La Couronne de Cuivre

Taliesin fut accueilli dans l'eau et incorporé sans heurts aux réjouissances. Elle était fraîche mais il suffisait de ne pas rester immobile pour ne pas se retrouver paralysé. Les profondeurs étaient un peu plus chaudes, mais de nombreuses algues y jouaient les tentacules embusqués, capturant parfois le nageur imprudent. A certains endroits, on pouvait poser le pied dans le sable, la vase ou sur la roche. A d'autres, le lac semblait s'étendre jusqu'au centre de la terre.
Les garçons finirent par glisser doucement vers des jeux moins éclaboussants, et un espèce de concours de planches s'organisa à la surface de l'eau. Perceval nageait tranquillement, de son côté, dans un silence presque religieux. Zora avait estimé que Gurvan avait bien travaillé et elle avait regagné la rive et retrouvé la compagnie d'Alexandre. Petit à petit, les enfants sortirent pour aller s'écrouler dans l'herbe. Sans doute auraient-ils séché plus rapidement s'ils avaient improvisé une course poursuite dans la prairie mais, cette fois, ils paraissaient passablement épuisés. Or, il leur restait encore tout le chemin du retour jusqu'à la ferme...

Taliesin ne s'inquiétait guère sur ce point : en général, les enfants ne se montraient jamais aussi énergiques que quand on les croyait épuisés. Néanmoins, il n'eut pas le cœur de les déranger et lorsque, peu après, il sortit également de l'eau, il alla simplement s'installer non loin d'eux, pour profiter du soleil et s'assurer, par acquis de conscience, qu'ils n'avaient pas froid. Dans le cas contraire, et bien... Tant pis, il leur faudrait cavaler un moment.
Le barde songea aux heures écoulées, à la lumière qui avait nimbé cette journée. Elle lui en rappelait une autre, pas si lointaine : la dernière passée sur Mersant, en compagnie de Victor. Une pointe de nostalgie perça, ne s'attarda guère, balayée par la certitude que les retrouvailles ne tarderaient plus.
Oui, dans quelques veilles, ils seraient rentrés à la maison.
Ils seraient tous ensemble.
Et, si l'on exceptait le procès, caillou sur leur chemin, c'en serait à jamais fini des ténèbres.

Alexandre donna finalement le signal du retour et Taliesin put constater qu'il n'avait pas complètement tort : après quelques récriminations de principe, les trois garçons repartirent comme des flèches dans le sentier, bondissant avec la même ardeur qu'à l'aller. Prudence, par contre, paraissait complètement amortie, et elle fut accueillie sur les épaules de Perceval où elle se posta telle une vigie, scrutant l'horizon avec un sérieux presque comique. Alexandre se coula sur les traces des enfants et dut les rappeler à l'ordre à plus d'une occasion, lorsqu'ils se fourvoyaient sur la route, choisissant leur parcours à mauvais escient. Gurvan parut fatigué le premier et il finit par rejoindre les adultes pour aller discuter avec Zora d'Eldath et de sa philosophie pacifiste dont il ne comprenait pas bien les préceptes. Hippolyte et Baptiste restèrent en tête et Taliesin comprit qu'Hippolyte jouait le rôle d'un agent des services secrets dont la mission était de protéger un notable, son aîné, au rôle encore peu déterminé. Alexandre avait entonné une chanson de marche à mi-voix, les oiseaux les accompagnaient, et ils cheminèrent ainsi tranquillement, dans les rocailles, les sous-bois et les prés, atteignirent la rivière, la descendirent jusqu'à l'étang, puis bifurquèrent vers la ferme qui avait déjà glissé dans un début de crépuscule, des lumières vives brillants aux fenêtres.

Il avait du mal à croire que le soir soit déjà arrivé : la journée était passée si vite ! D'un autre côté, il se ressentait des efforts consentis, des longues marches, des baignades... Il était fatigué, oui, mais d'une bonne fatigue, de celles qui donnaient envie de s'assoir tranquillement en bonne compagnie pour se sustenter - à la perspective de déguster le saumon pris le matin, son estomac couinait - et de deviser joyeusement, une coupe à la main...
Il songea à Galathée, à laquelle il n'avait pas pu rendre visite jusqu'ici et, espérant qu'elle ne s'était pas trop ennuyée, il jeta un regard en direction du tilleul. Si elle se trouvait toujours à son pied, il la rejoindrait sans tarder. Sinon, il prendrait la direction de leur chambre sitôt la ferme atteinte.

Mais les abords du tilleul étaient déserts et il ne trouva pas la jeune femme dans sa chambre mais bien attablée dans la salle à manger, en train de peler des pommes de terre. Elle lui dit avec un air malicieux qu'il avait une drôle de manière de passer la journée avec elle, mais se garda bien d'épiloguer sur sa disparition et le groupe s'installa à droite et à gauche pour narrer les aventures du jour. L'ours magique du barde eut bien sûr une place toute particulière dans le récit, mais les petits garçons parlèrent aussi du lac et de ses batailles navales épiques, de la promenade dans la broussaille et de la rivière. Alexandre rejoignit son épouse en cuisine, tandis que Perceval se joignait à Galathée pour l'épluchage des légumes. On envoya Taliesin en cave pour qu'il aille choisir le vin et il trouva sans peine deux bonnes bouteilles d'un cru local, dont il avait entendu parler autrefois. De retour dans les étages, il put superviser la table que mirent les garçons. Une fois les préparatifs bien engagés, il leur restait cependant un peu de temps à tuer avant de passer à table...

La remarque de Galathée n'étant pas tombée dans l'oreille d'un sourd et l'ayant fait quelque peu culpabiliser, il alla s'installer à ses côtés et s'enquit de ce qu'elle avait fait au cours de la journée. Il espérait qu'Helen, Blanche voire Judicaël s'étaient montrés plus prévenants que lui et, en réalité, n'en doutait guère. Dans tous les cas, il avait bien l'intention de se rattraper et, même s'il n'en dit rien, prit la résolution de ne pas la quitter d'une semelle le lendemain. A moins, bien sûr, que la rôdeuse n'insiste pour qu'il s'en aille, ou que la prêtresse de Lathandre ne le congédie comme elle l'avait fait durant la matinée. Dans ce dernier cas, cependant, il ne s'éloignerait pas et reviendrait dès que possible.

" J'ai attendu que ces maudits bébés naissent." répondit Galathée avec un pauvre sourire.
Pendant ce temps, Hippolyte s'était lancé à la poursuite du chat de la maison, avec la ferme intention de faire sa connaissance de plus près. Gurvan paraissait fatigué et attendait, la tête dans les bras, que le repas arrive. Prudence avait disparu sous la table et Perceval lui jetait, de temps à autre, un regard soupçonneux, comme s'il anticipait un mauvais coup. Helen l'entreprit sur ses intentions une fois rentré à Luménis et il lui expliqua qu'il n'avait pas encore d'idées très claires mais qu'il avait l'impression que ça dépendrait un peu de la décision de Lena. Galathée, de son côté, interrogea le barde plus en détails sur sa journée d'escapade. Baptiste avait disparu mais il reparut plus tard, portant une pile de livres.
" J'ai trouvé la bibliothèque." dit-il malicieusement.

Le barde, qui s'était empressé de répondre à la demande de sa compagne, lui parlant notamment de ce que leur avait montré et dit Alexandre à propos des sentes qu'il leur faudrait suivre au moment du grand départ, adressa un sourire au petit garçon lorsqu'il revint dans la salle à manger. Au moins celui-ci pouvait-il réserver son volume sur les dragons pour les temps où se procurer des livres deviendrait plus ardu.
-Est-ce une bibliothèque digne de ce nom ? s'enquit-il à mi-voix. Je veux dire, inclut-elle au moins un tome des aventures de Lavebrise ?

" Il y en a sept, dit Baptiste. Mais j'en ai déjà lu trois... et il y a des histoires du même auteur mais avec d'autres personnages, on dirait... mais il y a surtout des livres pour adultes sérieux."
Il sourit.
" Et j'ai pris ça, parce que je me suis dit que les trucs plus farfelus, tu les aurais sûrement dans ta bibliothèque sur Hélonna."
Galathée rit joyeusement.
" Te voilà catalogué, très cher ami..."

Il acquiesça, soupira.
-Oui. Je suis un farfelu et non pas un adulte sérieux. Il faudrait sans doute que je me fasse une raison mais...
Il secoua la tête.
-Mais j'ai, je le crains, l'esprit de contradiction. Alors fini, la légèreté, la bonne humeur, l'insouciance. A partir de maintenant, je vais me comporter en adulte sérieux. Ou qui se prend au sérieux, ce qui va souvent de pair. Je vais être aussi austère qu'un Helmite ou qu'un adepte d'Oghma. Ne me vouer qu'à des tâches et à des réflexions éminemment utilitaristes et primordiales, sans plus un instant pour la détente. Et notre future bibliothèque sera constituée en conséquence : plus de romans, plus de contes ou de légendes, juste d'arides et sévères traités savants.
Il plaisantait mais se demandait s'il n'était pas un peu vexé, dans le fond. Comme si avoir de l'humour voulait forcément dire être vain...

" Oh non ! dit Baptiste, effrayé. C'était bien, farfelu ! Je voulais juste, tu vois, profiter des opportunités des lieux... Cela dit, les Oghmans gardent tout, je pense, romans comme livres érudits.
— Il ne manquerait plus que tu t'associes avec les Oghmans... Tu prépares ton retour à Luménis de bien intéressante façon, fit Galathée avec une grimace. Mais j'imagine que tu pourrais trouver ta place chez les Helmites. Après tout, le dieu lui-même ne t'est-il pas apparu autrefois ? C'était peut-être un signe que nous avons omis d'exploiter...
— Tu as vu Helm ? C'est vrai ?!"
Baptiste paraissait, pour le coup, stupéfait.

Il acquiesça.
-Oui. C'était il y a trois ou quatre ans, à l'époque où j'ai fait la connaissance de Galathée, alors que nous avions tous deux été engagés par les Manostiens pour retrouver une précieuse relique volée... Pour les besoins de notre enquête, je me suis rendu au temple de Helm en compagnie du conseiller Lothringen. Nous nous y sommes finalement retrouvés seuls avec un prêtre, qui lui a suggéré de prier, ce qu'il a fait. Alors, nous avons vu une vive lumière, nous avons ressenti une présence, puis une silhouette s'est formée. Celle d'un homme en armure, fatigué, sévère mais non dépourvu de bienveillance. Il s'est adressé à nous... par télépathie, je dirais, et ses mots se sont manifestés sous la forme d'images... Il nous a remerciés pour notre aide, nous a parlé d'un parchemin pouvant nous aider puis s'est progressivement retiré. N'est resté qu'un peu de lumière, à l'endroit où était placé ledit document, puis elle s'est dissipée sitôt que nous l'avons récupéré.
Il eut un sourire modeste.
-C'est un souvenir impressionnant, pour le moins. Toutefois, je crois que c'est un hasard si j'ai assisté à cette scène : à mon avis, c'est surtout au conseiller qu'Helm voulait se montrer...

" Moi je crois pas, dit Baptiste. Le dieu, il aurait pu décider de n'apparaître qu'au conseiller, si c'était vraiment ce qu'il voulait. Les dieux ne font pas les choses par hasard... Ça devait être une relique très importante pour que Helm se déplace pour vous encourager... Est-ce que..."
Il parut embarrassé.
" Qu'est-ce que c'était ? Comme relique, je veux dire... On peut savoir ? Ou bien c'est une sorte de secret d'état ?"
Galathée sourit.
" Je ne me souviens plus bien, je dois dire, c'était il y a très longtemps."

-Laisse-moi un instant, que je rassemble mes souvenirs. Voilà, c'était...
Il s'interrompit. Un bref éclair malicieux passa dans son regard et, l'instant suivant, il adoptait une mine on ne peut plus sérieuse.
-Mais te raconter cela, ce serait en quelque sorte te raconter une histoire, reprit-il. Cela n'aurait rien d'utile, de constructif, et cela irait donc à l'encontre de mes bonnes résolutions. Par conséquent, je crois que je vais plutôt t'exposer les préceptes de Helm, ce qui est autrement plus important pour ta culture générale.

" Misère ! s'exclama Baptiste. Je les ai déjà là, les préceptes de Helm."
Il sortit un livre de sa pile de bouquins, intitulé " Les Dieux de la Loyauté, principes, dogmes, cultes."
" Ton rôle, c'est de raconter ce qui ne s'écrit pas, non ? Et tu dois sûrement avoir inventé une chanson ou un récit sur cette relique. Vu le cadre, ça doit être édifiant à périr !"
Galathée rit joyeusement.
" En fait, Helm lui est apparu, et il ne s'est même pas converti. Il n'a pas écrit d'hymne non plus. Et puis il s'étonne qu'il a des ennuis."

-Hé, je n'ai été ni insensible ni ingrat, j'ai au contraire continué notre mission avec plus de détermination encore ! protesta-t-il. Dès lors, pourquoi me serais-je fait un ennemi de Helm ? Bon, après, c'est vrai que je ne me suis pas converti, que je ne lui ai pas composé d'hymne et, au final, que cet événement m'a moins marqué que mes rencontres plus récentes avec un autre dieu...
Il s'empourpra brusquement. Décidément, il ne savait pas tenir sa langue.
-Hum, je... je n'ai pas écrit de récit sur cette quête, mais... Mais cela ne m'empêchera pas de la raconter, se hâta-t-il de poursuivre pour essayer de noyer le poisson. Et j'ai écrit autre chose la concernant... Gal, tu te souviens de notre rencontre, au clair de lune, avec un cerf magnifique ? Et bien, j'ai écrit une chanson là-dessus. Une chanson que m'a rappelé notre petite sortie de cette nuit avec Baptiste...

" Un autre dieu ? demanda Baptiste.
— Une sortie nocturne ?" fit Galathée.
Tous les deux dévisagèrent le barde avec incrédulité.
" Les bardes sont cachotiers, dit le petit garçon.
— C'est nécessaire pour le mystère, murmura Galathée, souriante.
— Quel autre dieu ?"
A leurs côtés, Perceval et Helen s'étaient tus. Taliesin sentit la main de Prudence lui frôler le pied sous la table. Gurvan avait relevé les yeux.

L'elfe se sentit rougir davantage encore. Décidément, il aurait mieux fait de se taire... D'un autre côté, s'il y réfléchissait bien, Belen ne lui avait pas intimé le secret. Il lui avait juste demandé de ne pas vendre son message comme relique.
-Je ne suis pas sûr d'être autorisé à en parler ouvertement... répondit-il néanmoins.
Puis il prit une profonde inspiration.
-Disons... Disons que je ne regarde plus tout à fait le soleil de la même façon.
Il baissa les yeux, les releva sur la rôdeuse.
-Et que je suis convaincu que mon avenir à Luménis n'est pas sombre mais lumineux. Que ce sera un nouveau départ.
Il n'avait jamais encore envisagé les choses sous cet angle. Pourtant, maintenant qu'il y songeait, qu'avait-il à craindre ? Les hommes n'étaient pas les dieux qu'ils servaient, évidemment. Toutefois, il lui semblait qu'il avait toutes les raisons d'espérer. Toutes.

" Tu as vu Lathandre ?! s'exclama alors Gurvan, absolument stupéfait.
— Wouah..." lâcha Baptiste, non moins impressionné.
Helen, de son côté, était blême. Prudence se cogna la tête contre la table.
" Qu'est-ce qu'il a dit ?" demanda finalement la Lathandrite.

Voilà où l'avaient mené quelques mots lâchés par inadvertance. Et à présents, de mots, il n'en avait plus guère...
-Il... Il n'a pas dit qu'il était Lathandre, déjà. Je l'ai déduit à certains indices marquants, mais... Peut-être me suis-je trompé, peut-être ne s'agissait-il que d'un intermédiaire. Et... Hum... Nous n'avons pas abordé de grands sujets... Plutôt des choses... Personnelles. Il m'a donné quelques conseils et... Quelques coups de pouce, aussi.
Il se tut à nouveau. Evoquer ainsi ces rencontres en public, cela l'embarrassait beaucoup. Il avait presque l'impression de trahir quelque chose, ou de se donner en spectacle, ce qu'il ne voulait certainement pas.

" Tu devrais écrire un livre, dit Baptiste. Mes dialogues avec Lathandre. Il se vendrait comme des petits pains.
— Ce serait sacrilège... si Lathandre lui a parlé...
— Pourquoi sacrilège ? Lathandre n'interdit pas qu'on reproduise sa parole, si ?
— Et puis il pourrait reverser tous ses gains au Temple à Luménis, dit Galathée avec un sourire.
— Non. Lathandre avait qu'à y penser. C'est toujours bien d'en avoir." intervint Prudence.
Helen avait l'air troublée mais elle ne pressa pas le barde d'autres questions.

-Honnêtement, il n'y aurait pas de quoi écrire un livre... Il ne m'a pas donné de message à transmettre. Il m'a juste conseillé de compter sur mes propres ressources pour parvenir à mes fins, et non sur des aides extérieures. Ce qui ne l'a pas empêché de m'aider, par ailleurs, mais... De manière indirecte. Il ne m'a pas mâché le travail, si je puis dire. Donc voilà, si j'écrivais quoi que ce soit à ce propos, c'est surtout de moi que je parlerais, et je ne vois guère l'intérêt.
Il secoua à nouveau la tête, se força à sourire et se tourna vers sa compagne et Baptiste.
-Mais donc, je vous disais tout à l'heure que j'avais composé une chanson à propos d'une rencontre avec un cerf, sous les rayons argentés de la lune... Je pourrai l'interpréter ce soir, si vous voulez.

Galathée lui sourit doucement.
" Bien sûr. Je suis certaine que tout le monde apprécierait beaucoup de l'entendre.
— Un cerf sous la lune... J'aimerais bien voir des cerfs sous la lune, moi. Ou des dragons." fit Baptiste, rêveur.
Alexandre refit son apparition.
" Les saumons sont prêts. Reprenez donc vos places." annonça-t-il.
Quelques secondes plus tard, les plats commencèrent à arriver, légumes et pommes de terre, ainsi que les somptueux poissons du jour, que les Chauntéens avaient préparés en filets, au grand soulagement des enfants. Une sauce au beurre toute simple et du persil les parsemaient et ils se mirent collégialement à table. Très vite, les conversations bourgeonnèrent ça et là, rarement générales, impliquant plus souvent trois ou quatre protagonistes, à portée d'oreille. La proposition de régaler musicalement l'assemblée qu'avait faite Taliesin se répandit rapidement et tout le monde manifesta son enthousiasme. S'il avait imaginé un petit récital privé, il en était pour ses frais...

Troublé par ses aveux, l'elfe se montra moins bavard qu'à son habitude : il se contenta de savourer son repas, répondant quand on lui adressait la parole mais passant le plus clair de son temps à penser ou à écouter les autres. Toutefois, lorsqu'il eut assez mangé, lorsqu'il devint évident que le moment était venu de tenir sa promesse, il alla s'installer au coin du feu, convoqua un luth et, recourant à quelques sortilèges pour étoffer l'accompagnement, se fendit d'airs joyeux, tel ce morceau très en vogue dans une taverne côtière où il avait séjourné quelques temps. Enfin, en manière de conclusion - au moins temporaire -, il interpréta sa "Ballade au clair de lune", bien plus paisible, bien plus contemplative :

Longuement marchèrent les quatre compagnons,
Fantômes gris sous la Lune d’argent,
Longuement errèrent sans émettre un son
Ombres hardies sous le ciel et le vent

Avançant au hasard, n’attirant l’attention
Que d’une blanche effraie d’arbre en arbre volant
Ne pouvant délaisser l’étrange procession
Ponctuant ses stations de son hululement

Pas un mot par les quatre ne fut prononcé
L’auraient-ils voulu qu’ils n’auraient pu parler
Tant était puissante la magie de ces bois.
Qui imposaient à tous leur silence et leur loi.

Soudain les compagnons cessèrent de bouger
Tandis que devant eux s’ouvrait une clairière
Où la Lune versait sa brillante lumière
Formant un océan tout prêt à déborder.

En son centre dressé, les fixant du regard
Le seigneur des cerfs, la ramure imposante
Salua un instant ses invités du soir
Et s’en fut doucement par d’invisibles sentes.

Longtemps demeurèrent les quatre compagnons
Fantômes gris face à la mer d’argent
Longtemps demeurèrent, songeant à la vision
Ombres ravies sous le ciel et le vent.

Sa complainte s'évanouit dans le silence recueilli de l'assemblée avant que n'éclatent quelques applaudissements timides. Puis on vint le féliciter, plusieurs voix complimentèrent sa composition. Prudence s'était endormie dans les bras de Perceval qui l'emmena vers la chambre qui lui était dévolue. Gurvan aida à ranger la table, Hippolyte protesta qu'il n'avait aucune intention d'aller se coucher. Baptiste s'approcha du barde et lui sourit.
" C'était magnifique. Tout était parfait, mais la dernière chanson était magnifique."
Il eut l'air un peu embarrassé.
" Ce soir... je crois que je vais retourner dormir avec les autres... J'espère que tu n'es pas fâché mais... je pense que c'est mieux."

-Pourquoi serais-je fâché ? demanda-t-il doucement. Tout ce qui compte pour moi, c'est que tu te sentes bien. Alors si tu as envie de dormir avec tes amis, n'hésite surtout pas.
Il sourit, ne put s'empêcher de lui ébouriffer les cheveux.
-Je te souhaite une bonne nuit, Baptiste. Et si quelque chose ne va pas, viens me trouver. Tu sais que ça ne me dérangera en rien.

Le gosse lui sourit, reconnaissant.
" D'accord, murmura-t-il. Bonne nuit à vous deux."
Galathée le salua à son tour et il fila rejoindre Hippolyte et Gurvan qui, sous la houlette d'Alexandre, s'apprêtaient à rejoindre leurs pénates. Il sembla cependant se souvenir de quelque chose et repartit vers la chambre qu'il avait partagée avec Taliesin et Galathée, avant de reparaître. Il revint près du barde.
" Qu'est-ce que je fais avec le crâne, tu crois ?" souffla-t-il.

Il fronça les sourcils, pensif.
-Explique ce qui s'est passé à nos hôtes. Ou à Helen. Je suis certain qu'ils sauront quoi faire. Mais...
Il acquiesça pour lui-même.
-Mais n'hésite pas à dire qu'il n'a nullement été menaçant, et que tu préférerais une méthode moins brutale qu'un bannissement pur et simple. Ils comprendront et trouveront une solution, à moins bien sûr qu'ils pensent que ce soit trop dangereux. J'en doute, cependant.

Il acquiesça et fila vers Helen. Une seconde plus tard, il lui présentait le crâne et une conversation s'engagea. La Lathandrite parut d'abord horrifiée, puis son expression se tempéra. Autour d'eux, le rangement s'organisait.
" Tu es réquisitionné pour la vaisselle, Taliesin, lui annonça Blanche avec un sourire mutin. Mais comme nous ne voudrions pas que tes doigts enchanteurs s'abîment, tu seras à l'essuyage."
Elle l'entraîna vers la cuisine de la ferme, plus étriquée que celle du Temple, mais plus lumineuse, offrant deux belles fenêtres vers la cour. L'elfe surprit le regard d'un chat en maraude et devina la danse des grands arbres dans la brise nocturne. L'atmosphère sentait fortement le poisson, raison pour laquelle une des fenêtres était entrouverte. Zora lavait déjà les assiettes et elle l'accueillit d'un sourire calme. N'étant pas bavarde, elle ne dit rien tandis qu'elle frottait leur vaisselle, Taliesin trouva facilement les endroits où ranger les choses, aiguillé par Blanche qui terminait le rangement et le conditionnement des restes.
Quand il en eut terminé, la salle à manger était déserte et silencieuse. Galathée avait déjà battu en retraite dans leur chambre où il la dénicha, caressant un autre chat (il semblait y en avoir au moins quatre ou cinq) en lisant. Quand elle le vit, elle replia cependant son ouvrage et se glissa plus profondément sous les couvertures.

Moins de deux minutes plus tard, la chambre était plongée dans le pénombre et l'elfe étendu aux côtés de la jeune femme. Il sentait que le sommeil ne tarderait pas à l'emporter...
-Demain, à moins qu'on ne m'embarque de force, je resterai avec toi, dit-il. Nous aurons donc tout loisir de bavarder paisiblement. Et puis, Tim m'a offert un livre, ce serait bien si j'en ai lu quelques pages avant que nous partions, histoire de lui dire ce que j'en pense.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Le Domaine des Crocus