La Couronne de Cuivre

Maelys et Eli écoutèrent la paladine attentivement. La plus jeune affichait une sorte de respect poli à défaut d'une franche camaraderie. Mais Chandara devrait s'en contenter pour le moment. Elle finit par hocher la tête.

"Je suis d'accord avec tout ça. Et pensez-vous que nous devons effectuer des tours de garde ou ne pas dormir du tout ? La nuit risque d'être très longue."

Chandara était tout de même rassurée d'être parvenue à adoucir l'attitude revêche que lui avait jusque là manifesté Maelys : la suite dépendrait en grande partie de leur faculté à coopérer et à pouvoir compter les unes sur les autres aussi était-ce un signe encourageant. Pour consolider ce début de confiance qu'elle suscitait, la paladine répondit aussitôt d'un ton assuré :

- Il faut que chacune de nous puisse se reposer sinon nous serons trop diminuées pour faire face à notre ennemi. Mais nous organiserons des tours de garde pour ne pas nous laisser surprendre dans notre sommeil. Et il faudra que chacune se tienne prête à se battre et à quitter le manoir si nécessaire. Cela signifie que nous devrons garder nos bottes et nos vêtements pour dormir ainsi que toutes nos affaires sous la main.

Maelys hocha la tête pour marquer son assentiment et comme à son habitude se mit à l'ouvrage sans attendre. Bientôt, les trois jeunes femmes se retrouvèrent dans le dortoir devant une cheminée allumée. Leurs lanternes étaient prêtes à servir. Elles avaient même dressé un campement de fortune en rassemblant trois matelas les uns à coté des autres.

Elles purent donc se poser toutes les trois. Eli fouilla dans son sac et en sortit du pain, des salaisons et du fromage qu'elle déposa devant elle. Puis devant le repas improvisé, elle demanda à Chandara.

"Alors, dis-moi ce que tu fais ici ? Je ne m'attendais pas à te retrouver."

La paladine sentit dans sa voix une pointe de culpabilité. Elle se souvint qu'Eli et Maelys s'étaient enfuies devant les mélandiens.

Chandara chercha aussitôt à la mettre à l’aise avec la façon dont elles s’étaient séparées : évoquer des sujets plus légers se prêtait bien davantage à leur présente situation car c’était une très bonne façon de maintenir les ombres à distance. Elle arbora un sourire radieux en évoquant son parcours :

- Après la guerre, c’était difficile de rester à Manost : plus grand-chose ne m’y retenait et la ville prenait un tour qui ne correspondait plus à mes aspirations. Nous correspondions avec Arthur et nous avions convenu de nous retrouver au cours de l’été. A la belle saison, je suis donc allé à Luménis pour le revoir. C’est à ce moment que j’ai découvert le temple de Sunie et que je m’en suis rapproché. Je ne m’attendais pas à trouver un tel nouvel élan en ville mais la déesse m’a fait confiance. Et donc, depuis quelques semaines, j’ai intégré la commanderie à Antelucas. Je suis ici parce que c’est la première mission qu’on a décidé de me confier.

Eli eut un sourire. Maelys gênée se perdit la contemplation du plafond. La plus âgée prit la parole.

"L'amour est une belle chose. Il ouvre à de belles vocations. Tu sais que ton histoire est digne d'une chanson de barde, Chandara ?
- L'amour ... quelle perte de temps ...", répliqua sa cadette.

Eli soupira.

Chandara avait esquissé un doux sourire rêveur en entendant la réponse d’Eli mais elle fronça tout de même les sourcils à celle de Maelys. Se pouvait-il que la pauvre jeune femme se soit laissée aveuglée par sa vengeance personnelle et sa traque des morts-vivants au point de se fermer à toute autre émotion humaine ? Cela aussi était malheureusement digne d’une chanson de barde. Mais dans un registre ô combien plus tragique. Elle se demanda, avec le recul, si ce n’est pas ce qui aurait pu lui arriver si elle n’avait pas rencontré Arthur, si elle ne serait pas encore une âme désespérée, sans dieu ni attache. Une paladine déchue arpentant les routes et traquant le mal mais sans aucun autre but.

- L’amour est la plus merveilleuse des émotions. C’est une puissante motivation qui ferait déplacer des montagnes ou des océans. C’est aussi le seul rempart efficace contre la haine si présente chez ces esprits abjects que nous traquons. Et tu as raison, Eli, peut-être que je pourrais demander à ma bonne amie du Clos des Roses si elle ne pourrait pas tirer une histoire inspirante de tout cela !

Maelys laissa échapper un soupir d'exaspération. Eli fit semblant de ne pas l'entendre, bien décidée à continuer sa conversation avec la paladine.

"Je suis contente que tout cela t'arrive. Tu le mérites tellement. Quant au Clos des roses, j'y ai séjourné il y a quelque temps. C'était une pension de famille si je m'en souviens bien. La maîtresse des lieux accueillait les bardes de passage. Elle s'appelle Morgan si je m'en souviens bien. Est-ce d'elle dont tu parles ?
-Clos des roses ... ça ne fait pas un peu ... bordel ?", se moqua Maelys.

Cette fois, Chandara se contenta d'ignorer purement et simplement la remarque déplacée de Maelys pour bien lui faire comprendre qu'elle n'entendait pas la suivre sur ce terrain polémique. Au lieu de cela, elle répondit d'une voix grave à son amie de longue date :

- Non, j'ai bien peur que Morgan ait disparue lors de l'une de ses aventures... C'est sa fille, Amélie, qui y vit maintenant. Avec une paladine que j'aie croisée pendant la guerre. Le monde est petit mais ça on le sait déjà puisqu'on se retrouve toutes les trois si loin de chez nous !

Pour la première fois, elle songea avec une pointe de nostalgie à son univers d'avant. Elle comptait bien y retourner un jour mais pas avant d'avoir achevé sa formation et - si la déesse répondait à ses prières - en compagnie d'Arthur.

"Encore faut-il que l'on ait un chez-soi. Une pure tirade de petite noblionne bien gâtée par la vie ..." ironisa Maelys sur le même ton acerbe.

Eli soupira mais n'ajouta rien. Elle se tourna délibérément vers Chandara de façon à signifier qu'elle non plus ne la suivrait pas.

"Je suis désolée pour Morgan et pour sa famille. L'essentiel est que le Clos continue de vivre. Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de sentir toutes ces roses ... C'était magnifique.
- A condition de ne pas être allergique aux pollens.", repartit son amie.

Chandara fronça cette fois franchement les sourcils mais s’abstint encore une fois de toute réponse envers Maelys mais elle n’en pensait pas moins : que la jeune femme n’ait pas eu de chance dans la vie était une chose. Qu’elle s’en serve pour dénigrer les autres était tout sauf constructif. Et tout aussi injuste ! Pinçant les lèvres et poussant un bref soupir, elle finit par répliquer à l’attention d’Eli :

- Oui, les massifs de roses sont très bien entretenus par Amélie. On sent tout de suite qu’elle y tient beaucoup et qu’elle fait perdurer la réputation d’accueil et de bien-être de la pension. Cela me paraît d’autant plus important que le reste de la ville est devenu gris et austère.

Maelys renvoya à Chandara un regard de défi. Qu'elle ose dire quelque chose et elle répliquerait. Elie hocha la tête songeuse.

"C'est regrettable ... D'autant qu'il y a des bonnes personnes chez les manostiens. Ils se laissent endoctriner dès leur plus jeune âge. Ensuite, il est difficile pour eux de voir à quel point on les prive de liberté. On murmure que le culte la Cavalière Rouge commence à se faire une bonne place. Plus d'art, plus de culture ... Pour moi, la cité va tout droit à sa perte."

Chandara préférait éviter le conflit pour le moment. Quant à ce que venait de dire Eli, c'était là une pensée ô combien déprimante qui dessina une grimace de tristesse sur le visage de Chandara : Manost avait été sa ville, avec son équilibre et ses bons côtés pour qui parvenait à dépasser son apparence un peu austère. Toutes ces bonnes choses risquaient de se perdre, privant les habitants des bienfaits de la beauté et de la joie. Cela allait à l'encontre de ce pour quoi elle luttait désormais et elle espérait que son église parviendrait à influencer le cours des événements. Pas dans un proche avenir sans doute : la défaite, les privations, la fierté blessée étaient trop vivaces. Mais Sunie ne laisserait probablement pas longuement de côté tous ces gens qui luttaient contre le cours des choses.

- Ce serait dramatique : une ville sans espoir, sans cœur : ce serait déjà une ville morte sans que les maudits mélandiens aient à lever une nouvelle armée.

Maelys, soupira, visiblement ennuyée par la conversation. Elle se détourna délibérément pour se plonger dans la contemplation du feu. Elie poursuivit sans lui prêter attention.

"Sans l'intervention de Sunie, ou même de Tymora, Manost risque de péricliter. Une ville sans art, sans personnes qui écrivent son histoire est une cité morte.
- Quelle importance, elle se condamne toute seule.", souffla Maelys.

Bien qu'intéressée au premier plan par la conversation, Chandara ne perdait pas de vue les mouvements de Maelys et demeurait également vigilante : elle n'oubliait pas l'endroit où elles se trouvaient et la menace qui pouvait se concrétiser à tout moment.

- Nous devons penser à tous ces gens qui ne se reconnaissent pas dans cette politique, tous ceux qui ont gardé une sensibilité et un goût pour l'art : ils ne doivent pas perdre cette flamme.

"Il faudrait mettre le feu à la ville.", souffla Maelys avec un soupir amusé.

Elle poussait de plus en plus loin ses provocations. Elie souffla exaspérée.

"Non, les gens ne doivent pas perdre la flamme. Mais comment les aider ? Les bardes sont presque interdits de séjour de même que les étrangers ! Ils haïssent tout ce qui sort de leur grisaille. Nous ne pouvons les tirer vers le haut s'ils ne le veulent pas."

Chandara demeura songeuse pendant un instant : elle n’était pas du tout la mieux placée pour savoir ce qu’il convenait de faire. D’une part elle avait choisi de quitter la ville pour suivre une autre voie et d’autre part elle n’était qu’une jeune novice au sein de son culte. Elle se hasarda tout de même à répondre à Elie, en partie pour ne pas laisser le champ libre à Maelys et ses provocations :

- Je ne sais pas : je crois qu’il faudrait commencer par soutenir les bonnes initiatives. Comme celle du Clos des Roses ou de l’Abri des Arts. Les gens ont besoin de bons exemples à suivre pour changer. Et je crois que les échanges sont importants aussi. Avec Luménis peut-être : il ne faut pas que Manost se replie encore davantage sur elle-même. Voir qu’il existe d’autres possibles suffit parfois à ouvrir les yeux. Cela a été le cas pour moi !

Eli eut un léger sourire et Maelys soupira.

"Tu as raison. Il faut pouvoir soutenir ces initiatives. Mais comment ? Tôt ou tard, il y aura des contrôles sur le Clos et l'Abri des Arts sera fermé par les autorités manostiennes. Et même, ce ne sont que deux endroits dans une grande ville. Les bardes ne vont pas aller prendre les gens par la main pour les obliger à écouter de la musique ou aller profiter de la beauté d'un jardin."

Chandara esquissa un petit sourire mystérieux avant de répondre avec franchise :

- Les bardes peut-être pas… Mais ces vieux barbons du conseil tel Sire d’Aulfray et consorts sous-estiment le pouvoir des femmes. C’est vers elles que doivent porter les efforts des esthètes : elles sont souvent plus sensibles à la beauté et c’est une des raisons qui fait qu’il y a plus de femmes que d’hommes qui servent Sunie. Il suffira ensuite de faire confiance aux femmes pour convaincre leurs conjoints et leurs prétendants de s’intéresser à autre chose qu’à ces concours de gros muscles et à ce goût pour le sang et la sueur censés les séduire.

Elie soupira.

"Les femmes malheureusement ont très peu voix au chapitre. Cela ne se voit pas au premier abord mais c'est une règle tacite. Tu remarqueras à Manost qui occupe les places à responsabilité. Il y a bien sur quelques exceptions comme quelques juges ou le capitaine Vimaire ... Mais je peux te dire qu'elles doivent constamment rendre des comptes. Bien sûr, les femmes écouteront mais elles auront du mal à convaincre leurs maris."

Chandara secoua la tête en signe de dénégation mais aussi parce qu’elle restait optimiste :

- C’est vrai que les femmes sont officiellement exclues des postes à responsabilité à Manost mais elles ont toujours su trouver des moyens détournés de faire entendre leur voix. Il ne faut pas sous-estimer l’influence subtile qu’elles peuvent avoir. Ne serait-ce qu’en décorant l’intérieur de leurs maisons ou leur jardins intérieurs. Et un homme sage apprend vite qu’il vaut mieux faire plaisir à sa compagne s’il veut éviter de rudes désillusions même s’il prétendra le contraire à ses amis !

Elie eut un petit rire.

"Oui, il est vrai que nous savons user de nombreux stratagèmes pour nous faire entendre. Mais ensuite, il faudra que les autorités acceptent le changement. Et cela ne sera pas du tout facile. Manost est une cité guerrière. La route sera longue Chandara. C'est pour ça qu'il faut l'entreprendre le plus vite possible.
- C'est une cause perdue.", souffla Maelys.

Chandara sourit à son amie puis se tourna spontanément vers Maelys pour lui répondre d'un ton parfaitement calme. Un ton qu'il était malaisé de contredire et qui n'invitait en rien à la polémique. Un ton qui insufflait même une bonne part de confiance pour peu qu'on se montre un peu réceptif :

- Ce n'est pas une cause davantage perdue que de se mettre à traquer des esprits maléfiques dans un temple loviate ou un orphelinat abandonné. Et pourtant, nous avons déjà réussi une fois et nous recommencerons !

Maelys fut debout en un bond, les poings serrés.

"Comment oses-tu prétendre que chasser les esprits est une cause perdue, espèce d'idiote ! Tu ne mesures donc pas la portée de nos gestes ? Si les trois Pères parviennent à s'allier, ce sera la catastrophe. Beaucoup plus qu'une ville imbécile qui ne se soucie pas du beau dont tout le monde se fout. Crois-tu que des imbéciles soient prêts à mourir pour la beauté ? Moi, ma famille est morte pour une cause. Et je peux te dire que ce n'est par pour tes imbécillités."

Elle criait et l'écho de sa colère se répercutait dans le couloir.

Cette fois-ci, Maelys était allée bien trop loin ! Chandara lui fit face, sa colère à fleur de peau, et planta son regard dans le sien. Elle employa un ton sévère qu'elle ne se connaissait pas :

- Ça y est ? Tu as dit tout ce que tu avais à dire ? Vas-y, ne te gêne pas, c'est le lieu idéal après tout : nous ne sommes que dans une maison hantée ! A moins que tu aies en réserve d'autres griefs, on pourrait peut-être continuer notre mission. En tous cas, moi je suis là pour ça et pas pour autre chose.

Maelys, loin de se laisser impressionner considéra la jeune femme de haut. Elle était plus grande qu'elle, à peine mais assez pour la dominer. Chandara vit de la colère dans ses yeux, mais aussi des larmes sur le point d'apparaître.

"Tu ... es ... idiote ! Est-ce que cela te va comme grief ?"

Chandara soutint son regard sans faillir, habituée qu'elle était à faire face à des collègues plus grands et parfois plus déterminés qu'elle. Son expression s'adoucit néanmoins en constatant les marques de tristesse sur le visage de Maelys. Elle répondit d'un ton calme et doux qui contrastait avec la colère de son interlocutrice :

- Idiote, sans doute... Mais je sais tout de même que la colère et le ressentiment sont les armes de ceux que toi et ta famille traquent. Si toi, tu n'es pas idiote, tu ne devrais pas les laisser avoir cette emprise sur toi !

Maelys la regarda de nouveau. Une larme roula sur sa joue qu'elle essuya d'un geste rageur. Puis elle baissa la tête.

"Tu ne me connais pas. Mais non, je ne suis pas idiote. C'est juste ... Ma famille a tout donné pour combattre les trois Pères, tu comprends ? Ils ont tout sacrifié, même leur vie. J'ai repris le flambeau. Il faut que je me montre à leur hauteur. Ma vie, c'est ça ... Pas le reste."

L'expression de Chandara s'était encore un peu adoucie mais son regard reflétait une détermination et une résolution qui invalidait bon nombre de rumeurs sur le côté volage et futile des membres de son église.

- Je ne te connais pas ni même ne peut imaginer la souffrance qu'il y a en toi... Mais je crois que le combat que tu mènes n'es pas si éloigné de celui de tout paladin. Car nous aussi devons placer notre mission au-dessus de tout le reste. Après, c'est vrai que nous avons l'immense avantage de le faire pour servir un idéal qui nous enchante. Alors, et c'est peut-être naïf de ma part, mais j'espère que toi aussi tu pourras consacrer ta vie à autre chose une fois que tu auras contribué à vaincre ces trois pères. Car tu les vaincras. Et tu ne le feras pas seule !

Hrp : désolée pour les délais de réponse. J'ai un peu la tête à l'envers en ce moment.

Maelys recula, les bras soudain croisés autour de sa poitrine comme si elle avait cherché à se protéger. Mais d'autres larmes roulèrent et Chandara comprit que les paroles l'avaient touchée. Elle eut tout de même une réponse bravache.

"De toute façon, on naît seul et on meurt seuls. Et je n'ai pas besoin de toi, ou même d'Eli. Je n'ai pas besoin de m'entourer.
- Tu as peur de t'entourer de peur de perdre les autres."

Maelys lui lança un regard furieux mais la paladine devina qu'elle avait frappé juste. Elle reprit irritée.

"Et toi, pourquoi est-ce que tu me suis ? Je t'avais pourtant dit de me laisser tranquille ?
- Tu serais morte sans moi.", souffla Elie désolée.

HRP : ne t’en fais pas !

Pour ne pas la brusquer, Chandara retint un geste spontané en direction de Maelys et fit même mine de ne pas prêter attention à ses larmes. Mais elle ne pouvait pas rester pour autant sans réagir à l’émotion qu’elle pressentait :

- Tu as subi de terribles pertes et je comprends que tu ne veuilles pas revivre ça… Mais tu ne pourras pas protéger les autres en les gardant loin de toi : Eli fait ses propres choix, d’aussi loin que je la connaisse. Dès lors, la meilleure chose à faire et de profiter du temps que tu passes avec ton amie. Sinon, ce serait comme la perdre déjà.