La Couronne de Cuivre

L'aubergiste parut grandement soulagée par ces quelques informations. Mais elle n'insista pas pour en savoir plus.
" Je vais éviter de vous faire raconter deux fois, expliqua-t-elle en mettant rapidement le couvert. Martin voudra sûrement descendre prendre une gnôle avec vous. Vous nous direz à ce moment-là... Prenez le temps de manger avant."
Elle disparut juste quelques instants dans la cuisine, pour revenir avec un ragoût fumant dont elle leur servit à chacun deux bonnes louches.
" On a besoin de louer deux bonnes montures, glissa Bruno avant qu'elle ne s'esquive pour aller chercher son époux. Justin est là ? Ou son apprenti ?
- Non, je crois qu'ils sont tous à Mûrols...
- Ah. Mince..."

Ha mince... Il fallait s’y attendre. Ne pas pouvoir louer de chevaux était ennuyeux, pour dire le moins, car ce qui pouvait les tuer, c’était le temps, le temps qui s’écoulait inexorablement. Kmir se tourna vers Bruno.
« On peut, peut-être, emprunter des montures sans l’aval de ses personnes. Elles comprendront, des vies sont en jeu, et puis nous paieront à terme, en plus de rendre les bêtes. »
Que de précautions ! Si le gnome avait été seul, il n’aurait rien demandé à personne et aurait juste volé un cheval. Quoi que pas forcément, il connaissait bien le genre de désagrément que cela pouvait causer.

Bruno grimaça.
" Il ne va pas aimer du tout qu'on se serve sans son aval. Et puis, il peut avoir prévu de les louer à quelqu'un d'autre dans les jours à venir et se trouver coincé...
- Bah, il vous fera payer double pour dédommager, c'est tout !, répliqua sa demi-soeur.
- Il va râler que j'ai sali sa réputation, son honneur, que plus personne ne voudra se servir chez lui.... tu le connais, Odette...
- Justement, tout le monde ici le connaît, ce n'est pas une petite défaillance qui va ruiner son commerce.
- D'accord, d'accord, je m'incline... De toute façon, on n'a pas vraiment le choix. Par contre tu iras le voir demain pour payer, de notre part... et lui amener la mule de Monsieur Longpioche ?
- J'irai," répliqua l'aubergiste.
Et elle s'esquiva vers l'étage.

Oui, payer double. Tout à fait. Bruno devait avoir assez, n’est-ce pas ? Ho, certes, s’il venait un moment où Kmir devait se délester de quelques pièces pour la bonne cause, il le ferait, sa propre vie était en jeu quand même, néanmoins il se garda bien de mettre en évidence sa bourse.
Soucieux, il se mit à manger. Sous peu, il se proposerait pour décrire en détail le fruit de leurs découvertes et la piste qu’ils suivaient. Il espérait juste, parce qu’au fond ce n’était pas un mauvais gars, que l’état du beau-frère de Monsieur Desplaces ne se soit pas trop dégradé.

Martin Laplagne les rejoignit une quinzaine de minutes plus tard, son épouse sur les talons. Elle sortit d'un placard trois petits verres et une bouteille d'un liquide transparent probablement fortement alcoolisé.
" Ah, voilà la mirabelle, fit remarquer Bruno. Alors, comment te sens-tu ?
- Toujours raide", répondit l'aubergiste avec une grimace, en les rejoignant lentement, d'un pas las.
Il avait le teint toujours aussi gris, sa démarche était raide et son dos voûté. Son état ne semblait pas vraiment s'être détérioré depuis qu'ils l'avaient vu l'avant-veille, cependant.
"Odette dit que vous avez peut-être trouvé une piste ?", questionna-t-il, plein d'espoir, tandis qu'elle leur versait chacun un verre

« Oui, Monsieur Laplagne, nous savons ce qui se passe et nous avons une piste pour régler le problème. Nous sommes, je peux dire nous car me voilà concerné, sous le coup d’une malédiction divine. Les ruines à l’origine de tout ceci cachent un temple dédié à Vhaeraun, un dieu drow. Son temple a été profané, voilà de ça longtemps. Tous ceux qui touchent les artéfacts qui ornaient jadis la statue de Vhaeraun sont maudits. »
Kmir vida un peu du breuvage qui venait d’être amené, puis il poursuivit de son ton détaché :
« Pour lever la malédiction, il faut retrouver les artéfacts et les remettre sur la statue. Je ne peux pas garantir que ça marchera, nous avons à faire à un dieu malfaisant, mais c’est notre meilleure piste et probablement la seule qui puisse être à notre porter. Sinon, il faudrait l’intervention direct d’un autre dieu, et ce genre de choses n’arrivent pas souvent. La bonne nouvelle, c’est que nous devrions pouvoir réunir les objets. »

" L'intervention directe d'un dieu..."
Martin Laplagne grimaça.
" Misère... On n'a aucune chance que ça arrive... Faut vraiment espérer qu'on s'en sorte avec vos histoires de morceaux de statue...
- Les morceaux manquant sont à Luménis, compléta Bruno. On v y aller aussi vite que possible...
- Ca va quand même prendre... plus d'une veille, de faire l'aller-retour, s'exclama Odette. Tu crois que tu vas tenir ?, ajouta-t-elle en se tournant vers son époux.
- Faudra bien", répliqua celui-ci d'un ton morne.

« Peut-être que ça sera plus rapide. Si nous obtenons l’aide de magiciens, leurs sortilèges nous épargneront peut-être du temps de trajet. Sinon, je peux vous répéter ce que j’ai dit à Bruno. Les pétrifications ordinaires ne sont pas mortelles. Du moment que la statue n’est pas brisée, il reste possible de rendre à la victime son aspect originel. Il est donc permis de penser que si nous parvenons à lever la malédiction, nous pourrions vous tirer d’affaire quand bien même vous seriez changé en pierre. Après, je ne peux rien assurer. Je ne suis pas spécialiste des malédictions, encore moins des malédictions divines. »

" Il faut donc... garder... la statue intacte", répéta Odette, comme si elle voulait être certaine d'avoir bien compris.
Elle et son mari échangèrent une grimace.
" Bon... Je m'en souviendrai, conclut-elle avec un soupir. J'espère qu'on n'en arrivera pas là... et que des mages pourront vous faire gagner du temps...
- Et si ce n'est pas fait... vous devriez expliquer aux garçons ce qui se passe, intervint Bruno.
- Ah, les garçons... Justement, ils nous ont trouvé un clerc, qui va venir demain, se souvint subitement Martin. Que doit-on lui dire, à ce clerc ?"

« Exactement ce qu’on vient de vous dire. J’espère que ses pouvoirs pourront venir à bout de la malédiction, mais j’ai un sérieux doute. Quand bien même n’arriverait-il à rien, l’informer de la situation nous aidera. »
Kmir devint pensif, puis se tourna vers Bruno.
« Dites-leur ce que vous a répondu l’esprit qu’on a croisé quand vous l’avez questionné. »
Si des clercs venaient à être informés de cette histoire, autant qu’ils soient rassurés sur le fait que personne ne cherche à raviver un lieu de culte maléfique.

Bruno fronça les sourcils.
" Je ne vois pas... je ne l'ai pas spécialement interrogé... Ah, si, effectivement."
Se tournant vers sa soeur.
" L'esprit a dit que le temples est... mort... de toute façon. On peut réparer la statue, ça ne va pas rétablir le culte de ce dieu drow pour autant, ça va juste lever le maléfice. Bon, c'est ce qu'il a dit... Mais je ne sais pas si le clerc va accepter de le croire. Donc par sécurité, ne lui dites surtout pas où se trouve le temple. On sait jamais, des fois qu'il ait des envies de s'assurer de sa destruction... ça nous ôterait toute chance de nous guérir."
Il se tourna vers Kmir.
" Une fois qu'on aura réparé cette statue... vous croyez qu'on court un risque à détruire entièrement ce temple ?"

« Peut-être, je ne m’y risquerai pas pour ma part. En revanche, informer des gens qui pourraient le détruire à notre place, ça, ça doit pouvoir se faire. »
Kmir s’en retourna à son assiette, ainsi qu’à son verre. Il lui semblait que tout avait été dit et il n’avait qu’une hâte, reprendre la route. Depuis qu’il était lui-même concerné, la malédiction était devenu une absolue priorité. Sa vie n’avait pas de prix. Tout cupide qu’il soit, il restait un svirfnebelin, la préservation était dans ses gêne.

Bruno devait partager son impatience, ou tout au moins la deviner. Il ne tarda guère à donner le signal du départ, se levant de table. Il remercia bien évidemment leurs hôtes pour le repas, et se tourna vers Kmir.
" On va passer se choisir deux montures, c'est juste à côté... On ira ensuite récupérer votre mule. Odette se chargera de l'amener à Justin ce soir... et lui expliquera l'emprunt, aussi."
Les chevaux se trouvaient dans un pré, invisible depuis la route mais à quelques minutes à pied seulement. Il n'y avait que quatre montures, dont l'une visiblement âgée, aussi le choix fut-il vite fait. Kmir se retrouva à chevaucher un hongre noir à crinière brune, relativement court sur pattes, mais que Bruno savait être très endurant et surtout très placide. Lui-même prit la plus grande des montures : une jument tachetée qui ne payait pas de mine, au caractère plus difficile mais qu'il maîtrisa sans peine. Il les équipa de tout le harnachement nécessaire, fontes comprises.
" Votre cheval suivra le mien sans que vous ayez besoin de le diriger, expliqua-t-il. C'est le plus simple pour vous. Et je tiens l'âne par la longe... Direction la maison ! J'ai quelques bagages supplémentaires à récupérer là-bas. De votre côté, prenez bien dans votre charrette tout ce dont vous pourriez avoir besoin dans la veille à venir..."

Kmir hocha la têt.
Il lui fallut un peu batailler pour grimper sur ce cheval bien trop grand pour lui. Ses pieds ne touchaient pas les étriers, s’il devait le diriger ce ne serait qu’à la bride. Mais il s’en accommoderait. Le voyage vers la maison de Desplaces serait l’occasion de se rôder. Sans rien sur le dos, ou le moins possible, les fontes pouvant être mise à contribution, il n’aurait aucun mal à sauter à terre en cas de souci.
Sur sa charrette, il n’avait rien à prendre. Tout était dans son sac. Il savait voyager léger.

Il leur fallut une petite demi-heure pour rejoindre le minuscule hameau où vivait Bruno, et autant pour que celui-ci récupère quelques bagages supplémentaires -provisions, petit matériel, mais aussi les parchemins et menus objets qu'il avait récupérés dans la ruine. Il demanda l'aide de Kmir pour défaire le harnachement de l'âne, et transféra leurs bagages dans les fontes de leurs montures. Puis il laissa l'âne en autonomie, dans un pré au fond duquel coulait une rivière. Il aurait volontiers laissé la mule de Kmir en liberté elle aussi, mais il craignait qu'elle ne fugue, n'étant pas habituée à ce genre de traitement. Il était préférable de la laisser aux bons soins du maréchal-ferrant -ou peut-être, aussi, en gage de leur retour prochain.
Il leur fallut, encore, le temps de revenir à l'auberge en traînant la mule derrière eux, puis de donner quelques recommandations à Martin. Deux heures s'étaient ainsi écoulées, augmentant l'impatience de Kmir. La bonne nouvelle était qu'il n'avait aucune peine à se maintenir en selle sur sa nouvelle monture, décidément très calme. Il apprit que le hongre s'appelait, par contraste avec son tempérament, Tempête.

Ils se mirent finalement en route en milieu d'après-midi, d'un pas relativement soutenu.
" Vu l'heure, il est probable que nous dînions ce soir à Murols, remarqua Bruno. Sauf si nous décidons de passer tout de suite au galop, mais je pense qu'il faut d'abord attendre que vous ayez une meilleure tenue sur selle, sans vouloir vous vexer. Il est aussi fort possible nous croisions mes neveux, et surtout le maréchal-ferrant, en chemin. Ça me fera l'occasion de lui expliquer. Enfin, sauf si vous préférez qu'on l'évite... je connais des chemins de traverse, mais c'est plus long. "

« Dans l’absolu, il serait plus courtois de croiser le maréchal-ferrant, mais vous connaissez mieux cette personne que moi. De ce que j’ai entendu, il semble un peu râleur. Or, non content d’avoir emprunté des montures sans sa permission, je suis svirfnebelin, un argument qui amené de manière inopportune peut engendrer des situations pour le moins délétères. Certes, vos neveux me connaissent, le plus jeune semblait m’apprécier. Le plus vieux... Je serais d’avis de prendre des chemins détourner. Il ce pourrait au final qu’on gagne beaucoup de temps. »
Le temps, toujours lui. Kmir n’était pas tant pressé que ça, il avait sans doute plusieurs veilles devant lui avant qu’il ne se change en or au point d’être paralysé, mais plus vite ce serait réglé, mieux ce serait. Après tous, Martin, lui, ne tiendrait pas très longtemps.
Non, vraiment, mieux valait éviter les ennuis.

Bruno hocha la tête.
" Comme vous voulez. J'espère juste que ma sœur ne s'inquiétera pas du fait que nous ne les ayons pas croisés, mais après tout, il y a tout un tas de raison qui pourraient expliquer qu'on ait quitté la route un moment. Pour remplir les gourdes par exemple. Mais donc, on prendra à gauche à la prochain bifurcation. Il y a tout un réseau de petits chemins de terre entre la route et la mer. Il suffit de s'éloigner un peu et de garder ensuite le cap au nord."
La route était à cette heure-ci complètement déserte, dans un sens comme dans l'autre. Leur détour par des chemins de traverse amena un tout petit peu plus d'animation. On apercevait quelques paysans en train de travailler aux champs, quelques bergers gardant leurs troupeaux, mais la campagne était anormalement calme. A cause de cette fameuse fête des murillons certainement. On leva la tête à leur passage, certains reconnurent la haute stature de Bruno et le saluèrent d'un signe de la main, mais personne ne s'inquiéta de l'identité de Kmir. Peut-être le prenait-on, de loin, pour l'un de ses neveux, même si la carrure n'était pas la même.

L'atmosphère changea lorsque le soleil commença à décliner à l'horizon. La campagne se peupla de petits groupes à pieds, à cheval, de quelques attelages, bavardant gaiement, parfois d'une voix forte trahissant l'excitation due à l'alcool. La ville était maintenant toute proche, d'après Bruno : ils y seraient dans une bonne demi-heure. La plupart des voyageurs cheminaient sur la route dont ils devinaient le tracé sur leur droite, mais quelques autres prenaient, comme eux, les petits chemins.
" Hey, mais c'est l'Bruno des Combes-Rouges, s'exclama soudain une voix en face d'eux. Tu te trompes de sens, vieux, la fête est finie !"
Des rires saluèrent cette remarque. Ils avaient en face d'eux un groupe d'une demi-douzaine de personnes, à cheval comme eux, dont ils avaient entendu les éclats de voix bien avant de les voir.
- Je ne vais pas à la fête, je fais mon boulot de guide, répliqua Bruno d'un ton calme.
- Et depuis quand t'as un ch'val, toi ?, s'étonna une autre voix.
- C'est les chevaux de Justin, je les reconnais, répondit le premier.
- Ah oui, t'as raison ! Mais on l'a croisé à Murols, Justin, il nous a pas dit qu'il avait prêté sa jument ! On a rendez-vous après-demain pour une monte, avec mon étalon...
- Et bien... après-demain, c'est pas ce soir, ni demain, fit remarquer Bruno d'un ton un peu hésitant.
- T'as intérêt à la ramener dans les temps, je vais pas faire trois lieues pour rien !
- Et c'est qui, le jeune homme que tu guides ?, s'étonna un troisième, lorgnant en direction de Kmir, qui était encore à demi dissimulé derrière Bruno.

« Un voyageur pressé », répondit placidement Kmir.
Il ne manœuvra pas sa monture pour arriver au niveau de Bruno. Il ne retira pas son capuchon. Il resta au contraire bien tranquillement là où il était.
« N’ayez crainte, ni vous, ni Justin, n’aura à souffrir de désagrément du fait de mes affaires », assura-t-il, en adoptant ses manières de marchand.
Il n’ajouta rien de plus. Il fallait espérer que cette rencontre en resterait là. Il en doutait un peu, ils allaient se croiser, il attirerait probablement un regard assez appuyer pour qu’on devine son apparence exotique. Mais sait-on jamais, avec de la chance...

Les regards étaient effectivement tournés vers lui, leur curiosité attisée par sa petite taille sans doute. Et leurs interlocuteurs approchaient d'instant en instant.
" C'est un gnome...", précisa Bruno, d'un ton hésitant.
Il arriva à la hauteur du cavalier de tête, puis le croisa, et Kmir, avançant à la suite, parvint à son tour à la hauteur de l'homme. Celui-ci le dominait largement, d'autant qu'il était monté sur un cheval de grande taille. Il n'était donc guère en position de distinguer ce qu'il y avait sous la capuche. Il en allait de même du second cavalier.
Le troisième, en revanche, monté sur une sorte de grand poney, avait le regard à la hauteur idéale pour percer la pénombre de la capuche.
" C'est un peu bizarre de porter un capuchon en plein été, remarqua-t-il d'ailleurs tout en s'avançant. Et... je n'ai jamais vu un gnome avec cette couleur de peau... et chauve...
- Tu n'as jamais vu de gnome tout court, je parie, rétorqua l'un de ses compagnons en riant.
- Si, deux fois. Il ne leur ressemble pas du tout...

« Je subodore que vous avez vu des gnomes des roches, répondit Kmir avec sa tranquille amabilité. Ce sont les plus communs. Je ne suis pas de ceux-là, voilà tout. »
Il ne jugea pas opportun d’en dire d’avantage. La situation n’était pas idéale pour aborder des questions telle que l’Outreterre. Après, cela n’était pas non plus l’exact contraire. Comme toujours, lorsqu’il pouvait parler, même juste un peu, avant d’être vu, cela changeait vraiment la donne.
Il continuait sa route comme si de rien n’était. Il n’avait rien fait pour se montrer, mais ne faisait pas non plus d’effort pour se cacher ou éviter de regarder. Le calme était un atout relationnel.

" Ah..." répondit simplement l'homme.
Ils le regardaient d'un œil interrogateur, un peu méfiant. Mais aucun ne sembla vouloir l'interroger davantage. Peut-être que la présence de Bruno à ses côtés suffisait à les tranquilliser.
Ils croisèrent le reste du petit groupe sans encombre, même si plusieurs regards cherchèrent à distinguer ses traits avec curiosité.
" N'oubliez pas d'être de retour d'ici après-demain, il faut que la jument soit prête", grogna celui qui avait affaire avec le maréchal-ferrant, en se tournant à demi sur sa selle.
Kmir vit, de dos, les oreilles de Bruno virer au rose très soutenu. Le rôdeur ne répondit rien.

« N’ayez crainte. Bonne journée messieurs ! » répondit avec cette même amabilité tranquille Kmir.
Il adressa au groupe un geste minimal mais suffisant pour que soit respecté les convenances d’un échange poli entre personnes civilisées.
Il risquait d’y avoir des déçus après-demain. En même temps, quelle importance ? Le gnome se fichait de ces gens et Bruno aurait le soutiens du couple d’aubergistes. Si la malédiction était levée, sa notoriété s’en verrait peut-être même renforcé. Non, vraiment... pas de quoi s’en faire.
Et le voyage pouvait se poursuivre, jusqu’à sa première étape.

Bruno resta silencieux durant le reste du trajet. Il était évident que ce mensonge lui coûtait, et qu'il ruminait des pensées assez sombres.
Ils parvinrent en vue de Murols une demi-heure plus tard, sans avoir fait d'autres rencontres notables. Il s'agissait d'une petite ville d'une centaine d'habitations au moins, disséminées le long de plusieurs rues. Au centre se trouvait un immense espace découvert, à moitié pré communal, à moitié place empierrée. Plusieurs personnes s'y activaient, démontant des chapiteaux, transportant des tables et des bancs. La fête était finie.

Bruno les guida sans hésitation jusqu'au plus grand des bâtiments jouxtant la grande place. Il aida Kmir à descendre de sa monture, et attacha les deux chevaux aux anneaux prévus à cet usage, avant de précéder le gnome à l'intérieur.
Ils pénétrèrent dans une grande pièce bruyante. La fête, terminée sur la place, semblait se poursuivre ici : un petit groupe de musiciens finissait de s'installer sur une estrade, et la plupart des tables étaient déjà prises. La bière semblait couler à flots, de même qu'un alcool non identifié, certainement plus fort.
" Nous avons des chambres, oui. Vous pouvez même avoir des chambres séparées si vous le voulez, annonça l'aubergiste lorsque Bruno l'interrogea. Et je vais vous réserver une table pour le dîner avant que ces fêtards ne prennent toutes les places. Tenez, voici les clés... Au second étage, la 202 et la 204. Il y a une salle d'eau au bout du couloir. Mais je vais vous laisser vous installer... et si vous pouviez aussi installer vos montures.... C'est un peu le coup de feu, à cette heure."
Il avait à peine jeté un coup d'oeil à Kmir, dissimulé par sa capuche. Personne d'autre ne semblait d'ailleurs s'en préoccuper.
" Je me charge des montures, si vous voulez..., proposa Bruno. Montez donc."

« Très bien. »
Kmir s’empara des clefs et, sans rien ajouter, entreprit de gagner le second étage. Il allait choisir la chambre 202, parce qu’il fallait bien en choisir une, et y déposerait ses affaires. Il attendrait Bruno là-haut, peu désireux de se mêler trop longuement à la foule imbibée. Il s’avait, d’expérience, que l’alcool pouvait déjouer ses stratégies sociales, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. Or, se livrer au hasard des caractères grisés, alors qu’il avait autre chose en tête, ne le tentait guère.
Il ne descendrait idéalement que pour prendre son repas.

La chambre 202 était petite, chichement meublée, mais propre, et le lit aux draps tout frais semblait particulièrement confortable. Une fenêtre donnait sur une toute petite ruelle à l'arrière. Il dénombra seulement six portes donnant dans le couloir, et la 204 était contiguë à la sienne. Les autres semblaient désertes.
La salle d'eau, au bout du couloir, était déserte également à cette heure-ci. On y trouvait un grand baquet dans lequel il pouvait se plonger entièrement, une cheminée avec un chaudron plein d'eau à faire bouillir si on le souhaitait, trois grands seaux d'eau froide en réserve, mais aussi une petite bouilloire et un broc pour ceux qui préféraient des ablutions plus sobres.
Il entendit Bruno monter les marches de son pas lourd, une vingtaine de minutes plus tard.
" Le repas va être servi, annonça-t-il. Si vous êtes prêt à descendre... Je connais deux ou trois des jeunes fêtards d'en bas, ce ne sont pas de mauvais bougres mais ils ont un peu bu. Je me suis arrangé pour qu'on nous réserve une table un peu à l'écart. Et il y a de la bonne musique, parait-il."

Kmir, alors occupé à relire ses transcriptions des parchemins, acquiesça d’un signe de tête puis rangea ses papiers avant de suivre Bruno. Il comptait être discret. Sans doute ne décrocherait-il pas un mot durant le repas. Il ne se priverait cependant pas de boire un ou deux verres de vin et d’écouter la musiques.
Il aimait l’ambiance des tavernes, les tavernes où il passait bien des soirées, bien des nuits, où il rencontrait parfois des contacts, des commanditaires, des tavernes nombreuses et variées, souvent modestes, parfois huppées.

Cette taverne-ci se classait plutôt dans la catégorie modeste. Il y avait tout de même une douzaine de tables de tailles variées, toutes occupées à cette heure-ci, ainsi qu'une estrade où un quatuor de musiciens jouait des airs connus. Kmir reconnut, en entrant dans la salle, quelques notes de "la fille de l'helmite" une chanson à boire souvent entendue dans la région. Les paroles du refrain, repris en chœur par une tablée particulièrement avinée, avaient été modifiées en "la fille du manostien", et n'étaient guère tendres avec le manostien en question.

Bruno l'entraina vers leur table, l'une des plus éloignées de l'estrade, sans que personne ne prête vraiment attention à eux. La plupart des convives étaient jeunes et bruyants, probablement des jeunes du coin décidés à prolonger la fête toute la nuit. Le snivferblin aperçut cependant d'autres voyageurs de passage, à deux autres tables à proximité de la leur : un groupe de quatre halfelins, aussi mal à l'aise que lui sur les chaises trop hautes, et un homme seul à une table, qui gardait, malgré la chaleur, un capuchon sur la tête.
On leur servit le seul et unique plat cuisiné ce soir-là : un mélange de diverses charcuteries agrémentées de pommes de terre, de navets et de choux, relevé d'une sauce particulièrement piquante et arrosé d'un vin rouge étonnamment fruité. Et il put, pendant la majeure partie de la soirée, s'en tenir à son programme : se taire et manger. D'autant que Bruno ne semblait pas davantage vouloir parler. Ils dînèrent silencieusement, se contentant d'écouter la musique sans être importunés. Du moins jusqu'au moment où on leur servit le fromage.

" Alors, Bruno, tu traînes dans les tavernes maintenant ? Qui est donc cet étranger que tu nous amènes ? Bonsoir, monsieur..."
La voix, douce et suave, appartenait à une jeune femme avenante, et même très séduisante selon des critères humains.
Bruno eut une grimace embarrassée, rosit légèrement, et s'empressa de faire les présentations.
" Emma... Voici Kurk... non, Kmir Longpioche. Kmir, voici Emma. Mon ancienne voisine."

« Madame », répondit Kmir, poli et détaché, tout en tournant la tête vers elle.
Il espérait qu’elle n’allait pas pousser un cri en le voyant car, mis à part les présentations de Bruno, le terrain n’avait pas été préparé. Il décida d’enchaîner :
« Je suis commerçant et monsieur Desplaces m’aide dans une affaire. »
Il reposa son verre de vin, presque vide et attendit la réaction de la belle femme.

Jusque là, tout c’était bien passé. Pourvu que cela continu.

Il lut la surprise dans son regard, et même un soupçon de répulsion. Elle ne poussa pas d'exclamation mais fit un pas en arrière
" Vous... êtes..."
Elle secoua la tête, se reprit.
" Un commerçant, donc, conclut-elle un peu froidement. Qui vient... d'Outre-terre ? Si je ne me trompe pas ? Marchand de pierres peut-être ?"

« De vin, madame, juste de vin, répondit Kmir d’un ton égal. Même si je ne m’y connais en vérité pas très bien, car je gère depuis peu les affaires d’un collègue dans le besoin. Cependant, j’étais versé dans le commerce de bijoux et de pierres précieuses. C’est là ma véritable spécialité. »
Rester aimable, respectable, c’était le mieux qu’il puisse faire pour l’instant. Déjà elle n’avait pas crié, tant mieux. Du moment que cet échange restait limités à eux trois... peut lui importait que cette personne se méfie de lui. Il ne pouvait quand même pas expliquer à tout Thoril que les siens n’étaient pas comme le disait les rumeurs.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Route de Lumenis à Antelucas