La Couronne de Cuivre

Il s'éveilla au cours de la nuit, pour une raison indéterminée. Tout était toujours silencieux autour de lui. Il percevait la respiration calme de Victor, la respiration plus saccadée de Baptiste, comme chaque nuit.
Mais il y avait de la lumière à l'étage supérieur, qui se déversait dans la cage d'escalier, sans pour autant éclairer leur niveau. Peut-être était-ce Cordélia, simplement. Mais la lumière avait une étrange qualité, comme bleutée, stable, très différente de celle qu'aurait projeté une torche.

Autant pour la nuit calme et reposante, songea-t-il dans un élan de mauvaise humeur.
Pour autant, il n'était pas inquiet. Ils se trouvaient dans la tour d'un mage : il était donc normal que des phénomènes étranges s'y produisent. A moins qu'il ne s'agisse du fantôme de l'ancien propriétaire ? Si c'était le cas, puisqu'il s'était abstenu de tirer leurs couvertures ou de les attaquer, ce ne serait pas un spectre bien hostile...
Quoi qu'il en soit, il ne tarderait pas à en avoir le cœur net puisque, se levant, il entreprit de gagner l'étage.

Quand il arriva à hauteur de la cuisine, il vit que la pièce était déserte, et la lumière éteinte. Ses yeux elfes ne détectèrent rien de particulier : la vaisselle était à sa place, propre et essuyée, la casserole était refermée sur les restes du chevreau, les braises rougeoyaient encore dans le four, de moins en moins nombreuses. La fenêtre était entrouverte, comme ils l'avaient laissée. En fait, la lueur bleutée semblait s'être déplacée à l'étage supérieur, celui de la bibliothèque.

Soit c'était un pur hasard, soit il avait affaire à quelque esprit facétieux.
Ce qui ne l'empêcha pas de monter encore d'un étage.
Toutefois, il n'entrerait pas dans la bibliothèque, se contenterait de rester sur le seuil et... récupérerait la clef sur la porte.
Ce serit tout de même bête de se retrouver enfermé.

La source de la lueur était bien dans la bibliothèque, mais dissimulée par l'une des étagères. Depuis le seuil, où il avait pu récupérer la clé, Taliesin ne pouvait l'apercevoir. Il pouvait soit attendre, soit entrer...

Puisqu'il était monté jusqu'ici, puisqu'il était sûr de pouvoir redescendre en cas de problème, pourquoi ne pas s'avancer ?
Et puis, ce n'était pas comme si l'esprit - s'il s'agissait bien d'un esprit - pouvait ignorer sa présence.
Bref, l'elfe, curieux, pénétra donc dans la bibliothèque.

Il entra donc dans la bibliothèque, dépassa l'étagère qui lui masquait la vue, et découvrit un fantôme luminescent, blanc bleuté. Il portait une robe de mage, avait eu de magnifiques moustaches, et portait un binocle sur son nez de belle taille. Il paraissait plongé dans un ouvrage aussi spectral que lui.
" Ah. Herbert. Je vous attendais, mon garçon. Je crains que le fourneau du laboratoire soit à nouveau encrassé. J'apprécierais que vous y remédiez rapidement."

Si l'apparition lui avait donné quelque tâche le conduisant dans les étages inférieurs, il se serait exécuté, du moins en apparence, en se disant qu'il valait mieux ne pas le détromper. Mais en l'occurrence, il se voyait mal aller faire du ménage en pleine nuit dans le laboratoire...
-Mes excuses, messire, mais... je ne suis point votre assistant. Mes compagnons et moi, talonnés par la pluie, avons trouvé votre tour à point nommé et comme celle-ci nous a paru déserte, nous nous y sommes abrités. Soyez assuré, néanmoins, que nous n'avons causé aucun dérangement : nous en avons profité pour nettoyer les deux premiers étages et pour nourrir votre chat.

Le mage se tourna vers lui et son visage translucide esquissa une grimace.
" Herbert, ne soyez pas ridicule. Je sais bien à quoi vous ressemblez. Si vous voulez démissionner, vous démissionnez. Mais votre vieille mère sera déçue, très déçue. Alors vous feriez mieux de vous retrousser les manches et d'aller me nettoyer ce fourneau. Sans quoi je serai contraint de vous botter les fesses."

En se demandant si un fantôme pouvait être myope - ce qui expliquerait que celui-ci lise un ouvrage dont il ne devait plus subsister la moindre page -, Taliesin décida d'opter pour le plus simple et acquiesça.
-Très bien, messire. Je vais chercher le nécessaire.
Et il se dirigea vers les étages inférieurs, bien décidé à... retourner se coucher. Avec un peu de chance, le mage serait avant longtemps réabsorbé dans sa... lecture.

Le mage le laissa partir avec un sourire satisfait derrière ses grandes moustaches et Taliesin put se recoucher. Mais le barde n'eut pas le temps de s'endormir que le fantôme surgissait à côté de lui.
" Herbert, paresseux. Je pensais que vous alliez chercher le seau et le goupillon. Debout, petit galopin ! On n'est pas nourri et blanchi sans rendre service ! Ce n'est pas de ma faute si vous êtes incapable de comprendre les arcanes des sortilèges les plus simples. Mais il faut dire que ce n'est pas un poil que vous avez dans la main, c'est tout une touffe !"

Sentant que cela allait très vite devenir agaçant, Taliesin adopta néanmoins un ton extrêmement poli, extrêmement raisonnable.
-Messire, si vous voulez bien prendre la peine de regarderez par la fenêtre, vous constaterez qu'il fait nuit : admettez que ce n'est pas le moment idéal pour procéder à un nettoyage. Ensuite, si vous voulez bien m'examiner avec davantage d'attention, vous constaterez que je suis un elfe : or, ce n'était point le cas de votre assistant, je présume. Enfin, si vous regardez à côté de moi, vous verrez deux enfants endormis. Mes enfants, en l'occurence. Dès lors, vous comprendrez que ce que je vous ai expliqué tout à l'heure n'est que la pure vérité.

" Cessez un peu avec vos balivernes." répondit le fantôme.
Il prit une profonde inspiration.
" Vous avez bu, bien sûr, à nouveau. De l'alcool de framboise. Diantre, vous êtes irrécupérable, Herbert. Et ne me parlez pas d'enfants. Vous savez bien que j'ai horreur des enfants : toujours à mettre leurs sales petites pattes graisseuses sur mes parchemins et à essuyer leurs nez morveux dans mes robes. Evidemment, si Bertha n'en avait pas eu dix-huit, les choses seraient sans doute plus tolérables. Maintenant, soulevez votre fessier malingre et allez me récurer le fourneau. Illico presto, comme on dit à Evendum ! Et vous n'avez rien d'un elfe : vous avez toujours votre tarin en patate et vos oreilles en chou-fleur."

S'il n'avait eu à ce point envie de dormir, il aurait trouvé la situation cocasse...
-Bon, procédons autrement, répondit-il, toujours posément. Votre assistant ne savait pas lancer le moindre sort, n'est-ce pas ?

L'instant suivant, il incantait.

Taliesin --> Convocation de Monstres III

Sitôt la créature apparue, il l'envoya caracoler autour du fantôme.
-Vous le voyez ? Il s'agit d'un singe céleste, que j'ai fait venir grâce au sort connu sous le nom de Convocation de Monstres de Troisième Niveau. Pas le plus puissant des sorts, j'en conviens, mais je ne voulais pas, non plus, causer trop de désordre en votre demeure. Et à présent que vous êtes fixé... Pourriez-vous retourner lire, s'il vous plait ? Sinon, mes garçons vont se réveiller.
Ce ne serait pas plus mal qu'ils émergent, en réalité : ils auraient toutes les chances de faire fuir l'apparition.

Le fantôme resta silencieux une seconde, les yeux écarquillés, puis un large sourire fendit son visage.
" Herbert ! Petit cachotier ! C'est formidable ! Dans mes bras mon garçon."
Le fantôme l'étreignit, le laissant couvert d'une sorte de liquide transparent, collant, à l'odeur âcre.
" J'étais certain que vous finiriez par y arriver ! Bravo ! Magnifique, votre... heu... furet. Mais maintenant... le fourneau ?"

Il leva les yeux au ciel, s'abstint de lui dire de mettre ses binocles - il l'aurait mal pris.
-Un instant, s'il vous plait... J'ai autre chose à vous montrer.
Il se pencha sur celui de ses deux fils qui se trouvait le plus près de lui et le secoua doucement par l'épaule.
-Réveille-toi, nous avons de la visite. Ne t'en fais pas, il n'y a aucun danger.
Oui, le moment était venu de dégainer son arme fatale !

Mais l'enfant — c'était Victor — demeura tout à fait inerte sous sa main, bougeant mollement, profondément endormi. Il ne tenta même pas de repousser celui le dérangeait, ne maugréa pas, ne se retourna pas sous sa couverture. Il respirait, cependant, tranquillement, le visage détendu.
" Herbert, vous êtes l'être le plus paresseux de cette terre ! Je pensais que cette réussite vous donnerait un peu de tonus... et bien pas du tout. Vous êtes irrécupérable."
Et le fantôme remonta les escaliers.

Il faillit lui souhaiter bonne nuit mais s'abstint.
Non, il se recoucha plutôt, vaguement de mauvaise humeur.
Pourquoi les autres avaient-ils droit à un sommeil si profond qu'il était absolument impossible de les en tirer alors que lui-même devait "affronter" un fantôme ? Fantôme dont, bien évidemment, personne ne croirait à l'existence...
Soupirant, il s'efforça de retrouver le sommeil.
Que pouvait-il faire d'autre ?

Malheureusement pour le barde, la nuit n'était pas finie. Il n'eut d'ailleurs même pas l'opportunité de fermer l'oeil : le mage était de retour.
" Herbert, j'ai bien réfléchi, j'ai une proposition à vous faire. Vous me nettoyez ce fichu fourneau et en échange, je prends le temps de vous expliquer en détails le premier chapitre de Rythme et Cosmos. Ça vous va ?"

Adieu tout espoir de sommeil.
Bonjour toutes les railleries, demain, sur sa fatigue. Et sa prétendue histoire de fantômes.
Le tout pour apprendre quelque chose qu'il connaissait déjà, probablement, pour avoir lu l'ouvrage de Tim.
Ou qu'il aurait pu lire peinard dans son coin, dans les semaines ou les mois à venir.
Enfin, on pouvait toujours espérer un éclairage intéressant de la part du mage.
-Très bien, messire, dit-il d'un ton neutre.
Et de s'en aller désencrasser quelque chose qui ne brillerait probablement pas avant six mois d'intenses efforts.
For-mi-dable.

Le mage, ravi de son retournement, l'accompagna dans les hauteurs, jusqu'au laboratoire, où il commença à préparer des potions spectrales avec un attirail spectral et des ingrédients spectraux. Tout était translucide, luminescent et instable, plus ou moins positionné aux endroits où se trouvait le réel matériel. Mais le mage n'interagissait avec aucun objet réel.
De la même manière, il parut satisfait par le travail de Taliesin alors que celui-ci n'avait réussi à ôter qu'une infime partie de la suie qui recouvrait le fourneau en question. Il l'entraîna alors dans la bibliothèque, guilleret, et le fit asseoir.
S'ensuivit — sans doute à la grande surprise de Taliesin — un exposé d'une limpidité peu commune sur des concepts qu'il avait effectivement appréhendés dans l'ouvrage offert par Tim, mais qui lui parurent, après une heure de discussions — car le mage l'encouragea à poser ses questions — nettement plus clairs, plus abordables, presque à portée de main. Son professeur se montra ravi de sa vivacité d'esprit et de sa finesse d'analyse, l'encourageant à creuser davantage telle ou telle idée, un accord, une harmonie, une résonance. Le mage parlait, parlait, parlait, ouvrant des horizons imprévus au barde et puis...
L'aube vint et Taliesin se réveilla, un peu courbaturé, dans un vieux fauteuil poussiéreux de la bibliothèque. Le soleil perlait sur l'appui de fenêtre. La tour était silencieuse.

Il se sentit stupéfait et... oui, déçu.
Avec une impression de pas assez.
Il n'évait pas vu le temps passer et, pourtant... des heures s'étaient écoulées.
Admettant volontiers qu'il s'était trompé de bout en bout, remerciant mentalement le maître des lieux, se demandant même s'ils n'allaient pas passer une nuit de plus dans la tour, il regagna rapidement leur chambre improvisée pour coucher quelques idées sur le papier.

Baptiste s'éveilla peu après et parut tout à fait surpris de découvrir le barde déjà réveillé.
" J'ai fait un rêve bizarre, dit-il. J'étais... une corneille."
Il secoua la tête.
" Une corneille qui faisait de la musique."
Il sortit de ses draps.
" Tu écris quoi ?"

Il releva les yeux.
-Je prends des notes suite à ma conversation avec le fantôme du maître des lieux. J'ai essayé de vous réveiller, à un moment, parce qu'il me prenait pour son assistant et que vous auriez pu lui confirmer qu'il se trompait mais... rien à faire.
Il sourit.
-Tant mieux, quelque part. Nous avons parlé musique des sphères et... Son savoir m'a été incroyablement utile sur bien des points.

Baptiste ouvrit des yeux ronds.
" Tu as vu un fantôme, oh..."
Il grimaça.
" C'est à cause du capharnaüm qu'on a mis dans la bibliothèque ? Il n'était pas trop fâché ?"

Son sourire s'élargit.
-Il n'a rien remarqué. Rien de rien. Tellement rien, même, qu'il ne m'a jamais cru alors que je ne cessais de répéter qu'il se méprenais sur mon identité : il me décrivait même... comme si c'était son assistant qu'il voyait. Et les objets qu'il manipulait étaient spectraux, eux aussi : il n’interagissait avec rien de réel. Enfin si, une fois, il a interragi avec moi.
Il désigna sa tunique.
-Il m'a serré dans ses bras quand j'ai lancé un sortilège devant lui. C'était pour lui prouver que je n'étais pas son asistant, lequel était incapable de mener une incantation à bien. Mais il a pensé... qu'il avait enfin réussi.
Il sourit de plus belle.
-Tu veux récupérer un peu de cette substance ? Je pense qe c'est de l'ectoplasme.

Baptiste acquiesça.
" Oui, oui, bien sûr... Misère, c'est fou cette histoire. Dommage que je ne me suis pas réveillé, j'aurais bien aimé le voir. Mais bon... C'était le destin, s'il a pu t'expliquer des choses en rapport avec ce que tu étudies !"
Il avait sauté sur ses pieds.
" Tu lui as demandé son nom ?"

Il secoua la tête.
-Non, mais si je l'avais fait, il m'aurait sans doute répondu que je le connaissais parfaitement, puisqu'il me prenait pour son assistant... En revanche, je sais que ce dernier s'appelait Herbert, et le mage a également parlé d'une certaine Bertha qui a eu dix-huit enfants. Cela nous fait deux pistes...

" Tu as quand même trop de chance." répéta Baptiste.
Cordélia surgit alors du rez de chaussée, le hamac replié sur l'épaule, déjà prête.
" Quoi ? Baptiste ?! Le petit déjeuner n'est pas prêt ? s'offusqua-t-elle pour rire.
— Garde-moi de l'ectoplasme !" dit le gamin en détalant vers les hauteurs.
La jeune femme se tourna vers le barde.
" J'ai fait un rêve bizarre... J'étais... Une sorte d'oiseau, je crois. Qui chantait. Mais qui n'aurait pas dû chanter."
Elle haussa les épaules.
" Mais j'ai grand faim !"

-Et donc, tu exploites mon fils alors qu'il est à peine réveillé et qu'il déteste cuisiner...
Il sourit.
-En tout cas, cette tour semble propice aux étranges rêves animaliers : Baptiste en a fait un, lui aussi, et je mettrais ma main à couper que ce sera également le cas de Victor. Toutefois... Elle ne manque pas non plus de surprises pour ceux qui demeurent éveillés.

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...