La Couronne de Cuivre

- Une nuit entière à dormir ? Et votre tour de garde alors ?
Eärundra se mit à rire joyeusement.
- Rassurez-vous, je plaisantais. Cet endroit ne me semble pas particulièrement à risque... Donc, oui, on devrait bien dormir, pour une fois !
Elle jeta un nouveau coup d'oeil en bas, un peu soucieuse. Vus d'ici, on aurait dit des colonnes de fourmis avançant centimètre par centimètre... La druidesse finit par hausser les épaules et se mit à décharger leurs bagages, libérant les aigles qui s'envolèrent au loin, en direction de la plaine.
- Je ne peux pas leur interdire de chasser, expliqua-t-elle à Kasumi. Mais j'ai tenté de leur expliquer qu'ils ne doivent pas attaquer les troupeaux s'il y a des humains qui les accompagnent...

Kasumi hocha la tête à la dernière remarque de la druidesse, adoptant un ton grave :

- Oui, c'est une bonne précaution : même si un accident peut tout de même se produire, on ne peut pas les empêcher de se nourrir à leur faim.

L'attitude soucieuse d'Eärundra ne lui avait pas tout à fait échappé et il tenta de finir sur une note plus légère pour la détourner un moment de ses tracas : il avait besoin que l'elfe soit au mieux de sa forme étant donné les périls qui les attendaient encore et il ne servait à rien de se soucier de ce sur quoi ils ne pourraient pas enquêter avant le lendemain :

- Vous me rassurez : j'avais cru que je pourrais profiter de vacances bien méritées en rentrant chez mes parents à Everaska et le moins qu'on puisse dire c'est qu'elles sont plutôt épuisantes ! Pas dénuées d'intérêts et de découvertes exceptionnelles mais pas du tout reposantes, vous en conviendrez ?

- Ah, ces demi-elfes qui ont besoin de dormir autant qu'un humain... Profitez bien de cette nuit, c'est peut-être la dernière ! Mais vous aurez tout le temps de vous reposer à notre retour, c'est promis ! Enfin, si on trouve ce que vous êtes venus chercher...
L'elfe rassemblait un peu de bois pour y faire bouillir son infusion habituelle et cuire le repas. Il y avait quelques buissons d'épineux, quelques herbes sèches. Rien de bien formidable, mais ce serait suffisant pour qu'ils n'aient pas à puiser dans leurs maigres réserves. Ils pourraient même les compléter quelque peu sans doute.
- Demain, nous serons à nouveau au coeur d'une étendue aride... Heureusement qu'on a pu chasser un peu à midi, parce que je doute fort qu'on trouve quoi que ce soit au bord de ce lac trop salé. Peut-être des algues aromatiques, peut-être quelques rares coquillages... Ou des poissons qui se seraient adaptés à ce milieu si particulier. Mais la terre à son voisinage est à ma connaissance aussi stérile que le reste du désert.
Leurs provisions commençaient à baisser sérieusement : même s'ils ne manquaient pas de viande dans l'immédiat, les fruits et légumes seraient bientôt épuisés.

Le rôdeur répliqua tout en commençant à récolter quelques brindilles sèches et petit bois dans le but d'alimenter leur feu :

- Ah, je n'ai pas la chance d'avoir hérité de toutes les caractéristiques des elfes alors ne vous moquez pas ! Et à notre retour, je ne me fais pas d'illusion : il y aura toujours une nouvelle aventure pour m'empêcher de profiter d'une sieste bien méritée ! Un génie calimshan, un sylvanien de Haute Forêt, un asabi d'Anauroch, il y a toujours quelqu'un pour m'empêcher de me reposer !

Il poussa un soupir à fendre l'âme avant d'ajouter :

- Bon, il y a Sylvia aussi... Je ne devrais pas me plaindre ! Surtout quand il y a quelqu'un à proximité qui pourrait lui répéter ! Vous ne direz rien, n'est-ce pas ?

Il feignit un ton inquiet cette fois mais un léger sourire démentait son attitude.

- Bien sûr que je lui dirai à quel point vous aimez le calme et la tranquillité, et combien vous préférez vous reposer, comptez sur moi ! répliqua la druidesse, espiègle. Mais ne vous étonnez pas si elle vous trouve subitement ennuyeux à mourir et préfère prendre ses distances... Je crois bien qu'elle vous préfère en héros sans peur et sans reproche.
Elle s'affaira à allumer le feu et y plaça la bouilloire. Il ne leur restait plus qu'à préparer le repas et profiter du calme absolu de l'endroit. Nul oiseau, nul rongeur, nul insecte même ne semblait se trouver dans les parages. Les aigles étaient au loin, survolant les troupeaux en déplacement. Ils finirent par plonger en piqué, remontant aussitôt avec chacun un animal dans les serres, et les rapportant jusqu'au plateau, se choisissant un lieu d'atterrissage à l'écart de la druidesse et du rôdeur.
Le soleil baissait à l'horizon, les nimbant de reflets orangés, et la température chutait sensiblement de minute en minute.
- Ils n'auront pas besoin de grain ce soir, fit la druidesse en observant les aigles. Mais il va encore nous falloir produire de l'eau si on ne veut pas entamer nos réserves. On devrait s'organiser je pense, que l'un de nous produise de l'eau à midi et l'autre le soir...

Le rôdeur ne la prit pas un instant au sérieux pour ce qui était de sa première remarque et se contenta de lui adresser une grimace fort éloquente pour toute réponse. Il y avait peut-être un fond de vérité derrière ces paroles anodines tout de même : Sylvia n’aspirait certainement pas à une vie ennuyeuse loin de toute aventure : elle avait déjà eu largement le temps d’y gouter et elle restait une femme d’action. Tout comme lui, il ne fallait pas se leurrer : bien que la voie qu’il s’était choisie depuis longtemps le mettait bien trop souvent en danger, il n’imaginait pas non plus se retirer en ermite et vivre paisiblement jusqu’à ses vieux jours. Apprécier de se reposer et de prendre des vacances de temps à autre ne signifiait pas qu’il pourrait aisément renoncer à sa vie aventureuse pour autant. Fort heureusement, il ne semblait pas devoir à faire ce choix.

Le demi-elfe participa activement à la préparation du repas, déployant ses talents culinaires à partir des ingrédients plutôt limités dont ils disposaient encore. Il fallait vraiment espérer trouver rapidement Tass’lan ou, à défaut, un endroit où se ravitailler en produits périssables. La question de l’eau était encore plus urgente et il s’empressa d’approuver :

- C’est en effet une bonne idée. Je ne suis pas aussi doué que mon frère pour la flûte, loin de là, donc je ne pourrai pas produire de grandes quantité d’eau. Peut-être vaut-il mieux que je m’occupe du ravitaillement de midi et vous de nous procurer de l’eau pour le soir et le matin. Qu’en dites-vous ?

La druidesse acquiesça.
- Ça me semble une bonne répartition... qui signifie que je n'ai plus qu'à me mettre au travail !
Elle rassembla tout ce qui pouvait servir de récipient et se mit à incanter. ceux-ci se remplirent instantanément d'eau à ras-bord.
- Je garde celui-ci pour les aigles, ils doivent avoir soif... Et ceux-ci pour demain matin.
Frissonnant, elle enfila un manteau, et donna un coup de main à Kasumi pour la fin de la préparation du repas.
Ils dînèrent en silence, sous un ciel d'une pureté incroyable parsemé de diamants. La lune elle-même, dans son premier quartier, paraissait plus blanche que jamais. Mais le plus étonnant était le silence absolu. Pas un seul oiseau de nuit ni crissement d'insecte. Pas un souffle de vent non plus. Ils entendaient les aigles, à près de cent mètres, changer de position comme s'ils avaient été tout proches. Si un intrus devait s'approcher, ils l'entendraient de très loin. le plus dur serait peut-être de trouver le sommeil dans cette atmosphère étrange.

Le silence était oppressant et le décor semblait infini, vertigineux : le ciel sans le moindre nuage et ses myriades d'étoiles inconnues captivaient aisément l'attention. Et cette atmosphère des plus étranges semblait pour autant dissuader de prononcer la moindre parole. Comme si chaque mot risquait de résonner comme le tonnerre, briser un équilibre qui n'avait pourtant rien d'harmonieux, presque dérangeant. Kasumi n'avait pas plus envie qu'Eärundra - semblait-il - de prolonger une veillée inspirant si aisément des pensées moroses : ils étaient seuls ici et étrangers à cet univers : les obstacles qui se dressaient contre eux seraient nombreux et pour certains inattendus, implacables. En douter serait faire preuve d'une négligence potentiellement fatale.

La nuit ne parut durer qu'un battement de cœur, et ce fut le froid qui réveilla Kasumi au petit matin, intense, à cause, sans doute, de l'altitude. La druidesse était déjà levée et s'activait à ranimer le feu, au-dessous de son éternelle bouilloire.
Elle lui tendit une tasse fumante lorsqu'il s'approcha.
- Potion magique... enfin presque. Disons que c'est pour les estomacs sensibles. Tant qu'on est en montagne, les courants d'air sont traîtres et les embardées en vol risquent d'être nombreuses...
Un coup d'oeil en direction de la plaine, au loin, suffit à rassurer Kasumi : les troupeaux étaient toujours là, juste un peu plus éloignés du lac. Et ils semblaient déjà se remettre en marche.

Ce n'était pas la première nuit à la dure du rôdeur mais c'était bien là le problème : il ne se sentait presque pas reposé après cette accumulation de nuits erratiques et celle qu'il venait de passer figurait parmi les pires. Il ne chercha pas même à dissimuler un bâillement ostensible que ne faisaient sans doute que confirmer ses traits tirés et ses yeux rougis par le manque de sommeil. Le demi-elfe n'en oubliait pas les bonnes manières et remercia Eärundra après l'avoir dûment saluée et s'être emparé de la tasse si obligeamment tendue. Il avait englouti la moitié du breuvage quand son intérêt se porta à la plaine qui s'étendait en contrebas :

- Je suppose que la meilleure chose que nous ayons à faire est d'aller vers le troupeau le plus proche et de tâcher de déterminer ce qui le perturbe, non ? Si nous ne trouvons rien, je pense qu'il sera aisé de remonter une telle piste - même depuis le ciel - et d'aller voir d'où ils viennent.

La druidesse acquiesça.
- Ils semblent tous s'éloigner de la mer, mais rien ne dit qu'ils proviennent du même endroit ni qu'ils en soient partis en même temps. On ignore, aussi, si des bergers les accompagnent ou s'ils font mouvement de leur propre chef. Et peut-être que ça n'a rien à voir avec la présence signalée de Ta'sslan dans les environs il y a quelques jours... ou peut-être que c'est lié. Quoiqu'il en soit, il faut aller voir. Trouver un berger s'il y en a un, remonter la piste sinon. Puis tenter une autre piste si on ne trouve rien...
Elle soupira.
- Et si on ne trouve rien, vraiment rien, vu du ciel... Je suggère qu'on se pose là où nous aurons conduit nos observations, au départ des pistes, qu'en dites-vous ? Mais ça risque d'être au bord de l'eau... il peut y avoir du danger, et ça peut ne pas du tout être lié à nos recherches...

Kasumi acquiesça lui aussi sombrement : il allait falloir prendre des risques sans même savoir si cela les rapprocherait de Ta'sslan ou ne ferait au mieux que les retarder un peu plus. Ils n'avaient guère le choix au demeurant alors il ne servait à rien de tergiverser : autant profiter de ce que l'air était encore respirable pour prendre leur envol et tâcher de réunir le maximum d'informations pour les orienter.

- Qui sait si ce que nous apprendrons ne nous sera pas utile tôt ou tard de toute façon ? Mais ne prenons pas de risques inutiles : notre mission première doit primer malgré tout et nous ne gagnerons rien à nous attirer des ennuis dans une régions si inhospitalière à tous points de vue. Bref, je m'en remets à vous : j'ai toute confiance en votre jugement.

- J'essaierai d'être à la hauteur de votre confiance, dans ce cas ! répliqua la druidesse.
Fixer leurs bagages sur les aigles leur prit un certain temps avant qu'ils puissent décoller, piquant droit vers l'est. Le démarrage s'avéra moins éprouvant que la veille : les pentes étaient un peu moins escarpées, les courants d'air un peu moins violents. Mais ça restait tout de même extrêmement inconfortable... pour l'estomac surtout.
Ils piquèrent droit vers l'est et le soleil levant, éblouissant. Opale, devant, montrait la voie, et Rubis ne se faisait pas prier pour suivre. Ils descendirent peu à peu, et constatèrent rapidement qu'il y avait bien plus que trois ou quatre troupeaux s'éloignant du lac. Depuis le plateau, seuls les plus importants étaient visibles. Mais à présent, ils distinguaient des groupes de bêtes moins nombreuses, auroch, zébus, zèbres, chèvres également. Et même, apparemment, des animaux plus petits, qu'ils discernaient à peine. Ils n'allaient pas tous dans la même direction, pas réellement. Certains se dirigeaient droit sur les montagnes, d'autres semblaient juste vouloir les contourner par le nord-ouest, d'autres filaient plein nord. Mais tous s'éloignaient de la mer, c'était certain.
Comme ils l'avaient décidé, se dirigèrent vers le groupe de bêtes le plus proche, qui s'avéra être une immense troupe de zébus, bien plus importante que tous les troupeaux qu'ils avaient aperçus jusque-là. Mais ils eurent beau survoler en tout sens la troupe, ils ne virent nulle trace d'humains parmi eux. Remontant leur piste en direction de l'est, ils tombèrent, peu après, sur un petit troupeau de chèvres ou d'animaux qui leur étaient apparentés, qui suivaient une trajectoire un peu plus au nord. Là aussi, nul être humain n'était visible. Les traces de chacun de ces deux troupeaux étaient faciles à suivre, évidentes. Elles venaient de l'est, de la mer.
Mais contrairement à leurs attentes, elles n'allaient pas jusqu'à la mer. Elles s'arrêtaient à plusieurs lieues de distance, d'un coup. On voyait clairement le démarrage des empreintes des chèvres, et, à une lieue au sud, celle des empreintes de zébus. La druidesse dirigea leurs aigles vers ces dernières, les faisant descendre encore. Elles débutaient vraiment d'un coup, comme si les zébus avaient débuté leur périple ici sans avoir été nulle part avant, ou comme si on avait effacé leurs empreintes précédentes peut-être. Ils étaient maintenant suffisamment bas pour voir d'autres animaux de plus petite taille, des rongeurs qui fuyaient, des scorpions qui suivaient eux aussi le même mouvement.
Kasumi aperçut la druidesse qui lui faisait signe, semblant lui demander s'ils décidaient d'atterrir ici ou s'ils poursuivaient en direction de la Mer de la Soif.

Kasumi était intrigué par ce qu'ils venaient de découvrir. Ou plutôt ce qui manquait : les traces auraient dû se poursuivre étant donné le nombre d'animaux passé par là. Un changement dans la composition du sol ne pouvait pas justifier un tel contraste, il y avait forcément une autre explication derrière ce mystère. Et elle ne pouvait être que surnaturelle. Les animaux auraient-ils été déplacés par magie ? Cela paraissait impossible en considérant leur nombre. Kasumi ne pouvait pas même appréhender la puissance qu'il aurait fallu déployer pour parvenir à une telle prouesse. Il pressentait néanmoins qu'il lui faudrait résoudre cette énigme pour savoir ce qui avait attiré Ta'sslan près de cette mer maudite. Et pour le trouver. Il fit signe à Eärundra qu'il souhaitait atterrir pour essayer d'en apprendre davantage. Ne serait-ce que l'ancienneté de ces traces.

Ils atterrirent au beau milieu d'un paysage de dunes et de sable. Les traces étaient aussi nettes qui possible pour ce type de sol : on voyait qu'il avait été piétiné par un troupeau, mais chaque patte n'avait laissé en réalité qu'un vague trou informe. Le rôdeur, peu habitué à ce genre de terrain, pouvait difficilement dater les empreintes ni les identifier précisément. Elles devaient être récentes, pour être encore relativement nettes.
Mais en se déplaçant à pied vers l'est, là où il aurait dû remonter la piste, il se trouva d'un coup sur du sable lisse.
La druidesse fronça un sourcil, puis hasarda une explication.
- Je ne sais pas s'il y a eu une tempête de sable là aussi... mais si c'est le cas, ça pourrait être une explication. Ce genre de tempête doit être suffisant pour déplacer des dunes... Je ne sais pas si ça suffirait pour que la rupture soit aussi nette, par contre. Je ne suis pas du tout une spécialiste du désert...

Si une tempête de sable pouvait en effet expliquer que les traces aient été couvertes, une partie du sable se serait forcément répandu sur le pourtour, dissimulant en partie les toutes premières traces. Pour en avoir le cœur net et observer le comportement du sable, le demi-elfe entreprit de faire quelques pas sur la surface lisse : peut-être la profondeur et la persistance de ses propres traces lui donneraient plus de renseignements.

- Une tempête pourrait expliquer que tous les animaux aient fui mais , si je ne suis pas non plus un spécialiste du désert, ça me semble tout de même tout à fait étrange. Nous devrions aller voir de l'autre côté de cette dune si les traces se poursuivent plus loin. Puis, peut-être en reprenant le vol dans la même direction...

- La tempête n'expliquerait pas leur fuite, sinon ils seraient revenus... Elle explique juste la disparition des traces...
Les empreintes de Kasumi ressemblaient à toutes les autres : informes. En l'absence de vent, elles semblaient pouvoir persister longtemps. Le contournement de la dune ne leur apprit rien de plus : les traces ne reprenaient pas de l'autre côté.
- Je suggère qu'on reprenne notre vol, qu'on remonte plus loin dans le prolongement des traces. Jusqu'à la mer s'il le faut.
Elle grimaça.
- Je sais que c'est dangereux... mais c'est peut-être la seule façon d'en savoir plus...

Pour ne pas montrer qu'il jugeait lui aussi cette tactique pour le moins téméraire mais pas moins nécessaire, le rôdeur chercha à faire preuve d'esprit en répondant d'un ton léger :

- D'expérience, j'ai souvent constaté que les druides étaient très doués pour aller au devant des ennuis : et ce n'est pas vous qui direz le contraire ! Alors c'est près de la mer que nous avons le plus de chance de trouver Ta'sslan. En route donc !

Ils reprirent leur vol, Eärundra en tête, droit vers l'est, survolant un paysage infini de dunes sableuses. L'horizon était plat et vide, signalant peut-être la présence de la mer, ou peut-être le désert.
Les dunes finirent par laisser la place, peu à peu, à un désert de rocaille. Le sol caillouteux et sec avait peu de chance d'avoir retenu des traces, en tout cas rien qui puisse être visible du ciel. Il leur faudrait atterrir à nouveau pour avoir la moindre chance d'apercevoir quelque chose. Mais Eärundra semblait décider à poursuivre leur périple.
Plus loin vers l'est, ils finirent par apercevoir une étendue brillante, au loin : la mer. Ils filaient droit dans sa direction. Plusieurs lieues avant l'étendue d'eau salée, le sol rocailleux laissa à nouveau la place à des dunes de sable. Nulle trace n'était visible, là non plus. Et ils poursuivirent jusqu'à la mer sans rien trouver d'autre que du sable à perte de vue. En tout cas rien de visible d'aussi haut...
Ils finirent par revenir vers le sol rocailleux... et Eärundra décida d'atterrir, non loin de la limite entre dunes et roches.

Rien : ils semblaient avoir fait chou blanc sur toute la ligne. Soit les troupeaux avaient bifurqués à un moment où à un autre et il serait difficile voire inutile de rechercher leurs traces d'origine, soit un phénomène magique ou anormal s'était produit pour expliquer leur apparition inexplicable en plein milieu des dunes. Dans les deux cas, Kasumi manquait maintenant d'idée sur leur prochaine destination. Atterrir leur permettrait au moins de faire le point. Peut-être Eärundra aurait-elle plus d'idées que lui-même.

Atterrir se révéla finalement une bonne idée, et pas seulement parce qu'il était près de midi et que leurs estomacs criaient famine. Une fois au sol, Kasumi eût la bonne surprise de constater qu'au beau milieu de la rocaille se trouvaient, ça et là, quelques touffes d'herbe rase, quelques épineux parfois, ou même des cactus. Le sol était certes trop dur pour garder des traces du passage des bêtes, mais en avançant un peu vers le nord, ils découvrirent un bouquet d'herbe piétiné, puis un autre, puis des cactus arrachés. Des herbes avaient été broutées, également. Ils finirent, à force d'arpenter le terrain, par découvrir toute une zone, large de quelques dizaines de mètres du nord au sud, mais qui semblait se prolonger indéfiniment vers l'ouest, où toutes la maigre végétation semblait avoir été dévorée, arrachée, piétinée.

Au milieu du désert, entre des monts infertiles et une mer trop salée pour abriter la vie, la dévastation qui s'étalait sous leurs yeux était plus cruelle encore. Ces terres avaient permis à quelque végétation de prendre pied mais le passage de bêtes trop nombreuses avaient grandement mis en péril le fragile équilibre de la faune locale. Au moins pourraient-il faire provision de plantes mortes lors de leur halte et avaient-il retrouvé la trace du troupeau. Kasumi se tourna vers la druidesse en quête de son avis :

- Aucun troupeau de grande taille ne peut espérer survivre ici : ça m'étonnerait que ce soit un lieu de transhumance habituel. Et je me demande d'où peuvent venir tous ces animaux.

- Je me le demande aussi...
La druidesse remontait la piste en direction de l'est. Elle s'arrêta à la limite entre roche et dunes et, armée d'un bâton, entreprit patiemment de fouiller le sable vierge. Au bout de plusieurs minutes elle remonta un crottin de chèvre, à quelques mètres de la limite.
- Je suppose qu'en fouillant ainsi le sable on découvrirait quelques traces. Et qu'elles remontent jusqu'à la mer. Enfin, je le suppose...
Elle secoua la tête.
- Mais vous avez raison, ces bêtes sont trop nombreuses.
Un espèce de rongeur fila tout près d'eux, suivi de cinq ou six de ses congénères. Une file d'araignées rouges, non loin, avançait dans la même direction.
- Et la fuite semble vraiment concerner toutes les espèces. Je crois qu'il faut qu'on aille jusqu'à cette mer. Même si on n'a rien vu depuis le ciel, en atterrissant on trouvera peut-être quelque chose ?

Que même les plus petites espèces cherchent à fuir la zone était des plus inquiétants. Kasumi perdit son regard en direction de cette mer qui allait devenir leur prochaine destination, faute d'autre piste. Il répondit sombrement :

- Même un incendie ne provoque pas une telle débandade. Vous pensez que l'eau de la mer aurait pu être empoisonnée ? Dans tous les cas, nous devrons vraiment faire très attention quand nous serons sur le rivage. Espérons que nous allons enfin apprendre quelque chose susceptible de nous donner un indice sur ce qui se passe ici. Et surtout que ce ne sera pas à nos dépens.

- Prenons le temps de manger un bout avant de reprendre notre vol. De toute façon, je crois que nos montures volantes ont pris quelques libertés.
Les aigles avaient en effet profité de la pause et de l'exploration des lieux pour s'envoler, et ils revenaient déjà du nord, avec une proie dans les serres d'Opale. Une sorte de gazelle apparemment. Ils s'installèrent à distance des deux voyageurs pour déguster leur festin.
Eärundra avait déchargé une toute petite partie des bagages, juste assez de provisions pour un rapide repas froid. Elle ramassa un peu de végétation morte pour faire chauffer son habituelle infusion, et une vingtaine de minutes plus tard, ils étaient prêts au départ.

Ils atterrirent au bord de la mer en fin d'après-midi. La présence de l'eau tempérait un peu la chaleur ambiante, rendant l'atmosphère plus respirable. L'eau était d'un bleu magnifique, invitant à la détente et à la baignade, et le sable doux semblait plutôt confortable. L'endroit était si paradisiaque qu'on en aurait presque oublié la présence de la cité de Pénombre, de l'autre côté de la mer, trop loin pour être visible... mais peut-être suffisamment proche pour que leur présence soit détectée.

Kasumi était trop inquiet pour se laisser aller à baisser sa vigilance devant cette beauté apparente. Le rôdeur ramassa une poignée de sable avant de la laisser filer entre ses doigts. S'il n'y détectait rien d'anormal, il s'approcherait de l'eau et tenterait d'y plonger un de leurs morceaux de bois de réserve pour le feu. Il serait à moitié étonné seulement si elle se révélait acide. Pour l'heure, il préférait ne pas penser à l'idée tenace qu'Eärundra étaient peut-être observés. Il avait l'intention de recueillir un maximum d'indices sur ce qui avait pu faire fuir les troupeaux et s'en aller avant que les dirigeants de pénombre ne décident de venir enquêter à leur tour. Il espérait qu'il n'était pas déjà trop tard.

Le sable se révéla être tout ce qu'il y avait de plus ordinaire. L'eau, également, n'était pas acide comme il l'imaginait.
La druidesse en prit un peu dans un récipient et incanta brièvement. Une lueur verte imprégna brièvement le liquide, et la druidesse secoua la tête.
- Elle n'est pas empoisonnée... Juste extrêmement salée, ajouta-t-elle en la goûtant. Il ne doit pas y avoir le moindre poisson vivant là-dedans. Mais peut-être quelques espèces d'algues et de crustacés s'y sont-elles adaptées. On devrait peut-être essayer de récolter quelques algues pour compléter nos provisions de légumes. Il paraît que ça se mange. En tout cas, je saurai détecter si elles sont comestibles ou non. Ne me regardez pas comme ça, je vous assure que ça se mange !
Elle soupira, puis fronça le sourcils.
- C'est étrange. Tout a l'air parfaitement normal, et pourtant, je n'arrive pas à me dépêtrer d'une sensation de danger, de l'impression qu'il faut fuir...
Kasumi ressentait la même chose. Comme une onde de danger émanant de la mer. Puis, au bout de quelques minutes encore, ce ne fut plus une simple sensation. Une créature longeait la mer, s'approchant d'eux. Une bête à quatre pattes. Une sorte d'auroch peut-être.... mais anormalement grand. Il était encore à une ou deux centaines de mètres et fonçait sur eux au grand galop

Kasumi partageait le point de vue de la druidesse. Se pouvait-il que la sensation de danger qu'ils ressentaient tous les deux soit l'explication de la fuite des troupeaux ? Pour avoir souvent combattu des créatures morts-vivantes, le rôdeur n'ignorait pas que la peur pouvait parfois être utilisée comme une arme. Mais à si grande échelle, cela paraissait presque inconcevable... Il n'eut guère le temps de s'interroger davantage qu'un danger bien plus concret venait les menacer. Le demi-elfe s'empressa de sortir son arc et de l'armer : face à une créature de cette taille, une flèche ne ferait peut-être pas beaucoup de différence mais ses épées ne pourraient rien non plus pour briser une charge. Et ses sorts étaient tout aussi inutiles dans un sol aussi stérile...

- Eärundra, allons vers l'eau, vite !

Il entreprit aussitôt de reculer en espérant que l'eau dissuaderait l'animal. Sinon, il devrait tenter sa chance au tir.

La proximité de l'eau ne semblait pas dissuader l'animal.
" Il faut qu'on entre dans l'eau, qu'on s'éloigne. Qu'on nage. Vu l'épaisseur de son cuir, vous n'avez aucune chance avec une flèche."
La druidesse, joignant le geste à la parole, s'avançait dans l'eau, apparemment sans crainte d'un quelconque danger. Ou peut-être, entre deux dangers, choisissait-elle le moins urgent. Elle avait déjà de l'eau à mi-cuisse. Elle parut hésiter, et se mit à incanter.
L'auroch, lui, se désintéressant de l'elfe, fonçait droit sur le rôdeur. Il était vraiment... énorme. Ca n'était clairement pas une bête ordinaire.

Le demi-elfe ne demanda pas son reste, relâcha la tension de la corde sans tirer sa flèche et se détourna aussitôt pour courir et sauter sans façon dans l'eau. En ayant immédiatement jusqu'à mi-mollet, il dut faire un effort pour ne pas être déséquilibré et continuer sur sa lancée pour mettre le maximum de distance entre l'animal et lui. Il espérait ne pas avoir réagi trop tard pour éviter de se faire piétiner. Esquiver une charge dans l'eau serait des plus malaisés.

La Couronne de Cuivre

[Désert d'Anauroch] Quête : Racines