La Couronne de Cuivre

" Je pense que tu peux aller rejoindre le reste du groupe, dit alors Kerun. Le capitaine et moi avons un certain nombre de choses à discuter."
Il ouvrit la porte au barde pour lui permettre de retrouver les enfants qui étaient en train de gagner la coursive et les escaliers qui plongeaient dans le ventre du navire. Un homme d'une cinquantaine d'années au large sourire dirigeait le groupe en donnant des consignes de sa voix tonitruante.
" Attention à la marche ! Gaffe à votre tête, c'est bas ! Les marches glissent, on s'cramponne !"
Galathée s'arrêta à hauteur du barde et lui sourit, les yeux brillants. Elle portait Héloïse dans son écharpe. Sans doute quelqu'un d'autre avait-il écopé de Tristan.
" Nous avons réussi." souffla-t-elle en lui prenant la main.

Le spectacle offert par la petite troupe et l'intervention de sa compagne l'arrachèrent à ses questions muettes concernant ce "certain nombre de choses" dont devaient discuter Kerun et Ventepont.
-Oui. Et l'ultime étape vient de débuter. Elle sera brève : d'après le capitaine, nous atteindrons Helonna dans une vingtaine de jours maximum, peut-être même seulement dans quinze.
Il sourit.
-Monter à bord n'a pas été trop épique ?

" Non, ça a été. Nous avons patienté un moment dans l'ombre du navire, puis l'invisibilité s'est levée et ils nous ont lancé une échelle de corde... Ces gosses grimpent comme des singes, c'est terrible ! Mais avec mon écharpe, je peux porter un bébé et escalader le flanc d'un bateau, moi aussi."
Elle sourit, se serra contre lui, de côté, pour ne pas écraser sa fille endormie.
" Je me sens déjà un peu là-bas. J'y ai cru chaque seconde mais... c'est différent d'être enfin sur le navire."
Guéric surgit à leurs côtés.
" C'est mignon, les tourtereaux, mais il faut suivre !" s'exclama-t-il.
La rôdeuse sourit et emboîta le pas du petit cortège. Ils remontèrent vers la proue du bateau et le dénommé Mayeul leur désigna la coquerie, la salle à manger — où ils devraient venir manger à heures précises, car elle n'était pas assez grande pour accueillir l'équipage et les visiteurs, la salle d'eau, puis un premier dortoir, exigu mais lumineux, où dormiraient les filles, et un second dortoir, juste en face, identique, qui accueillerait les garçons. Le nez du navire était occupé par une chambre minuscule, composée d'un lit triangulaire qui épousait la forme de la proue, d'un coffre et de l'espace suffisant pour monter le berceau. C'était étriqué mais cela semblait, curieusement peut-être, immensément confortable.

-On devrait aménager une trappe dans la paroi, souffla-t-il à l'oreille de Galathée. Comme ça, si nous éperonnons un navire mélandien ou un bateau pirate, toi, les jumeaux et moi pourrions surgir dans sa cale et attaquer nos ennemis par surprise !
Il sourit puis reprit, plus fort et plus sérieusement :
-Nous allons être très bien installés, et cette petite croisière sera fort égréable.

La rôdeuse poussa un soupir et lorgna le lit avec envie.
" J'ai envie de faire une sieste, tu n'imagines pas... mais d'abord, il faut remonter le berceau... J'espère que tu te souviens encore de comment on s'y prend... Moi... Je vais donner à manger à Héloïse. C'est Judicaël qui a Tristan. J'imagine qu'il doit être dans le couloir quelque part... Et il y a tous les bagages à distribuer... Bientôt, nous pourrons nous reposer."
Le mouvement du bateau autour d'eux était curieusement perceptible, et le bois grinçait. Pourtant la Polissonne était plus lourde que la Liberté : la traversée serait certainement plus paisible.

A moins que la proue ne soit une partie par nature particulièrement secouée du bâtiment, ce qui n'était pas impossible.
-Pour le berceau, ne t'inquiète pas : avec Guéric, nous devrions arriver à lui redonner sa forme normale. Je vais aller le chercher, ainsi que nos bagages. Avec un peu de chance, je recruterai du renfort dans le couloir. Sinon, je ferai des allers-retours.
De toute manière, il craignait un peu le retour des idées noires s'il venait à rester oisif trop longtemps.
Ah, le retour de la bonne vieille technique ! Pourtant, il n'avait pas imaginé qu'elle ferait sa réapparition...

Ils se lancèrent immédiatement dans le remontage du petit meuble, opération qui, effectivement, ne se révéla pas surhumaine.
-Il faudrait peut-être qu'on fixe le berceau au sol ou, au moins, qu'on bricole des cales, dit-il bientôt.[color=#FFF66] Non que je craigne qu'il se renverse en cas de gros temps : il n'y a pas assez de place pour ça. Mais avec le rouli constant, il risque de ne pas arrêter de se balancer d'avant en arrière, ce qui ne sera peut-être pas très propice au sommeil des jumeaux...[/color]

" Pourtant, c'est son mouvement qui les berce. Peut-être qu'on le fixant avec une corde, pour limiter l'amplitude... proposa Guéric. Il faudrait trouver quelque chose qui ne grince pas... Mais les cordes, il y en a fatalement de toutes les sortes possibles et imaginables sur un bateau. Et c'est mon créneau ! Si tu le bloques avec vos sacs, pour ne pas qu'il se déplace, j'ajouterai juste ce qu'il faut... Je reviens."
Il fila dans la coursive, tandis que Judicaël se glissait à l'intérieur et tendait Tristan à son père.
" C'est douillet, chez vous, remarqua le clerc. Mais je crois que je vais ressortir sur le pont."
Galathée avait allongé Héloïse sur leurs couvertures et elle délesta Taliesin de Tristan, le temps qu'il déniche le matelas du berceau, qu'il trouve un endroit pour fixer le mobile de Baptiste, qu'il récupère le renard de Victor. La rôdeuse allaitait désormais son fils et le barde dut changer la petite fille avant de la promener dans l'espace réduit, un pas à gauche, un pas à droite, jusqu'à ce qu'elle rote élégamment. Guéric revint avec sa corde, qu'il fixa ingénieusement dans un crochet au mur de planches, et le berceau se balança très modestement.

-Merci beaucoup, Guéric : ça a l'air parfait ! Voyons donc si Héloïse apprécie l'installation...
Et de déposer amicalement sa fille dans le berceau.
-Alors, as-tu déjà obtenu l'autorisation de grimper jusqu'à la vigie ? demanda-t-il au halfelin. Et sais-tu si, à l'inverse, on a déjà informé la marmaille qu'il était hors de question qu'elle joue les acrobates dans le gréement ?

" Je crois que les enfants sont trop occupés à s'installer, pour l'instant. Le dortoir est minuscule, mais il est impératif que chaque matelot y marque son territoire. Ensuite... Le Capitaine a l'air bonne pâte, mais sa seconde beaucoup moins. Je ne crois pas qu'il faut craindre qu'ils fassent les imbéciles. Sauf Hippolyte, mais si ce n'était pas le cas, ce serait inquiétant, non ? Cela dit..."
Il baissa la voix.
" Je crois que certains vont avoir le contrecoup de leur traversée précédente. Gurvan a manifestement peur et il donne le change pour ne pas avoir l'air ridicule. Et quand viendra la nuit... Je pense que nous aurons droit à quelques moments difficiles."

Il coula aussitôt un discret regard en coin en direction de sa compagne. Pour elle aussi, il risquait d'y avoir de pénibles réminiscences...
-On va être vigilants, se tenir prêts à les rassurer... On va se serrer les coudes comme on l'a toujours fait. C'est une chance que nos quartiers soient si proches les uns des autres.
L'absence de Perceval n'allait pas tarder à se faire cruellement sentir, il le craignait. Et le peu d'adultes comparé au nombre de gosses ne faciliterait pas les choses, d'autant qu'il y en aurait sans doute deux, parmi les premiers, pour ne pas être très vaillants...
Ils s'en sortiraient, cependant.

" Je ne suis pas certain que Kerun sera beaucoup dans le coin... Déjà, il ne dort manifestement pas avec nous... Mais on s'en sortira, tu as raison."
C'est le moment que choisit Aegir, le clerc de Valkur, pour faire son apparition dans la coursive. Il tendit une main amicale à Guéric, puis à Taliesin.
" Bonjour, fiers aventuriers, c'est un plaisir de vous revoir entiers." annonça-t-il.
Depuis l'embrasure de la porte, il sourit à Galathée.
" Bienvenue à bord de la Polissonne, Dame. Je suis Aegir, le clerc de bord. Je n'y entends pas grand chose en nourrissons, mais Valkur me gratifie du nécessaire malgré tout. Je suis une vieille connaissance de votre compagnon, auquel je dois la vie. Je suis à votre service.
— Commencez par m'appeler Galathée et par me tutoyer, ce sera un bon début, dit la rôdeuse.
— A tes ordres."

-Je suis heureux de te revoir, Aegir, et j'espère que tout s'est bien passé pour toi depuis que nous nous sommes séparés, dit-il, aussi jovial que sincère. Je n'ai pas encore eu l'occasion de raconter à Galathée les circonstances de notre raconte, ni d'ailleurs l'essentiel de l'épisode mersantais. Je profiterai sans doute de la traversée pour le faire. Quoi que ce n'est peut-être pas très indiqué : je ne voudrais pas trop l'inquiéter...

Aegir rit de bon coeur.
" Je peux imaginer pourquoi... Mais avec la défaite que tu as infligée à Umberlie, nous devrions être tranquilles pendant un moment.
— Umberlie ? demanda Galathée, suspicieuse.
— Oups, fit le clerc. Je vais... heu... aller voir si tout va bien du côté... des enfants ?
— Umberlie ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
— Et je crois que je vais venir avec toi, tiens..."
Ils étaient déjà en train de fuir.

Il fut debout en un éclaire, rallia le seuil de la cabine en un battement de coeur.
[color=#FFFFF66]-Attendez, vous ne serez pas trop de trois, vu le nombre qu'ils sont ![/color]
Il jeta un regard par dessus son épaule.
-Ne t'inquiète pas, Gal. Me lier d'amitié avec les dieux ou m'en faire des ennemis mortels, c'est mon quotidien. Et il va falloir que tu t'y habitues, puisque je me suis attiré les foudres de Malar dans les bois non loin de la ferme, celles de Velsharoon dans notre cave, sans compter que Baine a une petite dent contre moi parce que je l'ai privé d'une victime sacrificielle. D'un autre côté, Corellon doit passer prendre le thé le jour de notre retour, et Sunie animera la soirée...
Évidemment, il n'entendait pas réellement se carapater : il voulait seulement en donner l'impression.

La rôdeuse grimaça.
" Dire que je me contentais de soigner les vaches, soupira-t-elle. Et j'ai été me trouver une sorte de demi-dieu... Qu'est-ce qui m'a pris ?"
Elle décrocha Tristan de son sein et le tendit à son père.
" Avant d'aller tutoyer Sylvanus et offrir un massage à Tymora, je te propose de faire roter ton très terrestre fils, espèce de grand héros à la noix."

Il rit.
-Moi, un héros ? N'oublie pas que j'ai été l'un des meneurs d'une désastreuse révolte d'esclaves, l'imbécile à cause de qui Nwalk a mis les pieds à Luménis et... je te passe le pire. Je serais donc plutôt un anti-héros, et on pourrait me consacrer un livre édifiant avec un titre comme "Les désastreuses mésaventures de Taliesin, le pire elfe que le monde ait connu, le barde faiseurs de catastrophes abyssales" !
Il se mit à berser le bébé.
-Tu sais quoi, Tristan ? fit-il avec un demi-sourire. J'ai reçu une lettre d'Ao : il aimerait être ton parrain.

" Rien de tel qu'un dieu comme parrain pour attirer le ciel sur sa tête !" grommela la rôdeuse.
Elle secoua la tête.
" Je suis épatée que tu ne parviennes qu'à voir tes manquements et jamais tes réussites... Mais nous ne te changerons pas comme ça... Dans vingt ans, peut-être... A moins évidemment que tu ne causes encore quelques cataclysmes, cela s'entend... Mais Tymora semble t'avoir à la bonne, ces derniers temps. Si tu étais un peu plus pieux, un peu plus respectueux, un peu moins bravache... Je suis certaine que tu t'en tirerais mieux. Bon, évidemment, je ne te reconnaîtrais plus..."

[color=#FFFFF66]-Mais je suis pieux à ma manière, respectueux en mon for intérieur et bravache uniquement pour la forme ![/color] protesta-t-il. Quant à mes réussites, elles sont quand même moins tonitruantes que mes manquements... Mais pas moins importantes et précieuses, c'est vrai. Quant aux catastrophes... Plus jamais je n'en causerai.
Tristan ayant fait son rot, il l'installa aux côtés de sa sœur.
-Tiens, je ne t'ai pas dit ? Je songe à fonder un parti politique, à Luménis, et à me présenter aux prochaines élections. L'idée serait de revenir à un système impérial... Je crois que ça a du potentiel.

" Je suis sûre que si tu te présentais aux élections, tu serais élu, dit la rôdeuse. Mais je pense qu'un poste de conseiller t'ennuierait. Sans parler de moi... Il ne te resterait plus aucune minute pour ta famille... Tu serais dans les dossiers et la paperasse toute la journée... Une file de requérants devant la porte de ton bureau... Non merci."
Elle sourit et lui fit signe de la rejoindre sur le lit. Les bébés gazouillaient dans leur berceau, tranquille.
" Ferme-la porte." souffla-t-elle.
Une fois qu'il lui rejointe, elle l'enlaça.
" Je mets mon veto à toute carrière politique. Comme tes enfants, tu devras trouver ton bonheur à la ferme."

-Tu te méprends, souffla-t-il après l'avoir embrassée. Je ne veux pas devenir conseiller, mais empereur. Et tu seras mon impératrice. Les dossiers, les requérants, ce seront nos ministres qui s'en occuperont. Et nos enfants auront, pour jouer, le parc d'un million d'hectares qui entourera notre palais...
Il jeta un regard au battant désormais clos.
-En plus d'une trappe dans la coque, il faudra installer un verrou sur la porte, reprit-il, malicieux.

" Tu crois qu'ils oseraient nous déranger ? Toi, le futur empereur ?! J'en doute."
Elle se lova entre ses bras.
" Mais je ne suis pas certaine que je vais pouvoir rester enfermée dans cet endroit des heures et des heures durant... Il va falloir que je m'habitue... Je n'ai pas un très bon souvenir de ma dernière traversée."
Elle eut un calme sourire.
" Mais ton pouvoir apaisant est sans limites, je m'en rends compte. Tant que tu es près de moi... Je peux tout affronter."

-Je serai près de toi tout au long du voyage, et bien plus longtemps encore, dit l'elfe en la serrant doucement dans ses bras.
Un instant, il imagina l'horreur qu'avait dû constituer son précédent séjour sur un bateau. En comparaison, les idées noires qui menaçaient, outre leur caractère purement égoïstes, lui semblèrent bien futiles.
-Cette croisière sera paisible, lumineuse, heureuse, murmura-t-il à son oreille avant de l'embrasser à nouveau.

" Je sais."
Ils entendirent alors une cavalcade dans la coursive, ainsi que des pas au-dessus de leur tête, mais plus étouffés.
" On dirait qu'on n'est pas tout à fait sous le pont... Il doit y avoir une cale entre le ciel et nos têtes... C'est vrai qu'on est descendu plus profondément que la hauteur de cette cabine..."
Elle se tourna sur le dos, prit une profonde inspiration.
" Veux-tu que nous montions sur le pont pour le départ ? Je crois qu'on voit encore les côtes..."

-Malgré mon attrait pour le soleil et le grand air, je trouve cette cabine extraordinairement accueillante, d'autant qu'il n'y a plus personne dans les parages pour venir nous déranger, glissa-t-il, tout sourire.
Il hésita, s'accorda quelques instants de réflexion.
Mais nous aurons probablement d'autres occasions... Et sans doute est-ce important d'aller jeter un dernier regard à la côte dorrandine, de partager ce moment particulier avec nos compagnons...
Il haussa les épaules.
-Je te laisse décider, conclut-il.

" Allons-y. Et puisque nos rejetons..."
Elle se redressa et se pencha sur le berceau.
" ... ne dorment pas encore... Ils viendront avec nous."
Elle souleva précautionneusement Tristan et l'appuya sur son épaule, avant de rouvrir la porte. Le couloir était désert et le silence régnait dans les deux petits dortoirs, contenant chacun deux lits superposés. Les enfants et adultes qui allaient les occuper avaient entreposé leurs affaires sur leur couche, quelques vêtements, un livre, un objet. Taliesin remarqua l'éclat blanc du crâne de faucon, que Baptiste avait manifestement emporté.
Ils gagnèrent le pont où se trouvaient rassemblés les membres de l'équipage, les officiers et les voyageurs. Ils furent accueillis par des sourires et des gestes, Baptiste vint se placer à leurs côtés, il ne manquait personne. Tout le monde était tourné vers le capitaine et, à ses côtés, le clerc de Valkur.
Ce dernier leva les mains.
" Valkur, Capitaine des Vagues, protège notre navire au cours de sa traversée prochaine, veille sur nos vies, offre-nous vent et vagues pour que nous atteignions notre destination au plus vite, garde-nous des colères de Talos et de la perfidie d'Umberlie, sois le cap, l'étoile, la voile, qui nous guidera au port."
Le Capitaine lui tendit une bouteille de vin qu'il brisa d'un geste contre le mât, puis lança à la mer.
" Mais quel gâchis, souffla Guéric, scandalisé.
— Valkur, nous prions."
Une partie des marins ferma les yeux et joignit les mains.
" Remontez l'ancre !" s'exclama le capitaine.
Un bruit sourd et métallique suivit, comme des matelots s'affairaient. Le clerc était toujours en prière.
" Hissez les voiles !"
Dès que les grands pans de toile furent dépliés, un vent puissant s'y engouffra et, pendant une seconde, on eut la sensation que le navire bondissait, ce qui arracha un cri de surprise à tous les novices en la matière. Le clerc et le capitaine échangèrent un sourire de connivence.
La Polissonne entamait son voyage vers le grand large.