La Couronne de Cuivre

Eleina s'approcha à son tour, intriguée. C'était la première fois qu'elle se trouvait en présence d'une créature qui ne soit pas humaine -à l'exception, bien sûr, de Fiona et Bleys. Mais cette fois-ci, on le devinait à leur aspect physique. Ils ne devaient donc pas être ambriens, songea-t-elle.
" Qu'est-ce qu'il y a ? D'ailleurs, c'est qui ces types... ou plutôt, c'est quoi ? Je sais que ce ne sont pas des humains..."

"Ça ressemble à des êtres que je ne pensais plus jamais revoir", éluda-t-il, "mais il faudrait qu'on en ramène un à Fiona, histoire d'avoir un deuxième avis. Tu peux en porter un ?"

Il sortit un Atout de sa manche, et fit signe à Matthieu de s'approcher.

"Matthieu, je n'ai pas le temps de t'expliquer, mais c'est moi, Bleys. J'ai pris cette apparence pour passer inaperçu. Nous allons rejoindre Fiona, par un moyen qui te semblera peu conventionnel : attrape-moi le bras et ne le lâche pas tant que nous n'avons pas traversé."

Eleina obéit à Bleys sans poser davantage de question. La présence de Mathieu la dissuadait d'insister : il devait s'agir d'affaires ambriennes, qui ne le concernaient donc pas. Elle s'approcha de l'un des cadavres, en choisissant le moins sanguinolent -l'un de ceux abattus par Bleys. Elle le jeta sur son épaule comme un vulgaire sac de pommes de terre et se rapprocha de son père... ou de ses pères, plutôt. La situation était quelque peu déstabilisante, mais ce n'était pas le moment de se laisser aller à des divagations sentimentales. Elle prit l'autre bras de Bleys et regarda l'atout que tenait son père, étonnée qu'il ait pensé à dessiner l'endroit où il s'étaient trouvés quelques minutes plus tôt. Elle avait imaginé qu'ils ressortiraient par un moyen plus ordinaire...

Mais Eleina constata alors que l'Atout qu'il brandissait, et qui commençait à s'animer, représentait sa tante Fiona, dans une robe verte éclatante, au milieu d'un décor digne d'un roman de chevalerie. Elle n'eut pas le temps d'en voir davantage, car l'image se brouilla et fit place à Fiona telle qu'elle était vêtue lorsqu'ils l'avaient quittée quelques instants plus tôt. Elle leva les yeux vers Bleys.

"Bleys, tout va bien ?" demanda-t-elle avant de jeter un œil à Matthieu et Eleina. "La police vient de donner l'assaut."

"On a entendu, fais-nous passer avant qu'ils n'arrivent ici."

Fiona tendit la main, Bleys la saisit, fit un pas en avant, et le monde sembla de nouveau basculer : ils étaient de retour près du fourgon.

Eleina n'avait jamais voyagé ainsi : elle savait que c'était possible car sa tante lui en avait expliqué globalement le fonctionnement, mais elle avait omis de préciser les effets délétères de ce genre d'expérience sur l'estomac. Ou peut-être avait-elle mal écouté. Elle dut lutter contre la nausée qui la saisit lorsque le monde reprit son apparence normale, avec le ciel au-dessus de sa tête et le sol sous ses pieds, et elle se jura de ne recourir à ce genre de chose qu'en cas d'absolue nécessité. A moins que son organisme finisse par s'y habituer, après tout...
Elle fit un pas de côté, s'obligeant à respirer lentement, le temps que ses sens retrouvent leur équilibre. Puis elle se tourna vers Mathieu, se demandant comment il survivait à l'expérience. La succession d'émotions fortes qu'il venait de traverser n'était guère appropriée pour un homme de son âge.

Dès leur arrivée, Hélène s'était précipitée vers eux, et Eleina constata qu'elle avait passé son bras sous l'épaule de Matthieu pour l'aider à se remettre.

"Qu'est-ce que c'est que ça ?" s'exclama Fiona, stupéfaite, en avisant le cadavre sur l'épaule de sa nièce.

"Je voulais justement ton avis là-dessus", expliqua Bleys. "Est-ce que cette créature te dit quelque chose ?"

"On ferait mieux de s'en aller d'ici avant qu'un policier un peu trop zélé vienne nous demander ce qu'on fait là", éluda Fiona. "Je l'observerai plus en détail dans le fourgon."

Eleina retrouva aussitôt son sang-froid et son sens de l'urgence : il ne fallait surtout pas que les policiers s'intéressent à leur petit groupe et, surtout, s'aperçoivent qu'elle transportait un corps.
Acquiesçant aux paroles de sa tante, elle se dirigea vers le fourgon pour y déposer l'encombrant cadavre. Ils auraient tout le temps de l'examiner plus tard.
" Tu as raison, faut qu'on file d'ici, marmonna-t-elle. Est-ce qu'on ramène mes...parents... chez eux ? Ou est-ce qu'ils viennent en Ambre avec nous ?"
Parler de ses parents adoptifs devant son père biologique la mettait un peu mal à l'aise.

"On ne laisse personne derrière", répondit Bleys d'un ton sans réplique, avant de se rendre compte de la dureté de son ton et de reprendre son air insouciant habituel. "On n'a quand même pas fait tout ça pour les ramener chez eux !"

Il prit place derrière le volant, tandis que Fiona accompagnait Eleina et les Danvers à l'arrière.

"On va chercher un moyen de vous mettre à l'abri aux abords d'Ambre", acquiesça-t-elle à l'adresse d'Hélène et Matthieu. "Mais, dans un premier temps, je pense plus sage de nous séparer, pour moins attirer l'attention - après nous être éloignés d'ici, j'entends."

" Nous séparer, c'est aussi être moins fort en cas d'attaque", fit remarquer Eleina, les sourcils froncés. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée."
Cette perspective ne lui plaisait absolument pas. Elle préférait avoir tout son petit monde à l’œil et pouvoir agir pour aider les uns ou les autres en cas de besoin.
" Après... c'est vrai qu'avec vos atouts, vous pouvez vous réfugier l'un vers l'autre en cas d'attaque d'un côté, réfléchit-elle à voix haute. Mais d'ailleurs, pourquoi ne pas les utiliser pour qu'on aille tous directement en Ambre ? Je veux dire, une fois qu'on aura quitté cette ombre... C'est si compliqué ?"

"Je n'accorde pas une confiance aveugle aux Atouts, en ce moment", expliqua Fiona tandis que la navette prenait de l'altitude. "On a déjà vu quelqu'un en espionner l'usage, et vu que les Ombres semblent... troublées, dirons-nous, il est possible que la personne qui soit à la manœuvre ne soit quelque peu indiscrète."

Bleys continua de monter, presque verticalement.

"C'est pourquoi nous préférons nous séparer en deux groupes : si l'un des deux est repéré, l'autre pourra toujours venir le secourir au cas où. Quant au voyage vers Ambre, nous allons prendre un raccourci."

La navette gagna de la vitesse - elle semblait se transformer au fur et à mesure de leur ascension - tandis qu'un nuage sombre descendait vers eux.

Eleina acquiesça, puis eut un léger froncement de sourcils en constatant qu'ils continuaient à monter.
" Et... heu... vous comptez faire comment pour nous séparer ? On n'a qu'un véhicule... 'fin bon, je suppose que vous savez ce que vous faites..."
Elle était plus curieuse qu'inquiète, et observait avec curiosité le nuage vers lequel ils se dirigeaient.
" En attendant, tant qu'on est coincés ensemble, tu as le temps d'examiner de plus près notre... heu... victime. C'est pas un humain, non ? Ça vient d'où ?"

"Ah, oui, pardon", répondit Fiona tandis que le nuage sombre semblait s'élargir et qu'un tourbillon se formait en son centre.

Elle se pencha sur le cadavre et l'observa attentivement.

"On va se rapprocher d'Ambre, et ensuite on se débrouillera pour trouver un moyen de transport, ne t'en fais pas trop à ce sujet", ajouta-t-elle tout en examinant la créature.

Au bout de quelques instants, elle se réadossa à son siège, l'air songeur.

"Alors, qu'est-ce que tu en dis ?" demanda Bleys, brisant le silence.

"J'en dis que tu as vu de plus près que moi les créatures de Corwin lorsque vous avez attaqué Éric ensemble, et donc que ton expertise vaut plus que la mienne en la matière", lui lança Fiona en retour. "Et, très franchement, ça me semble un peu gros. J'ai de plus en plus l'impression qu'on tente de l'incriminer en le faisant passer pour un idiot."

Tout en s'élargissant, le tourbillon au sein du nuage prit une teinte blanchâtre, jusqu'à laisser passer un rayon de soleil d'apparence féerique.

Eleina réprima une grimace. Puis soupira. Ils parlaient devant elle comme si elle savait tout d'Ambre et des démêlés des membres de leur famille, et semblaient oublier qu'elle n'y avait jamais mis les pieds.
" Heu... Vous pourriez m'expliquer un peu mieux ? Enfin... Je crois que je vois à quelle attaque tu fais allusion, tu m'avais raconté. Et donc... Corwin avait avec lui des créatures comme celle-ci, c'est ça ? Et pourquoi vous dites qu'on cherche à l'incriminer ? Au sujet de quoi ?"

Les regards de Bleys et de Fiona se croisèrent à travers le rétroviseur intérieur, et le père d'Eleina haussa les épaules.

"Bon, admettons", répondit Fiona dans un soupir. "Tu en apprendras les détails tôt ou tard, donc autant te tenir au courant de la situation là-bas."

Ils approchaient à très grande vitesse du centre du rayon lumineux, et allaient y pénétrer d'un instant à l'autre.

"Pour faire court, le fils de notre frère aîné Bénédict a été assassiné dans une Ombre lointaine, et une créature très semblable à celle-ci a été aperçue dans les parages. Du coup, Corwin semble le coupable idéal, sauf que ça me semble un peu trop évident, justement. À moins que son isolement du reste de la famille lui ait ramolli la cervelle, il est tout de même un peu plus subtil que ça."

"Je confirme, tu as fait très court !" lui lança Bleys en riant. "Accrochez-vous, on va traverser !"

En effet, ils avaient maintenant atteint le tourbillon, qui les enveloppait d'une lueur aveuglante. Ils semblèrent alors pénétrer dans un long tunnel lumineux, et Eleina eut une sensation étrange : bien qu'ils semblaient, visuellement, continuer de s'élever verticalement, son sens de l'équilibre l'informait d'une sorte de rotation de la gravité, comme si le sol pivotait pour se replacer sous leurs pieds.

Eleina observait la scène avec curiosité, s'efforçant de mémoriser ce qu'ils faisaient : un jour, peut-être aurait-elle besoin de revenir ici par ses propres moyens, après tout.
" Je ne vois pas pourquoi le fait qu'il y ait ces créatures accuserait forcément Corwyn, fit-elle observer. Je suppose que n'importe quel ambrien peut se rendre dans la même ombre que lui pour y trouver le même genre de créatures ? Et puis, franchement... pourquoi il irait assassiner le fils de son frère ? Bon, je ne connais pas mon oncle, c'est vrai, mais ça n'avait pas l'air d'être le genre à assassiner quelqu'un comme ça, en tout cas pas sans raison valable, de ce que tu m'en as raconté... Ou peut-être que ma mémoire a enjolivé les choses..."
Elle avait quelques difficultés à appréhender les étranges relations familiales de sa famille biologique, tellement à l'opposé du monde dans lequel elle avait grandi.

"Difficile de cerner les raisons qui auraient pu le pousser à faire ça, mais tu apprendras vite que ça n'est pas un facteur limitant dans notre famille", répliqua Fiona. "Surtout qu'on n'a presque pas vu Corwin depuis des années, depuis qu'il trafique on ne sait pas trop quoi avec sa Marelle... Par contre, tu as raison quant à la facilité de retrouver une de ces créatures quelque part en Ombre. C'est pour ça que je trouve ça trop gros."

Ils se déplaçaient désormais horizontalement, et les parois de leur tunnel devenaient de moins en moins opaques, montrant un paysage changeant qui défilait à toute allure. Dans le même temps, leur fourgon se mit à se transformer : leurs sièges étaient en bois, la vitre de séparation avec le conducteur fondit avant de disparaître complètement, et les parois commencèrent à s'amincir.

Leur vitesse décrut peu à peu, jusqu'à ce que le bruit du moteur s'estompe totalement. Ils étaient maintenant dans un schooner, sorte de chariot bâché tiré par des chevaux. Et, justement, Bleys avait sauté à terre pour revenir en tirant quatre chevaux par la bride, dont deux étaient sellés.

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[Ambre] Utopia, un monde idéal...