La Couronne de Cuivre

-Ne vous faites pas d'illusion : quoi qu'il advienne, Giovanni tiendra à vous peindre, comme il tiendra à nous peindre tous, jusqu'au dernier. Mais pour répondre à votre question... Je prends des notes depuis que je me suis jointe à l'aventure, et je n'ai pas dérogé à la règle aujourd'hui, quoi qu'il n'y ait pas grand chose à relever, au final. J'ai également admiré le paysage ; je l'ai même admiré longtemps, pour bien m'imprégner de sa monotonie... Mais tout cela ne m'a pris qu'une poignée d'heures, et j'ai occupé le reste du voyage a interroger mes compagnons de chariot. Giovanni entend réaliser une fresque figurant l'ensemble de notre groupe ? Soit, je ferai une chanson pour chaque membre de la communauté. Il n'y a pas de raison qu'il soit le seul à réaliser une œuvre titanesque !

" Il ne manquait plus que ça, fit le Luménien. Puisqu'il sera impossible de vous empêcher de composer, j'espère que chacun aura un droit de veto sur la diffusion du résultat... Sans douter de votre talent par ailleurs, Roxane."
Il entama son ragoût, délicieux bien sûr, mais il n'avait pas beaucoup plus faim qu'un peu plus tôt.
" Peut-être devrais-je me fendre d'une chronique, moi aussi... Je suis certain que je ne vous ferais nulle concurrence, rassurez-vous. Les aspects qui m'intéressent sont rarement repris dans les chansons de geste."

-Un droit de regard ? s'exclama-t-elle. Mais que faites-vous de la liberté des artistes ? Depuis quand devons-nous demander l'autorisation de ceux que nous chantons ? Si c'était le cas, nous serions incapables de jouer notre rôle social pourtant crucial, celui de chantres de la vérité ! Mais rassurez-vous : j'aimerais que mes chansons plaisent à leurs héros, si bien que je ne manquerai pas d'en discuter avec eux... Quant à votre chronique, cela me paraît être une excellente idée, et je suis curieuse de savoir quels thèmes vous mettriez en exergue...

" Ce qui m'intéresse, ce sont les aspects sociaux et politiques, je suppose... La manière dont une démocratie peut être pensée puis mise en application. Les écueils... les résistances... les réussites... Evidemment, j'arrive tard. La genèse a dû être intéressante. Les premières discussions, les premières pierres posées... On parle toujours d'un exemple luménien, mais on en est bien loin, dans les faits. Trois cent mille personnes contre cinq cents... Malheureusement, je devrais avoir une longévité d'elfe pour pouvoir véritablement profiter de ce qui va se passer ensuite... La métamorphose d'un petit noyau en une véritable cité... Ce sera la chronique d'un autre, mais peut-être pourrais-je en ébaucher les premières lignes... Je devrais faire comme vous : interroger les protagonistes. Mais ce sera toujours un récit et jamais les faits. Dommage. En fait, tout bien réfléchi... Vous êtes mieux placée que moi."

-Moi ? Je suis pourtant loin d'être arrivée au tout début de cette aventure, et si les aspects sociaux et historiques ne me laissent pas indifférente, je ne suis pas une spécialiste et je n'en parle guère dans mes textes. Mais il existe des archives, vous savez. Par souci de transparence, tout ce qui s'est dit au cours des réunions préparatoires puis des assemblées a été couché sur le papier. C'est Marthe qui s'en charge depuis qu'elle fait partie du groupe, et je crois qu'on peut se fier à sa méticulosité et à son honnêteté... De surcroit, il n'est pas impossible que les choses se passent très rapidement, après que nous nous soyons installés dans la cité. Surtout si les filons d'or et de diamants ne sont pas épuisés... J'ai entendu parler de colonies minières qui, en l'espace de quelques mois, prenaient des proportions considérables... Des villes-champignons, en somme. Si cela devait se passait ainsi, ce serait un véritable défi pour notre communauté, de garder ses valeurs avec cet afflux massif de nouveaux citoyens...

" Je dois avouer que l'aspect minier de la cité n'est pas exactement pour me réjouir... Peut-être ai-je une image injustement négative de ce type d'activités, mais c'est, dans ma représentation, sale, pénible et dangereux... De plus, les richesses promises par ces gisements sont démesurées et attireront fatalement des convoitises peu recommandables. Il y aura des conflits, c'est certain. Je dois dire que je me sentirais nettement plus à l'aise avec une cité qui aurait tiré sa prospérité de l'agriculture, de l'art, ou de n'importe quoi de moins spectaculaire. Honnêtement... Cet avenir de ville champignon m'apparait plus désastreux qu'autre chose, même s'il est probablement réaliste. Si la population explose en quelques mois, les défis seront nombreux... et... Je m'arrête car vous allez me reprocher d'être catastrophiste."

-Il est certain qu'on pourrait difficilement présenter les choses sous un jour plus défavorable... Seriez-vous du genre à voir toujours le verre à moitié vide, Albérich ? Parce que sans ces mines, nous n'aurions jamais reçu les fonds nécessaires à l'organisation de cette expédition, et chacun d'entre nous en serait encore à vivre sa vie d'avant... Certes, pour moi, pour d'autres, ça n'aurait pas été catastrophique. Mais pour une bonne partie des gens réunis ici, ce nouvel élan a quand même constitué une aubaine inespérée... Cependant, vous avez raison de prendre en compte les difficultés auxquelles nous risquons d'être confrontés. Vous n'êtes pas le seul, je puis vous l'assurer. Personnellement, j'espère que la cité croîtra à un rythme plus raisonnable. Mais même si ce ne devait pas être le cas, gageons que nous saurons faire en sorte d'éviter les principaux écueils.

" Autrefois, le verre m'apparaissait toujours à moitié plein, croyez-moi." dit-il avec un sourire contraint.
Et puis il y avait eu la fois de trop. Une partie de lui-même aurait aimé retrouver cette attitude positive. Mais l'autre était consciente que la méfiance était beaucoup plus sûre. Moins heureuse, mais plus sûre.
" Je sais bien que ces éventualités — ces risques — ont été examinées et discutées. Je suis désolé, chaque fois que je parle avec vous, c'est pour vous exprimer mes inquiétudes. Je dois apparaître comme un bien triste sire, en effet. Je n'ose imaginer à quoi ressemblera la chanson."

-Ce n'est que la deuxième fois que nous parlons ensemble, alors tirer des conclusions ou composer une chanson à partir de ces seuls échanges ne serait pas très honnête de ma part. De plus, je ne vous trouve pas aussi pessimiste que cela... Vous auriez pu dire que nous serons avalés par les marais ou massacrés par des morts-vivants avant même d'avoir atteint la cité. Ou que celle-ci recèlera des horreurs qui nous annihileront jusqu'au dernier. Mais, au contraire, vous considérez que notre expédition réussira, et que les ennuis viendront de son trop grand succès... C'est une vision assez optimiste, en réalité.

" En fait, je pense que j'essaie surtout de nier tous les aspects de l'expédition pour lesquels je me sens inutile et démuni, dit Albérich en tempérant sa remarque d'un sourire. Mais si cela fait de moi un optimiste, ma foi, j'aurais tort de vous détromper !"
Il essaya de manger davantage mais son estomac s'était contracté. Il avait espéré de la légèreté de son échange avec la barde et la conversation avait pris la direction opposée. C'était de sa faute, bien sûr : il était incapable d'autre chose que de gravité.
" Mais votre projet signifie-t-il que nous aurons le plaisir de vous accueillir dans l'Académie roulante, tôt ou tard ?"

-Ce n'est pas impossible. Au cours des précédents trajets de la communauté, je suis allée de chariot en chariot pour discuter avec un maximum de personnes, pour découvrir qui elles sont, quelle est leur histoire... Comme je suis encore loin d'avoir achevé cette tâche, je ferai de même durant notre traversée des marais, et donc oui, dans l'absolu, je pourrais, dans les jours à venir, opter pour l'Académie. Cependant, je ne voudrais pas être une intruse, gâcher, par ma présence et mes questions, vos séances de lecture, vos discussions littéraires et artistiques...

" Vous êtes barde, Roxane, comment pourriez-vous être une intruse parmi nous ? s'interrogea le Luménien. Cela dit, je ne suis pas certain que la convivialité du cadre pousse aux confidences..."
C'était un voeu pieu : il s'était bien trop épanché, devant public, à son goût. Plus le temps passait, plus sa gêne en était grandissante.
" Ce qui est peut-être mieux, si vos chansons doivent être publiques..."
Il sourit.
" Cela dit, je ne suis pas certain que j'ai le droit de vous y inviter... J'ai déjà failli me faire lyncher ce matin à cause de mes indiscrétions. Mais vous êtes adulte et manifestement bien informée... donc je devrais avoir la vie sauve."

-Vous savez, la profession de barde n'est pas uniforme, et il en existe autant de variantes qu'il y a de personnes pour l'embrasser. En ce qui me concerne, je dois le confesser, je ne suis guère portée sur les aspects purement théoriques ou intellectuels... Toutefois, je suis fort curieuse, et vos remarques ont attisé en moi ce vilain défaut... Quelles indiscrétions vous a-t-on reprochées ? Est-il possible que cette noble Académie abrite de croustillants secrets ? Giovanni aurait-il demandé à un ou plusieurs de ses compagnons de poser pour lui ? Allez, Albérich, dites-moi tout ! Vous pouvez me faire confiance : je ne trahis jamais mes sources ! Et, en échange, je vous livrerai quelques informations pas piquées des hannetons !

" Ah ! Vous allez m'attirer des ennuis ! La journée a été belle, je serais désespéré de me faire bannir de ce chariot ! Et non, Giovanni n'a demandé à personne de poser. Il ne manquerait plus que ça..."
A voir l'expression de la jeune femme, il devina cependant qu'il ne s'en tirerait pas à si bon compte.
" J'ai juste... mentionné devant un enfant... que les activités qui s'y déroulaient n'étaient pas toutes aussi sérieuses qu'il y paraissait. Rien de plus. Les institutrices prétendent que cela va irrémédiablement détruire leur réputation auprès de la jeunesse. Si ça se trouve, elles vont me condamner à les remplacer pendant les vingt prochaines années..."

Roxane éclata de rire.
-Alors là, vous n'avez aucun souci à vous faire en ce domaine ! Nos instituteurs jouent les râleurs, mais ils adorent leur métier, aussi fatiguant soit-il, et s'ils apprécient les vacances, ils auront avant peu très envie de se remettre à l'ouvrage ! Mais dites-m'en plus à propos de ces activités sectètes auxquelles se livrent les membres de l'Académie : vraiment, je suis curieuse de savoir de quoi il s'agit... Et si vous n'osez me parler directement, donnez-moi au moins le nom de l'enfant à qui vous avez vendu la mèche. J'arriverai sans mal à lui tirer les vers du nez...

" Il n'en est absolument pas question ! s'exclama le Luménien. Pauvre gamin, il n'a vraiment pas besoin de ça en plus... Mais c'est surtout votre imagination qui me fait peur. Vous êtes fichue de vous inventer des choses atroces ! Non, le secret que j'ai éventé... et que je m'apprête à éventer à nouveau... Non. Vous devez me promettre que non seulement, vous ne citerez pas vos sources, mais qu'en plus, ce que je vais vous révéler ne sera jamais répété, à quiconque, sous quelque forme que ce soit. C'est la condition sine qua non. Si vous comptez échanger mes informations contre d'autres, plus croustillantes et ailleurs, vous pouvez m'oublier !"

-Vous n'êtes pas drôle... soupira-t-elle. Car je ne peux pas promettre de ne rien répéter : si ce que vous m'apprenez est susceptible de donner lieu à une formidable chanson, je ne saurais m'empêcher d'écrire et de chanter celle-ci... Cependant, comme je suis incapable de résister à tant de mystère, comme je dois impérativement connaître le fin mot de l'histoire, j'irai m'entretenir avec le gosse en question. Je crois savoir de qui il s'agit puisque hier, depuis la scène, j'ai vu avec qui vous étiez attablé... Si je ne m'abuse, il fait partie des sentinelles. C'est une tâche des plus ennuyeuses, pas vrai ? Alors, il sera ravi d'avoir quelqu'un avec qui discuter... Bien sûr, lui faire cracher le morceau sera rien moins qu'aisé : il est si sérieux, il a un tel sens de l'honneur qu'il refusera spontanément de trahir ce secret. Toutefois, les bardes ont bien des techniques pour vaincre ce type de résistances...

" Roxane, je ne peux pas croire que vous soyez aussi retorse ! Pensez-vous aux retombées pour Alban, s'il venait à vendre la mèche ? Ce gosse a déjà tendance, d'après ce que j'en sais, à s'accuser de mille maux et à estimer n'être à la hauteur de rien ! Seriez-vous assez veule pour user de vos tours sur lui ? Non seulement, vous l'amèneriez à trahir un secret qu'il entend certainement garder, mais en plus, vous le détourneriez de sa tâche cruciale, veiller à la sécurité de la communauté. Je ne peux pas croire que vous seriez à ce point... jusqu'au-boutiste, au point de préférer une bonne histoire —*et ce n'est même pas le cas ! — au bien-être d'un enfant qui ne vous a rien fait."

-Alban devrait apprendre qu'il y a des choses plus importantes que d'autres, qu'il y a secret et secret. Vous ne trouvez pas dommage qu'il soit à ce point sérieux, qu'il prenne tout tellement à cœur ? C'est assez triste, pour un garçon de son âge... Mon intervention pourrait donc apparaître comme une utile leçon ! Et, de toute façon, tout cela est de votre faute. Vous m'avez laissé entrevoir monts et merveilles pour finalement ne m'en rien dire, alors qu'il est de notoriété publique qu'on ne pique pas impunément la curiosité d'un barde...

" Justement ! J'espérais que vous fassiez évoluer positivement mon opinion de la profession ! Et je constate qu'il n'en sera rien. Un sens des valeurs perverti par le spectaculaire et le cancan, c'est du propre. Mais soit. Ma déontologie m'interdit de vous laisser faire du mal à un gosse qui, s'il a peut-être besoin d'un peu de légèreté, ne risque pas de l'apprendre en étant contraint à bafouer ses engagements."
Il poussa un soupir théâtral et songea brusquement qu'il n'était pas paladin. Il n'était même plus clerc ! Rien ne l'empêchait de mentir. Mais elle le percerait à jour. Non. Il faudrait qu'il adopte une autre stratégie.
" Il ne me reste plus qu'à demander à Hubert de vous mettre aux arrêts, ou quelque chose comme ça, pour tentative d'intimidation d'une sentinelle. Il ne badine pas avec la sécurité. Robert non plus. Et Robert est très vigilant quand il s'agit d'Alban. Je suis navré. La curiosité est un vilain défaut."

Elle croisa les bras.
-Des menaces, à présent ? Ce secret doit être extrêmement compromettant pour que vous le défendiez à ce point... Par conséquent, inutile de dire que vous m'avez définitivement convaincue de tout mettre en œuvre pour le découvrir ! Peut-être Alban n'est-il pas encore en service. Et s'il l'est déjà, il sera relevé d'ici quelques heures. Quoi qu'il en soit, j'irai le trouver à un moment où je ne le détournerai pas de sa tâche, si bien que vous n'aurez aucun motif pour me faire mettre aux arrêts. De surcroit, je n'userai pas d'intimidation : ça n'est pas du tout mon genre. Non, je ne serai que douceur et gentillesse, je ferai en sorte qu'il envisage ses aveux comme un acte de bravoure gratifiant, comme un immense service rendu à la communauté. Ainsi Robert me saura-t-il gré d'avoir insufflé un peu de confiance en lui à son écuyer...

Mais quelle maudite bonne femme ! Qu'est-ce qui lui avait pris d'aller à s'asseoir à côté d'elle ? Etait-il à ce point vain qu'il avait fallu qu'il aille se poser à côté d'une jolie fille ? Qu'espérait-il au juste ? Qu'elle lui change les idées. C'est certain qu'elle y était parvenue. Mais il n'était pas certain qu'il n'aurait pas préféré les zombies à cette enquiquineuse. Un moment, il se demanda s'il les attirait, ces femmes sûres d'elle, dominantes et moqueuses... ou si c'était son attitude qui provoquait ces comportements. N'y avait-il pas quelque part une chouette fille, un peu réservée, discrète, qui l'aurait mis à l'aise, avec qui il aurait pu bavarder sans se méfier du moindre mot prononcé ? Non. Probablement pas. Probablement qu'elles avaient assez de jugeote pour rester en dehors des expéditions folles qui se montaient dans la broussaille hélonnienne. Et certainement qu'aucune d'entre elles n'était barde, ça c'était une certitude. Mais la leçon porterait ses fruits : il garderait ses distances et s'il était contraint de lui adresser la parole, il répondrait par des monosyllabes.
" C'est bon." dit-il.
De toute façon, c'était ridicule, parce qu'il savait qu'elle savait. Elle se fichait de lui. C'était un sport communautaire, apparemment.
" Les membres de l'Académie jouent, à leurs heures perdues. Ils jouent ! Vous allez pouvoir en tirer une chanson, j'espère ? Faire rimer cartes avec tartes ? Ou bien hermines avec glycine ?"

Pourtant, l'étonnement qu'elle afficha paraissait des plus sincères.
-Quoi ? Ils ne racontent pas d'édifiantes anecdotes ? Ils ne s'enivrent pas ? Ils ne partagent pas le chanvre de Giovanni ?
Elle soupira, l'air fort déçue.
-Soit vous me cachez quelque chose, soit vous avez fait tant de mystères dans le seul but que mon imagination s'emballe vainement. Dans les deux cas, vous êtes un très bon comédien. Mais user de vos talents à mes dépends n'est guère gentil...

Voilà qu'elle jouait l'ingénue à présent. En le complimentant sur des talents de comédien qu'il savait ne pas avoir, de surcroît. Cette fille était vile. Mais il ne se laisserait pas prendre.
" Je ne vous mens pas, Roxane. Et les instituteurs seraient extrêmement peinés si les enfants de la communauté devaient l'apprendre, par quel canal que ce soit, y compris en rimes et en musique."
Il haussa les épaules.
" Quant au reste de vos supputations, peut-être sont-elles vraies, peut-être pas, mais pour l'heure, je n'en ai rien observé. Il vous faudra mener votre enquête vous-même... mais je vous enjoins à plus de subtilité. Je pense que les autres membres de l'Académie sont un rien plus coriaces que moi."

-Je n'use de subtilité qu'avec mes ennemis, Albérich. Avec ceux que je considère comme mes alliés, et c'est le cas de tous les membres de la communauté, je préfère me montrer franche et directe. Les relations humaines sont déjà assez compliquées pour qu'on ne s'embarrasse pas de subterfuges lorsque l'on peut l'éviter, non ? Quant au fait que vous ne soyez pas coriace, permettez-moi d'en douter. J'ai plutôt l'impression que vous jouez l'homme incapable de garder des secrets pour mieux protéger ceux dont vous êtes détenteurs... C'est une tactique qui a fait ses preuves, et vous l'appliquez à merveille !

" Vous vous méprenez. Je ne suis détenteur de rien et je ne joue absolument pas avec vous. Contrairement à vous, mademoiselle la "directe" qui était prête à aller manipuler un pauvre gosse — un ennemi, donc, selon vos termes — pour lui soutirer des informations. Mais j'espère que vous n'usez pas de la même méthode pour obtenir la matière de vos chansons. Je doute que les gens soient ravis de se faire tirer les vers du nez... en toute franchise. Vous risquez de récolter beaucoup de demi-vérités et de balivernes. Ce qui sied sans doute au répertoire d'un barde. La vérité est généralement moins passionnante."
Il secoua la tête, le sourire aux lèvres.
" Mais puisque vous aimez tant les secrets, Roxane, croyez-en l'expérience d'un vieux clerc : un souci sincère des autres est beaucoup plus efficace que la seule curiosité. Le problème, évidemment, réside dans la sincérité. Par définition, on ne peut jamais la simuler."

-Vous êtes sacrément gonflé. Sans que je vous ai rien demandé et tout en sachant que cela m'émoustillerait, vous me parlez d'un secret bien gardé, refusez de m'en dire davantage et vous offusquez du fait que je tienne à obtenir la vérité par une autre source... Ensuite, vous m'accusez d'être une manipulatrice retorse qui ne fait pas sincèrement son travail, alors que vous jouez avec moi depuis le début... Hum, comment pensez-vous que je puisse prendre cela, messire le donneur de leçons ?
Elle secoua la tête.
-Gardez donc vos mystères. Et votre mauvaise opinion me concernant, tant que vous y êtes. Parce que si vous êtes du genre à juger les autres après seulement deux brèves conversations, je crois que nous n'avons vraiment rien à nous dire. Je vous souhaite une bonne soirée.
Et de s'éloigner à grands pas.

Pendant une seconde, Albérich demeura décontenancé… puis un peu gêné de la manière dont l’échange avait pris fin. Cette fille était curieuse… et susceptible, apparemment. C’était probablement un peu fatal : le charme et l’orgueil allaient souvent de pair. Il regretta de n’avoir pas pu s’expliquer avec elle, un moment, puis jeta un oeil mauvais sur son assiette de ragoût à peine entamée. Il n’avait pas faim, et cela n’allait pas changer. Il finit par sourire. Au moins, il était plus ou moins assuré d’avoir la paix pendant un moment. La curiosité était vraiment un vilain défaut, même chez une jolie fille.
Il se dirigea vers la cuisine pour y rapporter sa vaisselle. Peut-être y aurait-on besoin d’un coup de main pour nettoyer tout ça...

Bien que plusieurs personnes soient déjà en train de laver les couverts utilisés - avec une eau, lui apprit-on, provenant d'une petite source coulant à flanc de colline -, on accepta bien volontiers son aide. Il ne connaissait pas ses compagnons de labeur, tout juste les avait-il aperçus au cours des jours précédents. Mais tous se montrèrent amicaux. De surcroît, ils ne paraissaient guère impressionnés par son identité, sans doute parce que quelqu'un acceptant de faire la vaisselle, fut-il un ancien haut dignitaire, devait sembler particulièrement abordable.

Une fois la vaisselle terminée, Albérich salua ses compagnons de plonge puis se rabattit vers le chariot où il devait passer la nuit. Il ne se sentait pas particulièrement fatigué, mais c'était un leurre, il en était bien conscient. Tout en nettoyant les assiettes sales, il avait ressassé sa conversation avec Roxane, se demandant à quel moment les choses avaient dérapé. Bien sûr, ils étaient dotés de tempéraments mal assortis, et il s'était montré maladroit, indéniablement. Mais pourquoi avait-elle refusé de comprendre qu'il fallait lâcher le morceau ? Elle était jeune, elle était barde, il aurait dû se montrer plus malin. Mais voilà, c'était trop tard. A présent, il allait affronter l'ire de l'Académie pour avoir une seconde fois trahi leur secret. Décidément, il était irrécupérable, c'était atterrant. Peut-être était-ce ce qui l'avait amené à agresser la jeune femme malgré lui, cette conviction qu'à nouveau, il était poussé à la faute dans un registre qui avait été autrefois fondamental dans sa définition de lui-même.
La confiance. Cette fichue confiance.
Il ne faisait plus confiance à personne et plus personne ne lui faisait confiance. C'était un cercle vicieux dont il ne parvenait pas à se dépêtrer.
La perte de Solarcis était d'autant plus douloureuse dans ces moments d'errance. Pernille l'avait accueilli comme s'il avait été le reflet exact de l'homme qu'il était quinze ans plus tôt, sans vouloir rien voir des changements, des bouleversements, et cette acceptation absolue, entière, cette confiance inébranlable, lui avaient permis de retrouver son élan. Elle l'avait fourré dans les pattes de Béranger, il le savait bien. Elle l'avait fourré dans les pattes d'Hubert, aussi. Songer à la jeune aubemestre l'emplit d'une nostalgie assassine, il comprit qu'il devait absolument s'arracher à ces pensées. Il aurait aimé se glisser dans l'aura du paladin, juste quelques minutes, pour reprendre pied. Mais il se voyait mal partir en quête d'Hubert et aller le déranger sous un prétexte fallacieux. Il détestait cet effet pernicieux de l'énergie de Lathandre, qui baignait l'air autour de son ami, et parvenait à le rasséréner. En même temps, ce n'était pas bien dangereux... tant qu'il parvenait à s'en passer. Il fallait qu'il s'en passe. La compagnie des membres de l'Académie lui suffirait.
Tant qu'ils ne le viraient pas pour trahison multiple, bien sûr.
Prenant appui sur le marche-pied, il regagna la pénombre du chariot.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée