La Couronne de Cuivre

La discussion se poursuivit encore quelques minutes, le temps de décider des circonstances du transfert de ces hommes à Antelucas, ainsi que du voyage de retour de l'Emissaire, que certains elfes se proposaient d'escorter avec les prisonniers. Lothringen n'écoutait plus que d'une oreille très distraite. Tout cela semblait bel et bon, mais, pour leur part, ils voyaient enfin le bout de cette histoire. Non ?

Quand le silence retomba, le semi-drow intervint à son tour.

"Je crois que cette affaire arrive à son terme, et que notre rôle ici est achevé. Pour notre part, nous allons reprendre la route, et tenter de profiter du peu de temps qu'il nous reste pour continuer d'explorer la région."

Il tourna son regard vers ceux des elfes dont les soupçons avaient été les plus virulents, lors de leur capture.

"Après avoir vous-mêmes subi tant de préjugés, puissiez-vous moins souvent juger des drows sur la mine. A tous, adieu."

Les elfes accueillirent la remarque de façon mitigée, mais la plupart comprenaient le sens des propos de Lothringen. Ils remercièrent les deux aventuriers, sans qui toute cette affaire aurait pu tourner bien plus mal encore. Lothringen et Mornagest se mirent alors en route, sans but réel dans l'immédiat. Il leur restait encore quatre jours avant de retourner chacun dans sa cité... de quoi voir du paysage, mais c'était si court...

Mornagest finit par briser le silence qui s'était établi depuis leur départ, un bon quart d'heure plus tôt.

"Voilà une étrange leçon sur l'humanité... et les autres races. C'est étonnant comme les endroits censés être les plus accueillants recèlent en vérité des serpents prêts à mordre à la moindre occasion..."

Il songeait avec un certain amusement à Melandis, la terrible cité où tout un chacun pouvait terminer sa soirée, un poignard dans le dos, au fond d'un coupe-gorge. Curieusement, l'aspect cosmopolite de la cité n'était que rarement remarqué ; or, la liberté de culte, et la grande variété de races qu'on pouvait y trouver était pour beaucoup dans la réussite de l'empire mélandien. Cependant, les autres contrées se refusaient de l'admettre. Pourquoi ? La réponse pouvait être évidente et caustique, tout comme très complexe et relevant de la sociologie des peuples dorrandins et hélonniens.

Lothringen hocha la tête, rendu un peu amer par ce qu'il entendait.

"Le mal est partout et se montre d'autant plus dangereux qu'il se cache, c'est l'idée ? Si c'est là ce que tu souhaites retenir de cette aventure... Je ne suis pas persuadé qu'une armée attaquant de front soit moins dangereuse qu'un poignard contraint d'attendre qu'on lui tourne le dos. Où que l'on soit, il faut demeurer vigilant en toute occasion."

Il sourit. Voilà une phrase que n'aurait pas désavouée le Grand Emissaire.

"Il est vrai que je ne m'attendais pas à voir les elfes si mal accueillis dans cette région. Mais pour ma part, c'est plus la manière dont a été rendue la justice aujourd'hui qui me donne matière à réflexion. Que penses-tu des sentences prononcées par l'Emissaire de Tyr ? Elles m'ont paru... justes, peut-être, mais... lapidaires, définitives, et cela me met mal à l'aise."

Ils continuaient à progresser, allant à un train plus détendu qu'auparavant. Le calme les environnait, et ils pouvaient cesser de faire attention au moindre mouvement dans les buissons alentours. Seul le petit vent et les chants des oiseaux se faisaient entendre, et le bruit de leurs bottes sur le sol enherbé.

"Ma foi... je n'ai pas l'habitude des jugements de Tyr, je l'avoue. J'ignorais qu'il était aussi intraitable. Ils n'ont pas eu d'autre moyen de se défendre qu'en racontant leur version des faits. Mais... un jugement est un jugement, rendu par un dieu. Comment le renier ? Même si c'est vrai que..."

Il s'interrompit. Comment pouvait-il expliquer qu'il ressentait une sorte de compassion pour ces individus, qui avaient pourtant commis des crimes odieux ? Plusieurs personnes étaient mortes à cause d'eux, et il se morigéna de sa pitié incongrue... mais néanmoins présente.

"J'aurais peut-être été plus clément. Enfin... je ne sais pas. Le meurtre est tout de même..." Nouvelle interruption. Combien de morts avait-il provoquées, LUI ? Pourtant il vivait.

Le semi-drow attendit vainement la fin de la phrase, et comme il devenait évident qu'elle ne viendrait pas, il finit par répondre.

"J'aurais sans doute été plus clément aussi. Peut-être pas pour les mêmes raisons... Tyr juge comme un dieu chargé de définir la frontière du droit et du tort, de rétribuer l'un et l'autre afin de garantir l'équilibre social. Mais je pense à ces hommes, et je me dis qu'une sentence de mort n'a aucun sens pour eux. Qu'auront-ils le temps d'en apprendre ? Et en les tuant, ne commet-on pas un autre meurtre, exactement comme eux ?"

Après quelques instants de marche silencieuse, il reprit.

"Les helmites sont comme cela, eux aussi. Les principes... Les grands idéaux à majuscule, le Devoir, la Justice... Ils ne voient plus les individus, et moi, à l'inverse, je ne parviens plus à m'en abstraire. Les actes que ces deux hommes avaient commis me sont odieux, mais finalement, une fois qu'ils ont été mis hors d'état de nuire... J'avais pitié d'eux."

Il resta sans mot dire, continuant à marcher, tandis que ses réflexions le poussaient dans le même sens que celles de Lothringen. À Melandis aussi, on jugeait hâtivement. Les procès étaient souvent arrangés, les riches s'en tiraient en payant un pot-de-vin, les pauvres étaient accusés à tort... mais il existait de véritables criminels qui croupissaient dans les geôles de la cité. Comment avoir de la compassion pour des tueurs en série, des dépeceurs, des violeurs ?

"À Melandis, la sentence de mort est rarement prononcée. Je... pense que les juges estiment que rester en prison à perpétuité est une punition plus sévère. La prison mélandienne est à faire frémir..."

Il se rappela avec un frisson les quelques jours qu'il avait lui-même passés là-dedans. Tortures, sous-alimentation, manque de sommeil... c'était Seina qui l'avait tiré de là. Et voilà où il en était à présent.

"Qui peut dire ce qu'un homme mérite ? Même les dieux ne le peuvent, à mon sens. La preuve avec cette histoire..."

"Les dieux sont infaillibles, ils ont la rectitude du concept... Ce devrait être une raison suffisante pour ne pas se mêler de juger les mortels. Que comprennent-ils de leurs faiblesses ?"

Lothringen se tut un moment, se demandant s'il n'était pas en train de blasphémer. Pourtant, il était en paix, et sentait que sa foi s'accordait tout à fait avec ce sentiment. Tymora ne favorisait pas que ceux qui la vénéraient ou la méritaient par leurs actions ; elle se devait aussi d'offrir une seconde chance à qui n'avait pu bénéficier plus tôt de ses faveurs... Afin que toute chose puisse encore évoluer, et que jamais l'espoir ne meure. Hum. Etait-ce bien encore aux deux malfrats de la Crique-aux-fous qu'il pensait ?

"Il est tentant de vouloir garder les mains blanches en se déchargeant de cette responsabilité sur les dieux, et en même temps... En tant qu'hommes d'armes, nous ne cessons de décider qui doit vivre et qui doit mourir, que nous le voulions ou pas. C'est juste... Au moins, nous admettons que nous n'en avions pas le droit."

Et il se mit à fixer du regard ses mains dont il écartait les doigts un à un. Ses mains noires... Il avait beaucoup tué, lui aussi, et ne se sentait pas beaucoup plus propre que Mornagest, bien que ses raisons aient souvent été meilleures.

Hum... admettre qu'on était dans l'erreur, mais continuer à agir de la même façon, voilà qui relevait de l'hypocrisie, ou du cynisme poussé. Mornagest ne savait trop que penser de ces derniers mots.

"Est-ce que cela nous dispense de jugement, comme ces hommes y ont eu droit ? À tout moment, nous pourrions être arrêtés, jugés, et condamnés... cela serait-il une injustice ? Tu sais... je t'ai dit, mais tu t'en doutais, que j'ai déjà tué à de nombreuses reprises. Qu'est-ce... qui me rend différent de ces hommes ?"

Il s'était arrêté de marcher, soudain, laissant Lothringen avancer d'un pas ou deux de plus. Venait-il de prendre conscience qu'il était lui aussi une sorte de monstre destinée à tuer sans s'arrêter, sans plus distinguer la nécessité de survie du plaisir brutal d'ôter la vie ? Pourtant, cette constatation, il l'avait déjà faite depuis longtemps... cette histoire ne faisait que confirmer cet état de fait.

Lothringen laissa échapper un soupir d'impuissance. Pourquoi Mornagest posait-il une question dont il connaissait déjà la réponse ?

"Rien. Rien, je suppose... Sinon, peut-être, ta capacité à en prendre conscience et t'arrêter tout seul. J'espère".

Il baissa les yeux.

"J'ai tué, moi aussi. J'ai disposé d'autrui plus souvent que je n'ai de doigts pour en faire le décompte... Je l'ai fait pour protéger ma vie et celle de mes compagnons d'armes, je l'ai fait parce qu'on m'attaquait, et quelquefois sous l'effet de la folie, comme l'autre jour, au jardin... Si je ne courais pas plus vite que la justice, si je n'occupais pas un poste au conseil, je suppose que je devrais répondre de ces morts. Oui. Je n'irais pas pour autant me livrer, car expier ne suffirait pas à me redonner bonne conscience. Le mal est fait...

Je sais que la plupart des hommes considèrent que mes raisons sont bonnes, que mes intentions étaient pures, que je n'ai rien à me reprocher. Je n'en suis pas certain. Après tout, qui a décidé que ma vie valait mieux que les leurs ? Je n'essaie pas de me justifier parce qu'à y bien regarder cela me semble injustifiable. Je persiste à vivre, voilà tout... Et je préfère regarder en avant. Comprends-tu ?"

Comment pourrait-il ne pas comprendre, alors qu'il ressentait précisément la même chose ?

"Je vis avec le même point de vue que toi, en fait... oui, je te comprends, très bien, même. Même si... nous n'avons pas toujours tué pour les mêmes raisons, je marche comme cela également."

Il resta un moment silencieux, puis s'approcha du semi-drow et souffla :

"Peut-être l'avenir sera moins sanglant, pour nous deux... j'en doute, car à Melandis, je risque de devoir me défendre plus souvent qu'à mon tour. Mais je compte bien ne pas rester là-bas éternellement... et me retirer de cette existence." Restait à savoir comment, et si c'était seulement possible...

L’espace de quelques instants, Lothringen ferma douloureusement les yeux ; cette confidence de Mornagest aurait dû lui faire plaisir, lui confirmer que le guerrier ne se sentait pas à sa place au sommet du pouvoir, lui redonner de l’espoir pour un futur possible… Et en réalité, ces vagues velléités ne reposant sur aucune perspective concrète ne faisaient que lui retourner le couteau dans la plaie. Une fois de plus, Mornagest rejetait dans un lointain avenir ce qu’il ne lui aurait pas été plus difficile de faire immédiatement, s’il l’avait réellement souhaité.

« Tais-toi, murmura-t-il sourdement. Epargne-moi les promesses creuses, les faux-semblants, épargne-toi d’avoir à les briser. Le jour où tu voudras vraiment le faire, je t’aiderai par tous les moyens dont je dispose. D’ici là, je ne te demande rien. Et n’essaie pas de me payer de mots… »

Sa voix était soudain devenue rauque, et il se rendit compte que des larmes de rage lui gonflaient les paupières.

Il baissa piteusement les yeux, ne sachant que répondre face à l'amère colère de Lothringen. Quelque part, il savait qu'il avait raison. Mais sa propre raison, plus téméraire - suicidaire ? - lui dictait qu'il s'en sortirait. Fierté qui le perdrait ? Ou qui l'entraînerait dans une spirale infernale de corruption, de tricherie, de maléfice ? Pour l'heure, il était devant son compagnon, cramoisi par la honte de l'avoir irrité. Le silence gêné qui s'ensuivit le mit mal à l'aise, chose rare entre eux deux ; ils avaient pris l'habitude de ne pas parler très souvent pendant de longues périodes, mais ce silence ponctuait cruellement les propos de Lothringen. Que répondre à cela ?

Lentement, il se remit en marche, sans prêter attention au chemin. Il voulait chasser tout cela de sa tête. C'était le mieux qu'il y avait à faire, selon lui.

Il s'était plus ou moins attendu à cette réaction. La fuite, toujours... Lothringen soupira. Il sentait que Mornagest s'était fermé et que cela ne servirait à rien d'en parler davantage. Alors, il n'avait pas le choix, n'est-ce pas ? On avait décidé pour lui ? Il ne lui restait plus qu'à se résigner, et attendre... Que le vent tourne, ou que Mornagest se lasse. Ou bien qu'il soit trop tard. Il ne voulait pas de ce rôle qu'il n'avait pas choisi !

Le semi-drow lui emboîta le pas, et le silence dura. Ils s'enfonçaient au hasard dans les bois, n'écoutant que le froissement des feuilles sèches sous leurs pas, le bruissement des feuilles vives, dans le vent. Le silence était lourd et dura sans doute plus d'une heure. Lothringen broyait des pensées sinistres.

Et tu le suis comme le chien suit le maître qui l'a battu ?!

Soudain, il s'arrêta, et le guerrier prit une bonne dizaine de pas d'avance avant d'en avoir conscience.

Le guerrier s'arrêta alors, dévisageant timidement le semi-drow qui affichait une mine sinistre, une des plus sinistres qu'il lui avait été donné de contempler sur son visage d'ordinaire plus clément. Où était passé le Lothringen qui lui souriait, l'apaisait, le comprenait ? Leurs points de vue étaient-ils trop divergents ? Qui avait raison ?

Il se donna mentalement une claque en concluant que la question n'était pas là. Lothringen était furieux, mais avant tout, il avait peur. N'était-ce pas légitime ? Il allait au devant de graves dangers, et le manostien était censé accepter cela sans broncher ? Impensable, à moins d'accepter qu'il fût insensible, ce qui n'était pas vraiment le cas, bien au contraire.

Mornagest revint sur ses pas, déconfit. Il sentait qu'il devait des excuses à Lothringen, mais à quoi bon ? Il les présenterait, puis... il prétendrait toujours n'avoir pas le choix. Et le silence demeurerait. S'éterniserait, tandis qu'en lui, le semi-drow bouillonnerait davantage d'une rage froide et inquiétante. Pourquoi ne fuyaient-ils pas, tous les deux, loin de ce continent ?

Doucement, il posa la main sur l'épaule de Lothringen, et la serra légèrement. Il ne trouva pas les mots ; le regard exprimait mieux, en un coup d'œil, ce qu'il voulait lui dire. Son espoir, son désespoir également, mais avant tout, ses sentiments envers lui.

Il soutint ce regard, un long moment. Il savait bien que cela ne l'avançait à rien, mais il y lisait ce qu'il avait envie d'y lire, plutôt que de se quereller en pure perte et de gâcher en bouderie le peu de temps qu'ils pouvaient encore passer ensemble. Il y avait lieu de se quereller, pourtant... Car leur avenir était plus que compromis désormais, et le conseil de Mélandis venait très clairement de souhaiter la bienvenue à son nouveau chancelier. Mornagest ne s'en était pas sorti seul cette fois-là, et il n'en tirait aucune conclusion ?! Mais au lieu de songer à nouveau à cela, le semi-drow préférait s'abîmer dans la contemplation de la sollicitude de son compagnon. Mornagest sentit enfin que les épaules s'affaissaient sous sa main, et qu'une bonne partie de la tension du guerrier-mage partait sur un soupir. Son visage même se détendit, pour prendre l'expression d'une tristesse plus diffuse.

"D'accord... Que souhaites-tu faire d'ici ce soir ?"

Et il se remit lentement en marche, avec la persistante impression de s'être fait avoir.

L'ambiance était maussade entre les deux compagnons, et Mornagest ne savait trop comment l'améliorer ; sinon bien sûr en renonçant à tout cela... impossible pour l'instant, d'après lui.

"Marcher encore un peu, tant qu'il fait clair. Le paysage est reposant, je trouve... je pense qu'on peut s'approcher un peu de la mer. J'ai peu d'occasions de la contempler, et c'est toujours un plaisir. Enfin, si tu veux, évidemment."

Il n'avait pas remarqué que Lothringen s'en éloignait particulièrement, mais il ignorait s'il était tout autant attiré par les vastes étendues d'eau salée qui entouraient le continent. Le semi-drow ne savait pas nager, mais regarder l'eau d'un peu plus loin était sans danger.

Il approuva d'un air distrait.

"Pourquoi pas."

La poésie de la mer le touchait peu, parce que cette dernière était tout à fait étrangère à son histoire ; de toute sa vie, le semi-drow n'avait effectué qu'un seul voyage au long cours, et ç'avait été pour traverser l'océan entre Féerune et Dorrandin. Durant toute la navigation, le mal de mer ne l'avait pas lâché... A vrai dire, il préférait la forêt.

Lothringen essayait de se repérer par rapport au soleil qui déclinait déjà. Pour retrouver la mer, il fallait prendre plein ouest : au moins, c'était simple.

"Nous n'avons pas tout à fait suivi la bonne direction jusqu'ici. Changeons de cap, et nous y serons un peu avant le coucher de soleil."

Il leur fallu tout de même une bonne demi-heure avant d'arriver au niveau de la falaise qui surplombait la mer, quelque vingt mètres plus bas, déferlant inlassablement ses vagues à l'assaut des terres, pour en grignoter un morceau, espérant un jour l'emporter sur les rochers qui osaient gêner son chemin éternel dans l'immensité des océans de Toril. Le vacarme était assourdi par la brise forte qui sifflait à leurs oreilles, malgré l'heure assez avancée, mais ils pouvaient percevoir sans peine le grondement sourd qui provenait du violent ressac, irrégulier et spectaculaire.

Le soleil, au loin, entamait sa chute vers l'horizon, semblant vouloir se cacher à la face de la planète, et profitant d'un ruban de nuages qui prenaient une teinte mordorée par endroits, violette à d'autres, rouge vif enfin sur certains pans. L'astre lui-même rougeoyait, semblable à une boule de feu immense et éternelle, promettant enfer à ceux qui voudraient trop s'en approcher.

Le spectacle éphémère avait de quoi couper le souffle. Mornagest n'était pas habitué à voir ainsi l'océan coloré, brillants de mille feux, reflétant la lueur du soleil dans un camaïeu d'orange aux déclinaisons infinies. Il contemplait béatement le tableau qui se dessinait devant lui, mouvant, imperceptiblement mais sûrement. Petit à petit, le soleil disparaissait à l'horizon, laissant derrière lui pour seule preuve de son passage de nouvelles couleurs, illuminant de nouveaux nuages qui jusqu'alors étaient demeurés invisibles. Le ciel était bleu foncé, maintenant.

"Dans ma contrée, l'on dit que lorsque le ciel a cette couleur au coucher, le lendemain sera beau. Cela se vérifie très souvent..."

Il n'avait pas quitté la scène des yeux, et n'avait donc pas pu observer Lothringen. Était-il sensible à cela ?

Lothringen était demeuré immobile durant tout ce temps, les bras croisés, observant la grande débauche quotidienne de violence éolienne et de chatoiements colorés. Son regard se perdait dans les mille reflets de lumière sur la crête des vagues. La nature recélait une telle puissance, et en faisait un tel gaspillage... A quoi bon ce spectaculaire déploiement de force, et pour qui ? Il essuya ses yeux. Il n'aurait su dire si c'était le vent qui lui arrachait des larmes, ou la luminosité encore trop forte d'un soleil regardé de face. Quand ce dernier s'abîma enfin à l'horizon, ses rétines fatiguées ne le prirent pas pour une mauvaise nouvelle, accueillant la pénombre avec soulagement.

Il avait remarqué quel regard admiratif Mornagest posait sur la scène et n'avait pas voulu le déranger. Sa dernière remarque lui arracha un sourire.

"J'espère que la sagesse populaire a raison... Il n'est jamais très agréable de camper sous la pluie."

Il acquiesça distraitement. Il n'avait pas souvent pris le temps de contempler un coucher de soleil, et la dernière fois remontait à il y a plusieurs années, par-dessus les contrées gelées du Val de Bise. À l'époque, il était encore un adolescent effronté, incapable de se lier avec qui que ce soit, d'apprécier quelque plaisir de l'existence. Une éternité, en somme. Ou était-ce hier ?

"Je suis désolé, j'ai voulu rester à regarder... c'est idiot, mais je trouve cela très beau. Cette impression d'être minuscule face au gigantisme de l'océan, du soleil... c'est impressionnant."

Il jeta un dernier regard vers l'horizon, puis se tourna vers Lothringen.

"Tu veux monter le campement maintenant ?"

Lothringen souriait comme s'il avait tout à fait oublié leur altercation de tantôt.

"Quand tu voudras. La nuit est encore claire, je n'ai pas sommeil et je crois que je pourrais marcher longtemps encore sous la protection des ombres..."

Il se détourna à son tour vers la terre. Où qu'ils choisissent de s'installer, mieux vaudrait s'éloigner des embruns et du vent côtier.

"Non, ce n'est pas cela qui me fait sourire. Je me demandais où tu as pu prendre cette étrange habitude de t'excuser pour tout et pour n'importe quoi, sans raison ? Pas à Mélandis, sans doute ?"

Sous la boutade, une vraie question. Les manières timides de Mornagest s'accordaient mal avec ce que le semi-drow savait de ses conditions de vie. Difficile d'imaginer le chancelier de Mélandis s'excusant d'avoir agi à sa guise... Très difficile, en fait.

Le guerrier fut étonné par la question, mais s'aperçut qu'il n'avait pas de réponse évidente à cela. C'était vrai ; avant, il n'avait cure de l'avis des autres quant à ses agissements. Même encore actuellement. C'était Lothringen, c'était le seul à le voir de cette façon. À l'entendre demander son accord pour prendre une décision, à le voir rougir lorsqu'il était gêné de quelque chose, à l'entendre s'excuser... l'amour expliquait-il à lui seul ce comportement si différent ? Il se posa brièvement la question puis l'écarta, trop apeuré de la réponse qu'il pourrait trouver en y réfléchissant un peu trop longtemps.

"Non, pas à Melandis, ni avant. À Manost, ou plutôt, en dehors de Manost, quand j'ai appris à connaître un conseiller à la diplomatie. Le seul être qui parvienne à me pousser dans mes derniers retranchements... à seule fin de me faire mieux me connaître. Comme maintenant."

Il avait envie de sourire, lui aussi, mais ses yeux se brouillèrent quelque peu. Il se sentait curieusement mal à l'aise, mis à nu devant Lothringen qui lisait en lui comme un livre ouvert. Qu'avait cela de si gênant ? Il savait qu'il n'apparaissait pas ainsi devant les autres. Il faillit s'excuser, puis se retint, et parvint cette fois à sourire, expliquant au semi-drow ce qu'il venait de manquer dire, ajoutant :

"Tu es la seule personne pour qui je fais attention. Je... je sais que cela m'arrive souvent de te froisser, mais ce n'est jamais intentionnel. Et... j'aimerais tellement que cela n'arrive jamais."

Un vœu pieux. Leurs motivations étaient différentes. Leurs points de vue divergeaient. Impossible d'éviter les disputes, graves ou non.

Lothringen baissa les yeux, soudain grave.

"Cela n'arrive pas si souvent que cela, et jamais sans raison. Je sais que je ne le montre pas toujours très bien, mais je suis heureux de chacun des moments que je peux passer avec toi... Et je voudrais qu'ils durent... Et j'ai peur de te perdre. Ce n'est pas souvent..."

Il reprit son inspiration. Il manquait d'air, brusquement.

"Ce n'est pas souvent que je m'attache. Avant toi il y a eu Leodacya, ma mère... Et puis un certain mage drow... Et puis Gythris... ça s'est toujours très mal fini, et d'une certaine manière, toujours par ma faute. Je vois la tragédie à l'horizon de notre histoire... de si près maintenant. Je n'en veux pas. Je cherche ce que je pourrais faire pour l'éviter. Je crois que je pourrais te donner davantage... Mais tu n'en veux pas. Je suis inquiet, cela me rend nerveux, grincheux. Je me sens impuissant. Tu sais tout cela..."

Il s'approcha de Mornagest et posa légèrement les mains sur sa taille.

"Et que puis-je faire d'autre que d'essayer de te faire comprendre que ce qui nous arrive est rare et en vaut la peine ?", souffla-t-il en le regardant dans les yeux.

Il sourit tristement. Le temps passait si vite en sa présence... Et pourtant, Mornagest avait la conviction qu'ils ne vivaient pas leurs derniers moments ensemble. Lothringen semblait si pessimiste... à sa décharge, l'attentat au carreau empoisonné n'était guère rassurant quant à la suite des événements, mais... le mélandien avait confiance. Témérité ? Aveuglement ? Il ne se posait pas la question.

"Rien. Rien d'autre. Savourer, et vivre tant qu'on le peut", pensa-t-il. Mais les mots ne venaient pas. Sa gorge s'était nouée, et il ne put soutenir les grands yeux tristes du semi-drow sans que les larmes ne roulent sur ses joues.

Quelque part, c'était un soulagement. Il ferma les yeux, laissant les pleurs se tarir d'eux-mêmes. La tension disparaissait, l'avenir ne semblait pas si sombre, leur relation serait heureuse...

"La seule personne à qui je m'étais attachée... n'est plus. J'aurais voulu..." Qu'aurait-il pu faire ? Ces mercenaires ne leur avaient laissé aucune chance. Le passé était définitivement fermé. Et tout cela était loin, n'est-ce pas ? Il eut un nouveau hoquet. "... moi non plus, je ne veux pas que cela se reproduise." Et alors ? En quoi la seule volonté changerait-elle le cours de sa vie ? S'il devait périr à Melandis, que venait faire sa détermination à vivre ?

En voyant la réaction de Mornagest, Lothringen comprit qu'il venait de commettre une erreur. Dans leur relation, c'était le guerrier qui s'appuyait sur lui, et l'inverse n'était pas seulement envisageable : il ne pouvait pas se permettre de faiblir.

Les larmes de Mornagest le déroutaient. Il ne voulait pas le voir ainsi, il n'avait pas voulu cela. Ne sachant que répondre il attrapa la main de son compagnon, en porta doucement la paume à ses lèvres et la laissa un bon moment reposer contre sa joue. Il fermait à demi les yeux. Lui non plus ne savait trouver les mots. Aucune parole d'encouragement ne lui venait à l'esprit ; pourtant, il lui restait assez d'espoir pour vouloir continuer quoi qu'il en coûte. Et cet espoir irrationnel, ténu, insensé, ou plutôt, son incapacité à y renoncer malgré ce qu'il prévoyait de futur sinistre, c'était bien la pire des tortures.

Songer à autre chose.

Il détourna son regard vers l'obscurité environnante, les hautes herbes, les arbustes. Là-bas, plus loin de la côte, le crépuscule éveillait les sous-bois, faisant pépier furieusement les volatiles. Mais le vent soufflait trop fort près des falaises...

"Viens", souffla-t-il en se remettant en route.

Ses larmes cessèrent de couler, et Mornagest se laissa prendre la main, goûtant amèrement la douceur des gestes de son compagnon. Leur situation était tellement surréaliste... pourquoi se compliquaient-ils la vie ? En grande partie à cause de lui, en fait. Mais il préférait ne pas y penser. À quoi bon ? Son choix était pour l'instant défini, et il ne souhaitait pas y revenir. Pas vraiment, n'est-ce pas ? Il savait ce qu'il voulait. Ou...

Son esprit s'embrouilla, et il se laissa porter par Lothringen lorsqu'il décida qu'il valait mieux se mettre à couvert du vent qui soufflait par rafales bruyantes et peu commodes pour dormir.

Lorsqu'ils arrivèrent au niveau des prémisses de la forêt, il se rendit compte qu'il frissonnait. La fatigue le rattrapait petit à petit, et cette longue marche lui pesait davantage que ce qu'il aurait cru.

Lothringen arrêta brusquement son compagnon.

"Stop ! murmura-t-il. Tu ne vois réellement pas grand chose de nuit, n'est-ce pas ?"

Il étendit le doigt vers un point parfaitement obscur des broussailles devant eux. Un peu plus tard, un frottement sourd et régulier se fit entendre.

"Un sanglier qui se débarrasse de parasites. Il va falloir contourner son territoire."

Il se tourna vers Mornagest, et alors seulement remarqua à quel point ce dernier semblait fatigué.

"ça ira ?"demanda-t-il gauchement.

"Oui", souffla-t-il. "Ma jambe me joue quelques tours, je suppose. Ça ira mieux demain, je pense. C'est juste un peu de fatigue, après avoir tant marché. C'est que je n'ai pas l'habitude de me faire remettre un os correctement...", remarqua-t-il avec un faible sourire. "Allons-y. Je ne voudrais pas me faire charger par un bestiau pareil. Même si ça nous ferait une belle pièce pour le repas !"

Ils prirent donc le temps de contourner largement le territoire du sanglier, espérant ne pas s'attirer ses foudres.

Lothringen n'avait pas très envie de subir l'assaut d'un animal aussi massif, aussi veilla-t-il à calculer largement leur détour. Cela les amena à rallonger de beaucoup leur marche nocturne. Le semi-drow cherchait désormais un endroit favorable, mais en en rabattant beaucoup sur ses exigences, car il avait remarqué que l'épuisement avait rattrapé son compagnon.

Il finit par jeter son dévolu sur une clairière de modestes dimensions, au terrain plat et suffisamment dégagé pour y dresser leur camp.

"Bon, je vais faire du feu, ça te réchauffera un peu je pense... Eeettt cette fois je ne laisserai personne t'enlever, promis.", ajouta-t-il en songeant à leur mésaventure de tantôt.

Ils s'affairèrent à faire jaillir quelques étincelles de leurs silex, enflammèrent les mousses séchées, et le feu partit enfin, léchant timidement le bois mort, tout d'abord, puis s'activant progressivement pour devenir majestueux, attrayant, et réchauffant le cœur et le corps. Le guerrier approchait ses mains de la chaleur avec une certaine satisfaction.

"Que nous reste-t-il à manger ? Je n'ai pas très faim, mais je grignoterais quand même quelque chose... sinon je m'en passerai, pour ma part. Et toi ?"

Lothringen n'accusait pas tellement la fatigue, malgré les heures de marche et les sorts de téléportation qu'il avait lancé pendant la matinée. Sa robustesse était d'autant plus impressionnante qu'il ne paraissait pas si costaud que cela ; les elfes, noirs ou non, avaient une apparence fragile, mais qui dissimulait bien des ressources.

Le feu crépitait, maintenant, illuminant leur visage d'une lueur orangée irrégulière. L'éclat des yeux du semi-drow n'en brillait que davantage, contrastant encore plus avec la noirceur de son visage.

"Quelle beauté triste il a", songea-t-il fugitivement. La situation jouait sans doute en défaveur de l'expression de Lothringen.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] À Aigues-Douces (RP : l'inattendu)

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Rp : l’inattendu

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