La Couronne de Cuivre

L'adolescent dépassa Kmir, longeant la rivière. Il posait ses pas sans hésitation, comme s'il était un habitué des lieux. Kmir le vit disparaitre dans les rochers en direction de la plage.
Il put regagner sa grotte sans faire de mauvaise rencontre. Il avait maintenant un tas suffisant pour faire un feu de quelques heures, et rien ne l'empêchait de retourner ramasser du bois pendant que ses vêtements sécheraient -cela prendrait certainement plusieurs heures.
L'adolescent, quant à lui, avait probablement rejoint la mer. Il n'était en tout cas plus visible. Mais s'il repassait en sens inverse, il apercevrait probablement le feu de Kmir, ou en sentirait la fumée.

Kmir décida de ne pas attendre. S’il n’avait pas déjà chopé un méchant refroidissement, il aurait de la chance, beaucoup de chance. Inutile de tenter davantage le diable.
Il alluma donc son feu, disposa les vêtements pour qu’ils sèchent et entreprit de lui-même se réchauffer.
Mais il allait monter la garde.
Il ne tenait pas à être surpris. Non, celui qui devait au besoin surprendre quelqu’un, c’était lui.

Il eut beaucoup moins de difficulté à allumer son feu, cette fois-ci : marcher et glaner du bois l'avait réchauffé, il tremblait moins de tous ses membres. Mais il se sentait épuisé, comme vidé de toute énergie, après cet effort physique.
Il obtint une petite flambée, puis le feu prit de l'ampleur. Il ne parvenait pas à en ressentir complètement la chaleur, cependant, comme si le froid avait élu domicile au cœur de ses os et refusait d'en sortir. Il voyait le feu, les flammes montaient, mais la chaleur ne l'atteignait pas. Il devina qu'il avait probablement un début de fièvre. Une bonne tisane lui aurait fait du bien, mais il n'avait rien de tel.
Ses vêtements, étalés à proximité du feu, mettraient quelques heures à sécher, et il n'avait rien d'autre à faire qu'à attendre assis à proximité. Il continuait à frissonner un peu, et commençait à ressentir quelques courbatures. Et il avait un besoin irrépressible de repos.
L'adolescent n'avait pas encore reparu, et le guetter demandait un effort de plus en plus grand.

Kmir doutait pouvoir tenir encore longtemps comme ça. Fatigué, avec un probable début de maladie sur le dos, il allait devoir s’activer pour trouver de l’argent et se remettre à flot. Mais pour l’heure, à part attendre…
Il cacha son couteau à proximité, de sorte qu’il puisse le saisir si jamais il était surpris dans son sommeil.
Il fallait espérer que l’adolescent ne reviendrait pas car il allait devoir fermer l’œil un moment.

Il sombra peu à peu dans quelque chose qui ressemblait au sommeil, mais qui était peut-être plutôt un évanouissement. Sa fièvre avait monté, insensiblement, même s'il avait moins froid.
Il perdit toute conscience de ce qui l'entourait. Il se réveilla alors qu'on lui secouait l'épaule.
" Monsieur, monsieur ? Réveillez-vous !"
Il sentit le poids d'une couverture sur son corps, la fraicheur de l'air au-delà. Le feu avait dû s'éteindre.
La voix qui s'adressait à lui était éraillée, et, en ouvrant les yeux, il découvrit une vieille femme au visage ridé, qui recula d'un pas, soudain un peu inquiète.

Dire que Kmir fut stupéfait aurait été un euphémisme. Confus, il cligna des yeux, cherchant à rassembler les morceaux d’un puzzle éclaté. Qui était cette vieille femme ? Et où était-il, lui ? Il prit conscience de la couverture et commença à se dire que la chance avait peut-être encore été de son côté.
Cette femme, avec le poids de toute une vie sur ses épaules, avait probablement déjà vu ou entendu parler d’êtres assez dissemblables aux humains pour être en mesure de concevoir qu’un gnome des profondeurs puisse ne pas être un monstre. Était-ce bien elle qui l’avait trouvé ? Ou plutôt l’adolescent ? Quoi qu’il en soit, on l’avait trouvé, nu dans sa grotte, et on ne l’avait pas tué sur place en le prenant pour un gobelin. Et ça, c’était déjà miraculeux.
Le gnome porta une main à son front et retrouva peu à peu son calme.
« Qui êtes-vous ? »
Il regarda autour de lui. Où se trouvait-il ? Toujours dans la grotte ?

Il se trouvait toujours dans la grotte. On ne l'avait pas déplacé : il était sans doute trop lourd pour une vieille femme et un jeune adolescent. Le feu était éteint et la luminosité au-dehors indiquait que le soleil déclinait.
" Je voulais juste vérifier... que vous... que vous étiez pas mort, expliqua-t-elle un peu trop rapidement, sur la défensive. Mon petit Vincent m'a dit qu'il y avait un monstre dans la grotte. J'aurais pas cru y trouver un gnome tout gris. Vous aviez beaucoup de fièvre..."
Il devina du mouvement au-dehors. Un homme apparut, copie conforme du jeune adolescent avec vingt ou trente ans de plus. Il fronça les sourcils et resta planté là, méfiant.

Kmir hocha la tête et eut un faible sourire.
« Il semble que la Dame de la Chance soit encore de mon côté. Je ne compte plus le nombre de fois où, sans elle, je ne serais plus de ce monde. Soyez assurée que vous et votre famille n’avez rien à craindre de moi. »
Il tenta de se redresser, tenta d’évaluer ses forces. S’il était trop faible, il n’aurait d’autre choix que de demander à ces gens leur aide. Que ne donnerait-il pas pour un toit, un bon feu et une chaude boisson forte en alcool !

Il parvint à se redresser tant bien que mal. Il avait des vertiges, et sa vision était floue. Mais au bout de quelques secondes assis, le monde autour de lui se stabilisa. Il devina qu'il pourrait se mettre debout, mais il se sentait faible, et serait bien incapable de parcourir une lieue à pied. Il frissonnait, et il n'était pas certain que le froid en soit la seule cause.
" Vous devriez venir chez moi, si vous parvenez à avancer. J'ai quelques connaissances en herbes médicinales. Ce n'est pas très loin d'ici..."
La vieille femme avait une voix rocailleuse. Il nota qu'elle se tenait à une distance raisonnable de lui, et semblait le garder à l'oeil. L'homme présent quelques instants auparavant avait disparu.

Kmir n’hésita pas longtemps. Cette aide était providentielle.
« Vous me rendez là un fier service. Je vous le revaudrai. »
Les promesses n’engageaient certes que ceux qui y croyaient, mais Kmir n’était pas totalement ingrat. Oui, la dernière personne à l’avoir aidé avait terminé assommée et enfermée, mais c’était un cas de force majeur et puis, il aurait pu la tuer.
« Mes vêtements ont dû sécher. »
Avec des gestes lent, il entreprit de rassembler ses affaires, y compris le couteau de cuisine, mais sans le dissimuler. Il se disait que cette vieille femme était lucide, qu’il possède une arme, même improvisée, n’était pas étonnant. Il tâchait de s’exprimer avec ses manières civilisées de commerçant et d’agir de façon rassurante pour bien montrer qu’il n’était pas un monstre au cas où elle ait encore un doute.

La vieille femme recula d'un pas, restant ainsi à une distance raisonnable du gnome. Mais elle ne semblait pas vraiment effrayée, simplement prudente. Si elle avait eu peur de lui, elle ne l'aurait sans doute pas invité chez elle.
Il parvint à s'habiller, mais ses vêtements étaient glacés et son pantalon encore légèrement humide. Il frissonnait, de fièvre et de froid, et son pull de laine ne parvenait pas à le réchauffer. Il dut s'envelopper dans la couverture pour atténuer ses frissons.
En sortant de la grotte, il aperçut, au loin, le jeune adolescent et son père qui s'éloignaient en longeant la rivière. La vieille femme l'entraîna dans la même direction, jusqu'à atteindre la zone de végétation, puis elle bifurqua à droite sur un sentier escarpé, à peine visible, qui serpentait dans la garrigue et semblait grimper peu à peu vers le sommet de la falaise. Le sol caillouteux lui meurtrissait les pieds, la pente était raide, et il peinait à suivre le rythme, pourtant lent, de la vieille femme.
" Tenez, buvez, fit son hôtesse en lui tendant une gourde de peau. Et faites une pause pour reprendre des forces. Ce n'est pas très loin, mais je ne peux pas vous porter."

« Merci. »
Kmir but longuement, puis il redonna la gourde. Il avait effectivement besoin d’une pause. Ses forces avaient vraiment déclinées. Qu’aurait-il put faire sans l’aide de ces personnes ?
Une fois qu’il serait rétabli, il ferait une coquette donation à un temple de la dame de la chance. Elle était forcément penchée sur lui en ce moment.
Il finit par faire un signe quand il se sentit de nouveau capable de marcher. Il parlerait plus tard. Là, il avait hâte d’être au chaud.

Ils reprirent leur chemin, pas à pas. Kmir peinait dans la côte, malgré le rythme très lent de la vieille femme. La tête lui tournait à chaque effort un peu plus intense que les autres. Au loin, le ciel se marbrait de lueur orangées. Le soir tombait.
Heureusement pour lui, l'ascension s'arrêta avant le sommet. Ils étaient aux deux tiers de la hauteur lorsque le sentier s'élargit au détour d'un lacet, devenant un large chemin praticable qui continuait à grimper. Ils n'allèrent pas plus loin. Sur leur droite, au beau milieu de la falaise, se trouvait une large porte de bois à deux battants, flanquée de deux fenêtres, totalement incongrues au milieu de la roche. La vieille femme poussa l'un des battants et le précéda à l'intérieur, l'invitant d'un geste à entrer.

Il y découvrit ce qu'il fallait bien appeler une maison. L'endroit n'avait, en tout cas, pas grand-chose de commun avec une grotte. La pièce principale était accueillante, avec un immense tapis de laine claire, une table et quelques chaises, un buffet de chêne, une cheminée modeste où les braises attendaient d'être ranimées. Les murs, blanchis à la chaux et habillés de tapisserie, ressemblaient aux murs de n'importe quelle petite maison ordinaire. Ils étaient simplement un peu plus irréguliers. Deux portes, sur les côtés, permettaient probablement d'accéder au reste de l'habitation.
Le soleil couchant, illuminant les lieux, achevait de créer une atmosphère chaleureuse.
" Vous avez l'air... pas très bien. Asseyez-vous donc avant de tomber. Je vais voir ce que j'ai..."

« Non, en effet, je ne suis pas au mieux de ma forme », admit Kmir.
Il tira une chaise et s’assit, toujours emmitouflé dans la couverture. Frissons, fatigue, vertiges… Mais le voilà en un lieu où il pourrait se remettre. Il était d’une solide constitution.
Il ne dit rien de plus, demeura très tranquille, errant dans ses pensées. Il se remémorait les événements. De manière assez incongrue, il se demanda si le halfelin allait bien.

Il vit la vieille femme se rapprocher des braises qu'elle ranima en quelques secondes, faisant preuve d'une dextérité impressionnante. Il l'entendit farfouiller dans ses ustensiles, puis peu après il perçut le sifflement de la bouilloire. Une odeur d'herbes inconnues embauma l'atmosphère.
Elle déposa devant lui un bol, puis revint quelques instants plus tard lui servir une tisane parfumée.
" Buvez. Et je vous suggère d'aller dormir ensuite. Le lit est prêt. Nous parlerons plus tard. "
Le breuvage était sucré : on y avait versé une bonne dose de miel apparemment, pour masquer le goût fort et amer des herbes.

Kmir s’exécuta. Une tisane et du repos, voilà tout ce dont il avait besoin.
Il espérait être rapidement sur pied, pour quoi faire, il l’ignorait encore, mais ce n’était jamais agréable de se sentir malade. Se sentir malade, c’était se sentir vulnérable. Même si sa nature de gnome des profondeurs s’était diluée durant son long séjour à la surface, il sentait cette pointe de paranoïa le picoter.
Mais tout devrait mieux aller après une ou deux bonnes nuits. Encore une fois, il était solide.

Même s'il avait voulu discuter un moment, il ne l'aurait pas pu. Il se sentit piquer du nez aussitôt après avoir bu la tisane, comme si elle ne contenait pas que des herbes pour faire baisser la fièvre, Une sorte de torpeur l'envahit, et il dut tituber pour gagner sa chambre, franchissant l'une des portes sans pouvoir vraiment observer ce qui l'entourait. Il y avait un lit, et plutôt confortable ; ce fut tout ce qu'il eut le temps de détailler.
Il sentit à peine qu'on tirait une couverture sur lui et ce fut le néant.

Il se réveilla dans un endroit sombre, très sombre. Une caverne aux murs de pierre. Il y avait une odeur familière, celle de la roche et de l'humidité qui lui évoquait, immanquablement, les profondeurs. Il était allongé au milieu d'une petite pièce ronde taillée dans la roche, seul. Il ne reconnaissait pas l'endroit. Il savait juste, sans savoir d'où lui venait cette certitude, que la lumière du jour était loin, très très loin.
Lorsqu'il voulut se lever, cela lui fut impossible. Ses jambes ne lui obéissaient plus. Elles avaient la dureté de la pierre sous ses doigts. Et pesaient terriblement lourd. Il réalisa qu'il était nu, pétrifié -au sens propre du terme- jusqu'à la taille.
" Maintenant, tu vas payer", fit une voix un peu aiguë à son oreille, juste derrière lui.
Ou peut-être était-ce dans sa tête ? La voix parlait le commun des profondeurs et avait l'accent et le phrasé des elfes noirs. Il n'avait entendu personne approcher, mais quand il voulut tourner la tête, il sentit une poigne de fer lui saisir le crâne pour l'en empêcher.
Et une douleur lui vrilla le crâne. Intense. Il entendit un hurlement sortir de sa gorge sans avoir conscience de l'avoir poussé. Cela lui parut interminable. Il finit par s'évanouir.

Lorsqu'il revint à lui, il était allongé dans un lit, dans une pièce creusée dans la roche, sans fenêtre. Il était nu, mais une couverture chaude le recouvrait. Il entendait quelqu'un s'affairer dans la pièce à côté. Il y avait, sur la table de chevet, une théière encore fumante et un bol. Il se sentait encore plus épuisé et malade qu'avant son sommeil.

Quel étrange cauchemar…
Kmir, tout en se le remémorant, fut troublé. Était-ce la maladie qui le faisait délirer ? Car à priori, il était plus mal en point qu’il ne l’avait imaginé. Il ne put cependant pas s’empêcher de se demander qui pouvait lui en vouloir. Le phrasé des elfes noirs… Son rapport avec les profondeurs était devenu lointain, il vivait à la surface et y menait la quasi intégralité de ses affaires.
Mais il y avait eu la malédiction, puis cette évasion…
Il ajusta la couverture sur son menton et vérifia d’une main si ses jambes allaient bien. Il fut, dans le même temps, frappé par une vague d’angoisse. Il ne voulait pas retomber dans un truc foireux de malédiction ou autre. Il y avait des choses contre lesquelles il était habitué. Échapper aux marins, ça c’était dans ses cordes !
Allez, du calme…
Il était malade, fatigué…
C’était juste un mauvais rêve…

La porte s'ouvrit sans bruit.
" Vous avez mal dormi...", fit remarquer la voix éraillée de son hôtesse.
C'était une affirmation et non une question.
" Vous avez besoin de vous reposer quelques temps. La maladie est toujours là. Vous devriez boire votre tisane."
Elle désigna la théière et le bol de la table de chevet. Il y avait également un pot de miel pour en adoucir le goût.

Kmir ne dit rien. Non qu’il estimait ne rien avoir à dire à la vieille femme, mais plutôt qu’elle savait déjà tout. Il hocha simplement la tête, rassembla son courage, puis se glissa hors du lit afin de gagner la table. Là, puisqu’il y avait du miel, il s’en servit, puis but la tisane. Il retourna ensuite sous les draps, espérant pouvoir se reposer correctement et se réveiller en meilleur état qu’il ne ‘était présentement.
Il avait juste choppé un méchant refroisissement, d’ici peu, ce ne serait qu’un mauvais souvenir. Il trouverait alors un moyen de remercier ses gens puis partirait vaquer à ses propres affaires. Ah, les petits cambriolages lui manquaient…

Il sombra aussitôt dans le sommeil. Beaucoup trop vite. Il eut à peine le temps de se dire que ce n'était peut-être pas tout à fait normal de sombrer aussi vite, de chercher la trace d'un somnifère dans les herbes de la tisane...
Ce fut le néant.

Il se revit devant une vitrine de verre. Brisée. Il était en plein cambriolage. Il y avait un coffre plein d'or et de pierres précieuses à sa droite, qui lui rappela étrangement celui entrevu dans le temple maudit. Et, pour confirmer cette impression, il vit juste devant à côté, appuyée contre un mur, l'épée maudite. Celle qu'il avait tenté de récupérer avant de se changer en or.
Le décor autour de lui avait changé subitement. Il se vit dans la "salle au trésor" du manoir luménien qu'il avait tenté de cambrioler. Il avait le bras tendu vers sa droite, sa main empoignant l'épée, mais il ne pouvait plus bouger. Sa peau était d'or, sa chair également, ses os aussi, probablement. Mais il était conscient.
" Tu as bien fait de venir, sale petit voleur...", susurra une voix à son oreille.
Une voix humaine, avec un accent... aristocrate. Il ne savait pas vraiment ce qui lui donnait cette impression. Il était incapable de bouger la tête et l'homme n'était pas dans son champ de vision. Il entendit un bruit de craquement. Et une douleur atroce lui vrilla le corps, provenant de son doigt... qu'il n'avait plus, ou plus tout à fait. L'inconnu avait repris l'épée en lui brisant deux phalanges, il le sentait même s'il ne pouvait pas le vérifier. Il ne pouvait pas crier non plus.
" Tu vas me rapporter une petite fortune..."
Il sentit une bouffée de haine pure l'envahir, puis entendit un nouveau craquement et une nouvelle douleur l'envoya dans les affres de l'inconscience.

Il se réveilla, à nouveau. Plus faible encore. Toujours aussi malade, sans doute. Il avait des vertifes et se sentait à bout de forces. Une théière et un bol l'attendaient sur la table de chevet. Il n'y avait aucun bruit, aucune présence, mais il était toujours dans la chambre creusée dans le roc.

Pourquoi ses étranges cauchemars ?
Et pourquoi se sentait-il de plus en plus mal ?
Kmir fut traversé par une nouvelle angoisse. Et si la vieille ne lui voulait pas du bien. Et si elle le droguait à d’autres fins que de vouloir le soigner ? Il essaya de se dire que non, qu’il était juste malade… Mais maintenant qu’il avait eu cette pensée, elle restait là, dans un coin de son esprit. S’il n’était pas en sécurité, ici, alors il était encore plus mal engagé que sur le bateau. Nu et faible, il était à la merci de ces gens…

Il ne voulait plus boire la tisane. Il ne voulait plus de cauchemar…
Y avait-il quelque part où la renverser discrètement pour faire croire qu’il l’avait avalée ?

Il n'y avait pas de plante verte en pot... Mais le sol était de terre et de roche, et par endroit, il était un peu plus meuble. Il repéra en particulier de la terre battue dans un angle de la pièce. Se lever pour s'en approcher lui demanda un gros effort de volonté. Tout se mit à tourner et il dut se retenir au lit pour lutter contre un vertige quelques instants, avant de se mettre en marche en s'appuyant au mur. Il put cependant verser le breuvage, goutte à goutte pour laisser le temps à la terre de l'absorber.
Il entendit -ou il devina plutôt qu'il n'entendit- un léger mouvement dans la pièce voisine, alors qu'il avait fait disparaitre déjà les trois quart de la tisane. Il n'avait que le temps de regagner son lit...

Les trois quarts, c’était déjà ça. Sa manœuvre ne devait pas être repérée. Il entreprit donc de remettre le bol en place pour ensuite retourner au lit. S’il n’avait pas été entendu, il serait ensuite grand temps de faire semblant de dormir. Il viderait le reste de la tisane plus tard.
Agissait-il dans son intérêt ? La vieille lui voulait-elle vraiment du mal ? Il n’en était pas encore certain, mais ce coup de froid était bien étrange. Il devrait être en train d’éternuer, d’être enrhumé, quelque chose du genre. Pas de se taper des cauchemars affreux !
L’avenir l’aiderait probablement à se faire un avis plus tranché.

La vieille femme poussa la porte de sa chambre au moment où il se glissait sous les couvertures, mettant en échec son projet de paraître endormi. Elle lui adressa un regard scrutateur, peut-être inquiet, peut-être simplement curieux, c'était difficile à déterminer.
" Vous avez encore mauvaise mine, fit-elle d'un ton affable, en lui adressant un sourire édenté. Et je vous ai entendu vous agiter... Des cauchemars je suppose ?"
Elle était arrivé à la hauteur du bol aux trois quart vide, auquel elle jeta un bref coup d'oeil. Son visage demeura parfaitement inexpressif, et elle parut ne pas y accorder d'importance.

« Oui… avoua Kmir. J’ai rarement eu un sommeil aussi troublé. Je ne savais pas qu’un refroidissement pouvait faire ça… »
Il acheva de se glisser sous les draps. Il ne dit rien au sujet du bol. Chercher à justifier pourquoi il en avait laissé aurait été un moyen de se trahir.
Il demeura silencieux, attendant simplement la suite, l’air fatigué, un peu anxieux. Il y avait de quoi…

La vieille femme l'observa un instant, pinçant les lèvres.
" Vous ne devriez pas tarder à vous rendormir... Il vous faut du repos, c'est évident. Et je comprends bien que ces cauchemars vous perturbent. Ma grand-mère aurait dit que c'est tout le mal qui est en vous qui remonte à la surface... A croire qu'il y en a beaucoup chez vous."
Elle haussa les épaules avec un demi-sourire.
" Je vois que vous n'avez pas bu toute votre tisane. Vous auriez dû mettre plus de miel, elle est un peu amère. Je vais vous la réchauffer, si vous voulez..."

« Tout le mal qui est en moi ? » répéta Kmir, perplexe.
Il se demandait comment il devait le prendre. Était-elle en train de dire qu’il était maléfique ? Ou faisait-elle référence à la malédiction dont il avait été la victime et dont il demeurait peut-être en lui quelques traces ?
« Il m’est arrivé pas mal de bricoles dernièrement, des bricoles qui n’en sont pas vraiment en vérité. J’ai touché à des choses auxquelles je n’aurais pas dû. Heu oui, la tisane, très bien. Vous êtes bien aimable de vous occuper de moi. Comment pourrais-je vous remercier ? Il faudra me dire. Je tiens à payer mes dettes. »

La vieille haussa les épaules.
" Oh, c'est tout naturel, répondit-elle de sa voix éraillée. Et je ne m'inquiète pas pour le paiement de votre dette : chaque chose en son temps... Et pour le moment, vous devez dormir, conclut-elle, d'un ton presque autoritaire. Je vous ramène de la tisane..."
Elle prit le bol, la théière, et se dirigea vers la porte à nouveau.

Kmir avait toujours du mal à cerner cette vieille femme. Il fallait dire qu’il était doué pour mentir, moins pour déceler les mensonges. Il fallait agir pas à pas. Pour l’heure, il ajusta sa position dans le lit et entreprit de faire semblant de dormir. Il pouvait faire cela de manière fort convaincante, au risque de vraiment s’endormir. Peu importait au fond, il voulait voir dans quel état il se réveillait, s’il allait à nouveau faire un affreux cauchemar, et se réveiller encore plus faible.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une fonderie bien cachée