La Couronne de Cuivre

L’idée de retraverser la campagne dans la nuit le glaça un instant. Il se sentait nauséeux, engourdi, et sa migraine menaçait de lui brouiller le regard. De plus, il le savait, des fantômes rôdaient dans l’obscurité, des fantômes qu’il n’avait pas le cœur d’affronter seul. Il se souciait peu d’apparaître fragile à ses interlocuteurs. Il bâtissait déjà cette nouvelle existence sur bien trop de mensonges. Il ne prétendrait pas être plus fort qu’il ne l’était.
« Si cela ne vous cause pas de tracas, j’accepterais votre invitation avec plaisir. Le froid de l’hiver ne m’attire qu’à moitié et il s’est certainement immiscé dans le cottage, à l’heure qu’il est… »

Sire Eudes acquiesça.
-Oui, le froid n'a pas la politesse de la brume : fenêtres et portes closes ne l'arrêtent pas... Mais je suis ravi qu'à cause de ses manières vous ayez accepté mon hospitalité. J'espère que la chambre sera à votre goût. Et, qui sait : demain, vous aurez peut-être à nouveau l'occasion de croiser Elisa. Vous verrez, elle est très efficace pour vous réveiller, vous arracher aux dernières bribes cotonneuses du sommeil...
Il eut un sourire amusé, puis fit signe au sénéchal.
-Je vous souhaite la bonne nuit, messire. Et vous dis à demain.
Le chapelain, demeuré parfaitement silencieux durant le dernier échange, gratifia également l'ancien aubemestre d'un salut amical.

Albérich se leva pour souhaiter bonne nuit à ses hôtes et les remercier de leur accueil. Ensuite, il se tourna vers le sénéchal, attendant que le jeune homme le guide jusqu’à son lit. Hugues des Essaims avait manifestement une relation différente avec Elisa que les deux hommes plus âgés, peut-être avait-il été compagnon de jeu ou ami de ses frères. Mais Albérich était trop fatigué pour y réfléchir plus avant. Il aurait vraisemblablement tout le temps de faire connaissance avec les différents habitants du donjon.

Le sénéchal le conduisit jusqu'à une chambre située dans les étages. Elle était de bonne taille, meublée à l'image du château tout entier, simplement mais confortablement : un grand lit aux couvertures de laine, un bureau, un coffre, une table basse entourée de deux fauteuils, devant une cheminée où crépitait un bon feu... On avait déposé un broc d'eau claire, près du lit. Et une théière trônait sur la table basse. Elle fumait encore.
-Si vos n'avez plus besoin de moi, je vais me retirer... fit sire Hugues, un peu guindé. S'il vous fallait quoi que ce soit durant la nuit, n'hésitez pas à appeler. Un serviteur se présentera dans l'instant.

Une fois le sénéchal reparti, Albérich se laissa tomber sur le lit et frotta son visage las de ses deux mains. Il se releva pour aller humer la théière, reconnut camomille et verveine, hésita et s’en servit une tasse, avant de retourner jusqu’à la couche. Il avait emporté quelques effets et se changea rapidement, puis se glissa entre les draps et soupira. La migraine serait emportée par le sommeil et le vin l’invitait à se rendre. Il se laissa emporter.

Il pleuvait sur la rue obscure, mais ils étaient comme adolescents. Courir en évitant les flaques. Comme des adolescents. Puis Hector s’écroule, sans un cri, ses yeux roulent, il s’affaisse, là sous l’averse, dans la nuit, juste un mouvement, et ils se figent, l’un et l’autre, comme ils comprennent que leurs agresseurs sont nombreux, les encerclent, et la valse mortelle commence. Pourtant, ils ne veulent pas les tuer, c’est si manifeste, leurs coups blessent, heurtent, malmènent, mais ils survivront, tous les deux, plus jamais ensemble, en fait… Elsa.
Elsa était là, il la voit entre deux bâtisses, silhouette empressée, horrifiée, la lumière de la magie divine se reflète dans ses yeux clairs. Il ne faut pas qu’elle prenne de risques, mais il a déjà tant à faire pour se protéger face à l’ennemi…
Elsa. Il voit son ombre qui danse, petite fée des taudis, il est devant elle, à présent, il tend la main pour la poser sur son épaule, mais elle se dégage, lui lance ce regard noir, venimeux, qui va devenir leur mode d’échange, puis elle dénude son épaule et elle lui propose l’immonde, pour une somme modique, tout est à lui, il est révolté, elle est si jeune, et il n’a jamais, jamais voulu autre chose que son bonheur, jamais considéré qu’elle puisse être plus qu’une amie, qu’une enfant, qu’une créature fragile et perdue qu’il fallait soutenir dans un combat vain contre la misère.
Toute la violence de sa colère, tournée contre lui, le menteur aux belles paroles. Demain ! Toujours demain. A quoi bon, en vérité ?

Il s’éveilla en sursaut dans le creux des heures froides. Il n’était pas surpris qu’une adolescente révoltée en ait appelé une autre. Mais il était troublé par le souvenir qui lui était revenu parmi les songes. Elsa avait assisté à l’embuscade, il était certain de ne pas l’avoir inventé. Il eut l’amère impression d’avoir abandonné une personne supplémentaire et se maudit à voix basse. Il tâtonna jusqu’à la table, se resservit un peu d’infusion froide et la but debout dans la chambre, respirant lentement pour retrouver son calme. Il était encore épuisé, et repoussa les grandes questions à plus tard. Le sommeil fut clément, il se rendormit.

Il s’éveilla dans une aube grise et brumeuse et s’assit sur son lit, un peu vaseux. Il avait la bouche sèche, vida la théière, avant de se débarbouiller rapidement et de se changer. Quelques minutes plus tard, il déambulait dans les couloirs, à la recherche de la salle à manger.

Il eut du mal à la trouver : si le château n'était constitué que d'un donjon, celui-ci n'en était pas moins vaste, comptant moult couloirs, escaliers et pièces diverses. Pourtant, il finit par arriver à bon port. Un feu nourri crépitait dans l'âtre de la vaste salle, et la table était déjà dressée. Le vieux serviteur qu'il avait rencontré la veille s'y tenait et vint à sa rencontre sitôt qu'il l'aperçut.
-Bonjour, messire...fit-il en s'inclinant. J'espère que votre nuit fut bonne. Monsieur le baron et sire Hugues sont à la chapelle pour l'office du matin. Vous pouvez les rejoindre, si le cœur vous en dit. Ou les attendre ici. Mais rien ne vous y oblige et vous pouvez déjeuner dans l'instant. J'ai pour consigne de vous servir dès que vous le désirerez.

« La nuit fut bonne, merci. » répondit-il.
Descendre à la chapelle. Il regretta de n’avoir pas paressé un peu plus longtemps, histoire de rendre la proposition caduque. Mais il s’était défendu d’être religieux et il adressa donc un calme sourire au serviteur.
« Je vais les attendre ici, je ne suis pas pressé. »
Il alla se poster près du feu, perdit son regard dans les flammes, encore un peu endormi.

Le vieil homme s'inclina puis quitta la pièce pour vaquer à ses occupations, et Albérich dut patienter une bonne demi-heure avant de voir paraître le maître des lieux. Mais le baron pénétra enfin dans la salle et lui adressa un large sourire dès qu'il l'aperçut.
-Et bien, vous êtes matinal, messire Ferwyn ! fit-il en s'installant à table. L'aurais-je su que j'aurais, hier, minimisé vos chances de rencontrer ma fille : depuis quelques temps, elle est une grande amatrice des grasses matinées...
Eloi des Rosières sourit également à l'ancien aubemestre et le salua avec force courtoisie, avant de s'assoir à son tour. Quant à sire Hugues, il se contenta d'un vague signe de tête. Et, déjà, le serviteur entrait, portant un plateau lourdement chargé de victuailles.

Albérich ne s’attarda pas au donjon ce jour-là. Il prit son petit déjeuner en compagnie des notables, n’intervenant dans leurs conversations que lorsqu’il était directement sollicité. Il avait noté le changement d’attitude de Hugues à son égard, mais ne parvenait pas à le raccrocher à quelque chose de précis. Peut-être l’homme se comportait-il ainsi en présence de son employeur, peut-être Albérich avait-il dit quelque chose de nature à lui déplaire. Peut-être le sénéchal avait-il espéré devenir le tuteur de la gamine et se retrouvait-il dans les cordes. Mille explications. L’ancien clerc savait qu’il finirait par poser la question au jeune homme, si la situation n’évoluait pas d’elle-même. Mais il y avait un temps pour toute chose et il lui semblait avoir déjà abusé de l’hospitalité du baron. Il prit donc congé lorsque le repas prit fin, et proposa de venir passer une heure ou deux avec Elisa dès le lendemain, pour lui parler plus longuement.

Il refusa qu’on l’escorte, profita du soleil voilé pour retrouver la piste qui menait à son cottage. Sa progression fut plus lente que la veille, lorsqu’on lui avait ouvert la voie, mais il finit par atteindre son logis. Une fois le feu ranimé dans l’âtre, il gagna le bureau pour y prendre parchemin et plume, avant de revenir à la salle à manger. La promenade revigorante lui avait permis de réfléchir, un rien, et il avait l’intention de mettre un projet à exécution. Il écrivit deux lettres. Tout dépendait bien sûr de la possibilité pour Ada d’envoyer des courriers à Luménis, mais puisqu’elle avait reçu des nouvelles d’Alaric, ce n’était pas complètement ridicule.

Il adressa la première à Théobald Longuehune, y glissant les formules d’usage, des informations vagues mais sincères sur son emploi du temps des derniers jours, des remerciements pour leur dernière entrevue. Il attaqua ensuite le cœur de son message. Si c’était encore possible, il était finalement intéressé par cette rente réservée aux anciens conseillers. Il était conscient de n’avoir servi que quelques mois, et comprendrait qu’elle soit minimale, mais si la proposition était toujours d’actualité, pouvait-on adresser la somme à Alaric au Temple de Lathandre ? Il termina en promettant de plus amples nouvelles mais n’osa pas poser de questions sur la ville. Il se sentait déjà culotté d’oser refaire parler de lui.
Il écrivit la seconde à Alaric. Curieusement, il eut plus de mal à l’écrire. Ou peut-être pas. La relation qui s’était tissée entre lui et le vieux clerc était toute neuve, et pourtant déjà brisée par la distance entre eux. Il recommença plusieurs fois. Il voulait lui témoigner son amitié, sa reconnaissance, sans se montrer trop familier ou trop envahissant. Alaric avait été généreux mais avait dû porter un trouble qu’il ne méritait pas. Albérich resta donc relativement factuel, décrivit les lieux, ses surprises et les gens, puis parla finalement de la rente. Il ne pouvait jurer que Longuehune obtempérerait, mais c’était une possibilité. Il demanda donc au clerc, si de l’argent devait lui être remis en son nom, de le faire suivre à une dénommée Elsa Arnheim, une prostituée des taudis. Albérich était conscient du scandale potentiel si cet arrangement venait à être connu, mais il comptait sur la discrétion et la subtilité d’Alaric pour rendre la chose possible. Elsa n’avait pas besoin de savoir d’où venait l’argent, l’important était qu’elle puisse, peut-être, rectifier sa voie avant qu’il ne soit trop tard. L’ancien clerc stipula néanmoins que si Alaric trouvait l’aventure trop risquée ou farfelue, il avait toute la latitude de refuser. Il était conscient de lui demander une faveur de plus, mais il ne pouvait pas rester les bras croisés alors que peut-être, pour la première fois depuis les événements de Nuiteuse, il entrevoyait une manière de tirer quelque chose de positif de tout ce fiasco. Il hésita longuement à demander des nouvelles du temple. Qui avait pris sa place ? Il renonça. Il était parti. Il les avait tous abandonnés. Il n’avait plus le droit de s’immiscer.
Mais tu es curieux, pourtant.
Ils avaient été ses amis. Sa famille. Son univers tout entier.
Il ferma les yeux pour repousser les larmes. Silhouettes des novices qui se hâtent dans les couloirs. La lumière rose tombant sur l’autel, mille poussières qui dansent dans un rai de jour. Le soleil qui se lève, derrière les arbres du parc, qui les emporte tous, brusquement, ultime. La respiration qui se bloque, extase brutale, une communion avec le monde, avec les autres, avec l’absolu qui les toise et les inonde. Les hymnes. Une brume sonore, en lui, hors de lui, tout autour, partout, comme intime.

Il y eut un claquement bref, qui l’arracha à ses réminiscences, et il réalisa qu’il avait jeté l’encrier contre le mur, l’y brisant. Une tache noire dégoulinait sur la paroi de bois, et il poussa un juron en se levant pour récupérer les dégâts. La colère qui couvait en lui le tétanisait. Il était conscient qu’elle était là, ravageuse et avide, d’une violence qu’il n’avait jamais appris à gérer, tant elle lui était étrangère. Un peu tremblant, il rassembla ensuite ce qu’il venait d’écrire et reprenant son manteau, ressortit dans la campagne enneigée, profitant de l'air glacé pour retrouver son calme et reprendre ses esprits. Dès qu'il s'en sentit la force, il mit le cap sur Combeloup et sur la demeure de la halfeline.

Pendant qu'Albérich était occupé à écrire ses lettres, le temps s'était éclairci, dégagé, et un brillant soleil d'hiver montait à présent vers son zénith au cœur d'un ciel d'azur sans taches. Sous ses rayons, le paysage resplendissait, rutilant, éblouissant au point de faire ciller l'ancien aubemestre. De la lumière, donc, partout. Mais point de chaleur : la température était glaciale. Polaire, même.
Cependant, comme il put bientôt le constater, c'était la lumière et le beau temps qui avaient remporté la bataille dans le cœur des Combelupins. Alors qu'il descendait de sa colline, il entendit à plusieurs reprises résonner un aboiement joyeux, de l'autre côté du vallon : il y avait tout lieu de croire qu'il s'agissait de Belle, et que son jeune maître n'était pas loin.
Le chien et l'enfant n'étaient pas les seuls à être de sortie, loin s'en fallait : Albérich croisa nombre d'habitants marchant d'un bon pas dans les rues enneigées, et il n'avais encore jamais entrevu la plupart d'entre eux. Ce qui ne les empêcha pas de le saluer avec force gentillesses ; certains, même, l'appelèrent par son nom.
Ada se trouvait bien chez elle : sitôt que son visiteur eut toqué à l'huis, elle vint lui ouvrir et, aussi affable que de coutume, l'invita à entrer, à se mettre à l'aise, à venir se réchauffer près du feu. Puis, tranquille, souriante, elle se mit en devoir de préparer du thé.

Les salutations des villageois touchèrent Albérich plus qu'il ne s'y attendait et il les leur rendit affablement, sans pour autant s'attarder. Une fois chez Ada, il se débarrassa consciencieusement dans le corridor, puis gagna la salle à manger, un peu confus.
« Je ne veux pas vous déranger, vraiment. Je m’impose sans cesse chez vous, c’est un peu déplorable… » souffla-t-il, embarrassé. « Mais je ne resterai pas longtemps. »
Il s’assit et lui sourit.
« J’ai deux petites choses à vous demander. La première, ce sont des nouvelles d’Umberto. Est-il en état de recevoir des visites ? »

La vieille halfeline, que la présence d'Albérich ne semblait pas le moins du monde déranger, secoua là tête à ses excuses, un sourire amusé aux lèvres.
-Tout d'abord, permettez-moi de vous détromper : si je n'aimais pas avoir du monde chez moi, je n'aurais pas ouvert une pension.... Alors, n'ayez donc pas tant de scrupules !
Elle vint s'assoir en face de lui.
-Quant à Umberto, il va bien, oui : c'est un gaillard plus solide qu'il n'en a l'air. Et je suis certaine qu'il sera heureux de vous voir.

Le thé était épicé et Albérich le sirota avec félicité.
« Je passerai le voir, dès lors. J’ai des excuses à lui présenter. »
Il sourit doucement.
« D’autre part, j’aurais voulu savoir si vous aviez un moyen d’envoyer des courriers à Luménis. Vous m’avez dit qu’Alaric vous avait avertie de ma venue… Est-ce un chemin qui peut s’emprunter dans l’autre direction ? Ou bien dépendons-nous des voyageurs de passage pour entrer en communication avec le vaste monde ? »

-Oh, non non, nous ne sommes pas dépendants des seuls voyageurs... fit-elle en secouant la tête. Et le moyen qu'a utilisé l'Ours pour nous contacter peut tout à fait être employé en sens inverse : il s'agit simplement d'oiseaux qui portent les messages... Pour ma part, j'utilise des corbeaux. Ils sont plus résistants que les pigeons et, dans nos contrées, un peu de résistance n'est pas de trop. Bref, en tout cas, si vous avez des lettres à envoyer, il suffit de me les transmettre : elles parviendront à bon port.

Albérich se pencha sur son sac pour en extirper ses deux lettres. Il hésita une seconde, s’interrogeant une dernière fois sur le bien-fondé, et les risques, de sa démarche, puis les confia à la halfeline.
« Je n’ai pas l’intention d’entretenir une correspondance serrée avec mon ancienne vie… » murmura-t-il. « Mais dans la précipitation du départ, on oublie parfois de régler quelques affaires. »
Il savait qu’Ada ne lui aurait pas demandé d’explications, mais il n’aimait pas jouer les mystérieux. Il la dévisagea au travers de la fumée qui se dégageait de sa tasse.
« Et le baron m’a fait sa proposition. » ajouta-t-il finalement.

Elle ne marqua aucun étonnement. Se contenta de sourire plus largement.
-Oui, je m'en doute... fit-elle. Sire Eudes est des plus courtois et des plus aimables avec les nouveaux venus, ne manquant jamais de les inviter à sa table. Mais, vu la situation, et vu votre... profil, il ne pouvait pas ne pas vous faire son offre...
Elle but une petite gorgée de thé. Reposa sa tasse.
-Alors ? Prendrez-vous en charge l'éducation de notre châtelaine ?

Albérich n'avait aucune raison de lui cacher quoi que ce soit.
« Dans l’absolu… je ne suis pas certain d’être la personne la plus appropriée pour ce genre de travail, j'ai peu l'expérience des adolescents... surtout rétifs comme semble l'être Elisa... Maintenant, vu la situation à Combeloup… et vu ma propre situation… il ne me semble pas illogique d’avoir été approché et il ne me semblerait pas illogique d’accepter cette proposition. Je suis venu pour changer d’air mais je sais que la solitude ne me réussira pas… Vous êtes déjà une guérisseuse de talent, vers laquelle se tournent les villageois en cas de pépin. J’ai l’impression que… qu’il y a là peut-être une possibilité pour moi… au moins un temps… je n’en sais rien. Mais je dois avouer que votre mise en garde m’a interpellé et me trouble encore… Y a-t-il quelque chose… que je devrais savoir ? »

La vieille femme demeura un instant silencieuse, pensive.
-Le comte est un homme droit et honnête : nul doute qu'il vous aura dit tout ce qu'il y a à savoir. Mon avertissement avait simplement pour but de vous faire réfléchir, justement. Sur vous et vos capacités. Je ne me permettrais jamais d'en présumer ; cependant, je vous ai senti... fatigué. Or, la tâche sera ardue. Elisa est rétive, oui. Mais le contexte, surtout, est particulier : les Combeloup sont en deuil. sire Eudes fait reposer tous ses espoirs sur sa fille. Laquelle est à un âge difficile ou bouillonne révolte et.. adolescence, dirons-nous. Bref : je n'ai pas voulu vous inquiéter. Juste... vous engager à peser le pour et le contre, à prendre un peu de recul. Juste cela.

Albérich acquiesça pensif.
« Vous avez raison de me mettre en garde… Ce ne serait pas la première fois que j’accepterais quelque chose qui me dépasse et m’en rendrais compte trop tard. » fit-il dans un soupir.
« Mais… me montrerais-je indiscret en vous demandant ce qui est arrivé aux deux fils du baron ? Il me semble qu’avec une guérisseuse de votre expérience et un clerc de Lathandre à proximité, la mortalité devrait être réduite… Surtout chez les bien-nés. »

La halfeline eut un triste sourire.
-Oui, elle est limité. Chez les bien-nés comme chez le simples habitants : notre baron est de la vieille école. Il pense que sa naissance lui donne des devoirs plus que des droits envers les gens qui dépendent de lui : protection, aide dans les moments difficiles... Il est un peu paternaliste, pour tout dire, avec les avantages et les inconvénients que ça comporte. En tout cas, il ne se réserve pas les services de son chapelain, et il n'hésiterait pas à l'envoyer guérir quelqu'un qui en aurait besoin. Mais les gens préfèrent généralement recourir à mes services.
Elle hocha la tête.
-Quant à ses fils... L'aîné est mort il y a deux ans, d'un accident de chasse. Quand sire Hugues l'a ramené, il avait trépassé depuis longtemps, et il aurait fallu un clerc autrement plus puissant qu'Eloi pour le ramener parmi les vivants. Et un clerc d'une autre obédiance que celle de Lathandre, laquel n'est guère favorable aux résurrection, il me semble. Pour le cadet... il a purement et simplement disparu, sans laisser de traces, l'hiver dernier. Il était encore très jeune, mais son père n'hésitait pas à le laisser descendre au village pour jouer avec les autres enfants : il le savait en sécurité. Mais le môme s'est volatilisé par un jour où les brumes étaient particulièrement denses et où la neige tombait à gros flocons. Pas de corps, pas de piste. Rien.

« Disparu dans la brume. » murmura Albérich. « Je comprends mieux pourquoi Elisa la déteste tant… »
Il tourna lentement dans son thé, songeur.
« Je me sens ridicule, j’ai parlé avec elle sans même déceler son deuil. Vous avez raison, je suis fatigué. C’est un peu effrayant… »
Il eut un bref sourire.
« Mais soit… J’ai dit au baron que je prendrais cette veille pour sonder Elisa, pour essayer d’estimer ce dont je suis capable… Si j’ai le moindre doute, je ferai marche arrière. J’espère ne pas le vexer, mais j’ai joué franc jeu avec lui, il m’a eu l’air compréhensif… »
Tout en lorgnant la surface troublée de son thé, il songea à ce sort simple qui permettait de retrouver les cadavres, pour autant qu’ils ne soient pas trop éloignés du prêtre qui les recherchait. Eloi avait sans nul doute tenté la chose, bien sûr, mais Albérich ressentit cruellement son incapacité à retrouver les gestes, les mots et l’énergie qui lui auraient permis de lancer le sortilège. Il songea à nouveau à la révolte d’Elisa, à son brusque désintérêt pour la baronnie, et se demanda si la jeune fille pouvait avoir peur, simplement, peur de ce qu’il advenait de l’héritier, comme si une malédiction les frappait l’un après l’autre. Il se demanda aussi à qui reviendrait le domaine si Elisa venait à trépasser. Mais c’était ridicule : un village d’éleveurs de moutons, dans un coin reculé, n’était pas susceptible d’attirer de telles convoitises.
« Merci, en tout cas. Je suis heureux que vous ayez pu me faire part de vos réserves. Je tâcherai de ne pas m’engager dans quelque chose qui me dépasse. »

-C'est la seule chose qui compte... répondit Ada. Et la seule raison de ma mise en garde. Si vous deviez décliner l'offre... Sire Eudes serait déçu, indéniablement, mais il ne vous en tiendrait pas rigueur. Ou pas longtemps.
Elle avala une gorgée de son thé. Sourit à nouveau.
-Et ne vous faites aucun souci quant aux possibilités de vous occuper : même si vous préfériez ne pas vous occuper de dame Elisa, vous pourriez tout à fait prendre en charge certains des enfants du village. Ils apprennent généralement le métier de leurs parents, mais un peu de culture ne leur ferait pas de mal.

Il sourit doucement.
« Si vous pensez que c’est une bonne idée et que les Combelupins seraient demandeurs, rien ne nous empêche d’y réfléchir… Je pourrais animer un groupe quelque fois par veille… Rien de bien spectaculaire, mais sans doute mieux que rien du tout… »
Il secoua la tête.
« Je m’emballe. Je n’ai pas l’habitude de… de ne pas avoir de rôle à jouer, de service à rendre… Toute cette… tout ce temps, soudain… J’ai l’impression que je devrais être en train d’accomplir mes devoirs… Je ne suis pas habitué. »
Il vida sa tasse.
« Je vais aller voir Umberto. Merci pour le thé, la conversation, et le courrier… »

-Mais de rien, voyons ! s'exclama Ada, amusée. C'est le moins que je puisse faire... Et ce n'est vraiment pas grand chose.
Elle se leva.
-Je pense comprendre ce que vous ressentez. L'inactivité complète, l'absence de cadre, d'obligations, sont parfois choses bien déroutantes... Mais il ne faut pas non plus basculer dans le travers inverse, s'abrutir de travail... cela ne règle pas les problèmes, les repousse juste dans l'inconscient où ils continuent à nous miner. Il faut arriver à trouver un bon équilibre. Mais faites-moi confiance : on ne vous laissera pas totalement oisif. J'ai déjà en tête deux trois noms de jeunes Combelupins qui pourraient profiter de vos lumières.

Albérich remercia encore Ada puis retourna à la neige et au petit village de Combeloup. Tout en cheminant dans les rues tranquilles, sous le pâle soleil hivernal, il s’interrogea sur sa tendance récente à aller chercher des conseils, et insidieusement du réconfort, chez des personnes plus âgées, plus sages que lui, dont l’expérience de vie le rassurait. Malgré tout ce qui s’était produit, réalisait-il, il continuait à distribuer sa confiance, il continuait à croire que les gens autour de lui étaient bienveillants. La plupart d’entre eux. Au moins certains… Il ne savait pas si c’était une bonne chose ou si c’était la preuve dramatique qu’il n’apprenait rien. Pourtant, même s’il commettait peut-être une erreur, il se sentait plus léger de découvrir qu’il n’avait pas fondamentalement changé.
Il pénétra ensuite dans le comptoir des laines et appela.

-Entrez, entrez ! lança une voix détendue depuis le bureau voisin.
Lorsque l'ancien aubemestre y pénétra, il découvrit Umberto assis près du feu. Confortablement installé dans un fauteuil, emmitouflé dans une épaisse robe de chambre, il consultait un lourd registre déposé sur ses genoux. Son visage était pâle, ses traits tirés, mais le sourire qu'il adressa à son visiteur était des plus chaleureux.
-Oh, messire Albérich, heureux de vous voir ! fit-il. Mais installez vous donc : vous serez mieux que debout, pour bavarder un moment...

Albérich accepta l’invitation du négociant et se glissa en face de lui.
« Je suis heureux de vous voir, Umberto. Je me suis fait du souci pour vous après… après cette regrettable tasse de thé… Comment vous sentez-vous ? Je vous promets de contrôler scrupuleusement ce que je vous sers, la prochaine fois que vous venez prendre le thé au cottage… »
Il ne pouvait se résoudre à considérer la petite maison comme « chez lui » pour l’heure.
« Si bien sûr, vous acceptez jamais de remettre votre santé entre mes mains… »
Le Luménien avait prononcé ces paroles sur un ton léger, mais son embarras était des plus manifestes, d’autant qu’Anieli, sous des dehors affables, avait triste mine.

Le négociant lui sourit derechef.
-Allons, ne vous mettez pas martel en tête pour si peu. Si j'avais dû arrêter de voir tous ceux qui ont manqué m'empoisonner, je ne sortirais plus de chez moi, ou peu s'en faut.
Il soupira.
-Comment auriez-vous pu savoir ? J'aurais dû vous demander quels ingrédients entraient dans la composition de votre thé. J'ai fait preuve de négligence... Et ce n'est pas la première fois. Il faut croire qu'on n'apprend pas toujours de ses erreurs ! Mais heureusement, Ada n'était pas loin : elle sait y faire.
Umberto lorgna en direction de sa théière. Eut un sourire en coin.
-Vous désirez boire quelque chose ? Je vous promets que ce thé n'est pas empoisonné et que je ne cherche pas à me venger.

Albérich accepta. Il ne se sentait pas très vaillant lui-même, mais il aurait été malvenu de sa part d’abandonner un homme cloué à son fauteuil par sa faute. Il s’installa donc et encouragea Anieli à lui relater ses précédents accidents culinaires, ce que le marchand fit avec humour. Le Luménien ne s’attarda cependant pas et reprit la route escarpée de son domicile à la mi-journée, toujours sous le soleil blafard.

Il avait un léger sentiment d’irréalité. Si on lui avait demandé de se projeter dans le futur, jamais il n’aurait imaginé se retrouver ainsi, anonyme dans la neige, gravissant une colline pour rejoindre une petite maison qui n’était pas la sienne, les joues hirsutes rosies par le froid, les bottes couvertes de glace. Il s’arrêta à mi-hauteur pour reprendre son souffle et profita du panorama, un instant. Se pouvait-il que cet endroit soit sa destination finale ? A presque quarante ans, il n’était plus tout jeune, il en était bien conscient, et il avait de la chance qu’un nouvel élan se dessine sur les ruines de son existence précédente. En même temps, il savait qu’il devrait aller à Eredhun, tôt ou tard, immanquablement. Au fond de lui-même, il se sentait seul et glacé, malgré la bienveillance de toutes les personnes qu’il avait rencontrées. Derrière le rêve, derrière les petites maisons de Combeloup, une détresse sourde régnait en lui. Il jouait un rôle. Il le connaissait bien. Donner le change. Il s’en tirait bien mieux qu’il ne l’aurait pensé. Mais les fissures continuaient de s’étendre et de le fragiliser… Il ferma les yeux pour explorer la boule qu’il avait dans l’estomac, ce concentré de hargne et de mélancolie qui le rongeait petit à petit. Il fallait qu’il aille à Eredhun. Sur sa tombe. C’était un pas obligatoire avant tout réel changement…
Au printemps, songea-t-il. Je tiendrai jusqu’au printemps, puis j’irai.
Rasséréné par ce début de plan, il reprit son ascension.

Il se présenta au château de Combeloup le lendemain en milieu de matinée. Il avait bien dormi, grâce à une infusion d’Ada favorisant le sommeil et la détente, un mélange audacieux et bien dosé, qui s’avéra salvateur. La fin de journée avait été plus difficile, il avait essayé de lire, d’écrire, sans succès, avait tourné en rond, en proie à des pensées sombres, des souvenirs intrusifs, des ruminations inutiles. Il avait fini par s’occuper l’esprit à un nettoyage un peu inutile de la petite maison, avait fendu mille bûches de plus, fait un peu de lessive, un peu de vaisselle. Rien de bien spectaculaire, mais malgré sa fatigue, il préférait mille fois affronter Elisa qu’une heure de plus dans le désert de son quotidien.

Les gardes de la porte, le reconnaissant, ne firent aucune difficulté pour le laisser entrer dans le hall et lui demandèrent d'y patienter tandis qu'on allait quérir le sénéchal. En guise de sire Hugues, ce fut finalement le vieux serviteur, rencontré lors de sa précédente visite, qui apparut et le conduisit à nouveau à travers les étages du donjon, jusqu'au petit salon du baron. Sire Eudes s'y tenait, debout devant une étroite fenêtre, observant le paysage enneigé. la mine concentrée. Sitôt qu'Albérich fut entré, il le salua, souriant, et l'invita à prendre place dans l'un des confortables fauteuils qui meublaient la pièce. Il s'enquit de sa santé et se fendit d'autres formules de politesses, mais ne posa pas de questions concernant sa décision. Sans doute ne voulait-il pas se montrer trop pressant...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

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Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Brumes

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Quête : Brumes

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Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

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