La Couronne de Cuivre

Kerun ne paraissait pas convaincu.
" J'ai plusieurs objections. D'abord, rien ne nous dit que la Liberté est encore à Ferhulm. Gauthier et Greta, s'ils sont les deux seuls impliqués, doivent avoir préparé leur coup pour que Constance et Guéric ne passent pas des jours entiers à retourner le port à notre recherche. D'autant que nous sommes supposés n'être que deux petits matelots sans envergure. D'autre part, imaginons que la Liberté soit encore là-bas... Sans Gauthier et Greta, nous ne saurons pas la faire naviguer. Même si nous avons appris les bases, nous ne les remplacerons pas efficacement. Tandis qu'ils peuvent gagner Melandis sans difficultés, juste à eux quatre. Je pourrais aussi craindre le bordel qu'une confrontation dans le port de Ferhulm constituera... Une attention que nous ne voulons pas attirer. Enfin, je ne sais pas dans quelles conditions tu as traversé le désert, mais la route qui relie Anarelis à Melandis est parfaitement tracée et parfaitement praticable. Il y a des relais et des oasis, des caravanes qui circulent en tous sens... Des bandits, sûrement, mais nous serons vigilants. Par contre, je ne suis pas certain que sonner tambours et trompettes en nous exhibant sur des chevaux magiques soit une très bonne idée..."

Kerun paraissait incertain, mais il finit par hocher la tête.
" Très bien, tentons ta manière... dit-il. Laisse-moi quelques heures de transe et je serai prêt à repartir."
Il termina ensuite de se sustenter avec ce que le barde avait rassemblé puis s'écarta du feu pour chercher un endroit tranquille où il pourrait méditer. La fouine le suivit en bondissant dans les hautes herbes, et Taliesin se retrouva seul près du petit feu. La nuit était encore très noire, sans doute le jour ne se lèverait-il pas avant plusieurs heures, encore.

-N'oublie pas qu'il n'est jamais très prudent d'adopter mes idées, avait-il lancé avant que Kerun ne s'éloigne. Enfin, on y verra sans doute plus clair une fois reposés... Dans tous les cas, je m'en remettrai sans hésitation à ce que tu décideras.
L'elfe était ensuite resté un moment à contempler les flammes. Il aurait bien fumé, mais pipe et tabac étaient à présent de l'histoire ancienne. De plus, il n'avait guère envie de repenser à la manière dont cette traîtresse de Greta s'était comportée, jouant les amies attentionnées... Finalement, las de broyer du noir, il s'était enroulé dans une couverture et avait cherché le sommeil, certain qu'Esther monterait la garde. Et il finit par sombrer, vaincu par les épuisantes épreuves des heures précédentes.

Kerun réveilla Taliesin un peu avant l'aube. Le ciel était gris et l'agent luménien avait préparé une sorte de gruau consistant à défaut d'être délicieux.
" Je sais que c'est toi qui es supposé cuisiner, se défendit-il, mais j'ai trouvé cruel de t'arracher à ton sommeil..."
Pendant que le barde mangeait, il examina les armes des esclavagistes.
" Leur chef avait une bonne épée, je pense qu'elle pourrait te convenir... Un peu lourde, peut-être, et certainement pas elfique, mais pour une arme humaine, c'est de la bonne qualité. Il faudra sans doute que tu t'y habitues pour l'avoir bien en main..."
Il examina la lame d'une épée courte avec une grimace.
" Je n'ose pas imaginer les enchantements pervers qu'il y a sur celle-ci..."
Son regard retomba sur son compagnon.
" J'ai un peu réfléchi. Quelle que soit notre décision, Melandis ou Ferhulm, je ne pense pas que nous puissions laisser cet endroit dans cet état. A minima, nous devons faire quelque chose des chevaux : les abandonner ici serait cruel."

-Récapitulons, suggéra-t-il. Sitôt le repas terminé, nous dissimulons les chariots du mieux possible, quitte à les faire tirer par les chevaux. Ensuite, nous sélections les quatre meilleurs d'entre eux et libérons les autres. Enfin, nous faisons nos bagages et tranchons définitivement quant à notre destination. Ma foi, nous avons du pain sur la planche ! Mais c'est une bonne mise en jambe et puis, il est encore tôt...
Il était toujours tenté par l'idée de retrouver la Liberté. Cependant, conscient que ses impulsions étaient souvent catastrophiques, il n'en dirait rien et suivrait Kerun lorsque celui-ci aurait pris une décision.

Kerun paraissait toujours incertain, mais il ne s'en ouvrit pas au barde. Ils s'en tinrent à leur programme, trouvèrent un marécage qui leur permit de disposer des chariots assez efficacement, puis examinèrent les chevaux. L'agent luménien ne s'y connaissait pas très bien et se fia à Taliesin pour les sélectionner. Il insista cependant pour qu'ils prennent des animaux à l'allure quelconque et délaissa ainsi un superbe étalon argenté qui avait dû appartenir au chef de leurs geôliers. Le soleil se leva tandis qu'ils chargeaient les chevaux de bât. Ils n'avaient pas encore décidé de leur destination, cependant.
" Je comprends ton envie de retourner à Ferhulm. J'imagine que nous ne sommes pas à un jour près. Mais nous devons absolument éviter de nous faire remarquer, Taliesin. Je ne sais pas comment les esclavagistes nous ont escamoté hors de la Fleur de Sel. Je ne sais pas si nous avons été vus avec eux ou s'ils ont des complices sur place. Nous devons être ultra-prudents. Je veux que tu me promettes qu'une fois là-bas, tu ne te laisseras pas aveugler par... par je ne sais quoi qui compromettrait notre mission ou nos vies."

Piqué au vif, le barde faillit réagir avec vivacité. Mais cet élan de colère ne dura qu'une fraction de seconde. En effet, les inquiétudes de l'agent secret étaient on ne peut plus légitimes : il ne le connaissait guère et ce qu'il savait de ses actes passés avait de quoi l'inciter à la méfiance. Aussi lui répondit-il d'un ton posé :
-Kerun, tu m'as vu à l’œuvre, cette nuit. Ais-je succombé à une quelconque soif de sang ou de vengeance ? J'ai tué parce que je n'avais pas le choix, sans y prendre aucun plaisir d'aucune sorte. Si nous retournons à Ferhulm, je me ferai discret comme une ombre. En fait, je nous rendrai sans doute invisibles : un tel détour aurait pour unique but de vérifier si la Liberté a ou non largué les amarres. Si elle est encore là-bas, il nous faudra de toute manière attendre qu'elle ait repris son voyage pour intervenir. Et dans le cas où nous entreprendrions une telle action, je n'ai pas la moindre intention d'attenter aux jours de Greta et Gauthier : ce sont tes concitoyens et tu es le seul représentant de l'autorité, ici, ce qui fait de toi l'unique personne habilitée à décider de leur sort.
Il se mordit la lèvre, mal à l'aise.
[color=#FFFF666]-Je comprends fort bien à quel point il est difficile de me considérer autrement que comme un monstre ou, du moins, comme quelqu'un qui a une bête fauve tapie en lui, prête à surgir à chaque instant. Pourtant, je puis t'assurer qu'il n'en est rien : le Monstre est bel et bien mort. Tout ce qui compte pour moi, désormais, c'est de sauver celle qui l'a tué puis de la ramener saine et sauve auprès de son fils. Et je compte entreprendre cela de la manière la plus honorable qui soit : faire couler le sang alors que je peux l'éviter, répandre inutilement la souffrance, ce serait une insulte envers ma compagne, envers le miracle qu'elle a accompli et dont je lui suis à jamais redevable.[/color]
Il soupira.
-Bref, tu n'as a redouter aucune action irréfléchie ou barbare de ma part, Kerun. Gauthier et Greta non plus, d'ailleurs. Me venger d'eux ? Ah, la belle affaire ! Quand on a fait ce que j'ai fait, quand on doit sous peu répondre de ses crimes, on est bien mal placé pour s'ériger en justicier...
Il s'arracha un sourire empli de tristesse... et d'un soupçon d'amertume.
-Cependant, si tu crains vraiment ce retour à Ferhulm, agissons autrement. Gagnons le prochain port fluvial et demandons aux habitants s'ils ont vu passer la Liberté. Ou, mieux encore : rejoignons sans tarder les rives de la houleuse. Là, tu pourrais interroger les animaux...

" Je doute de parvenir à tirer grand chose des bestioles qui hantent ces marais... Je dois avouer que ma première impulsion serait de gagner Melandis à bride abattue. Même si nous ne pouvons pas prendre la Liberté de vitesse, il nous sera bien plus aisé d'avoir le dessus sur nos ennemis dans un environnement où ils seront en nette minorité. Constance et Gauthier travaillent ensemble depuis des années, pourquoi nous croirait-elle plutôt que lui ? Car ils nieront fatalement. J'ai la sensation que chaque minute que nous passons dans ces contrées nous éloigne de notre but... augmente notre chance d'être tués avant même d'avoir commencé à remplir nos objectifs... Finalement, la Liberté est secondaire, non ? Son équipage ne va pas nous aider à retrouver les esclaves luméniens. Leur boulot est purement de convoyer les gens..."
Il secoua la tête.
" Et ne te méprends pas. Les jours passent et je pense que je commence à te connaître un peu. Je ne suis pas certain, cependant, que tu puisses mesurer ce qui persiste en toi. Dans ce registre, je suis désolé, je préfère rester sur mes gardes."

Il le dévisagea une seconde, ouvrit même la bouche pour lui répondre... mais la referma aussitôt et se contenta d'acquiescer. Après tout, l'attitude du Luménien n'était que sagesse. L'instant suivant, Taliesin se détournait et enfourchait sa monture.
-En route pour Melandis, alors, dit-il d'un ton ferme mais dépourvu d'entrain. Si tu es certain de pouvoir retrouver la cellule de l'organisation, cela me suffit.
Il espérait cependant que l'équipage de la Liberté ne jetterait pas ses affaires. Le pipeau, en particulier. Mais Guéric connaissait ses pouvoirs et il était donc probable qu'il le conserve. Dans le cas contraire... Bah, il s'était débrouillé sans un bon moment, sur Mersant. Il pouvait continuer à le faire.

Kerun l'imita et ils gagnèrent la route, une centaine de toises plus loin, au bout d'un chemin forestier. Celle-ci était large mais mal entretenue. Elle n'était probablement sous la juridiction de personne et ses usagers la retapaient en fonction de leurs besoins immédiats. Pour deux cavaliers, le problème principal était le nombre impressionnant de trous qui la jalonnaient.
" Coupons la poire en deux. Le pont sur la Houleuse n'est pas très loin. Nous nous arrêterons dans le bourg et nous renseignerons sur le passage de la Liberté. S'ils ne sont pas encore passés, nous les attendrons. S'ils viennent de passer, nous les rattraperons. S'ils nous devancent de plusieurs jours, nous continuerons par voie de terre."
Puis, d'un claquement de langue, le Luménien mit son cheval au galop, et fila vers l'ouest.

Ils ne purent maintenir une allure soutenue très longtemps : le terrain ne le permettait pas. Taliesin eut d'ailleurs la preuve que Kerun n'était pas très bon cavalier lorsqu'un premier tronc se dessina en travers de leur passage. Tandis que sa monture fusait droit vers l'obstacle, le Luménien sembla hésiter sur la position à adopter et au moment où l'animal sauta, l'agent manqua verser de sa selle, ne devant son salut qu'à d'excellents réflexes. Il suggéra cependant une pause peu après, prétextant un besoin pressant. Le barde n'en fut cependant pas dupe.
Ils cheminaient dans des sous-bois très humides et la rivière était invisible. Taliesin savait cependant que cette verdure était trompeuse : la fertilité des terres côtières cèderait bientôt la place à un univers aride où la Houleuse coulerait, brune et traître, veine unique d'un désert meurtrier. Ils croisèrent d'autres êtres vivants, d'abord des animaux, herbivores craintifs, oiseaux par milliers et insectes gourmands, puis d'autres êtres pensants, des bûcherons, des braconniers, une petite caravane de marchands. Kerun paraissait perpétuellement inquiet, comme si c'était son état naturel lorsqu'il n'était pas en lieu sûr (ou du moins qu'il le pensait). Ils s'arrêtèrent brièvement à la mi-journée pour se restaurer.
" Nous devrons bivouaquer dehors cette nuit, fit le Luménien en déployant la carte qu'ils avaient dénichée dans les affaires des esclavagistes. Le pont est encore trop loin.

[color=#FFF66]-Cela ne me dérange pas,[/color] répondit-il d'un ton presque léger - son humeur s'était quelque peu améliorée au cours de la chevauchée. Fut un temps où je dormais plus souvent à la belle étoile que sous un toit, et j'ai toujours aimé ça. Bon, d'accord, ces bois ne sont pas les plus hospitalisers qu'il m'ait été donné de parcourir, mais nous finirons bien par trouver un coin à peu près au sec. Et dans tous les cas, ce sera plus confortable que l'arrière d'un chariot... ou que les grottes de Mersant.

Le Luménien lui retourna un sourire entendu avant de remonter en selle (avec une petite grimace que le barde ne manqua pas). Ils repartirent au même train, entre galop et trot, en fonction de ce que leur offrait la route. La Houleuse demeurait trop distante pour qu'ils l'entendent ou la voient, et le terrain boisé s'asséchait peu à peu. Ils ne firent nulle rencontre particulière pendant l'après-midi, hormis celle qu'un gros serpent paresseux qui traversa leur chemin pendant de longues minutes sans qu'ils osent se risquer à le franchir. Ni l'un ni l'autre n'avait de connaissances particulières concernant la végétation ou la faune des lieux, il leur fallait donc rester circonspects. Quand la lumière commença à décliner entre les ramures luxuriantes des arbres, Kerun remit son cheval au pas et ils se mirent en quête d'un endroit pour bivouaquer.

HRP : je te laisse le choisir

Une sente étroite se dessina bientôt sur la droite et, laissant Kerun surveiller les deux chevaux de bât, Taliesin s'y engagea. Il déboucha quelques instants plus tard dans une clairière absolument parfaite pour y passer la nuit : dépourvue de buissons, d'arbustes ou d'herbes hautes, on y voyait les traces d'un grand feu de camp cerclé de pierres plates et, tout autour, plusieurs troncs installés en manière de bancs. Bref, c'était le lieu idéal, à tous points de vue ! Et c'est justement pour cela que l'elfe rebroussa chemin : à coup sûr, l'endroit était connu de l'ensemble des bûcherons, marchands et autres voyageurs fréquentant régulièrement les environs. Or, devoir partager un bivouac n'était pas très recommandé, dans leur situation...
La recherche reprit donc. Malheureusement, comparées à la première clairière, les suivantes faisaient piètre figure : celle-ci était trop proche de la route ; celle-là trop envahie de ronces ; cette autre, encore, trop rocailleuse et, par conséquent, sans doute trop prisée des serpents... Le barde se disait qu'il allait devoir baisser drastiquement ses critères d'exigence lorsque, enfin, il dénicha un site propice. Situé au bout d'une piste à peine esquissée, il était relativement dégagé tout en ne semblant pas trop fréquenté.
-C'est bon, on peut faire halte ! annonça Taliesin d'un air triomphal en rejoignant le Luménien.
Et de l'inviter à le suivre.

Kerun revint peu de temps après avec un énorme castor.
" Je ne sais pas si tu as déjà cuisiné ce genre de bestioles, mais ça ne peut pas être mauvais... Avec la quantité de viande qu'il y a dessus, on devrait avoir bien assez : il pèse facilement quarante livres."
Il sourit au barde.
" Et si c'est mauvais, on le saura pour la prochaine fois !"
Il entreprit ensuite de dépecer la bête, lançant ses entrailles à Esther qui s'en régala joyeusement, avant de le débiter comme un poulet et de le confier aux bons soins du barde et de son feu qui flamboyait désormais.

Malheureusement, Kerun ne lisait pas dans les pensées du barde, et leur tête-à-tête imprévu lui permit d'aborder le sujet sans circonvolutions langagières... après avoir mangé du castor fort goûteux, en vérité. Ils en étaient à se lécher les doigts lorsque l'agent luménien leva les yeux sur le barde, avec cette expression pénétrante et sévère que Taliesin lui avait déjà vue quelques fois.
" Verrais-tu une objection à ce que je te pose quelques questions personnelles, relevant du passé ? Je dois dire que beaucoup de mystères subsistent sur certains pans de ton histoire et... je suis curieux. C'est un peu mon métier, évidemment. Et j'imagine que ces questions te seront à nouveau posées, tôt ou tard. Je pourrais t'aider, indirectement, à te rafraîchir la mémoire."

Cueilli à froid, Taliesin demeura silencieux un long moment. Sur quelle partie de sa vie Kerun voulait-il l'interroger ? Sur ce qui datait d'avant sa première arrivée en Dorrandin ? Sur les épisodes mélandiens ? Sur ce qui s'était produit à Luménis ? Il n'avait envie d'évoquer aucun de ces sujets. Mais l'agent secret était un représentant de la loi et, au fond, lui-même était son prisonnier. Il ne pouvait donc se défiler...
-J'aurais préféré que nous parlions de cela à la lumière du jour, car le faire le soir a tendance à me priver de sommeil, répondit-il enfin, d'une voix sourde. Cependant, converser en chevauchant n'est pas exactement chose aisée. Alors vas-y, pose tes questions, j'y répondrai de mon mieux. De toute manière, il est préférable que quelqu'un d'autre sache : au moins pourras-tu faire une déposition, si je meurs au cours de ce périple.

Kerun haussa un sourcil mais ne se fendit d'aucun propos rassurant. Il n'y avait pas lieu de l'être.
" Comment as-tu rencontré Morféa ? C'était un Mélandien, mais était-ce un esclave ? Les versions qui ont circulé après son accession au pouvoir étaient toutes plus folles les unes que les autres et lui-même s'était réécrit une biographie à l'avenant... Je voulais savoir... qui il était. Si tu avais eu des interactions personnelles avec lui avant... avant Luménis... Comment il a fait pour gagner ta confiance, si tel est le cas."

Le barde cligna des yeux, abasourdi.
Ainsi ne serait-il pas uniquement jugé comme tortionnaire et meurtrier des Kanter, mais aussi en tant que cause première de la tyrannie de Nwalk ? Lui qui pensait cette histoire réglée, voilà qu'il tombait de haut ! Décidément, se tromper était une habitude, chez lui... Ah, ce n'est pas de quelques décennies d'emprisonnement qu'il écoperait, mais de siècles entiers, voire d'un aller simple pour le billot ! Dans le fond, il savait l'avoir amplement mérité : tous ces Luméniens étaient morts à cause de sa bêtise et de son inconséquence crasses, après tout. Simplement... Il avait en toute bonne foi cru ce chapitre clos. Assez naïvement, il lui fallait bien l'admettre...
Dépité, amer, l'elfe dut prendre une profonde inspiration et rassembler son courage chancelant avant de pouvoir répondre à la question posée.
-Nwalk nous a ralliés alors que la rébellion en était encore à sa phase ascendante. Un jour, sans crier gare, il s'est jeté dans la mêlé à nos côtés. Il ne nous a plus quittés ensuite, brillant par ses prouesses martiales. Il aurait pu être rejeté, puisqu'il était non un esclave, mais bien le bourreau officiel de Mélandis, le responsable honni d'innombrables exécutions. Pourtant, il n'en a rien été : tous l'ont accueilli à bras ouverts. Je dois dire qu'il avait le don pour redonner courage aux combattants : c'était un guerrier d'élite et un chef-né, il constituait un exemple de bravoure que bien des nôtres, galvanisés, s'efforçaient d'imiter, souvent avec succès. Quant aux dirigeants de la révolte... Nous étions perplexes, pour le moins : outre sa sinistre réputation, nous nous demandions ce qui avait bien pu le pousser à nous rejoindre. Avait-il un meilleur fond qu'il ne l'avait montré jusqu'ici ? Voulait-il se ménager une place parmi ceux qui, à ce moment-là, pouvaient passer pour les futurs vainqueurs de la guerre ? Impossible à dire. Toutefois, il nous était extrêmement utile et sa popularité croissait à chaque instant. Et puis, son ralliement, n'était-ce pas un signe encourageant ? D'autres dignitaires impériaux n'allaient-ils pas, à leur tour, brandir notre bannière ? Nous volions alors de victoire en victoire, rien ne paraissait impossible... Nous l'avons donc accepté dans nos rangs, mais non au sein de l'état-major : nous demeurions circonspects. Son rôle se limita ainsi au champ de bataille, domaine où il excella.
Son regard se perdit un moment dans les flammes. Puis il reprit, d'une voix sensiblement altérée :
-Peu à peu, le conflit a tourné en nôtre défaveur. Les Mélandiens ont reçu des renforts tandis que nos pertes s'accumulaient. Nous avons cessé d'avancer, puis commencé à reculer, pied à pied, jusqu'à être contraints à la fuite. Tout ce temps, Nwalk est resté loyal à notre cause, se battant inlassablement, contribuant à retarder l'inéluctable échéance. Dans ces conditions, il devenait difficile de l'accuser d'opportunisme, car il aurait très bien pu tourner casaque ou tout bonnement fuir, comme d'autres l'ont fait. Mais il est resté. De surcroît, son influence continuait à s'accentuer... Elle n'a pas cessé de le faire au cours de notre traversée du désert, loin s'en faut : un nombre grandissant des nôtres avait foi en lui... C'est à ce moment qu'il a débuté ses manigances, répandant des rumeurs, attisant les tensions, poussant certains à affirmer que si nous voulions nous en sortir, nous devions abandonner les enfants, les vieillards, les malades et les blessés... Évidemment, il était trop malin pour agir frontalement : il se contentait de tirer les ficelles en coulisses, Et il le faisait si bien que je n'ai jamais découvert son manège. Tous juste avais-je de vagues soupçons. Certes, j'étais très occupé, je devais constamment apaiser les conflits, encourager ceux qui flanchaient... Cependant, cela n'excuse rien, d'autant que, je l'avoue, j'ai brillé par ma naïveté lamentable. Oui, je me méfiais et ne l'aimais guère ; oui, je sentais qu'il était en train de s'imposer comme un autre meneur qui, à terme, pourrait devenir un rival. Et malgré cela, je restais persuadé qu'il n'était pas aussi mauvais qu'il en avait l'air, qu'il y avait du bon en lui... Je le croyais simplement d'un pragmatique glacial, attribuant cela au monde sinistre dans lequel il avait vécu. Je voulais croire qu'un jour, peut-être, il changerait...
Il secoua la tête.
-Nous n'avons pas abandonné les plus faibles, nous avons fait tout notre possible pour les garder en vie. Et un jour, nous avons atteint la mer. Là, j'ai laissé ceux qui m'avaient suivi libres de choisir : ils pouvaient partir de leur côté, en quête d'une vie meilleure sur Dorrandin, ou m'accompagner par-delà le détroit jusqu'à Luménis, jusqu'à cette cité que je leur avais dépeinte comme un havre, un refuge où ils seraient à tout jamais protégés du mal, de la souffrance... Certains m'ont écouté. Nwalk était du nombre. Mais je ne m'en inquiétais pas, persuadé que, désormais, tout irait bien. Tu connais la suite.

Pendant un petit moment, Kerun ne dit rien, puis il secoua la tête.
" Je dois dire que j'ai du mal à t'imaginer comme un chef de guerre, menant des troupes avec un... état-major ? On doit décidément former les bardes à des choses étranges, sur Féérune. Vous aviez imaginé renverser le gouvernement melandien ? Mais c'est rassurant, quelque part, de voir que les Mélandiens ont été incapables d'anticiper une révolte dans leurs propres murs. Nous ne sommes donc pas tout seuls."
Il jeta une branche dans le feu.
" Quoi qu'il arrive, et je ne sais pas ce qu'il arrivera, je ne suis pas procureur et je n'ai pas été assigné à ton cas, mais quoi qu'il arrive, tu resteras un sujet d'inquiétude à Luménis, Taliesin. Peut-être seras-tu libre d'aller et venir, de reprendre une vie presque normale, mais connaissant ce que je connais... Tu seras à tout jamais surveillé. Un chef de guerre ? Quelle nation dotée d'un minimum de jugeote laisserait un homme avec ton passé entre ses murs sans garder un oeil perpétuel sur lui ? C'est en cela que je maintiens ce que je disais autrefois : je ne pense pas qu'aucun notable luménien ait envie de te voir revenir, même s'ils sont forcés, pour des raisons politiques, de te faire arrêter. Bien sûr, il y a le Monstre, et l'affaire Kanter, mais à l'échelle d'un cité comme Luménis, c'est très secondaire, finalement. Personne ne craint vraiment la récidive de cette partie-là. Tout le monde craint la récidive de l'autre. L'influence. Les idées, les idéaux qui passent par des voies clandestines... Nous avons mis nos structures en place pour nous protéger, mais nous ne pouvons pas tenir des élections toutes les trois semaines et les gens sont, par essence, mécontents. Surtout depuis qu'ils ont l'idée qu'ils sont le pouvoir. Ils sont alors encore plus sensibles..."
Il se frotta les yeux du bout des doigts.
" Le procès traitera officiellement de Kanter et de ses gens, assurément. Mais même si tu étais reconnu fou, et donc non responsable de tes actes, ce qui peut très bien arrivé... Ce n'est pas le fond du problème."

-J'avais compris rien qu'en entendant ta question, tu sais, fit Taliesin qui, s'il faisait souvent preuve d'une dramatique naïveté, n'en était pas complètement stupide pour autant.
A nouveau, il songea avec regret à la pipe et au tabac absents. De plus, il lutta contre son envie de ne contempler que les flammes et, au contraire, se força à regarder l'agent secret bien en face.
-Je suis parfaitement conscient des torts que j'ai causés, et les remords me rongent en permanence. Ce n'est donc pas sans un certain soulagement que je me présenterai devant la justice et que j'accomplirai ma peine, quelle qu'elle soit. En revanche, je l'avoue, qu'une cité à ce point influencée par Lathandre puisse me condamner de manière préventive, pour des actes que je n'ai pas encore commis et que je n'ai pas la moindre intention de commettre... Cela me chagrine fort. Certes, les apparences jouent contre moi, mais le but de la justice n'est-il pas de faire éclater la vérité ? Or, je n'ai jamais voulu que les esclaves mélandiens se rebellent. Leur sort m'a touché, bien sûr, et je me suis efforcé de les aider, en donnant de l'argent de-ci, de-là, en dispensant quelques soins modestes, quelques conseils... Cela a constitué l'élément déclencheur du soulèvement, je ne le nie pas : mes agissements ont avivé l'espoir, ont attisé les flammes de la révolte qui, sans doute, brûlaient déjà dans l'ombre. Si j'ai péché en ne m'en rendant pas compte, on ne peut pas m'accuser d'avoir sciemment lancé le mouvement. Par la suite, j'ai effectivement endossé le rôle de chef de guerre, pour reprendre ton expression. Mais comment agir autrement, comment ne pas accompagner, soutenir cet élan que j'avais contribué à faire naître, fut-ce à mon insu ? Ç'aurait été à la fois lâche et déloyal...
Ses lèvres s'étirèrent en un sourire emprunt d'une infinie tristesse.
-Malheureusement, je n'étais pas taillé pour de telles fonctions. J'ai conduit tous ces gens à la catastrophe, alors que quelqu'un de plus compétent aurait saisi sans coup férir cette victoire qui, un temps, a été à portée de main. Quoi qu'il en soit, mon inaptitude au commandement ayant éclaté au grand jour, qu'ont à craindre de moi les autorités luméniennes ? Qui suivrait un chef de guerre qui n'a connu que l'échec ? Qui écouterait un meneur vaincu par un rival dont il n'avait su ni prévenir les manœuvres, ni percer à jour la nature maléfique ? Un meneur qui, de surcroît, a sombré au point de devenir un meurtrier, un tortionnaire ? Personne ! Absolument personne ! Dans ces conditions, comment me considérer comme une menace ? Sans compter que j'ai déjà montré à maintes reprises que je n'entendais plus exercer la moindre responsabilité... J'ai causé assez de mal, assez de morts pour emplir plusieurs vies d'elfes et, si les dieux sont bons, plus aucun drame ne se produira par ma faute.

Kerun leva une main, esquissa un geste, puis la reposa avant d'avoir touché l'elfe.
" Je pense que personne ne peut imaginer ce que tu ressens, Taliesin. Personne ne le pourra jamais. Nous avons probablement le même âge, je suis agent secret depuis longtemps, et pourtant je n'ai pas vécu le quart du tiers de ce que tu as traversé. Je n'étais même pas à Luménis au moment du coup d'état, sinon je ne serais probablement plus là pour en parler. Mon objectif n'est pas de raviver une culpabilité ancienne, je n'ai posé ces questions que par curiosité. J'aurais aimé connaître Morféa, pouvoir l'approcher, tenter de le cerner. C'est seulement par la connaissance que nous pouvons espérer éviter d'éternels recommencements sinistres. Je sais... j'entends... et je suis prêt à croire tout ce que tu me dis. C'est ta vérité, et elle est cruciale. Et je comprends que tu sois révolté par l'idée que les autorités luméniennes puissent vouloir garder un oeil sur toi. Tu dois accepter, même si c'est difficile, que c'est en partie ce que la population attend d'elles, qu'elles doivent se couvrir... Là encore, c'est le jeu de la démocratie, même s'il est cruel. Et honnêtement, on ne peut pas dire qu'elles aient été très efficaces... Si elles t'avaient suivi même hors les murs, ta compagne ne serait probablement pas en train de croupir à Mélandis."
Kerun s'étira.
" Comme toi, les Luméniens veulent remiser cette histoire. L'oublier. Une parenthèse malheureuse, une erreur, un accident. Mais chaque citoyen luménien a perdu quelqu'un... Tu le sais mieux que quiconque. Et c'était il y a si peu de temps, encore. Quand on a eu une vie aussi bouleversée que la tienne, un mort est parfois un mort de plus, malheureusement. Mais pour certains, à Luménis, il a suffi d'une flamme soufflée pour que toute l'existence chavire. Il y a un monde entre un artisan au hasard du quartier des Taudis et toi, ton vécu, ton expérience, tes regrets et tes espoirs. C'est normal, quelque part, que vous ne puissiez plus vous comprendre."

-Je pense que la différence n'est pas aussi grande qu'on pourrait le croire... avança-t-il. D'une part, la période durant laquelle j'ai joué un rôle important s'est révélée très courte, guère plus d'une année, au final, mais elle a été assez éprouvante et catastrophique pour que je ne veuille plus jamais assumer la moindre fonction d'envergure. D'autre part, s'il m'est arrivé de fréquenter la haute société, j'ai passé le plus clair de mon temps parmi le peuple : je ne suis qu'un barde itinérant, après tout. J'en fais partie. Par ailleurs, les épreuves ne m'ont guère endurci. Ceux qui tombent autour de moi ne deviennent pas de simples noms qui, ajoutés à une liste bien trop longue, perdent aussitôt toute signification. Non, Kerun, chaque nouvelle perte est une épreuve dont je reste profondément marqué, d'autant plus marqué que, dans la plupart des cas, j'ai une part de responsabilité dans ces disparitions. Sincèrement, plus un me fréquente, plus on s'attache à moi, et plus on a de chances de connaître un trépas prématuré... Alors oui, les morts s'accumulent et, pour prendre une image, mes souvenirs sont un immense cimetière où reposent des dizaines d'amis, de compagnons de route et même de victimes tuées de mes mains. Cependant, je puis t'assurer qu'aucune tombe n'est laissée à l'abandon, qu'aucun nom n'a été effacé des stèles. Je porte une multitude de deuils, anciens ou récents. Mais je ne me plaindrai jamais de ce poids : si j'étais devenu indifférent, insensible, cela voudrait dire que je serais mort de l'intérieur... Par ailleurs, je suis rongé par la peur que mes rares proches survivants viennent à rejoindre la cohorte des défunts. S'il arrivait quelque chose à ma compagne ou à mon garçon, j'en serais dévasté. Alors, en toute franchise, je comprends ce qu'éprouvent les personnes que la dictature à privé des leurs. Je les comprends... et je sais que tout cela est ma faute.
Il se pencha, ramassa une grosse branche et la laissa tomber parmi les flammes.
-Quant à mes espoirs... Cet hiver encore, avant que les Kanter rescapés ne nous retrouvent, ils ne différaient guère de ceux que nourrissent la plupart des gens. J'aspirais simplement à mener une vie paisible avec ceux que j'aime. Mais ce qui s'est passé ensuite ma ouvert les yeux, m'a fait comprendre qu'un être tel que moi, coupable de tant de crimes, de tant de maux, n'avait pas le droit à semblable chose. Depuis la chute de Nwalk et la celle du Monstre, j'ai connu des instants de bonheur que je ne méritais pas : j'en suis profondément redevable à ceux qui me les ont offerts tout en sachant que c'était déjà beaucoup trop, tout en me refusant à en réclamer davantage. Aujourd'hui, j'espère d'abord pouvoir réunir Galathée et Victor, afin qu'ils jouissent enfin d'une existence exempte de malheurs. J'espère ensuite avoir la force et le courage d'endurer dignement la peine légitime à laquelle me condamnera Luménis. Je le dois à la cité, à mes disparus, à mes victimes, directes ou indirectes... A dire vrai, je ne m'inquiète pas d'une éventuelle vie sous surveillance. Je pense que je serai incarcéré pour longtemps, très longtemps. Et j'accepte cette perspective. Parce que ce n'est que justice au regard des erreurs et des atrocités que j'ai commises. Parce que c'est le plus sûr moyen, aussi, d'éviter que de nouveaux innocents viennent à souffrir à cause de moi, à cause de mes dramatiques bonnes intentions, de mon inconséquence et de mon incompétence.
Il s'arracha un sourire mi peiné, mi vaillant.
-Je te raconte tout cela, mais je tiens à te rassurer : tu n'as rien réveillé, pour la bonne et simple raison que rien n'est endormi. La culpabilité ne me quitte jamais. Et c'est tant mieux : c'est elle qui me confère l'énergie nécessaire pour assumer mon passé... et pour l'expier.