La Couronne de Cuivre

Delion le dévisagea, maussade.
" Tu me rapporteras les os que tu trouves, alors, d'accord ? demanda-t-il. Parce que c'était le plan : je te montrais pour les os."
Il reprit sa route, crapahutant dans les fougères, puis s'immobilisa.
" Comment tu fais pour pas qu'on te remarque, alors ? Tu sais te transformer en castor ? Parce que sinon, je suis quand même vachement plus petit que toi... Et je parie que je nage mieux... Il faut prendre un petit tuyau en roseau, tu sais. Mais bon, avec toutes les bêtes qui nagent dedans, maintenant, c'est beaucoup plus risqué... Y'en a qui te pincent, et te piquent, et te mordent, et Trent m'a même dit que certaines faisaient de l'élétricissité. Je sais pas ce que c'est, mais ça fait mal."

Le barde s'était lui aussi arrêté.
-Tu as déjà été pincé, piqué, mordu et... électrifié par ces bêtes qui se trouvent dans l'eau ? Ou bien c'est Trent qui t'a dit qu'elles le feraient si tu y nageais ?
Le gamin avait très bien pu être repéré par le guetteurs et le demi-elfe lui servir ces mensonges pour le dissuader de recommencer. Un jeune solaire était sans doute trop utile à leurs expériences pour qu'ils se résolvent à le supprimer à la moindre incartade...

Delion réfléchit un instant.
" J'ai été piqué et même que j'ai été malade pendant deux jours après, mais j'ai dit que c'était parce que j'avais mangé un truc mauvais. Et puis j'ai été mordu, même ici..."
Il exhiba une cicatrice sur son avant-bras, blanche et irrégulière, formant un vague cercle.
" Mais j'ai dit que c'était une bête de l'étang."
Il sourit.
" Et puis après, j'ai juste demandé à Trent, une fois qu'on sortait pour aller faire des analyses. Il m'a dit que certains Mélandiens, ils étaient furieux que les elfes, ils vivent ici heureux, même si Maître Maebryn, il a volé aucun esclave, il a fait que racheter ceux dont personne ne voulait plus, qu'on allait tuer ou jeter dans la Houleuse parce qu'ils étaient trop malades, mais que certains Mélandiens, ils disaient que c'était pas normal qu'il y ait un endroit où on vénère des dieux comme Corellon, aussi près de la ville, que c'était un chancre à détruire, alors il faut bien qu'on s'assure qu'on est toujours protégés."

Mais étaient-ils donc tous aveugles ? Delion avait certes l'excuse de son âge, mais quand même ! Comment considérer comme une protection une douve qu'on pouvait franchir grâce à un pont amovible... actionnable depuis le dehors et, par conséquent, utilisable par le premier assaillant venu ?
-Merci pour ces information. Je ferai très attention quand je traverserai la douve. Et si je trouve des os, je t'en rapporterai. Mais, de ton côté, tu ne devras jamais parler de ce trou, d'accord ? Je te fais confiance.
Les créatures peuplant la douve avaient malheureusement changé la donne : peut-être ne serait-il pas en mesure de la franchir aussi souvent qu'il l'aurait voulu...

Ils regagnèrent la proximité du village et bientôt le pied du chêne. Estë, Lobanteriel et Delith, qui devisaient en écossant des pois devant une des cabanes, les saluèrent lorsqu'ils passèrent devant eux. Delion retrouva une Mevian boudeuse, assise dans la poussière devant sa cabane. La gamine lança un regard furieux à Taliesin : elle l'estimait sans doute responsable de la disparition de son camarade de jeu pendant la majeure partie de la matinée. Elle n'en tint pas rigueur à son propre acolyte, cependant, et les deux enfants filèrent dans la broussaille, non sans que le petit garçon ne gratifie le barde d'un large clin d'oeil complice... mais peu discret. Taliesin eut ensuite le loisir de vaquer à ses propres occupations. Il partagea son repas de midi avec les trois elfes qu'il avait vus plus tôt, tandis que les autres restaient affairés dans la forêt, puis put se reposer et se promener sans que personne ne l'importune, c'était l'avantage d'une enclave aussi vaste. Une fois, de loin, il aperçut Nithran, mais il put aisément changer de trajectoire avant que l'autre ne le voit. Puis vint le dîner. Puis vint la nuit.

Il se coucha comme d'ordinaire... mais veilla à ne pas sombrer. Il avait l'intention d'attendre que ses hôtes s'endorment puis de quitter la chambre par la fenêtre grande ouverte et de rallier la brèche nouvellement agrandie dans l'enceinte de l'enclave. Là, il se rendrait invisible et franchirait le passage. Il doutait d'oser s'aventurer au-delà de la douve : ce ne serait qu'une première reconnaissance. Toutefois, il avait bon espoir que faire le tour de la prison dorée lui apporte quelques informations utiles. Sur les tours de gardes des "guides", par exemple. Il n'était pas impossible, non plus, qu'il découvre un moyen plus commode que la nage pour franchir l'eau si mal fréquentée... Pas impossible, non. Peu probable, cependant.

Le barde ne rencontra aucune difficulté dans la première partie de ses plans : il se faufila par la fenêtre et quitta le village endormi. Il n'y avait nul guetteur, car les elfes ne craignaient rien : d'autres se chargeaient de leur protection. Il retraça aisément son parcours de la veille, traversant buissons et taillis, renversant les fougères, effrayant toute la petite faune sauvage de la nuit, lapins, renards, un blaireau. Un choeur de grenouilles chantait dans l'étang. Des chauve-souris voletaient dans l'air pur, gobant moustiques et lucioles. Le cri hanté d'un hibou résonna, deux fois. Puis il parvint à la palissade et au houx déraciné dont les branches retombaient piteusement pour qui savait le regarder.
Il se faufila par le trou et gagna le bord des douves, un étroit chemin où il pouvait à peine se tenir. Il put ainsi entamer son tour de reconnaissance.
Dans les ténèbres, l'eau noire du canal était immobile, comme morte, et sa surface paraissait presque solide. Rien n'y flottait, rien ne venait en fendre la surface, sinon une bulle isolée, de temps en temps, témoin d'une vie invisible, peut-être endormie. Taliesin compta huit tours sur l'enceinte extérieure et aucune ouverture, sinon la porte et son pont relevé. Le remblais était plus large de l'autre côté, sur la plupart des tronçons, mais complètement inexistant sur d'autres, comme si les rondins avaient été plantés directement dans l'eau. Il trouva cependant l'ouverture par laquelle l'eau se déversait dans les douves, une sorte de soupirail assez large pour laisser passer un homme, avec une partie émergée, creusée dans la terre à un endroit où le terrain extérieur s'élevait. Une grille en fermait le passage, ne laissant filtrer que l'eau, et il ne semblait y avoir nul courant.
Il ne trouva aucun moyen de franchir aisément le canal. Ils étaient sur un îlot de verdure enserré de fange croupie.

Son repérage terminé, Taliesin entreprit de rebrousser chemin jusqu'à sa chambre. L'expédition ne lui avait rien révélé de très intéressant ; elle lui avait juste confirmé, si besoin en était, que suivre Trent après s'être lancé un sort d'invisibilité constituait le moyen le plus fiable de quitter les deux enceintes. Parvenu au-delà, il y aurait des bois où se dissimuler. Il lui faudrait seulement attendre une opportunité de se faufiler jusqu'à l'enclave des elfes des bois.
Quant partirait-il ? Bientôt. Dans un ou deux jours. D'ici là, il essaierait, s'il en avait l'occasion, de sonder certains de ses congénères pour voir si, vraiment, aucun d'entre eux ne se doutait du rôle réel du Refuge. Il demanderait aussi à Delion de ne pas révéler la présence du trou même s'il venait à disparaître plusieurs jours durant : cette voie d'accès vers le "havre" des solaires pourrait se révéler utile. Encore fallait-il qu'il se retrouve seul à seul avec le gamin, ce qui n'était pas assuré : Mevian allait rester constamment avec lui, désormais, pour éviter qu'on ne lui vole son camarade de jeu...

Taliesin parvint plus facilement que prévu à isoler Delion : Mevian suivait un apprentissage d'herboristerie basique avec Elbereth pendant quelques heures par jour et le petit garçon traînait alors autour du chêne, en s'amusant d'un rien. Mais le gosse parut tout à fait saisi à la mention d'une fuite de plusieurs jours.
" Pourquoi tu voudrais sortir ? demanda-t-il, incrédule. Y'a des Mélandiens, dehors ! Ils vont te mettre des chaînes et puis ils vont t'emmener travailler chez eux, tu devras être leur serviteur, faire tout ce qu'ils te demandent, ils te laisseront à peine dormir et manger, et ils te battront, ou pire, quand tu feras une maladresse ! Et puis ils te tortureront et tu diras ce que tu as vu ici, et alors ils viendront et ils nous asserviront à nouveau, et Jaeld devra retourner aux arènes, et Nithran devra retourner dans la taverne où il travaillait, et Lobanteriel dans les champs, et puis Mevian et les autres filles, tu sais pas ce qu'ils vont leur faire ? Pourquoi tu veux sortir ?"

Dieux, qu'avait-il déclenché ? Il s'était mis dans de beaux draps et il allait devoir jouer très finement s'il voulait s'en tirer...
-Ne t'inquiète pas, je ne veux pas quitter le Refuge tout de suite, répondit-il, apaisant. En fait, je veux l'explorer, et je veux le faire justement pour éviter que les Mélandiens puissent vous faire du mal, à toi et aux autres. Ici, c'est parfait à presque tous les niveaux. Il y a juste quelque chose qui cloche : le système défensif. Peut-être que les gens qui ont construit cet endroit n'ont pas suivi les consignes de Maître Maebryn et qu'il n'a pas encore eu le temps de réparer leurs erreurs. Peut-être qu'il ne les a pas remarquées, simplement, ce qui ne serait pas étonnant quand on sait tout le travail qu'il a... Ce qui est sûr, par contre, c'est que tout à l'air à l'envers ! Et crois-moi, je m'y connais, j'ai vu des tas et des tas de châteaux pendant mes voyages... Par exemple, la porte de notre enclave : nous, on ne peut ni l'ouvrir ni la fermer, encore moins la bloquer. On ne peut le faire que depuis dehors. Alors, si des Mélandiens arrivaient, on ne pourrait pas du tout les empêcher d'entrer ! On ne les verrait pas même arriver, puisqu'on n'a pas de tours sur notre palissade. Quant aux douves... Des ennemis n'y tomberaient jamais, puisque le pont-levis, c'est pareil, il est à l'envers : c'est de dehors qu'on le contrôle ! Il leur suffirait donc de l'abaisser pour éviter de nager dans l'eau. Même les bestiole qu'il y a dans celle-ci ne serviraient à rien, en cas d'attaque ! Alors voilà, j'aimerais voir s'il n'y a pas d'autres défauts, dans le Refuge. Je voudrais en faire une liste et la présenter à Maître Maebryn afin qu'il lance les travaux nécessaires pour que jamais, des Melandiens ne puissent s'en prendre à vous. Malheureusement, si on m'attrape, on croira que je voulais fuir et on me punira pour éviter que je révèle l'existence de ce lieu... Il ne me sera possible d'éviter ça que si je suis en mesure de prouver que telle n'était pas mon intention. Tu comprends ?

Delion grimaça.
" Mais... Tu ne crois pas qu'il y a une bonne raison à tout ça ? Que Maître Maebryn y a réfléchi ? Parce que... il est très intelligent, tu sais ! Moi je crois que tu devrais simplement poser la question à Trent, il vient justement tout à l'heure ! Tu pourrais faire la liste, et puis on lui poserait toutes les questions, et il pourra sûrement t'expliquer pourquoi la porte s'ouvre dans un sens et pourquoi le pont-levis est à l'extérieur. Non ?"
Il paraissait hésitant.
" Trent, il sait toujours tout. Ce serait moins dangereux... Parce que s'ils te voient, ils vont croire que tu es un espion des Mélandiens, et ils pourraient sûrement te tuer..."

Bon, il allait devoir passer à la vitesse supérieure, s'il voulait emporter la conviction du gamin... Mais s'il ne voulait pas obtenir l'effet exactement inverse à celui recherché, il ne devait pas se lancer sans, au préalable, avoir pris quelques précautions. Et, en la matière, il ne pouvait compter que sur d'éventuelles erreurs commises par Trent. Toutefois, ce dernier semblait si sûr de lui, semblait si convaincu que ses "patients" étaient des imbéciles aveugles et sourds qu'il avait dû en commettre. Comme il l'avait fait avec le barde lui-même, près de l'étang...
-Delion... Tu es le plus ancien, ici. C'est donc toi qui connaît le mieux Trent. Est-ce qu'il n'a jamais dit ou fait des choses qui t'ont paru bizarres ? Des choses qu'il aurait expliqué, bien sûr, mais qui, malgré tout, t'auraient semblé étranges ? Essaie de te souvenir, parce que c'est très important. Je t'expliquerai pourquoi quand tu m'auras répondu.

Delion parut très surpris par la question.
" Trent... Trent, il est toujours très gentil, dit-il finalement. Il s'occupe beaucoup de tout le monde, il pose beaucoup de questions... Il veut s'assurer qu'on va tous bien. Il dit que la santé, c'est ce qu'on a de plus important. Parfois, il parle avec moi d'après. Il dit que je devrai partir un jour ou l'autre, moi j'ai pas envie, mais je lui dis pas trop, parce qu'il me dit que j'aurai pas le choix, et puis j'aime pas quand on se dispute. Personne s'est jamais plaint de lui, je pense... En tout cas, j'ai jamais entendu personne dire quoi que ce soit... Mevian, elle dit qu'il vient parfois la nuit, mais moi je crois que c'est pas vrai, elle dit ça juste pour avoir un secret sur moi. Parfois il me fait un peu mal, quand il doit prélever des choses, mais c'est normal, ça, non ? Et il est toujours très protecteur quand on sort de l'enclave pour les examens."

Trent se balladant la nuit dans l'enclave... Arrivait-il à justifier ces incursions et ce qui s'ensuivait par des raisons médicales, comme il le faisait pour le reste ? Menaçait-il ? Ou bien n'en avait-il même pas besoin ?
-Très protecteur ? Tu veux dire qu'il veille bien à ce que vous ne vous perdiez pas ? Et ces examens, en quoi consistent-ils, exactement ? C'est pendant ceux-i qu'il fait des prélèvement, j'imagine... Que prend-t-il, exactement ?
Il n'avait guère envie de connaître la réponse mais le devait, puisqu'il y avait peu de chance qu'il puisse assister, en témoins, à ce genre d'opération. Et plus il en saurait sur les pratiques des assistants de Maître Maebryn, plus il pourrait, peut-être, convaincre certains pensionnaires que quelque chose ne tournait pas rond.
-Et il arrive donc que vous vous disputiez ? ajouta-t-il.[color=#FFF66] Il se met en colère, dans ces cas là ?[/color]

" Il ne se fâche pas vraiment... C'est juste qu'il n'aime pas quand j'insiste en disant que je ne partirai pas. Il dit que si la place que Maître Maebryn me trouve est convenable, je ne pourrai pas reculer, et il dit que je dois m'y faire et qu'il n'a pas envie que le jour venu, il doive chercher partout et demander aux autres de m'attraper."
Il haussa les épaules.
" Alors je dis plus rien, c'est plus facile."
Il sourit.
" Les examens, c'est dans la Salle des Jeux, que ça se passe. Y'a plein de trucs à faire et à regarder, des jouets comme j'ai jamais eu ! En général, on regarde combien je pèse, et puis ma taille, et puis je me fais triturer de partout, mais j'ai l'habitude maintenant. Il prélève toujours un peu de sang, mais je m'en fiche, parce que ça fait même plus mal ! Parfois il me pique dans le dos, ça, ça fait plus mal, il faut se rouler en boule et surtout pas bouger. Il y a souvent des autres enfants, d'autres enclaves, on peut même un peu jouer ensemble ! On vérifie mes dents, aussi. Parfois, on me coupe les cheveux, mais c'est mieux, parce que comme ça, ils me tombent pas dans les yeux."

Il y avait différentes façons, toutes plus déplaisantes les unes que les autres, d'interpréter les propos de Delion. Mais, même en s'abstenant d'interpréter, il y avait déjà de quoi voir rouge. Les tests auxquels on soumettaient les gamins, la manière dont on les expliquait et jusqu'à ce nom de "Maison des Jeux" donné au lieu où l'on pratiquait ces choses... Tout cela révoltait le barde au plus haut point. Il se voyait mal, désormais, s'en tenir uniquement à ses projets d'évasion...
-Merci de m'avoir répondu, dit-il d'un ton doux. Maintenant, je vais t'expliquer pourquoi je t'ai posé toutes ces questions.
Il prit une profonde inspiration.
-Maître Maebryn est assurément quelqu'un de très intelligent et d'une bonté peu commune. Cependant, il y a d'autres personnes comme lui, dans le monde. Des rois, des princes, des seigneurs... Ils ne songent qu'au bien des gens qui vivent sous leur protection. Toutefois, ils ne peuvent pas tout gérer eux-mêmes, car ce serait trop de travail ! Imagine si Maître Maebryn devait s'occuper de chacun des habitants du Refuge ! C'est pourquoi lui et les autres dirigeants doivent entourent de conseillers, de lieutenants, d'assistants auxquels ils confient les tâches qu'ils n'ont pas la temps d'accomplir directement. La plupart de ces subordonnés sont tout aussi bons que leurs supérieurs. Malheureusement, il y a des exceptions, des individus qui font semblant d'être gentils et d'accomplir au mieux leur mission alors qu'en réalité, ils sont mauvais et profitent du pouvoir dont on les a investis. Évidemment, ils font en sorte de n'être jamais pris, jamais dénoncés...
Il regarda le petit garçon droit dans les yeux.
-Delion, j'ai peur que ce soit le cas de Trent. Parce que je crois qu'il m'a menti et qu'il a essayé de profiter du fait qu'il s'occupe de ma santé. Bien sûr, je me trompe sans doute complètement et je m'en voudrais beaucoup de l'accuser à tort. Mais peut-être ai-je raison. Alors c'est aussi pour ça que je veux sortir de l'enclave : pour le surveiller et en avoir le cœur net. Si je fais erreur, et bien, je pourrai me confier à lui, lui demander qu'il m'explique tout ce qui me paraît étrange, ici. En revanche, si j'ai raison, cette expédition me permettra de réunir des preuves contre lui et contre d'autres méchants assistants, s'il y en a. J'irai alors les présenter à Maître Maebryn. Il aura beaucoup de peine en découvrant que certains de ceux à qui il a fait confiance l'ont trahi. Néanmoins, il aura les moyens de régler le problème, d'agir pour que personne ne pervertisse plus le Refuge qu'il a bâti pour notre bonheur.

" Trent ? fit Delion, incrédule. Mais Trent, il a toujours... été... gentil..."
Le petit garçon était manifestement en proie à un conflit intérieur majeur, mais Taliesin avait ce pouvoir de convaincre, dans les mots, l'intonation, peut-être simplement dans le regard. Aussi l'enfant passa-t-il de la lutte à une émotion plus terrible, un désarroi visible sur ses traits, qui parut l'ébranler tout entier.
" Mais pourquoi est-ce que Trent ferait une chose pareille ?" souffla-t-il d'un ton qui indiqua au barde qu'il avait remporté la partie.
Il passa une manche rageuse sur ses yeux humides puis frémit.
" Tu vas l'empêcher de nous faire du mal, alors ? Je ne dirai rien, je te promets. Rien du tout. Mais ne nous abandonne pas avec lui, d'accord ? Tu ne peux pas nous abandonner, s'il va nous faire du mal..."
Que Delion n'ait aucune idée précise de ce mal en question semblait n'avoir aucune importance. La conviction du barde semblait avoir suffi pour allumer une certitude chez le petit garçon.

Il tendit la main et, brièvement, serra l'épaule du garçon.
-Non, je ne vous abandonnerai pas et je ne le laisserai pas vous faire du mal. Tu peux avoir confiance, j'ai plus d'un tour dans mon sac, comme tu as déjà pu le constater.
Il soupira.
-La seule chose qui m'ennuie, c'est que mon absence sera remarquée par les autres et qu'ils en informeront Trent. Si j'avais la posibilité de parler à un ou deux adultes de la même manière que je viens de le faire avec toi, ils pourraient m'aider, expliquer pourquoi je ne me montre plus, et j'aurais le temps de revenir avant que Trente ne doive m'examiner. Mais je n'ose pas : j'ai l'impression que personne ne me croira. Tu as bien vu, tu as eu du mal à me croire, toi aussi... Enfin, ça n'est pas grave, je me débrouillerai quand même et j'agirai au plus vite.

" Je crois qu'il y a personne qui a des problèmes avec Trent... Y'a que Nithran qui se méfie de tout le monde, mais il est un peu fou, de toute façon, alors je pense pas que c'est possible de compter sur lui. Mais si tu trouves des preuves que Trent est mauvais et qu'il a des méchantes intentions... Alors tu peux les montrer à Jaeld et à Elbereth ou aux deux frères. Eux, ils t'aideront, parce qu'ils ont de la force, et les autres ils n'ont pas de force. Mais c'est seulement si tu as des choses solides à leur montrer... Si c'est juste des mots... Peut-être qu'ils te croiront aussi. Moi je te crois. Jaeld, il sait bien que le monde est surtout pourri, aussi, alors il te croira. Mais il faut pas leur raconter des choses si tu n'es pas sûr, parce que... parce que tout le monde a eu beaucoup de peine, déjà... et faire de la peine quand c'est pas nécessaire, c'est pas bien."

-Je te demande pardon pour la peine que je t'ai causée, Delion, et je te jure que je me serais abstenu si je l'avais pu. Je ne veux faire de mal à personne. Je veux juste vous aider de mon mieux.
Il lui adressa un sourire qu'il espérait réconfortant.
-Comme je ne partirai pas aujourd'hui, tu ne dois pas hésiter à me dire si je peux faire quelque chose pour te remonter le moral. On a encore un peu de temps.
Encouragé par cette petite victoire et par les dernières tirades de l'enfant, il se sentait presque le courage d'entreprendre une démarche similaire auprès de Jaeld. S'il réussissait, ce dernier pourrait d'autant mieux l'aider qu'il logeait sous son tôt. Mais s'il échouait... Enfin, en amenant le sujet avec subtilité, en avançant à pas prudents, peut-être, le cas échéant, détecterait-il les signes qui lui permettraient de faire machine arrière avant qu'il ne soit trop tard.

Delion s'apprêtait à répondre quelque chose quand un craquement les surprit l'un et l'autre. Une seconde plus tard, Mevian déboulait dans leur petite clairière, furibarde.
" C'est là que tu es ! s'offusqua-t-elle. Tu avais promis de m'attendre ! C'est encore à cause de lui ! J'espère qu'il ne t'a pas raconté plein d'histoires, sinon t'es obligé de me les raconter aussi..."
Elle regarda Taliesin avec colère.
" C'est mon ami à moi ! Toi t'es pas son ami ! Tu peux pas me le prendre ! Si t'essaie encore, je te jure que je te mords ! Et je mords fort, t'auras les marques pendant cent ans !"
Delion eut une petite grimace, mais la tirade de sa camarade avait plutôt l'air de l'amuser.
" Tu peux pas le mordre. On peut pas abîmer la peau, c'est notre meilleure défense contre les germes, dit doctement le petit garçon.
— Et bien j'm'en fiche ! D'ailleurs je peux faire ce que je veux parce que nous, on part dans trois jours ! C'est Trent qui nous l'a dit ! Na !"
La nouvelle parut frapper le petit garçon comme la foudre et Taliesin vit son visage se décomposer.

Taliesin se sentit frôlé par un vent de panique.
Trois jours... Voilà le temps qui lui était imparti s'il voulait mettre un terme aux ignobles agissements de Maître Maebryn.
Or, il voulait le faire. Il refusait que la petite et sa mère ne soient plus, sous peu, que des ossements avec lesquels Delion finirait peut-être par jouer.
Mais dans l'immédiat...
-Je suis désolé si tu as l'impression que j'ai voulu te voler ton ami, Mevian, dit-il doucement. Je t'assure que telle n'était pas mon intention. Mais puisque je t'ai mise en colère, je voudrais me faire pardonner. Accepterais-tu que je te raconte une histoire ?
Si elle ne s'y opposait pas, si Delion ne faisait pas mine de s'enfuir, il leur offrirait la plus belle histoire qui soit. Et, pour ce faire, déploierait tous ces talents de conteur, ce dont il s'était abstenu jusqu'ici, pour éviter d'être démasqué.

Mevian le regarda, soupçonneuse. Mais son masque ne tint qu'un instant. Un sourire se répandit sur ses traits et elle trépigna subitement d'impatience.
" Oh oui ! Une histoire ! Je veux une histoire !"
Elle tourna la tête pour observer l'environnement, repéra une souche et s'y rua. Elle s'assit précautionneusement, repliant sa tunique boueuse sur ses genoux, puis posa un regard d'adoration total sur le barde. Delion ne put s'empêcher de rire mais il la rejoignit au pas de course et s'installa aussitôt près d'elle.
" Si elle est belle, tu seras pardonné !" annonça enfin Mevian.

Il leur sourit et fouilla sa mémoire en quête d'un conte susceptible de plaire à la petite fille comme au petit garçon. Pensant l'avoir trouvé, il se lança. Il narra l'histoire d'un royaume dont le bon souverain, Rickardaël Coeur de Lion, était parti à la guerre pour une noble cause, laissant le pouvoir à son frère. Jehaniel Sans Terre. Ce dernier se révéla bien vite être un tyran aussi cruel qu'avide, dont les sbires répandirent terreur et tristesse par toute la contrée. Heureusement, des elfes courageux, tels Robyn des Bois et ses compagnons, se dressèrent contre ces mauvaises gens et permirent de déjouer le complot visant à empêcher le roi légitime de regagner son domaine. Ainsi les méchants furent-ils punis, le bonheur restauré et de joyeuses noces célébrées entre Robyn et sa dulcinée, la Belle Maëryanna.
Taliesin, fidèle à ses projets, n'avait pas ménagé ses efforts, donnant au contraire le meilleur de lui-même tout au long du récit. Il espérait ainsi effacer complètement l'hostilité que lui avait manifestée Mevian et réconforter le pauvre Delion, secoué par leur discussion et par l'annonce du proche départ de son amie...

Les deux enfants étaient absolument émerveillés. Ils demeurèrent d'ailleurs bouche bée d'admiration une fois que l'histoire arrivée à terme. Taliesin entendit alors des applaudissements lents, provenant de quelque part sur sa gauche. Pris par son récit, le barde n'avait pas entendu un nouveau spectateur approcher. Trent sortit de l'ombre et s'avança.
" Je vous cherchais. Vous êtes doué, pour un simple professeur."
Il sourit, tranquille.
" Quand j'ai vu la mine des enfants, je n'ai osé vous interrompre... Et puis je dois dire que j'ai été moi-même pris par le récit... Vous devriez songer à vous faire barde."
Son regard clair se planta une seconde dans celui de Taliesin, tandis que son sourire disparaissait, faisant place à une mine plus sérieuse.
" Je vais devoir vous arracher votre amuseur, les enfants. C'est l'heure de ses prélèvements."

Taliesin ne put réprimer une grimace... et, conscient de son erreur, s'efforça de justifier cette dernière par une tirade bien sentie.
-Moi, jouer les amuseurs publics ? Vous avez des idées parfois saugrenues, Trent. Ignorez-vous la différence qu'il existe entre distraire et enseigner ? Ne savez-vous pas que tout l'art du professeur consiste à parer le savoir qu'il transmet de dehors agréables, afin que ses élèves l'acceptent et l'intériorisent mieux ?
Puis, sans savoir si sa pirouette avait ou non fonctionné, il se fendit d'un sourire amical. lequel lui coûta énormément.
-Pardonnez-moi. J'oublie parfois dans quelle région du monde je me trouve. Ce que je leur racontais n'est autre qu'un véritable épisode de l'histoire de notre peuple en Féérune. Ici, il a du être oublié... pour peu qu'on l'ait jamais connu. Pas étonnant, dès lors, que vous ayez pris cela pour une simple fable.
Il se leva.
-Les enfants, vous avez bien mérité d'aller vous détendre. Je vous reparlerai de la vie passée des nôtres plus tard dans la journée.

Les deux enfants détalèrent, Delion entraînant une Mevian un peu moins convaincue par ce congé subit. Trent les regarda filer avec un sourire plaqué sur les lèvres.
" Bien sûr. J'imagine qu'il est nécessaire d'être bon conteur pour être bon enseignant. Mais je suis surpris, si vous êtes si doué..."
Il lui indiqua le chemin du retour vers le village, sur lequel il s'engagea aussitôt, à ses côtés.
" ... que vous ayez eu besoin de vous rendre en des terres aussi hostiles... Je sais qu'il existe des régions sauvages en Féérune, on parle parfois de la Mulhorande, des mages de Thay... mais Mélandis n'est pas à proprement parler un endroit fréquentable, surtout quand on est elfe de bonne composition, comme vous semblez l'être... Je n'avais pas l'impression que cette façade bienveillante soit un leurre."

Cette fois, l'elfe choisit de le prendre de haut, comme il sied à un elfe du soleil auquel un sang mêlé à l'outrecuidance de manquer de respect. Et puis, il avait besoin de laisser, au moins en partie, libre cours à sa colère... Il pila donc brusquement et toisa Trent ans aménité.
-Et moi, je n'imaginais pas que Maître Maebryn confierait à des menteurs irrespectueux la tâche de veiller à la santé de ses protégés. Parce qu'en matière de malhonnêteté, vous êtes mal placé pour accuser qui que ce soit. Je sais pertinemment que vous n'avez pas même fait un effort pour prendre des nouvelles de mon ami. Si vous aviez été honnête en avouant que le temps vous a fait défaut, je ne vous en aurais pas tenu rigueur. Mais je n'ai pas accepté que vous me preniez pour un imbécile, comme je n'accepte pas vos insinuations déplacées. Sachez donc que si vous n'adoptez pas dès à présent une attitude convenant mieux à votre rôle et à vos origines, je vous dénoncerai à Maître Maebryn sitôt que j'en aurai l'occasion. Nul doute qu'il sera déçu, très déçu...
Il le défia du regard.
-Je conçois que vous puissiez en imposer aux anciens esclaves, aux malheureux qui n'ont jamais connu que brimades et mauvais traitements. Apprenez cependant qu'il en faut plus pour impressionner un natif d'Eternelle Rencontre, un professeur qui a enseigné aux fils et aux filles des seigneurs elfes de bien des continents et qui compte nombre de puissants personnages parmi ses amis. Je réitère donc mon conseil amical : cessez vos impertinences, contentez-vous d'accomplir votre tâche... et j'oublierai peut-être de rapporter vos manquements de respect à Maître Maebryn lorsqu'il m'honorera d'un entretien. J'espère avoir été bien compris.
Évidemment, Trent n'apprécierait pas cette sortie. Mais quoi de plus étranger au Prophète Gris que cette suffisance ? Quoi de plus solaire que cette arrogance ?

La tirade de Taliesin laissa Trent pantois et le barde vit la fureur envahir le visage du jeune homme, la marbrant de rouge, tandis que ses yeux et ses narines se dilataient. Mais il fallait lui reconnaître une bonne maîtrise de lui-même, car il réprima très rapidement cette émotion et baissa les yeux, un sourire contrit sur les lèvres.
" Je dois avouer que je ne partage pas l'image que les elfes du soleil ont d'eux-mêmes et du reste du monde. Mais je conçois que votre opinion soit différente. Et si je vous ai offensé, et bien... J'imagine que je m'excuse. Mais vous pouvez vous en plaindre à Maître Maebryn, bien sûr. Seriez-vous tenté d'aller le rencontrer dès aujourd'hui ? Dès que j'ai terminé ma tournée, nous pouvons aller le trouver."
Il releva son regard clair sur Taliesin, désormais parfaitement rasséréné.
" Quant à votre ami, vous m'avez menti le premier. Vous m'avez induit en erreur en me faisant croire qu'il avait été infecté par la Feuille Pourrie. Or, ça n'a jamais été le cas. De plus, si vous êtes tellement attaché à vos racines elfiques, vous devriez être heureux d'être débarrassé d'un importun d'une race si futile."

-Je n'ai jamais dit qu'il avait été infecté par cette maladie. Je sais seulement que Maître Maebryn, ou ses envoyés, l'ont trouvé en même temps que moi : c'est forcément Calanon qui vous a appris mon nom, puisque j'étais inconscient et puisque la jeune fille qui nous accompagnait était pour sa part muette. De surcroit, j'ai du mal à imaginer qu'on ait pu laisser mon ami en arrière, surtout blessé comme il l'était : ainsi que je l'ai déjà expliqué, nous venions de repousser une attaque de bandits.
Il soupira, dévisagea Trente puis, comme si son attitude présente et son semblant d'excuses l'avaient apaisé, il se fendit d'un sourire chaleureux.
-Mais je suis certain qu'il est en bonne forme, comme je le suis moi-même. Et je n'oublie pas que cela, c'est en partie à vous que je le dois. J'ai réagi vivement à vos propos et je le regrette, à présent que je comprends mieux la situation : ce malentendu vous a amené à penser que je vous mentais de manière générale, ce qui est un raisonnement somme toute logique. Je n'oserais donc déranger Maître Maebryn alors que nous avons été victimes d'un simple quiproquo... En ce qui me concerne, l'affaire est close, et j'espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de mes répliques et du temps que vous a fait perdre cette malheureuse méprise

La Couronne de Cuivre

[Quête] Le Refuge de Solossë