La Couronne de Cuivre

Le barde fut touché par la souffrance de la jeune femme. Par sa loyauté envers Mélégorn, aussi.
-Ne soyez pas désolée... répondit-il. Je comprends ce que vous ressentez. Ce... ce genre d'épreuve ne m'est pas étranger.
Le refus d'abdiquer, de se résigner. La volonté de s'accrocher à un fol espoir envers et contre tout. A des chimères qui heurtent pourtant la raison, le sens commun... Oui, il connaissait cela. Même s'il espérait que la conclusion serait moins affreuse, dans son cas. Que la mort seule ne l'attendrait pas au bout du chemin...
-Mais je crois que je peux vous parler de lui. Pas de ce que nous avons traversé. Juste... de lui. De l'impression qu'il m'a laissée. Je ne l'ai connu que peu de temps, et pourtant... C'était quelqu'un de décidé. Qui ne renonçait jamais. De loyal. De courageux, aussi. Et d'efficace. Ô combien efficace... Sans son aide, je serai mort, à l'heure qu'il est. Je n'ai pas honte de le dire

Elle acquiesça, les lèvres serrées, des larmes perlant encore au coin de ses paupières.
« Je l’imagine. Et je suis heureuse qu’il ait pu vous aider. » murmura-t-elle. « Ce n’est pas le Mélégorn que je connais, mais je peux l’imaginer. »
Elle secoua la tête.
« Ici, il n’était nul besoin d’être courageux ou décidé… » souffla-t-elle. « On pouvait être lumineux, drôle, subtil et tendre… »
Sa main effleura un instant son visage, elle carra les épaules, puis se mit à trembler.
« Pardonnez-moi. » dit-elle ensuite d’une voix plus forte, à l'intention de toute la table.
La jeune femme décocha un regard désolé à Taliesin, puis se leva et s’inclina. Les autres lui souhaitèrent doucement la bonne nuit, puis elle s’esquiva. Personne ne fit de commentaire sur l’événement, apparemment attendu, mais le barde fut rattrapé dans une conversation, avec souplesse, comme si de rien n’était. On en était au quatrième plat, tous étaient raffinés, légers, n’alourdissant en rien le convive, et les elfes des bois semblaient avoir enfin décidé d’épargner Polfinn avec leurs considérations stratégiques. Les convives parlèrent des affaires courantes de la ville, d’un prochain festival d’hiver, des problèmes de gestion de la population animale de la clairière printanière, interrogèrent Taliesin sur ses voyages fééruniens, puis, au moment du dessert, ils l’encouragèrent soudain à prendre la place d’Elmina pour leur jouer quelques airs étrangers.

Il avait observé la jeune femme s'éloigner, plus mal à l'aise que jamais. Peut-être n'aurait-il pas dû tenter de lui parler... Mais au fond, aurait-ce changé quelque chose ? Tôt ou tard, elle aurait craqué : difficile de se soumettre à des impératifs mondains lorsque l'on a un si grand poids à porter. Il ne la comprenait que trop bien.
L'invitation de ses hôtes à leur jouer quelques morceaux le prit au dépourvu. Au regard des événements qui avaient marqué les dernières veilles, il en avait presque oublié son métier. Presque oublié qu'on laissait rarement passer l'aubaine, lorsqu'on avait un barde sous la main. Pourtant, il ne tenta pas de se défiler et récupéra l'instrument abandonné par Elmina, remerciant au passage Victor pour l'occasion qu'il lui avait offerte de s'entraîner, durant l'après-midi. En effet, tandis que l'enfant apprenait son morceau de flûte, il l'avait accompagné à la harpe. La séance s'était révélée salutaire : ponctuées de notes maladroites et d'accords imparfaits, ses premières tentatives n'avaient guère été brillantes... Mais il avait fini par retrouver les vieilles habitudes. En partie, du moins.
-Je m'excuse d'avance pour ma piètre prestation à venir... prit-il cependant soin de préciser. Je n'ai guère eu l'occasion de jouer ou de chanter, ces temps derniers...
Sur ces mots, il égrena les premières notes. Il avait opté pour des airs elfiques parlant de printemps, d'étés. Il n'était pas spécialiste en la matière, se fendait rarement de ce genre de morceaux. Ils lui semblaient cependant plus appropriés que des musiques humaines, vu les circonstances...

Le récital ne se déroula pas trop mal. Taliesin sentit que son auditoire était habitué à entendre des virtuoses et qu'il était moins aisément impressionné par sa musique que l'assemblée habituelle, et profane, d'une taverne. Mais ils étaient sereins, bienveillants, et ils le félicitèrent et le remercièrent lorsqu'il s'interrompit. La soirée était déjà bien avancée, on servit des boissons chaudes délicatement parfumées, et Taliesin finit par se retrouver en tête à tête avec son hôte, près d'une balustrade qui surplombait la cité endormie. Mille lumières l'éclairaient dans la nuit, dessinant les contours des habitations arboricoles et plongeant dans les profondeurs du lac, où elles apparaissaient troublées, de plus en plus ténues.
" Je suis désolé, j'ai bien peur d'avoir été accaparé, ce soir." dit-il tranquillement. " Les nouvelles que vous avez apportées ont un effet plus global que le deuil d'un père. Je crains que nous n'amorcions bientôt une guerre ouverte entre les cités elfiques de la Lorien et Ithilion et ses alliées."
Il soupira.
" Trouver un équilibre, un terrain d'entente, avec les colons humains est le défi qui nous occupe depuis le premier jour. Nombreux sont ceux qui maudissent la vague qui les a un jour portés sur nos rivages. Ils se multiplient, grappillent peu à peu tous les espaces, détruisent sans penser aux lendemains... On dit les nains avides, mais les humains le sont tout autant, quoique différemment. Ils exploitent, abattent, annexent... Il est très difficile de comprendre leur mentalité quand on ne la partage pas, quand les valeurs diffèrent... Alverion dirait que tout se réduit, finalement, au temps que durent nos existences. Je n'en sais rien..."

Une guerre. A cause des nouvelles qu'il avait apportées.
Bah, ça ne serait que la troisième région que son passage mettrait à feu et à sang. Après Mélandis. Après Luménis. A chaque fois, il ne l'avait pas voulu, avait joué un rôle plus ou moins indirect... Mais c'était arrivé à chaque fois, indéniablement.
Peut-être les choses auraient-elles tourné ainsi même s'il avait été absent. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de se dire que le pire aurait été évité, si Mélégorn n'était pas mort, s'il avait trouvé un compagnon d'évasion plus capable.
Peut-être.
-Je ne saurais pas non plus me prononcer en la matière... répondit-il finalement. Comme je l'ai dit à messire Alverion, j'ai passé trop de temps parmi les humains et trop peu parmi les elfes pour juger réellement des différences. La seule chose que je peux avancer, c'est que les hommes ne sont pas tous mauvais. Ils croissent et se multiplient, oui. Prennent chaque jour un peu plus de place. Mais tous ne sont pas comme ceux d'Ithilion. J'en ai connu qui étaient soucieux de vivre en bonne intelligence avec leurs voisins. Ce me semble être le cas pour les Luméniens. J'en ai aussi connu qui respectaient profondément la nature, voulaient la protéger. Druides ou rôdeurs, surtout. Sans doute y en a-t-il trop peu de cette trempe à Ithilion. Les humains sont très différents les uns des autres, c'est un fait. Peut-être plus que ne le sont elfes ou nains. Dès lors, il est malaisé de savoir à qui l'on a affaire... Et puis, tout dépend de la manière dont ils ont été éduqués, du lieu, de la communauté qui les a vus grandir...
Il secoua la tête, soupira.
-Je vous conseillerais bien, avant d'envisager la guerre, de contacter Luménis. Ithilion est censée lui être inféaudée. Et pour autant que j'ai pu en juger, le Conseil n'est pas belliqueux, essaie de respecter tout un chacun. D'ailleurs, l'une de ses membres, dame Lathiriel, est une elfe... Malheureusement, la cité a connu un coup d'état, la dictature, une libération difficile. Elle se reconstruit lentement, manque encore de moyens, et malgré la bonne volonté de ses dirigeants, cet état de fait pourrait les empêcher de peser, de faire entendre raison aux Ithiliens...

Polfinn sourit.
" Je sais bien. Je n'ai jamais pensé que tous les humains soient les mêmes. Loth Imharil est fermée à leur race par principe de précaution, mais nous jugeons des individus au cas par cas. Ceux qui semblent prêts à s'intégrer au fonctionnement et aux lois de notre cité sont ensuite les bienvenus."
Il eut un pauvre sourire.
" Et c'est très rare, je dois vous l'avouer."
Son regard se fit songeur, il dévisagea Taliesin.
" Je sais que vous devez repartir, vous avez une mission à accomplir qui vous entraîne loin de nous... Et je ne voudrais pas vous y soustraire. Cependant... Vous semblez mieux connaître les humains que la plupart d'entre nous... Votre... familiarité avec leurs manières et... votre connaissance des affaires humaines, de Luménis, notamment, serait très précieuse à notre peuple... A notre cité... Pourriez-vous... pourriez-vous envisager de revenir jusqu'ici, lorsque vous aurez terminé votre périple ?"

Taliesin, embarrassé, se mordit la lèvre inférieure.
-Je... je ne suis pas certain de revenir vivant de cette mission, messire... commença-t-il.
C'était la vérité. La pure et stricte vérité.
-Et si j'en reviens, je ne serai pas seul. Il y aura l'enfant dont je suis responsable... Et sa mère, je l'espère.
Il ne savait trop que répondre d'autre. Il ne pouvait présumer de l'avenir : trop d'incertitudes, de zones d'ombre. Pourtant, se réfugier à Loth Imarhil, loin de la vengeance de Kanter et de ceux à qui il aurait révélé ses crimes... Ce pourrait être une solution, au moins pour un temps.
-Mais si vous acceptez de les accueillir... ou, du moins, d'y réfléchir... Et s'ils en sont d'accord... Ce serait avec plaisir que je dirigerai mes pas vers votre cité. Je ne peux rien vous promettre, malheureusement. Je ne sais pas de quoi sera fait demain... Je ne sais pas non plus combien de temps je pourrai rester...
Il soupira à nouveau.
-Et je dois vous prévenir que mes connaissances ne sont pas parfaites. Et que... j'ai pu commettre de lourdes erreurs, malgré ma familiarité avec les humains. Peut-être que je ne les comprends pas aussi bien que j'aimerais à le croire. Toutefois... Je vais demeurer dans les parages jusqu'au départ du prochain coche. Dès lors, si vous avez... des questions précises, je me ferai un devoir d'y répondre. Mais... Si je suis amené à passer beaucoup de temps au sein de vos murs... Je vous prierai d'avoir l'indulgence d'accepter d'étudier... une demande.
Il se demandait pourquoi on voulait l'entendre. Si c'était dans le but d'éviter une guerre... ou d'obtenir des atouts pour la gagner à coup sûr. Mais il se pensait capable d'en juger, selon les questions qu'on lui poserait.

Polfinn sourit.
" Vous voulez un laisser-passer pour l'enfant humain qui vous accompagne. Cela me semble raisonnable." annonça-t-il. " J'imagine que vous êtes un garant suffisant de ses bonnes dispositions."
Il croisa les bras et le dévisagea.
" Quant à ma proposition... Etudions-la quand vous reviendrez. Si vous revenez. Je ne songeais pas à vous presser de questions. J'imaginais vous proposer un rôle plus officiel, plus cadré... Vous pourriez nous servir d'ambassadeur auprès des humains."
Il grimaça une seconde.
" Après ce qui est arrivé à Mélégorn, je conçois que ce ne soit pas là le rôle le plus attirant qu'il soit, mais je pensais d'avantage à Luménis qu'à Ithilion... Et aussi à une perspective temporelle plus large... Nous avons toujours eu du mal à nous faire comprendre et à comprendre en retour les perspectives et les priorités de nos voisins... Un individu appartenant aux deux mondes, sans pour autant être un sang-mêlé... pourrait apporter beaucoup à l'équilibre des rapports entre nos races."
Il leva une main.
" Mais ne dites rien. Vous avez encore un long périple à accomplir et vous aurez ainsi le temps d'y réfléchir à votre aise. De mon côté, je ne suis pas habilité à prendre ce type de décisions seul, et comme vous le savez, je vous connais à peine. Reste que... Réfléchissez-y."

Taliesin acquiesça.
-Je comprends bien. Et je vous promets d'y réfléchir. Voir comment les choses ont évolué à Luménis durant mon absence, la manière... dont mon emprisonnement à pu jouer... me permettra de juger de manière plus adéquate des possibilités qui sont encore les miennes.
Il doutait de faire un bon ambassadeur : à Mélandis, alors qu'il avait tenté d'être diplomate, d'aider au quotidien sans provoquer de révolte, il s'en était suivi une révolution. A Luménis, il avait négocié avec le Conseil, obtenu des promesses, de bonnes intentions. Mais les choses avaient pris trop de temps, il s'était montré incapable de contrebalancer l'influence néfaste de Nwalk, de modérer les anciens esclaves... Non, il n'était pas très doué, en la matière. Mais il ne s'était pas engagé à accepter : juste à réfléchir.
-Quant à l'enfant, je me porte garant de lui, de son attitude et de ses bonnes dispositions. Sans la moindre hésitation. Et je vous suis infiniment redevable de lui permettre d'admirer les splendeurs de Loth Imarhil.
Avec un peu de chance, il trouverait quelqu'un pour se pencher sur cette histoire de morcellement, de fragmentation...

Polfinn sourit à nouveau, pensif.
" Autrefois, nous avons cru que montrer la beauté de Loth Imharil et de la forêt qui l'entoure aux enfants humains suffirait à leur instiller le respect qui leur est dû. A la place, nous avons créé une génération pétrie de convoitise, qui a colporté des rumeurs de richesses immenses, de profits faramineux aux quatre coins du continent, et nous a forcés à ériger des palissades... Autrefois, Loth Imharil était en forêt. Au coeur des arbres. Il n'y avait pas de limites, pas de frontières, entre notre peuple et la nature nourricière. Tous ensemble, tous unis, mélangés, libres." Il secoua la tête. " Nous étions naïfs de penser que la beauté seule fait taire d'autres élans bien ancrés en l'homme..."
Il soupira.
" C'était autrefois." ajouta-t-il simplement avec un nouveau sourire. " Merci de m'avoir entendu, messire. Je vous ferai parvenir ce laisser-passer demain à la première heure. Loth Imharil est une ville comme une autre : arpentez-la selon votre bon vouloir. Nos concitoyens seront ravis de vous en faire profiter. Nous accueillons peu de visiteurs."

Le barde s'inclina. Décidément, les choses n'étaient jamais telles qu'elles le paraissaient au premier abord...
-J'ai déjà eu nombre d'occasions de constater la chaleur de votre accueil... fit-il. Et je vous remercie pour cela. Pour le reste aussi.
S'il recevait le laisser-passer avant son départ pour Loth Imarhil, le lendemain, il emmènerait Victor avec lui. Il n'avait toujours aucune idée de la personne qu'on désirait lui faire rencontrer. Mais les mages seraient sans doute les plus à même de répondre à ses questions concernant les tendances berserk du petit garçon.

Ils furent interrompus par les premiers invités qui prenaient congé. Les deux elfes des bois, puis les deux prêtres, vinrent saluer leur hôte et son invité, puis prirent le chemin du portail magique. Comme Taliesin semblait sur le point de s’esquiver, lui aussi, le seigneur Polfinn ne raccompagna vers la sortie.
« J’espère vous revoir avant votre départ. Si vous avez besoin de quoi que ce soit… Mélégorn ne m’a pas engagé à la légère, je ferai mon possible pour vous aider. N’hésitez pas à demander ce dont vous avez besoin. Armes, équipement, que sais-je, nous pouvons vous aider. »
Selven, l’éternel hérault, attendait près du portail, étouffant un bâillement dans la paume de sa main.

L'elfe réfléchit un instant. Il rechignait a profiter ainsi de l'offre du seigneur Polfinn. Mais il devait se montrer pragmatique. Il n'avait guère le choix.
-Je vous sais gré de votre proposition... Il se peut effectivement que votre aide me soit d'un grand secours. Mais j'essaierai, autant que faire se peut, de payer ce matériel, ou de vous rendre service en retour. J'ai en ma possession quelques livres de magie qui ne me sont guère utiles, compte tenu de mes maigres compétences en la matière. Peut-être seraient-ils susceptibles d'intéresser les mages de votre cité.. Enfin, nous en reparlerons une autre fois : je ne vais pas vous importuner ce soir avec semblables détails.
Il s'inclina à nouveau, puis s'apprêta à rejoindre le héraut.

Le chemin du retour s’effectua dans le silence, leurs pas crissant sur la neige. Le ciel était plombé, Taliesin le devinait entre les branches nues des arbres livrés à l’hiver, et une bise sévère s’était levée. Elle était atténuée par la protection des troncs à leur niveau, mais plus haut, les infrastructures de Loth Imharil tanguaient dans le vent. Selven mentionna l’approche d’une tempête mais cela ne semblait pas l’effrayer outre mesure. Les elfes étaient sans aucun doute habitués à composer avec les frimas et les humeurs de la nature.
Une fois rendu aux portes, Taliesin put continuer sa route seul jusqu’à l’auberge, suivant le chemin tassé qui reliait la cité au petit village dans son ombre. La devanture du Repos des Moins-Que-Rien était illuminée et lorsqu’il pénétra dans la bâtisse, il trouva la salle encore occupée par quelques convives attablés, qui devisaient à mi-voix dans la pénombre. Le demi-orque lui indiqua que Victor était monté se coucher une heure plus tôt, environ.

Taliesin remercia Borgporkniel, lui souhaita la bonne nuit puis s'empressa de gagner le premier étage. Le repas, la boisson et le réveil aux aurores commençaient à produire leur effet, et il n'avait qu'une envie : se glisser entre les draps. Il entreprit d'ailleurs sans tarder de mettre son plan a exécution, pénétrant dans la chambre aussi silencieusement que possible et se dirigeannt vers son lit sans allumer la moindre lumière. Il espérait que la soirée de Victor avait été agréable et qu'il dormait comme un bienheureux, sans s'inquiéter ou sans attendre son ertour. Les nouvelles pouvaient bien attendre...

Mais Victor ne dormait pas, Taliesin s’en rendit compte immédiatement au rythme de sa respiration. L’enfant ne dit rien, cependant. Il se contenta de se retourner dans son lit, de pousser un bref soupir. Rien n’indiquait qu’il cherchât à attirer l’attention, sans doute avait-il simplement attendu d’être certain que son compagnon rentrerait. Dehors, la tempête s’était levée, Taliesin l’entendait battre les volets avec violence, mais l’auberge semblait inébranlable. Par contre, le fracas des branchages qui s’entrechoquaient dans les hauteurs était plus sinistre, et l’elfe ne doutait pas de découvrir un sol maculé de bois dès le lendemain.

Au fond, ce n'était guère étonnant que le petit garçon ne se soit pas endormi. Le fracas de la tempête n'était pas très rassurant et, enfermé dans une chambre obscure, il y avait de quoi être impressionné. A moins, oui, tout bonnement, que l'enfant ne l'ait attendu.
Il hésita une seconde entre lui parler et se coucher sans rien dire. Opta pour la première solution. Puisqu'il était éveillé...
-Victor ? s'enquit-il doucement. Tout va bien ?

Il y eut à nouveau un froissement de draps, puis Taliesin entrevit la silhouette de Victor qui se redressait dans son lit.
" Oui oui..." murmura l'enfant. " J'étais juste... C'est le vent qui m'a réveillé."
Il se recoucha en regonflant d'abord son oreiller.
" C'était chouette ?" ajouta-t-il d'une voix détachée.

Il observa un instant le gamin, puis s'allongea à son tour.
-Ce n'était pas désagréable... répondit le barde. Disons que l'atmosphère était un peu tendue, ce qui est normal, après les nouvelles que j'ai transmises. Mais les invités étaient gentils. Bon, certains ont surtout parlé politique locale, mais j'ai pu discuter avec les autres... Et ils ont voulu que je leur joue un petit quelque chose. Heureusement que nous avions répété, cet après-midi. Sans quio, ç'aurait été vraiment catastrophique.
Il étouffa un bâillement.
-Et de ton côté ? Comment ça c'est passé ?

" Oh, moi... Je me suis bien amusé. J'ai aidé Ferdinand à la cuisine, j'étais responsable de la décoration des assiettes, c'était rigolo. Puis quand j'en ai eu assez, j'ai pu jouer avec les deux filles, tu sais ? Enfin, il y avait aussi trois garçons, alors on a joué dans les écuries. Bon, on devait aussi distribuer le picotin des chevaux, mais Borgporkniel, il savait bien qu'on allait en profiter. On a fait les guignols dans la paille, c'était super. Y'avait moyen de sauter de hyper haut, dans un énorme tas... Bon, elle est pleine d'araignées, la paille, mais si tu fais pas attention, c'est pas grave. Puis on est rentrés, et ils ont dû aller dormir, mais alors Borgporkniel m'a amené à la table d'un vieux nain qui racontait des histoires de sa jeunesse, et c'était vraiment passionnant, je te jure. Moi je pensais rien des nains, mais celui-là, il avait fait des trucs incroyables, il était même allé à Mélandis, tu imagines ? Et il avait creusé un tunnel qui relie Hélonna à Dorrandin, qu'il a dit. Mais il n'a pas voulu me dire d'où il partait !"

Taliesin sourit.
-Tu es sûr qu'il n'était pas barde, ce nain ? Ou qu'il n'avait pas bu un peu trop de bière ? Parce que ça ne m'étonne pas qu'il ai refusé de t'indiquer son entrée : j'ai tout lieu de croire que son tunnel est imaginaire... Il faudrait des millénaires à un seul individu pour venir à bout de semblable réalisation... Mais les histoires n'ont pas toujours pour but de dire la vérité : elles sont avant tout là pour distraire. Ce que savent bien les bardes.
Il secoua la tête, amusé.
-En tout cas, je suis content que tu te sois bien amusé. Et que tu aies eu des compagnons de jeu. Du coup, tu ne vas peut-être plus vouloir quitter l'auberge de toute la veille... Bah, je trouverai bien un moyen de revendre le laisser-passer que je t'ai obtenu...

Victor resta silencieux une seconde.
" Wouah ! Tu m'as eu un laisser-passer ?!!! Je vais pouvoir aller à l'intérieur ? Je ferai attention, tu sais... Je marcherai pas sur les fleurs, et je casserai pas de branches, tout ça, je protégerai la nature, et je ferai des courbettes aux elfes et... Tu crois que je devrais plutôt me déguiser en elfe ? Je suis encore tout fluet, je pourrais m'ébouriffer les cheveux pour qu'on voit pas mes oreilles, puis aussi... Si je mords l'intérieur de mes joues, j'ai le visage plus élancé..."
Puis soudain, il se leva, traversa la pièce et sauta sur le lit de Taliesin.
" C'est très gentil, en tout cas, merci."

Le barde sourit, radieux. Et un peu ému, il devait bien l'admettre. Il n'aurait pas imaginé que la chose ferait tant plaisir à Victor.
-Chose promise, chose due, bonhomme. Je t'avais dit que je ne te laisserai pas tout seul... Et puis, franchement, c'est moins amusant de jouer les touristes quand on est tout seul.
Il dévisagea un instant le gamin. Puis hocha la tête.
-M'est avis qu'il ne t'en faudrait pas beaucoup pour ressembler à un elfe, oui... Mais tu n'auras pas besoin de te déguiser. J'ai trouvé les habitants de Loth Imarhil plus bienveillants que je ne l'aurais cru. C'est surtout contre les gens d'Ithilion qu'ils en ont. Les humains qu'ils admettent en leurs murs sont traités en amis... Et puis, si on tombe sur un ou deux grincheux, il suffira de les ignorer. Alors, ne te fais aucun souci : sois comme tu es d'habitude. Ce sera parfait, et tout ira au mieux.

" Ça va être terrible ! J'ai vu qu'il y avait des maisons dans les arbres. On pourra aller dans les maisons dans les arbres, j'ai toujours aimé les cabanes comme ça ! Quand j'étais petit, j'en avais une super !" s'enthousiasma encore Victor, puis il se coucha sans autre forme de procès.
Il se redressa une seconde plus tard.
" Heu, ça te gêne pas si je dors avec toi, si ?" murmura-t-il, un peu penaud. " C'est la tempête qui... heu... me fait peur."

-Mais non, voyons : ça ne me gêne pas. Pas du tout.
Il tendit l'oreille. Dehors, le fracas avait encore augmenté.
-Et il y a de quoi être impressionné... murmura-t-il. Selven, le héraut du seigneur Polfinn, m'en a parlé. C'est une sacrée tempête. Alors tu vois, en plus, tu me rends service : je vais être obligé de jouer les vaillants pour te rassurer !
Il tendit la main pour lui ébouriffer les cheveux.
-Et on ira visiter les maisons dans les arbres. Enfin, si le vent s'est calmé. Sinon, il nous faudrait jouer les équilibristes...

" Super..." répéta Victor, mais sa voix était désormais un peu pâteuse.
Il se glissa sous la couverture de Taliesin, le poussa légèrement, mais il était maigrichon et ne prenait pas beaucoup de place, puis poussa un profond soupir.
" Il faut qu'on dorme, sinon on va tomber des arbres..." ajouta-t-il avec une conviction déjà ensommeillée.
Sa respiration devint plus profonde avant que Taliesin ne puisse ajouter quoi que ce soit. Moins d'une minute plus tard, blotti contre le barde, l'enfant dormait.

Taliesin demeura un moment immobile, les yeux ouverts dans les ténèbres.
C'était bien la première fois, en dehors des circonstances extrêmes, que Victor demandait à dormir avec lui. Il en était touché, lui savait gré de la confiance qu'il lui témoignait. Etait fier de ce qui se dessinait chaque jour un peu plus. Et il n'en était que plus heureux d'avoir obtenu le laisser-passer. Bien sûr, en les voyant côte à côte, certains elfes ne pourraient cacher leur surprise, sinon leur désapprobation. Mais il n'en avait cure.
Le barde se pencha doucement et déposa un baiser fugace dans les cheveux de l'enfant. Puis il s'étendit à nouveau, prêt à s'endormir.
Le sommeil ne vint pas tout de suite, cependant. Ses pensées avaient dérivé vers Galathée, perdue il ne savait où. Seule. Loin de son fils. Loin de lui. Qui ne l'attendait plus, quoi que puissent signifier exactement les paroles de la petite Méli. Il se sentit coupable de ces instants heureux qu'il connaissait parfois. Alors qu'elle subissait il ne savait quoi. Il avait l'impression qu'il aurait dû marcher vers elle, à l'heure actuelle. Voler à son secours.
Mais ç'aurait été idiot, suicidaire. Il devait se montrer pragmatique, faire taire cet oppressant sentiment d'urgence. Le coche leur ferait gagner un temps précieux. Ils pouvaient profiter d'une pause pour reprendre des forces, se préparer. S'équiper, aussi.
Cela, il le savait. Mais cela ne rendait pas le temps qui s'écoulait moins douloureux. l'absence et la culpabilité moins pénibles...
Au dehors, la tempête faisait rage, et il se prit à espérer que la rôdeuse ait un toit sur la tête. Pensée stupide : elle était à des milliers de lieues. Presque à l'autre bout de l'île... Et un toit ne faisait pas tout.
Il ferma les yeux, tendu. Se força à respirer doucement, a repousser son trouble. Il faisait pour le mieux, il devait s'en convaincre. Il mettait toute les chances de leur côté afin de pouvoir la libérer, bientôt, très bientôt. Et, en attendant, il veillait sur son fils, comme elle aurait voulu qu'il le fasse.
Sur leur fils, songea-t-il vaguement.
Ils ne failliraient pas. Et lorsqu'ils seraient enfin tous trois réunis... Elle pourrait être fière d'eux.
Tous les quatre... souffla une petite voix. Mais il la fit taire.

La nuit se déroula sans événements particuliers, sinon le fracas de la tempête dans les branches et contre les volets, et quelques coups de tonnerre loin dans les hauteurs, qui éveillèrent Taliesin une fois ou l’autre avant de le laisser à nouveau glisser dans une torpeur bienvenue. De temps en temps, en se retournant, il heurtait l'enfant qui maugréait, ou bien ce dernier lui décochait un coup de coude involontaire à la faveur d'un rêve animé.

Au petit matin, il fut réveillé par un rai de lumière grise, tombant sur son visage. Victor dormait toujours, sur le dos, la bouche entrouverte sur une respiration un peu sifflante. Le vent était tombé, il faisait étrangement silencieux. Une odeur de pain frais flottait dans l’air, se glissant probablement sous la porte. En se concentrant, il put percevoir le murmure des conversations un étage plus bas, et quelqu’un passa devant la porte d’un bon pas.

L'elfe croisa les bras sous sa tête et demeura un long moment à contempler le plafond. Ils n'étaient pas pressés : il était encore tôt, il n'avait pas précisé d'heure pour sa visite aux mages. Et, une fois celle-ci terminée, ils n'auraient plus aucune obligation, pourraient visiter la ville à leur aise. Alors, si le sommeil voulait le reprendre, pourquoi le repousser ?
Mais celui-ci se dissipa complètement, remplacé par de sourdes pensées d'urgence. Et puis, son ventre se mit à gargouiller. Mieux valait se lever, dès lors.
Il se tourna vers Victor, hésita une seconde. Puis décida de le réveiller : vu son enthousiasme de la veille, le petit garçon lui en voudrait sûrement de l'avoir laissé paresser.
-Allez, bonhomme ! fit-il en lui secouant doucement l'épaule. Les arbres nous attendent.

Victor ouvrit un oeil trouble sur son compagnon et rabattit son oreiller dans son visage.
" Je pense que..." commença-t-il d'une voix pâteuse. " Un petit déjeuner au lit serait optimal... Oui, optimal, vraiment..."
Puis il se rendormit, non sans avoir dérobé la couverture et l'avoir serrée autour de lui. Une seconde plus tard, il ronflait tranquillement.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Loth Imarhil

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

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Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

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