La Couronne de Cuivre

Mais s'ils virent beaucoup de silhouettes ça et là, dans les prés ou les champs, près de la rivière, personne ne s'approcha réellement d'eux et ils entrèrent dans le couvert du bois sans avoir fait de rencontres. C'était un morceau de forêt qui était manifestement exploité par les hommes depuis longtemps. Le sous-bois était aéré, les arbres nombreux mais pas trop serrés, il y avait des souches et un certain nombre de stères de bois alignés à l'orée. Ils suivirent un chemin pendant un certain temps, où des traces de sabots dans la boue et des ornières leur indiquèrent que chariots et boeufs y étaient venus récemment. Mais au bon d'une dizaine de minutes, ils quittèrent le sentier et Yann les guida dans une partie plus dense du bois, plus vers le nord, encore dans la cuvette. Le versant de la colline, non loin, paraissait terriblement escarpé.
" Il n'y a pas de chemin de l'abbaye à ici, dit-il pour répondre à une question de Baptiste. Et les clercs n'exploitent pas le bois eux-mêmes : ils reçoivent une part des récoltes et de tout le reste en échange des bénédictions, des soins aux animaux et aux gens... Toute la vallée fonctionne sur le troc. L'argent n'arrive que par l'extérieur..."
Il les fit traverser un ruisseau, puis descendre dans une petite ravine, enfin ils débouchèrent dans une clairière de taille modeste. Dans un coin, à moitié caché par les arbres, se trouvaient les vestiges d'un bâtiment ancien.

Sans remettre en cause un seul instant les dires de Tim, il se demandait comment de tels vestiges avaient pu rester ignorés si longtemps dans un bois de taille somme totue modeste et surtout situé dans un secteur si fréquenté... Peut-être personne ne s'y était-il intéressé avant Yann, simplement ?
-Comment avez-vous découvert ces ruines ? s'enquit-il.

" En cherchant des truffes, répondit-il. J'ai un porc, Wilbur, c'est le meilleur de la région. D'habitude, je viens pas trop dans ce secteur, mais un copain de Champsdor m'a dit qu'autrefois, son grand-père en trouvait par ici, alors je me suis dit... pourquoi pas ! C'était cet hiver, en saison. J'en ai pas trouvé beaucoup. Je crois qu'on a abattu les gros tilleuls et les charmes sous lesquels elles poussaient... Mais j'ai trouvé la ruine. Après... J'ai un cousin à Eredhun, dans le commerce, évidemment, et il m'avait déjà dit que certains érudits du coin s'intéressaient aux ruines elfiques, alors voilà..."

-Et c'est ainsi que votre mère a pris contact avec Tim ?
Il reporta son regard sur les ruines.
-Vous avez fait une belle découverte, en tout cas. Et sachez bien que quoi que je trouve ici, je ne passerai pas sous silence à qui je le dois.

Yann rit.
" Bah, vous savez, c'est juste pour rendre service. Je n'en attends rien du tout. Enfin si... J'espère juste que je ne vous ai pas donné de faux espoirs, et à Maître Timothée. C'est peut-être juste une vieille cabane de chasse, après tout. Moi je n'y connais rien. Mais Maître Timothée disait que la pierre..."
Il s'approcha de la ruine, souleva le lierre d'une main, révélant une roche blanc-bleutée, translucide.
" ... elle était tout à fait particulière... qu'on n'en trouvait aucune carrière dans les environs, qu'elle avait été vraisemblablement extraite dans les montagnes du sud de l'île... alors que c'était en soi un signe que ce n'était pas n'importe quoi."
Pendant qu'ils bavardaient, les enfants avaient déjà pris le maquis, de leur côté...

-Les gars, revenez ! On a du pain sur la planche et il vaut mieux s'y mettre sans tarder !
Il prononça la phrase en commun et en sylvestre : il ne voulait pas forcer Titus à travailler mais qui sait si ses pouvoirs ne pourraient leur être utiles ?
-Effectivement, cette pierre est particulière, reprit-il à l'intention de Yann. Mais honnêtement, même s'il ne s'agissait que d'une cabane de chasse, je ne regretterais pas de m'être déplacé : je pense que j'avais besoin de reprendre la route, de renouer un peu avec mon passé itinérant. Les découvertes et les rencontres passées, actuelles et à venir valent à elles seules le détour.

" Quand on a ça dans le sang, j'imagine que c'est difficile de guérir." dit le porcher avec un sourire.
Victor, Baptiste et Titus émergèrent du sous-bois et, sous les directives de Yann, revêtirent des gants de travail. Le faune se montra cependant tout à fait réticent à saisir cisailles ou couteau et s'éloigna en secouant la tête. Il s'approcha par contre de la ruine, curieux, et murmura quelques mots dans sa langue obscure. Quelques secondes plus tard, un cortège d'araignées, de cloportes et d'autres cancrelats divers s'éloigna en crapahutant de la ruine pour s'enfoncer dans la forêt.
" Aaaargh ! Trop dégueu !" s'exclama Victor avec une grimace.
Baptiste semblait tout aussi dégoûté.

Il éclata de rire.
-Messieurs les citadins, je vous présente... la nature, la vraie !
Il retrouva un semblant de sérieux.
-Mais vous pouvez dire un grand merci à Titus : en incitant ces petites créatures à se trouver une autre résidence, il nous évite de les avoir dans les pattes.
Enfin, il se tourna vers le faune.
-Désolé, je n'avais pas pensé que nous dérangerions tant d'êtres en procédant aux fouilles : tu as très bien fait de les mettre à l'abri. Nous allons cependant devoir enlever un certain nombre de plantes pour dégager les lieux... A moins que tu ne puisses les amener à, je ne sais pas, se contracter pour qu'elles nous gênent moins ? Sinon, rien ne t'oblige à assister à ce que nous allons fair : tu peux très bien te promener aux alentours, du moment que tu restes à portée de voix, ce qui me rassurera. Et quoi qu'il en soit, sois assuré que nous ne toucherons pas aux arbres.

" Je n'ai pas de lien avec les plantes, dit-il un peu penaud. Seulement avec les petits animaux..."
Il haussa les épaules.
" Je sais bien que les humains n'aiment pas les insectes. C'est pratique, parfois."

-J'imagine, oui !
Il faillit lui rappeler que, lors de leur première rencontre, il avait eu un certain contrôle sur les buissons mais préféra s'abstenir, par crainte de le mettre mal à l'aise.
-En tout cas, sens-toi libre d'agir à ta guise, Titus. Je tiens à ce que tu te sentes bien et ma seule consigne... C'est de ne pas trop t'éloigner.

" Je vais cueillir des fruits que j'aime bien mais que les humains ne peuvent pas manger." dit-il.
Puis il s'éloigna en sautillant sur ses petits sabots fendus. Victor le regarda détaler avec envie.
" Moi aussi je veux aller sauter dans les bois ! Pourquoi je dois couper des plantes ? C'est pas juste !"

-Tu sais, j'aurais bien demandé à Titus de nous aider mais... c'est un être des bois : arracher des plantes, ça irait contre sa nature.
Il lui tapa sur l'épaule.
-Allez, courage ! Plus tôt on aura commencé, plus tôt on en aura fini, plus tôt tu pourras aller sauter dans la brousaille, toi aussi.

" Un être des bois, gnagnagna. Moi je suis un être des villes, pas du lierre et des ronces !"
Baptiste s'était approché de la ruine avec une cisaille et semblait n'avoir aucune idée de par où commencer.
" Je peux grimper au-dessus pour couper les plantes du haut ?"

-Attends : il faut d'abord que nous ayons une vue d'ensemble des lieux, que nous déterminions ce que nous allons enlever et ce que nous allons laisser... En plus, c'est sans doute mieux de ne pas tout dégager, sans quoi ses ruines deviendront beaucoup moins discrètes...
Il se tourna vers Yann.
-Je ne sais si vous aviez prévu de rester ou de rentrer chez vous... Vous êtes évidemment le bienvenu, et plutôt deux fois qu'une, mais je ne voudrais pas que vous preniez du retard dans vos autres activités à cause de nous...

" Je comptais vous aider aujourd'hui... enfin, jusqu'en début d'après-midi... Pour les jours suivants, c'est bien si vous arrivez à mémoriser le trajet. Ce n'est pas très difficile, vous l'avez vu."
La ruine était rectangulaire, haute d'environ trois toises en son point culminant, mais un des murs courts avait complètement disparu et un des longs n'était plus que fragmentaire. Les deux autres murs étaient en meilleur état mais pour l'heure invisibles sous le couvert végétal. Il ne semblait pas y avoir eu d'étage, ni de caves, mais on devinait plusieurs alcôves, et une sorte de palier. Il était cependant difficile de juger de ce qui se cachait sous le lierre, la mousse, les ronces et le chèvrefeuille.

Il proposa de commencer à désherber l'intérieur du bâtiment, ce qui ne le rendrait en rien plus visible du dehors. Par ailleurs, spontanément, c'est là qu'il estimait avoir le plus de chances de trouver quelque chose d'intéressants. Pour les faces extérieures... Il attendrait d'avoir regardé, dans les livres et les notes dont il disposait, si les dégager était utile.
Il resta également ouvert aux conseils de Yann, qui aurait peut-être une meilleure idée que lui sur la manière de mener à bien l'opération.

Mais il était bien clair que s'il y avait un chef sur le chantier, c'était le barde ! Yann n'avait aucune suggestion et ils commencèrent donc par l'intérieur. Il fut très vite clair qu'avant même d'atteindre les murs, il leur faudrait faucher l'herbe et arracher les ronces et buissons qui s'étaient établis à l'intérieur. Les gants n'étaient pas un luxe, vu le nombre d'épines qui en hérissaient les tiges. Heureusement, Yann avait prévu du matériel de toute sorte, et ils commencèrent finalement par déblayer les lieux à la hache, la faucille et la bêche, remisant les outils plus fins pour plus tard. A midi, ils avaient bien progressé, à la fois sur le terrain mais aussi en compétence, mais ils étaient absolument recrus, surtout les deux enfants. Yann était le seul d'entre eux manifestement rompu à ce type de travaux et il semblait n'avoir souffert en rien de ces premières heures de labeur.

-C'est l'heure du casse-croûte ! annonça-t-il en s'épongeant le front d'un revers de manche.
Il était recru mais espérait que manger et souffler une petite heure le remettrait d'attaque. Quant aux garçons, il les laisserait probablement jouer un moment : ils l'avaient bien mérité, après tout...

Mona avait été généreuse et ils mangèrent à leur faim. Il y avait aussi du jus de framboise, un cidre pétillant, de l'eau à profusion. Titus les rejoignit mais se contenta de ce qu'il avait ramassé lui-même dans le sous-bois. Après le repas, Baptiste s'étendit dans l'herbe pour faire la sieste. Victor, par contre, suivit le faune dans les taillis, bien décidé à exploiter la pause à son avantage.
" Ah, on se sent vivre, dit Yann. En hiver, ça aurait été plus simple... Au printemps, la Vallée explose de vie... C'est le pire moment pour ce genre de travaux."

-Je vois ça... Mais le côté positif, c'est que cela constitue pour nous un excellent entraînement pour les moissons à venir. Il n'empêche, je suis désolé que vous ayez un tel surcroit de travail à cause de nous...
Il n'avait pas manqué de demander aux garçons de rester aux alentours : il n'avait vraiment pas envie de devoir leur courir après par tout le bois...

" Oh, en fait, ça me change, franchement... Les cochons peuvent rester à la maison : la prairie est suffisamment grande et la porcherie aussi. Finalement, mes journées sont assez mollassonnes... Bon, faut garder le rythme des bêtes, mais c'est surtout dans les guibolles... Ici, ça me donne l'occasion de faire autre chose."
Il sourit.
" Non, c'était avec plaisir. Je suis juste un peu effaré de voir le boulot qu'il y a... Si vous voulez, je peux essayer de nous trouver un peu de main d'oeuvre au village. Y'a des gars dont c'est pas la saison, en ce moment..."

-C'est sûr qu'un peu d'aide ne serait pas malvenue... Malheureusement, j'ai peur qu'en recrutant, la nouvelle de nos activités ne se répandent très rapidement, parviennent jusqu'aux oreilles des clercs et attire beaucoup de curieux ici. Alors sans doute vaut-il mieux continuer à garder le secret. Mais peut-êetre notre amie Cordélia acceptera-t-elle de nous donner un coup de main. Et puis, je vais réfléchir à la possibilité de convoquer quelques créatures magiques susceptibles de venir à bout de ces plantes...

" Ah, c'est sûr que je n'avais pas pensé à ce type d'aide-là..." dit Yann avec le sourire.
Il s'étira.
" Mais moi je vais devoir vous laisser bientôt. La porcherie a besoin d'être nettoyée et maman, toute seule, c'est un peu rude pour elle. Puis elle m'a dit qu'elle voulait vous faire du cochon de lait... Il va falloir... vous savez..."
Il passa le doigt sur sa gorge d'un geste sans équivoque. Baptiste semblait endormi, cela dit.
" Pour rentrer, c'est simple... la mule vous guidera. Elle connait le chemin, il suffit de lui donner une petite tape sur la croupe et de suivre."

-Très bien. De toute façon, je pense que je me repérerai sans problème une fois sur le sentier. Et puis, ça n'est pas une mauvaise chose que nous fassions le retour seuls : nous aurons moins de mal à reprendre le bon itinéraire, demain.
Il marqua une pause.
-Hum, à votre avis... Est-ce qu'un blaireau serait susceptible de faire du bon travail, avec ces plantes ?

" Un blaireau ? Heu... Vous n'avez pas plutôt une chèvre à disposition ?"
Son regard s'éclaira.
" Une chèvre ! Voilà une idée ! Demain, nous emprunterons des chèvres à un voisin... Elles vont vous bouffer tout ça en moins de temps qu'il ne faut pour le dire ! Ah zut... J'aurais dû y penser tout de suite..."

-C'est une excellente idée. J'espère juste que je saurais les faire obéir... Et il faudra trouver un prétexte pour que votre voisin ne trouve pas ça louche.
Il sourit.
-En tout cas, merci mille fois pour votre aide, Yann, c'est vraiment très gentil à vous.
Il hésita.
-Et que diriez-vous si nous nous tutoyions ? Cela serait quand même moins protocolaire.

Le jeune homme grimaça.
" Je veux bien essayer mais je ne garantis pas d'y arriver tout de suite. Vous êtes... tu es... quand même... drôlement impressionnant. Sympathique, mais impressionnant."
Il eut un sourire gêné.
" Hum. Je vais y aller. Je m'arrangerai pour les chèvres, ne t'en fais pas. Je dois un service à Federico, le chevrier, depuis qu'il m'a débouché mes latrines... Bref, ça va passer discrètement."

-D'accord.
Il se leva, décidé à se remettre à l'ouvrage sitôt le jeune homme parti.
-Bon courage pour ton travail, Yann. Je te dis à ce soir.

Et cette fois, le porcher s'en fut, retraversant les buissons pour gagner le couvert de la forêt. Son pas décrut sur les feuilles mortes puis s'éteignit. Baptiste dormait toujours, tranquille, et Taliesin entendit, plus loin dans le bois, les rires et les cris des deux autres enfants. La ruine était toujours dissimulée sous son mur de verdure : seuls les tas d'herbes et de ronces qu'ils avaient empilés à l'extérieur témoignaient de leur éreintant labeur de la matinée.

Il se remit au travail avec énergie : la pause lui avait fait du bien.
Il espérait que Baptiste se réveillerait de lui-même, que Victor reviendrait de son propre chef.
Mais s'ils ne le faisaient pas... Il les appellerait.
D'ici une demi-heure, disons.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile