prend sa source. Jusqu'à la Lorien et la cité de Loth Imarhil... On ne devrait pas trop courir de risque de s'égarer.

En effet, lorsqu'ils atteignirent le bout du Val, ils découvrirent un petit défilé qui s'engageait entre une série de pics acérés, avant de déboucher à versant de montagne, sur un panorama saisissant : la forêt de Lorien, en contrebas. L'hiver avait étendu son emprise là aussi, mais les grands arbres demeuraient majestueux même noirs et dépouillés. L'étendue boisée était immense, s'étendait jusqu'à l'horizon, dense et inextricable. Ça et là, des taches de verdures émaillaient la grisaille du spectacle, signe que certaines zones étaient à l'abri du cycle de la nature. Difficile d'en discerner quoi que ce soit à une telle distance. Ce qui était certain, c'était qu'ils étaient très haut, et qu'ils allaient désormais descendre. Bien sûr, le relief leur promettait encore quelques parties de plaisir, mais ils avaient, indéniablement, franchi les montagnes.

Taliesin demeura un long moment à contempler l'impressionnant panorama, se demandant ce que la forêt pourrait bien leur réserver. Le prix à payer pour l'aide qu'il y escomptait serait-il aussi élevé que dans le Val aux Mille Campanules ? Sans doute non. Mais les choses prendraient probablement un tour tout aussi dangereux, quoi que plus pervers. Méli lui avait dit de se méfier de l'amour des elfes...
Il secoua la tête. Il s'en méfierait. N'oublierait pas Galathée, quoi qu'il advienne. Ne la laisserait pas à son sort cruel. Pas pour préserver son âme, mais parce qu'il ne pouvait agir autrement : ç'aurait été par trop injuste, par trop révoltant.
Il songea aux craintes exprimées par Victor, durant la nuit. Il ne les partageait pas : Mélégorn leur avait dit qu'on les accueillerait. Il avait ses écrits, en guise de laisser-passer. Et puis, le peuple du Griffon et la demi-dragonne qui l'accompagnait les auraient peut-être devancés. Le petit humain ne serait pas rejeté. Et si, malgré tout, tel était le cas, il demeurerait avec lui, se passerait de l'aide se son peuple.
Doucement, il se détourna. S'engagea sur le versant, espérant faire le plus de chemin possible avant la nuit. Et, surtout, trouver un endroit où ils pourraient allumer un feu. Ils devaient faire sécher frusques et couvertures. Les livres, aussi.

Ils s'engagèrent donc en file indienne sur l'étroite piste qui serpentait entre les rochers. Comme prévu, la descente était traître, marquant son coût dans leurs genoux, et chaque pied devait être posé avec la plus grande prudence, sous peine de glisser ou de provoquer un éboulement. La mule était, contrairement à ce que Taliesin avait pu penser plus tôt, le plus habile des voyageurs. Elle parvenait à conserver son équilibre même dans des chemins qui s'apparentaient plus à une faille qu'à quelque chose de tracé pour faciliter un parcours. Le chaos minéral et glacé dans lequel ils évoluèrent toute la journée semblait mort depuis des siècles, on avait peine à croire que quoi que ce soit puisse y pousser sous le soleil. Le ciel était blanc, menaçant, mais il ne neigeait plus, et les montagnes semblaient protéger la forêt des bises violentes venues de l'est. Leur périple était plus lent qu'on n'aurait pu le croire en voyant la forêt si proche. Le chemin allait et venait, petites épingles sur la falaise. Pour ce qui était d'un abri, le choix ne manquait pas : mille cavernes perçaient la paroi grise qu'ils longeaient. Il suffirait de choisir la plus accueillante au moment opportun.

L'idée de camper dans une grotte ne réjouissait guère le barde, le souvenir cruel de leur mésaventure avec le lion étant encore bien trop présent. Toutefois, il dut se rendre à l'évidence : ils ne pourraient trouver mieux pour se protéger du froid et d'éventuelles chutes de neige. Alors, à contrecœur, comme la nuit approchait, il se mit en devoir de visiter celles qu'ils croisaient et finit par jeter son dévolu sur un abri de taille modeste, relativement sec, auquel on accédait par une faille étroite.
Sitôt son choix arrêté, il entreprit de décharger la mule et de déballer leurs affaires. Il avait fait un autre constat malheureux : ils ne pourraient pas compter longtemps sur du feu. Ils n'avaient rencontré aucun arbre, aucune réserve de bois mort, et les quelques branchages d'arbustes qu'il avait récolté au cours de leur progression ne tiendraient guère. Au mieux, si la flûte de Belenn se montrait coopérative, leur foyer durerait une paire d'heures.
-Le plus urgent est de faire sécher tout ce qu'on peut... fit-il en étalant couvertures, frusques et livres humides sur le sol. Mais on n'aura d'autre solution que de recourir à notre bonne vieille tente improvisée pour avoir à peu près chaud, j'en ai bien peur.
Puis il sortit le pipeau. Joua l'hymne lathandrite. Espérant qu'il en résulterait autre chose qu'une lampe-tempête.

Cette fois, protégés du ciel par une belle paroi rocheuse, les voyageurs eurent plus de chance : ils se virent offrir un feu de taille moyenne, pétillant, et Victor s'empressa d'étendre vêtements, livres et couvertures dans sa lueur, avant de s'asseoir sur l'une d'entre elles pour profiter de la flambée.
La grotte choisie par Taliesin était bien abritée, l'entrée étroite, et les conditions seraient loin d'être aussi extrêmes que celles qu'ils avaient connues la veille.
L'enfant finit par se tourner vers le barde et lui sourit.
" Tu as dévalisé toute la maison de la vieille peau, si je me souviens bien..." commença-t-il, guilleret. " Quel est le menu du jour ?"

Taliesin haussa les épaules. La décision lui semblait revenir à l'enfant : après tout, c'était lui qui avait été condamné à la verdure des jours durant...
-Fais ton choix, je n'ai pas de préférence, pour ma part... Par contre, je suis désolé, mais je n'ai pas pris de miel. Je ne pense pas que j'arriverai à en manger de sitôt...
Il se releva. Il ne fallait pas se laisser aller à la sécurité apparente de leur installation. Il déposa donc son arc et son épée à portée de main, puis s'en fut farfouiller dans un sac.
-Tiens... dit-il finalement au petit garçon en lui tendant la dague et la fronde récupérées chez la sorcière. J'ai pris ça pour toi. Je ne suis pas féru d'armes, mais les temps étant ce qu'il sont, et le monde ce qu'il est... Ce sera plus efficace qu'un caquelon, si nous devions à nouveau avoir des ennuis. Garde-les toujours à proximité, d'accord ?

Victor regarda les armes avec une grimace presque dégoûtée, mais teintée d'humour. Il fit glisser la dague dans son fourreau, dévisagea le barde les sourcils froncés, puis la fixa avec soin à sa ceinture. Il fit de même avec la fronde, puis lorgna le sol.
" Faudra que je pense à ramasser des cailloux." lâcha-t-il avec légèreté.
Il semblait avoir compris le message.
Il se dirigea ensuite vers les sacs contenant de la nourriture, et les vida un à un sur le sol, alignant leur contenu comme un marchand préparant son inventaire.
" Mmm... Moi je sais pas bien ce qui va ensemble, c'est toi le cordon bleu..." souffla-t-il, concentré. " Alors ce sera un défi. Je voudrais quelque chose avec des pommes... et ce truc qui sent un peu l'aigre, dans cette bouteille... et du fromage ? Et aussi... un peu de patates, sinon on aura faim. Pour le reste, je fais confiance à ta créativité légendaire !"
Il se fendit d'un sourire.
" Ah... Et c'est quoi ce truc qui flotte dans ce bocal ? Ça m'intrigue..."

Taliesin lorgna le bocal. Il ne se souvenait même pas l'avoir emporté.
-Heu, je dirais... Des fruits ? Des prunes, peut-être. A l'alcool, indéniablement...
Sans plus tarder, il s'affaira à satisfaire les désirs culinaires du gamin. Il n'avait pas cuisiné depuis une éternité, et les mets choisis étaient quelque peu disparates, mais il essaya de faire de son mieux. Au moins, il avait pensé à emporter quelques ustensiles de cuisine. Ce serait mieux qu'un unique caquelon...
-Monsieur est servi ! fit-il enfin en déposant une assiette pleine devant Victor. La maison vous souhaite bon appétit mais n'accepte aucune responsabilité quant aux dérangements intestinaux ou autres désagréments provoqués par les choix fantaisistes de sa clientèle.

Victor huma le plat avec un sourire radieux.
" Cela dit, l'herbe, c'est pas mauvais." fit-il en enfournant une première bouchée. " Bon, il faut savoir repérer les bons brins, mais c'est pas aussi mauvais que ça en a l'air."
Il dévisagea Taliesin.
" Je plaisante ! Heureusement qu'il y avait des poireaux et des carottes chez les elfes de Méli. Et ton dîner est très bon."
Il baissa les yeux sur ce qui séchait près du feu.
" Pourquoi t'as embarqué tous ces livres ? Pourquoi..."
Il s'interrompit et rougit.
" Pourquoi tu les gardes maintenant, je veux dire..."

L'elfe était heureux de l'humeur enjouée de Victor. Laquelle était communicative, il devait l'avouer. Un bon feu, de quoi manger, quelques boutades... Les ombres semblaient moins noires. Les soucis moins pesants.
Mais toujours bien présents. Il suffisait d'une phrase pour les faire resurgir.
-Heu... Je ne sais pas... Les livres de magie... Le savoir qu'ils contiennent... C'est quelque chose d'important, qui peut servir. Et je me dis que, peut-être, ils pourraient nous permettre de payer certains services. Ils ont de la valeur, tu sais, pour ce qu'ils renferment.
Il dévisagea le petit garçon.
-Mais, si les voir, les savoir ici t'es pénible... On peut les brûler. Dans l'instant. Cela compenserait un peu le manque de bois. Et allègerait le fardeau de la mule.

" Oh non, surtout pas. Enfin, sauf si on meurt de froid..." dit Victor, tranquille. " Je savais pas que ça pouvait avoir beaucoup de valeur, c'est tout. Puis je me dis..."
Il leva les yeux sur le barde, son expression devint pensive... un peu mutine...
" Si c'est pas trop dangereux, ou quoi, on pourrait en utiliser un pour lire un peu ? Ça fait longtemps et je suis pas encore très bon. Qu'est-ce que tu en penses ?"
Il se pencha.
" Celui-là, avec le dragon sur la couverture, qui s'appelle... "P...Précis de Transfor... non Transmutation... Pr... Prof... Profane de Grul... Gurdlin ? Gurdlin Mach... Manch... Manchou ?" Il a l'air terrible !"

Taliesin le dévisagea un instant... puis se fendit d'un sourire angélique.
-Oh, ce n'est pas très dangereux. Au pire, tu te découvriras un talent pour la magie, et la seule chose que je te demande, c'est de ne pas m'utiliser comme cobaye... Enfin, dans tous les cas, je pense qu'il faut profiter à plein de tes bonnes dispositions pour le travail scolaire... et de la lumière, tant qu'il nous en reste.
Le feu était déjà en train de décroître, et l'elfe s'empressa d'y rajouter le maigre fagot de branchages qu'ils avaient rassemblé en chemin. Puis, se levant, il alla farfouiller dans l'un des sacs. Après quelques minutes d'infructueuse recherche, il mit enfin la main sur ce qu'il désirait : une pipe. Et une tabatière en argent. Il les avait prises chez Ava, reliques de son défunt époux, probablement. Il n'avait pas vraiment imaginé s'en servir... Pourtant, dans la douce quiétude de leur grotte, l'instant lui paraissait propice. Pourquoi ne pas en profiter ?
-Bon, et bien, je t'écoute... fit-il en s'installant confortablement. Commence par l'avant-propos. Tu verras, il est passionnant.
En réalité, le docte auteur du traité semblait tant affectionner la complexité nébuleuse des arcanes qu'il en parait la moindre tournure de phrase, à tel point que son texte était incompréhensible. Malgré les heures passées à le lire, la seule métamorphose apprise par Taliesin aurait pu s'appeler "Lyquéfactyon Ynéluctable et Sans Rémyssion des Lobes Cérébraux, en trois leçons et sept myl mots".

Victor capitula à la page 3, après le paragraphe édifiant traitant des " analogies métempsychotiques créant un parallélisme saisissant entre la transmutation profane thayienne de la Vallée de Longfliss et les pratiques polymétamorphiques des esthètes pré-batiriens yuan-tis du Chaos Minéral de Basse-Sembie". Il prétexta un besoin pressant pour prendre la tangente et se faufiler hors de la grotte, promettant de n'arroser que le rocher voisin, de ne parler à aucun gnome (ni petit-homme, ni kobold, ni wyverne à moustaches) et de rentrer dès que sa vessie serait vide. Lorsqu'il reparut, il se lança dans une diatribe enflammée sur le froid de l'hiver, puis attrapa le caquelon d'un air détaché.
" On se ferait bien une petite infusion, non ?"
Du livre, pas un mot.

Taliesin, plus qu'à demi amusé, acquiesça sans rien dire et s'en alla prendre quelques feuilles de tilleul dans un sac. Les réserves d'Ava en matière de plantes à infuser étaient grandes, mais il n'avait pas beaucoup pioché dedans, préférant se concentrer sur l'essentiel. Il avait tout de même de quoi faire - ne serait-ce que pour accompagner les décoctions de plantes médicinales dont il s'était emparé. Généralement, et sa vie commune avec Galathée lui avait plus que largement prouvé, celles-ci avaient un goût affreux.
-On boit ça et au lit... dit-il lorsque le caquelon fut à chauffer sur les braises du foyer déjà mourant. On a de la route demain, et il va bientôt faire noir et glacé, ici... Mieux vaut nous replier à l'abri avant que cela n'arrive. Rassure-toi, cependant : tu auras le droit de ne pas t'endormir tout de suite. Je te soumettrai d'abord à une interrogation orale sur les pages que tu viens de lire.

Victor sirota son infusion en contemplant les flammes mourantes, puis alla s'allonger sous l'une des couvertures. Le feu avait réchauffé l'atmosphère, même si le froid reviendrait tôt ou tard s'immiscer dans la grotte. Avec le matériel qu'avait emporté Taliesin, ils disposaient quand même de quoi se réchauffer.
" Pourquoi tu rejoues pas l'air ?" demanda soudain Victor. " Peut-être qu'on aurait un nouveau feu ! Et pourquoi on réessaie pas celui qui t'avait donné les plantes ou bien celui qui faisait rien ? Peut-être qu'ils donneraient des choses chouettes... Cette fois."

L'elfe haussa les épaules.
-A ton service... Mais la prochaine fois, lorsqu'on les aura révisés, ça sera à toi de jouer les morceaux. C'est ton pipeau, après tout !
Il récupéra l'instrument que lui tendait l'enfant.
-Bon, on va commencer par "La princesse et le troubadour", d'accord ? Et on finira par "Vaincre la nuit", histoire de bénéficier du feu, si on peut le convoquer plusieurs fois...
Et, sans tarder, il se mit à l'ouvrage, convaincu qu'il ne se passerait rien. En dehors de la disparition des braises et de l'invasion des ténèbres.

Taliesin entama donc son récital par le morceau sans effet qui demeura... sans effets, si ce n'est celui de faire disparaître toute trace de leur feu. Ils se retrouvèrent donc dans le noir et le froid, avec l'impression que cet air devait avoir son rôle à jouer dans des circonstances précises qu'ils n'avaient pas encore découvertes.
Mais l'elfe embraya sur la seconde mélodie sans se laisser démonter. Il y eut alors une vive lueur, embrasant toute la grotte, et une seconde plus tard, ils se retrouvèrent assis devant un élégant feu crépitant, qui diffusait une chaleur agréable. Une pile de bûches bien coupées reposait juste à côté, du chêne sec, rond, dense, de quoi tenir toute une nuit. Les braises étaient circonscrites par un tour de cailloux réguliers et il dégageait une fumée minime, laquelle se glissait sans frémir par la faille pour regagner la nuit.

Victor ouvrit des yeux ronds.
" C'est celle-là que j'veux retenir !" s'exclama-t-il.

Le barde était aussi surpris que l'enfant.
-Ben dis donc... je pensais que cet air apporterait, ce qui n'est déjà pas mal, des plantes différentes selon nos besoins. Ce ne semble pas être le cas, finalement... Enfin, peut-être les bûches sont-elles considérées comme d'anciennes parties de végétal, ce qu'elles sont, en réalité... Tant pis, je voulais une autre variété d'herbe à pipe, je devrai me contenter d'un feu...
Il rendit le pipeau à Victor.
-On révisera ça demain. Pour l'heure, autant profiter de la chaleur... Mais ça tombe bien : cet air est complexe, ce sera un excellent exercice pour toi. Le premier pas véritable dans ton apprentissage de futur barde--rôdeur -barbare lanceur de boules de feu.
Puis, souriant, il entreprit de s'entortiller dans une couverture, veillant à pouvoir s'emparer de ses armes au moindre signe de danger. Mais avec un tel feu, les prédateurs ne s'approcheraient sans doute pas... Il ne dormirait que d'un œil, de toute façon.

Victor rangea le pipeau avec soin, dans la poche de son manteau, puis s'allongea pour dormir. Il avait un calme sourire de satisfaction lorsqu'il sombra, comme si toute la tension des jours passés s'était évaporée en quelques minutes. Le feu était tranquille, joyeux. Il faudrait se lever pour l'alimenter de temps à autres, mais c'était un réflexe qu'acquéraient de nombreux voyageurs, qui exécutaient cette petite tâche dans un état presque somnambule. Taliesin n'était pas différent.
La nuit se déroula sans la moindre alerte et le vent ne se leva pas. Au petit matin, lorsque les rayons pales du jour les tirèrent de leur couche, Taliesin et Victor se sentaient reposés. Leur petite flambée était toujours vive et l'enfant l'observa quelques secondes, encore blotti dans sa couverture, avant de déclarer, d'un ton convaincu :
" Je vais me laver."
Et de partir chercher de la neige dans la petite marmite que Taliesin avait prise à Ava.

L'elfe, encore empêtré dans les brumes du sommeil et pris au dépourvu par la soudaine décision de l'enfant, resta un instant immobile, ne sachant que dire.
Puis il baissa les yeux sur sa mise;.. et se demanda depuis combien de temps ils n'avaient pas procédé à semblable décrassage. Depuis la journée néfaste, chez Ava. Plus d'une veille s'était écoulée. Beaucoup pus, peut-être, Taliesin n'aurait su le dire. Il y avait eu trop de tension, trop d'angoisse pour qu'il puisse même songer à se laver. Mais, à présent, il prenait conscience de son état plus que discutable. Le voyage et les épreuves traversées avaient laissé sur lui leur emprunte. Et le gamin ne valait pas mieux : alors qu'il était ânon, le barde n'avait pas envisagé un seul instant de le brosser. L'idée lui serait-elle venue qu'il l'aurait repoussée avec révolte : jamais il n'aurait été question de traiter Victor en animal. Jamais.
N'en restait pas moins qu'à l'heure actuelle... L'adjectif propre ne lui convenait pas. Pas du tout.
Pourtant, se débarbouiller ne lui semblait toujours pas l'activité la plus urgente. Si cela avait tenu à lui, ils auraient déjeuné puis se seraient mis en route, afin de profiter au mieux des forces gagnées dans le sommeil.
En même temps, si Victor en ressentait le besoin, pourquoi l'en empêcher ? De plus, avec le léger courant d'air qui s'infiltrait dans la grotte, et malgré le feu réconfortant, il aurait vite froid. Il se limiterait probablement à de superficielles ablutions, et ils ne seraient pas trop retardés.
Peut-être que Taliesin l'imiterait, d'ailleurs. S'il trouvait le courage... Il jugerait selon la réaction du petit garçon : si l'opération paraissait par trop douloureuse, il remettrait cela à... plus tard.

Victor avait décidé de mettre les petits plats dans les grands. Il déroula une couverture sur le sol, puis mit sa neige à fondre dans la marmite, surveillant sa fonte en tournant dans le récipient avec une branche dénudée, concentré. Une fois satisfait, il se déshabilla et se lava avec un chiffon qu'il avait déniché au fond d'un sac. Taliesin avait emporté un peu de savon, sans doute en songeant davantage aux blessures à purifier qu'aux ablutions, mais Victor y puisa parcimonieusement, et finit son travail en se rinçant avec le peu d'eau qu'il restait. Ensuite, loin de s'habiller, il dansa une sarabande endiablée autour du feu, jusqu'à ce que la plus petite goutte ait séché. Satisfait de son oeuvre, il décocha un joyeux sourire à Taliesin, et entreprit de se rhabiller. A aucun moment il n'avait bronché.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Les Rocheuses du Dragon

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 4.

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