La Couronne de Cuivre

C'était la phrase à ne pas prononcer à la légère car il étouffa un grognement et jouit en elle presqu'immédiatement. Il la maintint par les hanches pendant ses quelques secondes d'orgasme, puis l'attira contre lui, sans se dégager, et l'embrassa partout sur le visage. Il la serra contre sa poitrine, comme pour s'imprégner d'elle, de son odeur, de sa jeunesse, de sa générosité.
" Désolé..." souffla-t-il ensuite, conscient d'avoir été un peu vite en besogne.

-Oh, ne sois pas désolé. C'est plutôt flatteur, dans un certain sens... murmura-t-elle à son oreille. Et je suis relativement habituée au phénomène, de surcroît. Du coup, j'ai une certaine expérience pour ce qui est de rallumer le feu provisoirement éteint...
Elle demeura un moment serrée contre lui puis, peu à peu, ses mains reprirent leur caresses, frôlant son torse, jouant avec ses mamelons, descendant pour mieux remonter, puis pour descendre à nouveau, de plus en plus bas, sur son ventre, son pubis, ses cuisses...
Après un langoureux baiser, les lèvres de Judith quittèrent celles de son amant pour glisser sur sa peau, se montrant sans cesse plus entreprenantes.

Albérich avait l'impression d'être bien trop moulu pour remettre le couvert aussi rapidement, mais Judith avait raison : elle était experte. Il était en train de songer aux moustiques, aux grenouilles, tiraillé par une envie dévorante de dormir, aussi, ou de prendre un bain chaud pour relâcher tous ces muscles crispés, lorsqu'elle le ramena d'entre les morts. Il sentit la tension naître dans son ventre, se diffuser comme une vague doucereuse, à la fois enivrante et pulsatile, dans ses membres, atteindre chaque parcelle de son corps, jusqu'à ce qu'un élan dévorant le remette en mouvement.
" Tu ne devrais pas..." souffla-t-il sans réelle conviction, avant de laisser la vague l'emporter.
Il se redressa, l'attrapa par les épaules pour la ramener à son niveau et l'embrassa avec fièvre. Il était conscient qu'il ne s'agissait que d'un échange physique, d'une communion corporelle un peu brutale, mais il n'avait besoin de rien d'autre, et c'était inespéré.

Judith lui rendit son baiser, demeura un long moment dans ses bras, plus tendre, moins sauvage. Mais elle finit par le chevaucher à nouveau, fougueuse, décidée. Cette fois, le va-et-vient de leurs corps entremêlés se prolongea bien davantage, tantôt accélérant, tantôt ralentissant. La jeune femme se mit bientôt à gémir doucement, puis de plus en plus fort et, enfin, alors qu'Albérich sentait venir l'orgasme, elle se mit à hurler, son cri d'extase semblant résonner par tout le marais, au-delà de ses limites, peut-être, jusqu'au village...
Enfin, elle se laissa retomber à côté de lui, haletante.
-Et bien... souffla-t-elle. Cela valait le détour...

Albérich ne répondit rien, il observait le ciel bleu piqueté de petits nuages blancs, le ballet des insectes, parfaitement tranquille, épuisé et serein. Il passa un bras autour de la jeune femme, la serra contre son épaule et l'embrassa distraitement dans les cheveux. Il poussa ensuite un profond soupir.
" Je crois que je vais m'endormir..." murmura-t-il.
Ce n'était pas une très bonne idée mais la langueur de l'après-midi avait ses impératifs.
" Il me manque une grenouille, cela dit." ajouta-t-il.

-Tu ferais mieux d'attendre d'être rentré à l'auberge pour piquer un somme... dit-elle. Mais si tu veux rester ici le temps que je te trouve ta grenouille, ce n'est pas impossible. Je te réveillerai à mon retour. Je te préviens, toutefois : j'en ai pour quelques minutes seulement.

" Mmm ?" demanda-t-il déjà à moitié endormi. " Oh, non, non, tu n'es pas obligée, je peux trouver la grenouille..."
Il étouffa un bâillement et se massa les yeux des paumes. Il avait décidément mal partout. Peut-être ne se relèverait-il jamais. D'une main tâtonnante, il essaya de localiser ses vêtements. Il n'était pas vraiment impatient de les renfiler, même relativement secs. Il faisait pourtant un peu froid, une fois la chaleur de l'étreinte dissipée. Pas encore tout à fait, cependant.
" Je vais juste peut-être... juste cinq minutes, voilà..."
Dériver dans la douceur. Juste un instant...

Et s'endormir, immanquablement.
Il s'en rendit à peine compte, pourtant. Ou eu l'impression de rouvrir les yeux sitôt après les avoir clos. Il dut constater, cependant, que le soleil avait baissé...
Judith se tenait à ses côtés. Elle était habillée, et, cette fois, couverte de boue de la tête aux pieds.
-Reposé ? fit-elle, souriante.
Elle déposa près de lui son panier d'osier. Les grenouilles prisonnières y rivalisaient de croassements.
-Il va falloir te hâter... Les autres ne vont pas tarder à quitter les marais pour le décrassage rituel, sur la plage. Mais tu n'as plus à te préoccuper de ton quota : c'est chose réglée.
Elle se pencha, l'embrassa fugacement, puis recula de quelque pas.
-Merci pour ce moment. C'était vraiment... vraiment très bien.
Elle se détourna. S'éloigna. S'immobilisa à nouveau.
-Ah, et, je préfères que tu l'apprennes de ma bouche... C'était un traquenard, le coup du panier renversé. J'ai un peu honte de l'avouer, maintenant, mais... Il fallait bien que je trouve un moyen pour t'approcher. Tu étais tellement méfiant, pendant ta chasse...
Elle sourit, embarrassée, puis disparut entre les roseaux.

Assis dans l'herbe, Albérich demeura interdit un instant. Mais Judith avait déjà disparu et nul doute qu'il ne la reverrait pas avant ce fameux décrassage. Il aurait pu se sentir vaguement outré d'avoir été piégé de la sorte, mais le piège avait été agréable, et contrairement aux grenouilles, il n'avait pas été mangé. Il y avait décidément toutes sortes de chasseurs dans ce marais. Il se releva, reprit ses vêtements sales, les enfila sans rechigner, malgré leur état. Il avait des courbatures et s'était fait bouffer par les petits vampires du marais, mais il se sentait curieusement apaisé. Il n'aurait jamais imaginé qu'une étreinte clandestine, avec une jeune femme qui traquait manifestement le partenaire potentiel, puisse avoir de tels effets thérapeutiques. Ils ne dureraient probablement pas, mais il comptait bien en profiter jusque là.
Reprenant son panier coassant, il ne put s'empêcher de songer à la dernière fois qu'il avait fait l'amour avant ce jour, à Euryale, à la différence fondamentale qu'il y avait eu dans ces ébats. Cela ne retirait rien à ce qu'il venait d'échanger avec Judith, mais cela le rendit néanmoins un peu mélancolique. Il se demanda s'il avait quelque part trahi la mémoire de la Sélunite en se livrant à la première venue, sans vraiment y réfléchir. Mais ça n'avait rien à voir, il n'y avait pas de comparaison possible, ni de comptes à rendre.
Alors qu'il repartait vers les zones plus fréquentées et la mer, il réalisa que Judith avait voulu le prévenir de son traquenard avant qu'autrui ne l'en informe... Il y avait donc peu de chance pour que leur étreinte, aussi invisible eut-elle été, soit un secret. Il grimaça en songeant aux regards qui ne manqueraient pas de s'échanger. D'autant qu'il n'avait pas résisté longtemps. Mais tant pis. Ce qui était fait, était fait. Il ne regrettait rien. Pour l'heure.

Comme l'avait annoncé Judith, l'expédition touchait à sa fin : de-ci, de-là, on battait le rappel, et si les plus enragés se démenaient pour ajouter quelques batraciens supplémentaires à leur tableau de chasse, la majorité empruntait déjà la direction du retour.
De fait, lorsqu'Albérich arriva en vue du chemin, plus de la moitié du groupe s'y trouvait déjà. Mais avant qu'il puisse y prendre pied, Meera s'avançait vers lui, à grandes enjambées.
-Alors ? demanda-t-elle, amicale. Comment cela c'est-il passé ? Avez-vous attrapé vos dix grenouilles ?

Albérich n'était pas mécontent que la journée se termine. Il se sentait plus fatigué à chaque seconde et se demandait comment il ferait pour tenir le coup durant le banquet du soir.
" J'espère..." fit-il avec un sourire. " Je n'ai pas recompté, pour tout dire... Je n'ai pas osé ouvrir le panier de peur de me retrouver à zéro."
Il lui tendit le récipient, espérant que Judith ne l'avait pas trahi à la dernière seconde et qu'il contenait bien dix grenouilles.

Merra récupéra le panier et en souleva précautionneusement le couvercle, l'entrouvrant de seulement quelques centimètres.
Avant de le laisser retomber, les sourcils froncés.
-Fichtre... murmura-t-elle. C'est assez exceptionnel, dans ces parages, de voir quelqu'un jouer les modestes comme vous le faites. D'autres, avec une telle récolte, auraient fanfaronné d'emblée... Vous en avez au moins une cinquantaine, là-dedans. Au moins. Il faudra vérifier, mais je crois que c'est le meilleur total jamais obtenu pour un baptême...

L'ancien clerc rougit, confus.
" Je... heu..." bafouilla-t-il. " Je crains d'avoir été un peu aidé sur la fin..."
Judith l'avait mis dans une situation relativement inconfortable. Il n'avait pas l'intention de s'attribuer une prouesse dont il était incapable, d'autant que la forfanterie s'éventerait rapidement et qu'il ne voulait pas passer pour un menteur.

Meera sourit.
-Ce qui compte, c'est le nombre de grenouilles dans le panier au moment où on revient ici, pas les moyens par lesquels on les a obtenues. Du moins, tant que personne n'est venu se plaindre à moi desdits moyens. Or, je n'ai reçu aucune plainte.
Elle lui rendit le panier.
-Bref, peu importe comment vous vous êtes débrouillé, qui vous avez convaincu de vous aider. Le résultat est là, et il est impressionnant. Toutes mes félicitations.

" Merci." répondit-il alors simplement, avec l'impression bizarre de s'être vendu pour des grenouilles.
Mais c'était une lecture fausse des événements : il avait succombé au charme de la jeune femme sans aucune autre raison que le désir de lui faire l'amour. Il ne put s'empêcher de sourire. Sa performance devait valoir dans les quarante grenouilles. Il se demanda si Judith évaluait tous ses amants de la sorte.
" Je peux vous les donner, maintenant ? Ou je dois encore les garder à l'oeil jusqu'à ce soir ?"

-Il va vous falloir les garder encore un petit moment. Jusqu'à ce que nous ayons regagné la plage près du village, en fait : là, il y aura du monde pour les réceptionner, pendant que nous retrouverons visage humain.
C'est à ce moment là que Thibault fit son apparition. Et lui, peut-être plus que tout autre, avait besoin d'un long décrassage : il était recouvert d'une impressionnante couche de boue, de vase, de brindilles, de feuilles... Sa chasse avait dû être épique, ponctuée d'une multitude d'incidents plus ou moins cocasses. En tout cas, la nuée de cousins et cousines de tous âges qui l'entourait, hilare et réjouie, semblait l'indiquer.

Albérich tenta de réprimer son sourire, conscient qu'il n'en mènerait pas large s'il avait été dans le même état. Il devinait que le parcours de Thibault avait dû être autrement plus périlleux que le sien et que la moitié de sa famille avait dû décider de lui faire payer son snobisme des années précédentes. Le Luménien espéra que la boue était réellement bonne pour la peau, peut-être cela mettrait un peu de baume au coeur du Sunite. Ce qui était certain c'est que lui, au moins, ne souffrait pas de piqûres d'insectes. Albérich en avait quelques uns à des endroits qui n'auraient jamais dû être exposés à l'air libre et il devait concentrer toute son attention pour ne pas se gratter. Cela dit, Thibault faisait partie de ces personnes toujours à leur avantage, quelles que soient les circonstances. Même sous une couche de vase, il restait plus séduisant que la majeure partie des mortels qui arpentaient Hélonna. Le monde était injuste, assurément. Bien qu'Albérich ne soit pas particulièrement fâché de son sort du jour...

Lorsque Meera vint demander au Sunite le nombre de ses prises, celui-ci avança, piteux, qu'il n'en avait que huit. Mais quand la jeune femme eut vérifié, elle secoua la tête et lui présenta son panier : il était vide.
La mine dépitée de Thibault suscita maints éclats de rires, maintes plaisanteries. il demeura stoïque, souriant, mais prit soin de préciser qu'avant la nuit, le village aurait à déplorer moult noyades. Ce qui ne fit qu'accroître la bonne humeur ambiante.
Quant la foule qui l'entourait se fut dispersée - pour un temps - Thibault avisa Albérich et s'avança vers lui.
-Alors ? dit-il. Toujours vivant, je vois... Et avec ton quota, puisqu'on t'a autorisé à sortir...

" J'estimerai heureux si je parviens à regagner la maison de ton oncle sans m'écrouler dans un fossé, pour tout dire. Mais... j'ai assez de grenouilles, oui."
Il sourit doucement.
" Une de tes cousines m'a donné un coup de main." ajouta-t-il sans pouvoir complètement dissimuler une petite moue malicieuse. " Toi, on dirait plutôt qu'ils ont voulu te rappeler le bonheur des crapahutages de ta petite enfance..."

Thibault écarquilla les yeux.
-Une de mes cousine t'a... Ben si je m'étais attendu à ça de ta part... D'elles oui, mais de toi... Tu m'étonnes que tu sois fatigué, canaille ! Et pour des motifs bien plus agréables que ceux qui m'accablent, en plus ! Car oui, ils ont voulu me rappeler les crapahutages d'autrefois. Pour tout dire, je n'ai pas connu pareil acharnement depuis la chasse qui a précédé mon entrée au temple. Et encore m'en étais-je mieux tiré, à l'époque... Et évidemment, il n'y a eu personne pour me filer... un coup de main, à moi. Même la plus tendre cousine semblait concourir à ma perte...
Il soupira. Sourit.
-Mais je me vengerai. La mer, ce n'est pas aussi agréable que les eaux chaudes de bons thermes, mais nager reste nager, et plus d'un morveux, plus d'un ado crâneur, plus d'un vieux chnoque moqueur boira la tasse. Et s'ils sont trop nombreux pour que je puisse les couler, si personne ne m'aide à rétablir la Sainte Justice - Tyr, si tu m'entends... -, je leur échapperai en gagnant le large. C'est déjà ça.

Le Luménien se demanda comment Thibault pouvait avoir déduit en moins d'une seconde qu'il avait batifolé avec un de ses cousines alors qu'il n'avait parlé que de se faire aider pour la chasse à la grenouille. Mais il se garda bien de nier quoi que ce soit : ça n'aurait fait qu'empirer les choses.
" Allons, qui aime bien, châtie bien. Tu as dû leur manquer toutes ces années, simplement. Et qu'ils t'aient accueilli de la sorte signifie que tu es toujours le même pour eux. Imagine ton sentiment s'ils t'avaient observé de loin sans oser s'approcher de toi..."

-Ce n'est pas comme si je ne venais jamais les voir ! protesta Thibault. Et il y a une différence entre ne pas oser m'approcher et me voler mes grenouilles, me pousser dans les marres, me bombarder de vase.. Ceci dit, je savais à quoi m'attendre, quand j'ai accepté de participer à la chasse, et sans doute aurais-je été un peu déçu s'ils avaient agi autrement... Il n'empêche : je me vengerai. Sinon, ils seraient tristes, tu penses bien...

" J'imagine, oui."
Albérich se fit néanmoins une note mentale de demeurer le plus loin possible de Thibault. Il avait été bon nageur dans sa jeunesse mais ne se souvenait plus de la dernière fois qu'il avait mis le pied à l'eau. Rouillé comme il l'était, c'était probablement mieux. Il se décrasserait au bord de la mer, tranquillement, spectateur des éclats de la jeunesse.
" Tu as de la chance d'avoir une telle famille."

-Je sais... dit Thibault, sérieux.
Mais son sourire revint bien vite.
-Même si je pense que tu m'aurais trouvé moins chanceux, s'ils t'avaient un peu... taquiné. Si on ne t'avait pas donné... un coup de main.
Il lui tapa sur l'épaule.
-Ceci dit, la journée n'est pas encore terminée. Et tu as réussi ton baptême. Ce qui veut dire que tu es des nôtres, et que chacun sera... aux petits soins pour toi.

Albérich acquiesça. Malheureusement, la journée n'était pas encore terminée. Il ne savait pas bien comment il y survivrait. Il songea un instant à raconter à Thibault qu'il avait aussi connu les "taquineries" des membres de sa famille, quand il était enfant, qu'il n'y avait aucune commune mesure entre les plaisanteries puériles de ses cousins et ce qu'il avait vécu autrefois. Mais Thibault avait horreur des histoires tristes, de manière générale, et ne s'était jamais montré très curieux des expériences d'autrui. Autant le laisser planifier sa vengeance maritime, tandis qu'ils emboîtaient le pas de ceux qui gagnaient déjà la plage.
" On ne va pas plus me voler mes grenouilles, maintenant ?" demanda-t-il cependant. " Ou bien je suis sensé me décrasser avec mon panier sur la tête ?"

Thibault secoua la tête.
-Non, personne ne touchera à tes grenouilles. Ne t'inquiète pas pour ça.
Leur conversation s'interrompit brusquement, comme divers cousins entouraient à nouveau le Sunite pour évoquer ses mésaventures du jour.
Ils avancèrent d'un bon pas, cohorte aussi boueuse qu'animée. Non loin d'Albérich, un adolescent avançait que, s'il n'avait pas atteint les cinquante grenouilles fixées pour le pari, certaines de celles qu'il avait capturées étaient si grosses qu'elles en valaient deux, voir trois. Et qu'au final, au poids, il avait gagné. Arguments qui suscitaient les moqueries de ses camarades.
Un peu plus près, un gamin minuscule expliquait à une fillette plus âgée qu'il avait hâte de entrer à la maison pour déposer dans son jardin le couple de grenouilles enfermées dans son panier, espérant qu'elles y prospéreraient.
Aux abords du village, un cordon de femmes leur bloquèrent le passage, leur enjoignant de gagner la plage pour s'y décrasser. Elles repoussèrent avec une autorité de pure forme ceux qui tentèrent, par jeu, de leur désobéir, et le groupe se remit en place.
Un grand feu brulait sur le sable, non loin de la limite des eaux. Des piles de vêtements propres étaient déposés dans les parages, et une femme d'un certain âge, repérant Albérich dans la foule, vint lui désigner ceux préparés à son intention, puis récupérer son panier.
Sitôt que les chasseurs eurent remis leur prises, le décrassage débuta. Si la majorité des enfants, des adolescents et quelques adultes s'éloignèrent du rivage pour se livrer une bataille à laquelle Thibault se joignit bon gré mal gré, les autres se contentèrent de se laver, de se sécher puis de s'habiller de frais.
Personne ne vint ennuyer Albérich, qui put procéder à ses ablutions en toute tranquillité.
Et, bientôt, les premiers villageois reprirent la direction de leurs demeures.

Albérich suivit les premiers rhabillés. Il avait vraiment envie de s'asseoir auprès d'un âtre, même si on lui donnait une pile de pommes de terre à peler pour le punir de son peu d'entrain à folâtrer dans la grande bleue. Il admirait Thibault et les autres hommes de son âge qui avaient trouvé suffisamment d'énergie pour aller se mesurer aux adolescents parmi les vagues, après des heures de traque dans le marais. Il ne s'en sentait ni la force, ni la décontraction.
Il remonta vers l'auberge d'Aidan d'un pas tranquille, contemplant les premières étoiles qui piquetaient le bleu sombre du crépuscule. La nuit serait à l'image de la journée, mais froide. Il ferait bon festoyer. S'il ne s'endormait pas dans son assiette de soupe.

En arrivant à l'auberge, Albérich put constater que les personnes demeurées au village pendant la chasse n'avaient pas chômé : les tables avaient été mises bout à bout, pour n'en former plus qu'une seule, et les couverts s'y trouvaient déjà. Quant aux bruits qui sortaient de la cuisine, ils témoignaient assez de l'activité constante, autour des fourneaux.
Aidan avait devancé son retour, et, pour l'heure, apportait quelques bouteilles recouvertes de poussières : elles devaient être bonnes et séjourner dans sa cave depuis bien longtemps.
Apercevant l'ancien aubemestre, il les déposa et s'approcha de lui.
-J'ai cru entendre que vous vous étiez fort bien débrouillé... dit-il. J'espère cependant que l'épreuve n'a pas été trop rude, et que vous ne regrettez pas votre participation... En tout cas, si vous avez besoin de quoi que ce soit, baume, remède ou je ne sais quoi, n'hésitez pas ! Elsbeth devrait en avoir bientôt terminé, avec mon onguent contre les courbatures...

" Je pense que je vais laisser faire le temps, cette fois. Je ne devrais pas me livrer à des exercices périlleux pendant le souper, donc ça ira. Je suis moulu, j'espère que je tiendrai le coup. Si vous entendez un grand fracas en cours de repas, ce sera moi qui me serai écroulé par terre. Il ne vous restera plus qu'à embaucher deux grands gars pour me porter dans mon lit."
Il sourit.
" Je ne regrette pas la petite escapade du jour, mais ça m'a quand même conforté dans l'idée que j'étais avant tout un homme de la ville. Les moustiques ne deviendront jamais mes amis."

-Les pauvres... S'ils vous ont assailli de leurs attentions, c'est qu'eux espéraient bien devenir vos amis. Enfin... Si leurs baisers vous démangent trop, je dois avoir un petit quelque chose pour les apaiser. Faites-moi signe, au besoin.
Il lui sourit, puis s'en fut à ses activités, bientôt rejoint par une Elsbeth qui était tout sauf fatiguée, apparemment, et qui se montra comme d'ordinaire affable avec l'ancien aubemestre, le félicitant pour ses prouesses.
Peu à peu, la salle vint à se remplir. Ce furent d'abord les anciens, plus les chasseurs autrefois caparaçonnés de cuir, puis les adultes qui n'avaient pas participé à la bataille navale. Enfin, la jeunesse débarqua, épuisée mais radieuse, entourant un Thibault qui souriait, que ce sourire soit un masque ou une expression réelle de sa joie un temps retrouvée.
Nombre des villageois, quel que soit leur âge, vinrent trouver Albérich pour le féliciter de ses prouesses : d'après Meera, il avait capturé soixante-sept grenouilles, ce qui était un exploit envié par bien des adolescents, et à coup sûr jamais atteint par un visiteur. Son triomphe resterait dans les annales, à n'en pas douter.
Mais personne ne lui posa de questions sur la manière dont il était arrivé à un tel résultat : apparemment, il n'était pas de coutume d'obliger un grand chasseur à révéler ses secrets. Il restait néanmoins possible que lesdits secrets soient déjà connus... si c'était le cas, il n'y eut pourtant pas un convive pour y faire référence.
Lorsque toute la communauté fut assemblée, on passa à table : ce fut la cohue pour déterminer qui s'installerait auprès de Thibault - ou d'Albérich, d'ailleurs, héros du jour - et on décida finalement de les mettre côte à côte, non loin d'Elsbeth et d'Aidan. Il n'y eu que quelques protestations murmurées, mais, en revanche, beaucoup de regards envieux.
Le repas fut aussi animé que l'ancien clerc l'avait imaginé : les plats, simples quoique délicieux et dont les grenouilles ne constituaient qu'une infime partie, se succédaient, tandis que l'on remplissait des verres presqu'aussitôt vidés. Le tout au milieu du vacarme des conversations animées, joyeuses, touchant aux exploits d'Albérich, aux mécomptes de Thibault, aux événements récents de la communauté, aux nouvelles de ceux qui s'étaient éloignées pour une raison ou pour une autre...
Le Sunite présentait toujours sa mine réjouie, ouverte, répondait avec un plaisir apparent à toutes les sollicitations. Si c'était là pure comédie, il fallait reconnaître qu'il était extrêmement doué, et qu'il savait tenir la distance, ne jamais laisser entrevoir la réalité de son état d'esprit.

La Couronne de Cuivre

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