La Couronne de Cuivre

" Oh, ne te méprends pas... Nous avons une relation compliquée, surtout. Ce n'est pas que nous nous détestons, c'est juste que... Nous n'avons pas traversé le deuil de ma soeur de la même manière... Les êtres qui ont du chagrin sont souvent égoïstes... Ma douleur est plus profonde que la tienne, tu ne comprends pas, tu manques de respect, tu es insensible, et puis les responsabilités de la mort en elle-même...
Il se coucha près d'elle, lui caressant l'épaule du bout d'un doigt.
" J'en ai beaucoup voulu à Goran d'avoir laissé Sybille partir seule à cheval, ce jour-là... En même temps, c'était un accident, je le sais bien, mais j'étais tellement défait... Tellement triste... Que j'ai dit et j'ai fait des choses que j'ai regrettées par après mais comme de son côté, il était tellement triste, lui aussi, il a également fait et dit des choses qu'il n'aurait pas dû. J'étais à Rohan quand elle est morte, et ils ne m'ont pas attendu pour sa crémation, par exemple... J'ai crevé deux chevaux sous la selle pour rien. Nous nous sommes opposés publiquement mille fois, parfois dans des situations très indignes, et Sybille, si elle avait été là, nous aurait tancés avec virulence... et avec raison. Goran et moi nous entendions bien, avant son décès. Bon, c'est un rustre, mais il a ses bons côtés. Aujourd'hui, j'imagine que nous nous accrochons à des bribes... A l'espoir que nous pouvons nous retrouver. Et nous nous retrouvons, par moments, avant que la colère ne bouleverse toujours tout... C'est une relation compliquée, voilà."
Il eut un léger sourire.
" Mais c'est l'heure de ta chanson..."

Astrée lui prit la main, doucement.
- Ça peut être douloureux de s'accrocher juste... à des souvenirs en quelque sorte. Je comprends bien que votre relation soit compliquée, avec tant de rancœurs accumulées. Il faudrait laisser le temps faire son oeuvre, j'imagine.... peut-être justement ne plus vous croiser jusqu'à ce que cette souffrance soit moins vive, pour pouvoir vous pardonner. C'était il y a longtemps, tout ça ?
Elle sourit.
- Après, promis, je cesse mon interrogatoire et je te laisse chanter. Et puis si c'est trop indiscret, si tu n'as pas envie d'en parler, tu n'es pas obligé...

" C'était il y a quatre ans, tout juste quatre ans... Les prairies étaient fleuries, comme aujourd'hui, la Trouée était somptueuse, parée de toute sa beauté printanière." fit Reynald, les yeux perdus dans le vide.
Il papillonna des paupières et la dévisagea dans la pénombre.
" Je ne pense pas que nous puissions prendre le risque de nous éviter... Il n'y aura pas de solution simple... Nous verrons déjà comment se déroulent ces deux mois. C'est une bonne opportunité, pour nous, je sais que Goran en est conscient et je sais que c'est en partie pour cela qu'il entend me forcer à rester auprès de lui. La contrainte réussira peut-être là où la liberté n'a mené à rien. Je suis la dernière chose qui lui reste de Sybille, quelque part. Ils n'ont pas eu d'enfants, je suis son frère jumeau... Ah... Je m'embrouille, il est tard. La vraie raison unique et principale pour laquelle il va me séquestrer est parce que, Astrée, crois-le ou non, je suis un bon barde. Même si je suis clerc. Mais quand même barde. Et comme j'ai refusé de jouer pour lui, devant tous ses amis, et bien, il va leur prouver, et me rappeler, qu'il peut exiger ce que bon lui semble. Après tout, c'est le Fier Coursier de Bortheias et je ne suis qu'un misérable petit clerc de Milil qui vagabonde à dos d'âne sur les chemins de poussière..."

Astrée se redressa légèrement et posa une main réconfortante sur son épaule, comprenant sa tristesse.
- Je sais que tu es un excellent barde, je n'ai cessé de te le dire, répliqua-elle avec un sourire. Seulement... cela n'empêche pas qu'il veut juste faire étalage de son pouvoir en te séquestrant ainsi, montrer qu'il est tout puissant et qu'il peut tout obtenir, et que je déteste ce genre de chose. Bon, je comprends que tu aies l'espoir de faire évoluer votre relation, qu'il en sorte quelque chose de bon, et peut-être que lui a aussi cet espoir... mais vu vos caractères, ça n'est pas gagné. En tout cas je te promets de penser très fort à toi, d'essayer de t'envoyer du courage à distance pendant ces deux mois !
Elle en profita pour l'embrasser avec tendresse avant de s'allonger à nouveau. Elle n'avait pas lâché sa main.
- Et tu n'es pas un misérable petit clerc... Tu as une certaine célébrité dans la région, il me semble... Même si tu prétends le contraire. Va savoir, peut-être qu'il est jaloux et qu'il rêve en secret d'être à ta place, tenta-t-elle de plaisanter. Mais ce n'était vraiment pas le moment...

Il l'embrassa en retour et elle eut l'impression de percevoir une certaine gravité dans son baiser.
" Je ne veux plus y penser, dit-il finalement. Je veux me reposer près de toi, te chanter la mélodie sylvestre, puis te regarder dormir en caressant tes cheveux, ta joue, et tes hanches..."
Il joignit le geste à la parole.
" Deux mois ne sont rien, en regard d'une vie. Je n'ai pas à me plaindre. Les adeptes de l'Hippogriffe auraient pu me tuer et rien de tout ceci n'aurait eu lieu..."
Il l'embrassa à nouveau.
" Dors, petite rôdeuse, et écoute la complainte de la nature à laquelle tu aspires tant..."
La mélodie s'éleva aussitôt, à la fois familière et étrange, tandis qu'au dehors, le ciel semblait déjà moins sombre, annonce, peut-être, d'une aube prochaine...

Astrée se laissa porter par la mélodie, si belle, qu'elle commençait à connaître. La langue dans laquelle elle était chantée était étrange, avec des sonorités qu'elle ne connaissait pas. Elle doutait de pouvoir parvenir à la retenir parfaitement. Peut-être, à force de l'entendre...
Elle se blottit contre le clerc, les yeux clos. Cette chanson semblait avoir le pouvoir de la calmer, irrésistiblement. Peut-être parce qu'elle en connaissait le sens, parce qu'elle la savait chantée en sylvestre, elle se sentit rapidement transportée en pensée vers une nature paisible et harmonieuse, verte et luxuriante, où chaque étincelle de vie était à sa place. Un peu le contraire de la société des humains, en quelque sorte... un monde où elle se sentait bien.
Elle s'endormit très vite, apaisée, la tête pleine de rêves heureux, bien loin de toutes les interrogations qui sourdaient tout au fond de sa conscience et qu'elle refusait d'entendre encore.

La nuit fut très courte. Reynald ne réveilla pourtant la jeune femme que tard dans la matinée, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. Il semblait très fatigué mais avait retrouvé son sourire coutumier et il l'entraîna vers la salle à manger, puis l'écurie, et ils quittèrent Forterive un peu avant la mi-journée, s'engageant sur une piste étroite et caillouteuse qui montait vers le nord-ouest. Reynald avait pris la tête de leur équipée et il chanta à tue-tête pendant plus d'une heure, effrayant les oiseaux et le menu gibier, jusqu'à ce qu'une pluie glaciale s'abatte brusquement sur eux. Il changea alors de registre et se lança dans une épopée à la gloire de Lathandre et défiant Talos d'oser s'attaquer à lui. Elle avait l'air très improvisée. Ils étaient à mi-hauteur d'une pente relativement escarpée lorsqu'il mit pied à terre et fit signe à la jeune femme de s'approcher.
" Juste de l'autre côté de cette paroi se trouve le village des Etourneaux, c'est le terme de notre voyage... dit-il. J'ai besoin d'un baiser pour me donner du courage."

Les chansons improvisées de Reynald avaient arraché quelques rires à Astrée, offrant un dérivatif efficace à l'inquiétude qu'elle ressentait devant sa mine épuisée, et à la tristesse qu'elle sentait sourdre en elle.
Mais son annonce doucha aussitôt cette bonne humeur trop fragile. Les Etourneaux. Déjà. Elle sentit son coeur se serrer en mettant pied à terre, tout courage subitement envolé. Elle n'y arriverait jamais....
- Le terme de notre voyage, c'est seulement demain... Et on doit pouvoir attendre jusqu'en fin d'après-midi, murmura-t-elle, pour elle-même davantage que pour lui. Donc on n'est pas obligés de s'y rendre trop vite... Ou on n'est pas obligés de s'arrêter là-bas.
Et tant pis pour l'avertissement de Maedron qui lui disait qu'à partir des Etourneaux, elle devrait continuer seule. Ils n'en étaient tout de même pas à quelques lieues près non ? Ou alors, ils resteraient à proximité des Etourneaux jusqu'à l'heure fatidique... Non, ce n'était pas possible qu'elle arrive déjà...
Elle leva des yeux un peu humides vers lui, sourit bravement.
- Va pour le baiser le plus long que je t'ai jamais donné, alors..., murmura-t-elle en posant ses lèvres sur les siennes, tendrement, puis plus langoureusement. Pour lui donner le courage de continuer, autant que pour y puiser du réconfort.

Ils finirent par se séparer et il lui sourit doucement.
" Descendons jusque là et prenons une chambre à l'auberge. Enfin... l'unique chambre de l'auberge. Ensuite, nous pourrons occuper notre temps sans nous soucier des ânes... Ce n'est pas un village très intéressant mais tu pourrais y rencontrer l'une ou l'autre personne qui t'accompagnera dans la suite de ton voyage... Peut-être même un beau jeune homme, qui sait ! Et puis il y aura toujours une prairie où nous pourrons nous allonger, regarder les nuages et écouter les oiseaux... Peut-être même composerai-je quelque chose... Je n'ai pas été très inspiré ces derniers jours : trop de choses en tête !"
Il reprit la bride de sa monture et l'entraîna, demeurant à pied, vers le sommet de la butte, non sans décocher un petit clin d'oeil à la jeune femme.

Astrée soupira.
- Je n'ai pas vraiment envie de rencontrer quelqu'un susceptible de m'accompagner pour la suite. C'est de ta compagnie que j'ai envie, et de personne d'autre, tu le sais bien. Et je pense que j'aurai surtout besoin de rester seule un moment. Quelques jours sans doute. Peut-être même durant toute mon expédition...
Elle fit comprendre à sa monture qu'elle devait simplement suivre son comparse, mais laissa l'âne libre de ses mouvements. Elle désirait simplement marcher aux côtés de Reynald, ses doigts entrelacés aux siens, sentir la chaleur des sentiments qui les liaient.
- Et pour le moment... j'ai juste envie de profiter des quelques heures que j'ai encore à passer avec toi...

" Nous devrions essayer de profiter de l'instant, plutôt que de nous inquiéter de l'avenir..." dit-il en la serrant contre son épaule.
Ils cheminèrent dans les cailloux, sous un rayon de soleil agréable.
" Il y a un petit torrent qui devrait te plaire, un peu plus au nord. Tu devras me montrer comment tu pêches le saumon à main nue, j'ai entendu dire que les gens de ton engeance faisaient ça comme des ours ! Enfin... Avec nettement plus de grâce, bien entendu !"
Le sommet n'était plus qu'à quelques pas et ils découvrirent, niché entre deux replis rocheux, le petit village des Etourneaux. C'était un hameau d'une quinzaine de maisons, avec deux grands pâturages où broutaient des moutons blancs, quelques arbres en fleurs, et une petite place où glougloutait une fontaine. Il leur fallait encore descendre jusque là mais ils s'immobilisèrent un moment car le panorama de roches et d'herbes sauvages était enchanteur. Plus loin, ligne rouge sur la pierre grise, Astrée devina la piste dont Maedron lui avait parlé.

En temps ordinaire, c'était un lieu qu'Astrée aurait trouvé enchanteur. Un village comme elle les aimait, blotti au creux des montagnes, dans un cadre magnifique. Mais ce serait le lieu de leur séparation, en l'occurrence, donc elle ne réussissait pas à en apprécier pleinement le charme.
Blottie contre le clerc, elle inspira profondément l'air pur des montagnes, essayant sans succès de retrouver sa sérénité perdue.
Elle fixa la piste qu'elle devait suivre, de l'autre côté du village, avec au fond de l'esprit un vague questionnement sur ce qui l'y attendait. Mais elle n'avait pas la tête à y penser maintenant. Elle ne pouvait songer à rien d'autre qu'à être dans les bras de Reynald, indéfiniment.
Elle l'enlaça, déposa un léger baisser sur ses lèvres, puis, retenant un soupir, elle l'entraîna, toujours blottie contre lui, en direction du village.

Ils descendirent jusqu'aux portes du village et se récoltèrent quelques regards, amicaux pour la plupart, tandis qu'ils gagnaient le centre du hameau et une petite maison blanche aux volets bleus, couverte d'une glycine fleurie qui attirait mille abeilles. Prince en profita pour aller compter fleurette, zigzaguant un moment autour d'Astrée avant de se perdre dans les fleurs mauves. Abandonnant son âne, Reynald alla frapper deux coups à l'huis, puis frotta la poussière qui maculait sa veste. Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrait sur un enfant d'une dizaine d'années qui lui jeta un regard suspicieux.
" Bonjour... Siméon ?" demanda Reynald.
Le gosse parut encore plus circonspect.
" Tu ne te souviens pas de moi, tu n'étais pas bien grand la dernière fois qu'on s'est vus. Est-ce que Florence est là ?
— Florence est là !" répondit une voix derrière le gamin, et une jeune femme blonde, portant une robe estivale, s'encadra dans l'embrasure de la porte.
Elle décocha un sourire lumineux au clerc, ainsi qu'à Astrée.
" Reynald ! Ma parole ! Pour une surprise..."
Ils s'étreignirent spontanément.
" Je pensais que tu avais oublié jusqu'à l'existence de ce hameau. Mais tu n'as pas changé. Ou peut-être si... L'âge te rend encore plus beau, c'est terrible ! Ce début de cheveux gris sur les tempes, là... Hum. Vous avez de la chance, vous autres, les hommes."
Elle eut un soupir factice, se tourna vers Astrée.
" Mais présente-moi à ton amie !"
La jeune femme fit quelques pas vers la rôdeuse, lui tendit une main amicale.
" Je suis Florence, enchantée."

Une amie proche de Reynald... ou peut-être plus ? Astrée sentit un léger pincement de jalousie crisper un instant son visage. Non, il l'aurait prévenue, si ça avait été plus qu'une amie. Et puis il avait bien le droit d'avoir toutes les amies qu'il voulait non ? même si elle le trouvait beau !
Elle sourit donc, peut-être pas aussi largement que sa vis-à-vis mais ça pouvait être mis sur le compte de sa timidité, et serra la main tendue.
- Moi de même... Je m'appelle Astrée.
Tout de même, elle était curieuse de savoir qui était cette femme.

Reynald sourit en voyant les deux femmes se serrer la main.
" Florence est le maire et l'aubergiste des Etourneaux.
— L'aubergiste, un bien grand mot !
— C'est aussi une vieille amie.
— Depuis que Reynald, Tybert et ce beau drow ténébreux de Maedron ont débarqué une nuit sur mon perron, trempés et, soyons honnêtes, à moitié nus."
Le petit Siméon fit la grimace, comme si l'idée était horrifique.
" Nous avions eu quelques ennuis en montagne, se défendit le Sorlyn.
— Je t'ai toujours dit que je ne voulais rien en savoir ! fit Florence.
— Et Florence nous a permis de rester quelques jours pour nous remettre.
— Allez, entrez. Vous pouvez laisser vos montures là-dehors, je vais prévenir Geoffroy de votre arrivée et il s'en occupera."
Elle leur ouvrit grand la porte.

Le bref échange de parole suffit à répondre à la curiosité d'Astrée. Florence avait donc tout simplement hébergé Tybert, Maedron et Reynald durant une expédition en montagne, peut-être celle où ils avaient trouvé l'arbre. Au retour probablement... Ou lors d'une autre de leurs aventures puisqu'ils en avaient tant. Et elle était simplement très extravertie de nature, à l'opposé d'elle-même donc.
Et cela la ramenait, encore une fois, à cette quête qui l'attendait dans les jours à venir... et que présentement elle aurait volontiers abandonnée pour rester encore avec Reynald si ça avait possible. Mais ça ne l'était pas.
Elle réprima un soupir, glissa sa main dans cette du Sorlyn pour se redonner un peu de courage, et entra dans la demeure de Florence. Ce n'était sans doute une auberge que dans les mots de Reynald... mais elle possédait une chambre pour les étrangers de passage.

Florence les précéda dans un couloir frais et aéré, dépassant plusieurs portes pour atteindre un escalier qu'elle gravit d'un pas alerte.
" Bon, je vais vous mettre dans le grenier... Siméon a sa propre chambre désormais et le lit n'est pas assez large pour vous y glisser tous les deux..."
Elle se retourna vers Reynald.
" Enfin... Vous dormez dans le même lit, je présume ?"
Reynald s'empourpra.
" Oui."
Siméon les gratifia à nouveau d'une grimace scandalisée.
" C'est bien ce que je me disais. Bon, donc..."
Elle s'immobilisa sous une trappe qu'elle attrapa avec un crochet, puis décrocha une échelle du mur.
" J'espère que vous n'avez pas peur des araignées. Il n'y en a pas beaucoup, mais... elles sont grosses.
— Nous avons une petite expérience des araignées.
— Tu m'en diras tant. Ne me les écrase pas, elles mangent mes moustiques."
Elle s'engagea sur l'échelle et les invita à la suivre. Le grenier était vaste mais on ne pouvait pas vraiment s'y tenir debout, sauf en son centre. Il était par contre très propre, bien rangé, et le grand lit qui s'y dressait paraissait parfaitement accueillant... même s'il n'était pas encore prêt.

Donc... ce n'était pas une auberge, comme elle s'y attendait, et ils n'avaient même pas vraiment de chambre digne de ce nom... Et Reynald semblait trouver parfaitement naturel de profiter ainsi de l'hospitalité de Florence.
La chambre, même située sous les toits et non préparée, était d'un confort bien supérieur à tout ce qu'Astrée escomptait pour les nuits à venir, mais elle avait un peu l'impression de s'imposer.
Elle finit donc par demander, rougissant légèrement.
- C'est vraiment très gentil à vous d'accepter nous héberger mais... je ne voudrais pas vous donner un surcroît de travail, surtout...

" Allons, c'est l'hospitalité des Etourneaux ! Elle est légendaire ! s'exclama Florence en ouvrant un coffre et lançant un drap en direction de Reynald. Il ne vous a rien expliqué, hein ?"
Le Sorlyn décocha une grimace à Astrée.
" Les Etourneaux sont le dernier village avant la haute montagne. Ils ont donc la tradition d'accueillir avec les honneurs tout voyageur s'y présentant. Toutes les portes sont ouvertes, chaque maisonnée a sa chambre d'appoint, nul pèlerin, qu'il soit à la veille ou au retour de son ascension, ne doit être repoussé.
— Tu avais d'ailleurs promis de le mettre en chanson et de revenir nous en divertir.
— Ça doit être pour ça que j'ai tant tardé à revenir...
— Et la chanson est prête ?
— Ah... Heu... Elle sera sûrement prête à l'heure du souper !"

Astrée sourit, amusée.
- Ah, ces promesses de chansons... Il va falloir que tu les assumes, maintenant !
Heureusement qu'il ne mettait pas en chanson tout ce qu'il promettait... Elle échapperait peut-être à une chanson sur Prince et son kidnapping, finalement, et surtout à une chanson sur elle. Ouf...
Elle aida Reynald à faire le lit, réalisant subitement, avec regret, qu'ils n'auraient même pas droit à une dernière soirée en tête à tête. Même si celle d'hier était inoubliable, elle aurait préféré ne partager avec personne ces dernières heures avec lui... Quitte à dormir au fin fond d'une grotte à la merci des ettercaps.

" Allez, ça suffit, les amoureux, dit Florence en reprenant un oreiller des mains du clerc. Il vous reste deux bonnes heures avant le repas, allez plutôt vous promener ! Vous serez bien assez tôt confinés aux hauteurs..."
Reynald lui fit une légère révérence, prit Astrée par la main, et l'entraîna vers l'échelle. Il passa devant, l'attrapa par la taille quand elle fut à mi-hauteur et l'aida à descendre, l'embrassant langoureusement au passage. Ils descendirent la dernière volée d'escaliers puis sortirent au dehors. Leurs ânes avaient disparu mais Reynald ne s'en inquiéta pas une seconde et scruta un instant les quelques rues qui quittaient la petite place avant d'opter pour l'une d'entre elles.
" Allons voir mon torrent. Il fait beau, je suis certain que les lieux doivent être propices aux visions enchanteresses..."
Un sourire traversa son visage, furtif, avant qu'il ne prenne des allures de conspirateur.
" On raconte qu'on y voit parfois une naïade presque nue, longs cheveux sombres et taille fine, un esprit de la montagne peut-être, dont le nom renvoie aux étoiles perdues..."

Quitter la maison de Florence, au demeurant fort accueillante, et se retrouver à nouveau en tête à tête allégea subitement l'humeur d'Astrée. Et celle de Reynald, sans doute, puisqu'il retrouvait son humour habituel.
Elle eut un petit rire, et répliqua d'un ton taquin.
- Je ne vois absolument pas de quoi tu veux parler... Qui donc serait assez fou pour se baigner dans un torrent glacé ? Encore un de tes contes à dormir debout...
Entrelaçant ses doigts aux siens, elle lui décocha son sourire le plus innocent. Et puis, son ruisseau était certainement bien trop près du village...

Ils dépassèrent les dernières maisons, traversèrent un pré couvert de moutons gourmands, puis s'engagèrent dans une sente étroite qui pénétrait dans un fouillis de branchages. Un peu plus bas, ils débouchèrent sur les berges ensoleillées de la petite rivière sauvage, couvertes d'une herbe vert tendre, effrayant une loutre qui plongea dans l'onde. Le torrent était vif, probablement glacé, et dégringolait dans des bassins de pierre avant de se perdre dans la broussaille.
" Mais l'idée était de pêcher le saumon ! s'exclama Reynald. Regarde !"
Sous les yeux de la jeune femme, un poisson argenté bondit hors de l'eau et se laissa transporter par les flots, vers l'aval.
" Ils sont plus faciles à attraper quand ils remontent, mais crois-moi, le jeu en vaut la chandelle ! Et puis j'ai besoin d'un couplet supplémentaire pour ma chanson."

Astrée se mit à rire.
- Mais tu me surestime, vraiment... Je n'ai jamais su attraper de saumon à la main, j'utilise toujours mon arc ! Ca glisse trop, ces bêtes-là...
Cependant, il n'avait pas tort : les saumons étaient nombreux, elle les voyait filer sous l'onde claire, luttant vaillamment contre le courant, hésitant devant un rocher avant de subitement bondir hors de l'eau pour atteindre un autre bassin.
- En été, ils remontent la rivière où ils ont vu le jour pour donner naissance à leur tour à la génération suivante, remarqua-t-elle. C'est plus facile de les attraper dans ces circonstances, ils sont épuisés, alors que là je les trouve bien fringants.. Allez, je tente le coup, mais c'est bien pour te faire plaisir ! conclut-elle joyeusement en ôtant ses chaussures. Mais ça m'étonnerait que j'y arrive, donc ne te moque pas de moi ou je t'oblige à faire la même chose !
Et avec un sourire de défi, elle s'avança, cherchant un équilibre précaire sur des rochers pas trop immergés. L'eau était glacée... Elle s'accroupit, les yeux fixés sur les poissons, guettant si l'un d'eux semblait prêt à bondir hors de l'eau, prête à l'attraper à ce moment-là... en espérant ne pas tomber à l'eau, ce qui à coup sûr ravirait son comparse.

Astrée loupa le premier, qui lui fila entre les doigts et retomba droit dans un des bassins. Elle modifia sa position, prit un appui différent sur ses jambes, scruta à nouveau l'onde. Le saumon suivant sauta un peu trop loin, et elle renonça, de peur de tomber en avant. L'eau était froide, elle en avait eu la confirmation, et peu profonde, mais le courant était fort et elle serait assurément bousculée si elle chutait, peut-être même entraînée un peu plus bas. Elle manqua le troisième d'un cheveu. Elle parvint à le maintenir une seconde, avant qu'il ne se débatte tellement vigoureusement qu'elle fut forcée de le lâcher. Elle était certaine d'avoir le quatrième quand elle entendit une légère toux derrière elle.
" Etait-ce une femme, était-ce une ourse ?
Penchée sur l'onde, je l'observais,
Et j'aurais vidé toute ma bourse,
Pour percer ses plus doux secrets,

A la pêche aux jolis saumons,
Elle était, dieux, si concentrée,
Que j'aurais pu hurler son nom
Sans parvenir à la troubler

Etait-ce une femme, était-ce une ourse ?
J'aurais bien du mal à trancher,
Et le soleil poursuit sa course,
Je jugerai sur un baiser...

Car si l'étreinte d'une ourse femelle
Pourrait bien me briser les reins
Celle-ci est beaucoup trop belle
Pour être la fille d'un grizzly brun..."

Bien entendu, la chanson eut pour effet immédiat de faire sursauter Astrée, la déséquilibrant légèrement. Juste assez pour que l'un de ses pieds glisse... Elle se rattrapa in extremis et se retrouva à demi-assise sur l'un des rochers, la jambe trempée jusqu'au-dessus du genou. Et les joues un peu trop colorées.
- C'est glacé, grimaça-t-elle. Et je parie que tu l'as fait exprès pour me déconcentrer et essayer de me faire tomber !
Elle se redressa, posa un pied, puis l'autre, sur les rochers humides, et finit par se retrouver près de lui d'un dernier bond.
- Et je ne sais pas si je dois être flattée d'être comparée à une ourse..., fit-elle, faussement dubitative, en glissant ingénument sa main glacée sous sa tunique.

" Aaaaaaaaaah ! Vile créature ! s'exclama-t-il en sautant sur ses pieds et en s'éloignant de quelques pas. Moi qui chantais une petite ritournelle enfantine absolument traditionnelle dans cette région du monde, voilà comment on me punit ! Qu'y puis-je si tu es si aisément distraite ?!"
Ses yeux se réduisirent à l'état de fentes.
" Je vais me venger... Oh oui... Je vais me venger..."
Et... il se mit à incanter.

Astrée partit d'un fou-rire difficilement contrôlable. Trop de tension nerveuse ces derniers temps, sans doute. Et en plus il se mettait à incanter...
Elle hésita un instant. Elle était curieuse de savoir ce qu'il voulait faire en incantant ainsi. Il était capable d'à peu près toute idée loufoque ou saugrenue, voire pire que tout ce qu'elle pourrait imaginer. Peut-être que ce n'était pas une bonne idée de le laisser faire, en fait. Bon, elle pouvait aussi joue le mépris, faire semblant de s'en moquer ouvertement, de ne rien craindre. Juste pour assouvir sa curiosité. Ou elle pouvait le déconcentrer, aussi. Ce serait peut-être plus prudent, ce diable de sorlyn étant capable de tout.
Aussi, après un temps de réaction bien trop long, se précipita-t-elle finalement sur lui pour tenter de briser sa concentration à coup de chatouilles.

Mais il était un peu tard pour songer à interrompre le sortilège et Astrée fut frappée par un rai de lumière dorée qui l'arrêta dans son mouvement, la paralysant sur place. Elle était désormais incapable de bouger, figée, et Reynald, un sourire ravi sur les traits, s'approcha d'elle. Une fois devant elle, il se frotta les mains avec un air faussement cruel.
" Vengeance, vengeance..." fit-il.
Il se remit aussitôt à incanter, déployant cette fois une énergie bleue, teintée d'argent, entre ses paumes, qu'il éteignit ensuite entre ses mains, avant de les rouvrir. Il se mit à pleuvoir, une petite pluie légère, tiède, qui ne tombait que sur Astrée, la détrempant en un instant. Il eut cependant pitié, car il se pencha sur elle et l'embrassa, se soumettant par là à l'effet de son propre sortilège. Ce fut l'un de leurs plus longs baisers, car lorsqu'il prit fin, les effets de la paralysie s'étaient estompés. Reynald posa la main sur son sein, au travers de sa chemise mouillée et soupira doucement.
" J'aimerais être peintre ou sculpteur, et pouvoir t'emporter avec moi quand je serai parti..."

- Je préférerais que tu m'emportes pour de bon, souffla Astrée en réponse.
Elle était trempée, et la fraîcheur de l'air commençait à lui donner la chair de poule. Mais le baiser avait été si tendre et si passionné qu'elle s'en rendait tout juste compte.
Elle tendit la main pour lui caresser le visage, essuyant l'eau qui y ruisselait.
- Ta vengeance n'était pas désagréable... Mais si tu as un sortilège pour me sécher et réchauffer, ce ne serait pas de refus, ajouta-t-elle avant de l'embrasser à nouveau.
Elle devinait qu'il escomptait certainement une méthode beaucoup plus naturelle qu'un sortilège.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans les contreforts des Pics des Orcs