La Couronne de Cuivre

-Non, j'espérais juste qu'on me jugerait pour mes seuls crimes, riposta-t-il sans se laisser démonter. Et mon ambivalence vient de là et uniquement de là : je suis prêt à répondre de mes fautes, parce qu'il est impératif que justice se fasse, mais je refuse qu'on m'enfonce encore d'avantage en me reprochant des choses qu'on n'a pas à me reprocher. Or, je prends peu à peu conscience de l'ampleur de mon erreur. Comme j'ai trop tard pris conscience d'avoir commis une erreur en pensant qu'une cité de trois cent mille âmes croulant sous l'or du commerce et se prévalant d'une réputation d'accueil et de bienveillance trouverait les moyens d'intégrer quoi ? Quelques dizaines de miséreux en quête d'un havre où se reconstruire. Des moyens autres que les parquer des semaines durant dans un camp au milieu des bas-fonds. De bas-fonds dont les occupants livrés à la misère ne préoccupaient alors guère les autorités, d'ailleurs.
Il soupira.
-Mais peu importe. J'aspirais à la justice et je me rends compte qu'elle ne sera pas de mise dans mon cas ? Soit. J'aspirais moi aussi à la paix, au pardon et à l'oubli mais je prends conscience qu'ils ne me seront pas accordés ? Soit. Je dois oublier les grands idéaux et me montrer pragmatique. Alors tant pis si on me met tout sur le dos, même implicitement. Tant pis également si l'on considère que j'ai fui : les choses sont plus compliquées que cela mais dans le fond, si je l'avais pu, j'aurais bel et bien fui dans la mesure où je me serais éliminé sitôt revenu à moi. Mon souci de vérité et mon amour propre en prendront un sacré coup mais ils n'ont de toute façon plus droit de cité depuis que j'ai perpétré ces horreurs. Bref : je courberai l'échine, je me comporterai exactement comme vous le direz puis, une fois le verdict rendu, j'accomplirai scrupuleusement ma peine. Ensuite, je serai libre et je ferai en sorte de tourner la page.

" Bon, je crois que nous avons assez discuté." dit l'avocat en se levant.
Il se fendit d'un léger sourire.
" Nous nous reverrons dans un mois, je pense. Je vous avertirai quand la première audience aura lieu, que vous puissiez vous préparer. D'ici là, nous communiquerons par écrit, si nécessaire. Mais vous ne devez pas vous en inquiéter. Je n'ai, a priori, plus vraiment besoin de vous pour la suite."

L'avocat partait alors qu'il n'avait même pas entendu la fin de son récit. Alors qu'il n'avait même pas demandé les précisions qu'il souhaitait pourtant obtenir sur ce qu'il savait déjà du récit. Pas besoin d'être grand clerc pour comprendre ce que cela signifiait.
-Un instant, messire.
Il prit une profonde inspiration.
-Je vous présente mes excuses. Je suis conscient que mes réactions sont inadéquates et que vous n'avez pas à faire les frais de ce qui me trouble. Malheureusement pour vous, je refoule tout cela la plupart du temps, parce que vivre en permanence avec mes remords et mes inquiétudes tiendrait presque de l'impossible. Par ailleurs, vous êtes très franc, ce qui est une qualité, mais je pense que vous pouvez comprendre que cette franchise fasse parfois du mal à vos interlocuteurs. En l'occurrence, je viens quand même d'apprendre que ce que j'estimais faire partie des éléments en ma faveur risque fort, au contraire, de rejoindre les éléments à charge. Ce n'est pas exactement le genre de nouvelle qu'un homme inquiet peut entendre tout en demeurant serein.
Il soupira.
-Si vous le préférez, je peux demander à changer d'avocat. Je comprendrais très bien que nos entretiens vous aient... refroidis et je ne voudrais pas que vous me défendiez contre votre gré.

L'avocat se retourna et se rassit.
" Vous vous méprenez. Je ne prends rien de tout ceci personnellement, et même si je le faisais, croyez-moi, ça ne changerait rien à mes capacités à vous défendre. Je suis votre avocat, pas votre ami, et vous avez peut-être l'impression que je vous malmène, mais ce n'est rien en comparaison de ce qui vous attend. Je ne suis pas partisan d'édulcorer la situation : la chute risque d'être plus brutale, encore. D'autre part, je vous le redis : vous ne risquez pas grand chose. Mais vous êtes sanguin. Vous n'avez pas intérêt à ce que ce procès s'éternise. Et oui, vous avez raison, il y aura tractations, autour d'une table, entre juristes, pour arriver à un accord satisfaisant toutes les parties. Quant à ce que vous m'avez révélé... Je ne sais pas si cela va nous servir ou nous desservir. C'est trop tôt pour le dire. Mais une chose est certaine : banaliser le meurtre, même s'il était justifié, cela ne passera jamais devant une cour luménienne. Vous avez raison de parler d'un passé odieux... mais c'est le passé. Et les Luméniens regardent toujours vers demain. C'est ce qui vous sauvera, in fine. Le futur."

Mais par les dieux, c'était alors la guerre ! La guerre, bon sang ! Comment pouvait-on lui reprocher d'avoir combattu... du bon côté ? Fallait-il en déduire qu'une fois le conflit avec Melandis terminé, on jugerait les soldats luméniens ayant osé tuer des ennemis ? Décidément, quelque chose lui échappait. Mais il était inutile d'y revenir.
-Je ne crois pas être particulièrement sanguin. Je suis simplement troublé, et les gens troublés sont plus prompts à réagir.
Soupir.
-Vous ne devez pas vous inquiéter pour le procès : je m'en tiendrai à vos consignes, je ne ferai pas d'éclat, j'adopterai l'attitude adéquate et si je dois craquer, ce sera uniquement dans la solitude de ma cellule. Ce ne sera pas la première situation éprouvante que je vivrai et... je saurai jouer la comédie, au besoin, je saurai ne rien montrer de mes émotions réelles. Du moins...
Il grimaça.
-Du moins si ni ma compagne, ni aucun de mes proches n'est présent, que ce soit à la prison ou lors des audiences. Il n'y a qu'une seule chose qui égale la haine que je me voue pour ce que j'ai fait : mon sentiment d'indignité envers les miens. Si je les vois au cours du procès, j'ai peur que la honte ne me fasse craquer. Alors j'affronterai cela seul. C'est de loin la meilleure solution. La seule, même, si je veux pouvoir ensuite aller de l'avant parmi eux.
Il jeta un regard en direction de la ferme, revint à l'avocat.
-D'autre part, je vous narrerai comment tout s'est terminé. Mais face à la cour, j'aimerais qu'on en reste à la version voulant que j'ai purement et simplement fui. En effet, je ne tiens pas à ce que certaines personnes soient inquiétées pour avoir aidé un criminel à s'échapper.

Henry fronça les sourcils.
" Vous devriez en parler avec Galathée, avant de prendre cette décision. Elle ne va pas l'accepter et je pense que vous devriez au moins l'aborder avec elle. Je sais que ça ne me regarde pas, mais... il y a vos sentiments, bien sûr, et il y a les siens. Elle sait qui vous êtes. Et de ce qu'elle m'a dit, elle tient à vous accompagner jusqu'au bout."
Il eut un léger sourire.
" Je ne suis bien sûr pas son avocat mais le vôtre, et je m'en tiendrai à vos directives. Elle m'a cependant l'air d'un allié de poids, qui n'a pas peur de vous tenir tête et qui est prête à prendre les choses en main au besoin."

Il soupira de nouveau.
-Voilà qui promet une discussion houleuse. Car je me connais, je sais que j'arrive beaucoup mieux à jouer la comédie s'il n'y a pas, à proximité, quelqu'un me connait et sait exactement ce que je ressens en vérité. Mais nous verrons bien, chaque chose en son temps.
Il vida le verre de vin qu'il s'était servi après avoir terminé son récit.
-Dans l'immédiat... J'avoue que je serais soulagé si vous en reveniez à votre programme originel. Cela éviterait qu'elle et d'autres ne s'inquiètent. Cela permettrait, aussi, que je termine mon récit, que ce soit tout de suite ou ce soir, et que, demain, je vous apporte les précisions que vous souhaitiez obtenir. Ainsi auriez vous déjà tous les faits à disposition...

" Racontez-moi la suite, alors, si vous le sentez. Mon départ était motivé par mon souci de vous épargner, pas par une quelconque vexation."
Il s'était rassis, croisa les jambes.
" Nous en étions restés à la nuit funeste."

Il n'eut pas à parler longtemps car il restait très peu à raconter. Ils étaient simplement retournés au repaire, où la tension avait été palpable au cours des heures suivantes, puisque contrairement à lui, ses hommes avaient mesuré l'horreur de ce qu'ils venaient de faire. Il leur avait donc laissé le choix entre continuer à l'épauler ou s'en aller - les obliger à rester aurait nui à l'efficacité de leurs actions - et tous sauf un avaient opté pour partir. Dès lors, il n'avait pas eu le temps d'effectuer de nouvelles opérations : des personnes étaient venues à lui, l'avaient vaincu par ruse puis capturé.
A son réveil, il n'était plus le Monstre et la haine qui bouillonnait toujours en son cœur n'avait qu'une cible : lui-même.
Et lui-même n'avait qu'une envie : mourir.
Néanmoins, on l'avait empêché de ce suicider. Mais c'était une autre histoire, une histoire qui sortait complètement du cadre du procès. Aussi n'en dit-il rien.

Henry n'avait rien noté, se contentant d'écouter le récit dans son intégralité.
" Merci de m'avoir raconté tout ceci, dit-il finalement. Je sais que c'est éprouvant, mais malheureusement, il vous faudra l'entendre encore un certain nombre de fois. En me le confiant, vous gagnez la possibilité de ne plus jamais devoir le raconter. L'accusé n'est pas toujours obligé de monter à la barre. Nous aviserons en fonction de votre force le moment venu."
Il croisa les bras.
" J'ai discuté avec votre compagne ce matin. Elle est partisane d'un procès à huis clos. Elle dit que pour l'heure, personne ou presque ne sait que vous vous êtes associé au Monstre. Cela permettrait de garder ce secret autour de votre nom, et de préserver vos proches, et vous-même, d'une réputation difficile."

-A moins que des audiences publiques ne s'avèrent indispensable pour limiter la lourdeur de la sentence, je préfère également le huis-clos, finit-il par répondre. J'évite de me projeter dans l'avenir mais, pour l'heure, je n'envisage pas de déménager au loin après le procès. Il est donc possible que nous restions, que nous vivions entre ici et notre maison de Luménis et... j'aimerais autant que ma compagne, mes enfants, mes amis n'aient pas à subir le poids que constituerait le fait d'être liés au Monstre.

" Honnêtement, je pense que tout le monde sera très content de faire ça à huis clos. Comme je vous le disais... Cette période est derrière, désormais. Et personne n'a envie de rouvrir ces vieux dossiers. La raison pour laquelle nous devons le faire est... par souci d'intégrité, je suppose. Je pense que l'amiral Longuehune, et bien... Vous lui avez joué un mauvais tour. Mais c'est un homme droit. Il ne pouvait pas taire votre aveu. Ensuite, et bien... Je crois que le général Maelwedd aurait préféré que vous disparaissiez à Mélandis. Dame Dithazir, ma foi... Vous devez apparaître dans ses cauchemars. Bref, personne ne veut de ce procès, Taliesin. Mais il doit avoir lieu et il aura lieu. Et ensuite, nous refermerons ce livre une bonne fois pour toute."

Sauf que le procès pourrait fort bien s'avérer une épreuve trop difficile pour qu'il ne la surmonte, et qu'une fois le verdict rendu, il lui resterait à purger sa peine. Or, il ne s'agirait pas d'une simple remontrance, contrairement à ce que le sieur de l'Atalante laissait entendre. Entre leur discussion de la veille et celle qu'ils venaient d'avoir, l'avocat avait évoqué trop d'éléments à charge prévus ou imprévus pour que son client puisse y croire un seul instant.
-Nous verrons quand nous y serons, répondit-il. En attendant, hormis durant les moments où ce sera absolument nécessaire, je vais éviter d'y penser.

" Je m'efforcerai de ne vous contacter que lorsque c'est vraiment nécessaire, dit l'avocat. A présent que nous avons opté pour un huis clos, je peux passer à la vitesse supérieure et rassembler mes troupes."
Il sourit.
" Ayez confiance. Vous êtes jugé à Luménis. Malgré toute l'horreur que Morféa nous a apportée, il a aussi permis à la cité de se recentrer sur ses valeurs fondamentales. L'avenir est rose. Et je ne suis pourtant pas tellement lathandrite. Mais bon... trêve de bavardages. Je pense que nous pouvons en rester là. Je verrai si je dois encore vous importuner demain, sans cela... Vous pouvez remiser tout ça jusqu'à ma prochaine visite."

-Vous ne devrez pas hésiter à me poser toutes les question que vous voudrez demain et, plus tard, à me contacter autant de fois que nécessaire, répondit-il. Je ne peux décemment pas rester les bras croisés pendant que vous vous démenez et, comme vous l'avez souligné, mieux vaut que je me prépare petit à petit au procès, sans quoi la chute sera trop dure. Bref, vraiment, je me tiens à votre entière disposition.
Ce n'était pas ce dont il avait envie : c'était ce qu'il devait faire. Mais dans l'immédiat, si l'on avait plus besoin de lui, il irait... couper du bois, tiens. Un excellent moyen d'évacuer au moins en partie la tension qui l'habitait.

" Je pense que votre récit à lui seul suffit amplement à vous préparer. Pour le reste, n'oubliez pas que je fais mon métier. Vous ne devez donc pas craindre de m'exploiter : je suis payé pour ça. Ensuite, j'aurai le temps de vous informer en temps utiles, bref... Profitez de vos vacances, c'est la meilleure chose que vous puissiez faire en ce moment. Vous entendrez bien assez parler du passé d'ici quelques mois."
Il se leva.
" Mais nous reparlerons demain, de toute façon. Jusque là, je vous souhaite une bonne fin de journée."

Il faillit demander qui lui versait ses honoraires, bien qu'il pensât connaître la réponse. Cependant, comme il n'avait pas les moyens de le payer dans l'immédiat, comme il n'avait pas non plus la force de se relancer dans une discussion animée - il se doutait que l'avocat ne livrerait pas facilement l'information -, il décida de remettre la question à plus tard. Mais il y reviendrait...
-Merci. Bonne fin de journée à vous aussi.
Il s'éloigna alors, décidé à aller fendre des bûches ou à se livrer à toute activité plus urgente mais tout aussi fatigante. Il avait vraiment besoin d'évacuer ce qui l'habitait.

Il restait bien des bûches à fendre. Il fallait aussi vider la paille souillée de la bergerie et la remplacer par de la paille propre, nettoyer la cour à grande eau, puiser de nombreux seaux pour remplir les tonneaux de la salle d'ablutions, dépendre le linge qui avait séché tout l'après-midi, le replier et le ranger, et il y avait toujours moyen de donner un coup de main en cuisine. Bref, Taliesin n'eut pas à s'ennuyer avant l'heure du souper. Après celui-ci, personne n'osa lui poser la question fatidique : reprendrait-il ses bonnes habitudes ou avait-il encore besoin d'une soirée de pause ?

Il n'était pas sûr d'avoir la tête à superviser le coucher ou à raconter une histoire. Mais ce dont il était certain, c'est qu'il n'avait aucune envie de rester oisif et d'inquiéter davantage Galathée ou Victor. Ces tâches auraient donc l'avantage de lui occuper l'esprit et d'instaurer, au moins en apparence, un rassurant retour à la normale.
-Allez les gars, on monte, dit-il simplement à la marmaille en se levant.

Il parvint à faire bonne figure en dépit de son trouble. Les enfants parurent ne se douter de rien, aucun adulte ne fit de commentaire, Mathilde et Antoine l'accompagnèrent dans les étages. Les garçons discutaient avec animation du dernier épisode en date, sans doute pour se le remettre en mémoire, et seuls Victor et Baptiste semblaient un peu moins enthousiastes, scrutant le barde, de temps en temps, à la dérobée. Mais Taliesin avait le conte dans le sang, et ils se laissèrent séduire par le récit, comme n'importe lequel de leurs camarades. Ils se couchèrent ensuite et ne tardèrent pas à s'endormir. Quand l'elfe regagna l'étage inférieur, Guillhem et Galathée devisaient autour d'un dernier verre de vin.

Il se joignit à eux et but le verre qu'on lui avait servi tout en les écoutant discuter - lui-même ne se sentait pas vraiment d'humeur bavarde. Mais il se sentait moins mal que la veille, c'était indéniable, et s'être démené des heures durant en activités diverses l'avait suffisamment épuisé pour qu'il sache pouvoir s'endormir relativement rapidement. Il se demandait juste comment il parviendrait à commencer l'école dès le surlendemain puisqu'il était encore loin d'être prêt. Toutefois, sans doute parviendrait-il à négocier un ou deux jours de délai avec Guilhem...

Guillhem accepta de lui laisser un certain délai, mais Taliesin sentit bien que le fermier avait à coeur que les choses ne débutent pas trop tardivement. Cependant, il n'avait pas l'intention de lui imposer quoi que ce soit, aussi le barde eut-il la liberté de s'organiser comme il le désirait. Plus problématique était l'endroit où installer la classe, et pendant les jours suivants, certains d'entre eux travaillèrent à dégager une zone de la grange pour y installer bancs et tables. Mathilde avait ramené quelques livres génériques de Luménis, traitant d'histoire, de géographie, de connaissances naturelles de base. Guillhem demanda à Taliesin, à défaut de commencer les cours, de rassembler du matériel et de faire une liste de fournitures qu'ils iraient dénicher à Pré aux Sources. L'avocat, de son côté, était rentré à Luménis sans harceler le barde davantage.

S'il ne cessa pas de participer aux tâches quotidiennes ou aux travaux agricoles, Taliesin consacra de plus en plus de temps à la préparation de ses cours. Il lut attentivement les livres rapportés par Mathilde et en tira de nombreuses notes qui lui serviraient d'aides-mémoire pour ses futures leçons. Il réfléchit également beaucoup à l'organisation des séances dédiées à la lecture et à l'écriture : en ce domaine, il devrait diviser les enfants en quatre groupes différents - au moins au début - et, tandis qu'il se consacrerait à l'un d'entre eux, il lui fallait trouver de quoi occuper les autres. Tout cela s'avérera quelque peu fastidieux à imaginer, d'autant qu'il n'avait aucune expérience en la matière, mais c'était un chantier prioritaire qui, de surcroit, présentait un gros avantage : l'empêcher de trop songer à ses sujets d'inquiétude, en particulier à ce qui l'attendait dans moins d'un mois, désormais. Il s'y livra donc d'autant plus énergiquement et, progressivement, il commença y voir plus clair. Bientôt, il put même annoncer à Guilhelm qu'il était prêt.

Si Guillhem se montra ravi qu'il ait terminé ses préparatifs, les enfants furent moins enthousiastes, à l'exception des plus studieux, Robin et Baptiste, et dans une moindre mesure, Benoît. Il n'y eut cependant pas de fronde et le premier jour de classe, tous les enfants étaient au rendez-vous. Il leur fallut bien sûr un temps d'adaptation : ils n'étaient plus restés assis aussi longtemps depuis... toujours, probablement, et les premiers jours furent pour le moins chaotiques. Mais peu à peu, Taliesin trouva un rythme, et il comprit qu'il était plus efficace de les voir en demi-groupe, et de laisser la moitié des enfants crapahuter au dehors, que d'essayer de les tenir tous ensemble. La lecture était sans doute ce qui lui demandait le plus de concentration et d'énergie. Par contre, quand il racontait une histoire, la classe était généralement sage et appliquée, quel que soit le sujet. Ce qu'ils préféraient, pour la plupart, étaient les moments où Taliesin les laissait expérimenter avec des marrons, de l'eau ou des brins de paille, afin de découvrir des concepts mathématiques de base.

Rassuré quant à ses capacités à endosser le rôle de maître d'école, satisfait de la manière dont les choses se déroulaient et de l'attitude des enfants, l'elfe se garda toutefois de crier victoire trop vite : après tout, ce n'était que le début et il fallait voir comment cela tournerait sur la longue durée. Il continua donc à préparer ses cours avec minutie en espérant que, lorsqu'il aurait pris le pli, cela lui demanderait moins de travail. Il veilla également à ne pas trop en demander d'emblée aux gosses, préférant une progression en douceur, et à leur ménager de vrais moments de détente : la classe venait en effet s'ajouter à leurs habituelles corvées, et les beaux jours ne dureraient pas éternellement. Autant qu'ils en profitent tant qu'ils en avaient encore l'opportunité...

La chaleur de l'été commença à refluer et les jours raccourcirent peu à peu. La nature devint rousse et sa générosité décupla. Il fallut réduire l'école à trois heures par jour, en deux groupes, pour pouvoir assimiler les dons de l'automne. Cueillette de champignons, ramassage des noix, noisettes, châtaignes, pommes, préparation de la terre pour les cultures de l'année suivante, récolte des potirons, des betteraves, du céleri, oignons, pommes de terre, choux divers. La cuisine tournait sans discontinuer et il y avait perpétuellement quelqu'un dans le potager et dans les réserves. De temps en temps, Galathée emmenait un groupe dans la forêt voisine pour profiter des terres communes du voisinage. Guillhem et Mathilde se rendaient au marché de Pré-aux-Sources pour écouler les surplus. On discuta de construire une cabane pour effectuer le fumage de la viande et du poisson de manière plus régulière. Galathée revint un jour avec deux vaches qu'on installa avec les chèvres et les moutons. Elle ramena aussi des lapins, ce qui valut aux enfants quelques cours d'histoire naturelle, pendant qu'ils aidaient à construire les clapiers.
Victor et Baptiste, de leur côté, demeuraient distants. Il n'y avait pas d'accrochages, pas de disputes, pas de nouveaux mauvais coups, mais les contacts demeuraient très limités, et ils frayaient chacun avec leur groupe : Victor les plus jeunes, Baptiste les plus âgés.

Il ne se laissa pas abuser par ce calme apparent : la situation entre les deux enfants n'évoluait pas ni dans un sens ni dans l'autre et, tôt ou tard, il faudrait tenter quelque chose. Malheureusement, entre la préparation des cours, l'école proprement dite, les tâches quotidiennes, les traveaux de la ferme ou encore les jumeaux, il n'avait guère le temps d'y réfléchir et, encore moins, celui d'intervenir. Sans doute cela devrait-il attendre l'hiver, lorsqu'il y aurait moins de travail, lorsqu'ils seraient moins nombreux. Il fallait juste espérer que Baptiste tienne le coup jusque-là, que le statu quo ne se révèle pas trop éprouvant pour lui.

Mais Baptiste semblait avoir pris ses marques. Il aidait toujours beaucoup en cuisine, où il faisait toujours montre d'une assurance parfaite, s'intéressait aux aspects plus basiques de la production de nourriture, que ce soit dans le potager, les champs ou les bois, et s'entendait toujours extrêmement bien avec Robin. Renseignements pris, il semblait que ce dernier ne puisse intégrer l'Université de la Magie avant ses seize ans, pour autant qu'il ait alors atteint un niveau suffisant. Ceci inquiétait Guillhem, parce qu'ils n'avaient pas les moyens de lui payer un précepteur et que le garçon avait de nombreuses lacunes, mais Galathée était persuadée qu'ils trouveraient une solution, peut-être en l'envoyant servir dans la maison d'un mage luménien. Tout cela ne se mettrait pas en place avant le début de l'année suivante, de toute façon, et Baptiste conservait donc son camarade préférentiel.
Victor, de son côté, était fidèle à lui-même, joyeux, curieux, déluré, prompt à la bêtise monumentale, toujours réalisée avec la plus grande bonne foi. Il restait le moteur du groupe, enthousiaste et téméraire, affrontant les tâches difficiles en les transformant en aventures mémorables, ne craignant ni de se salir, ni de s'épuiser, ni l'opprobre des adultes, d'ailleurs. Il semblait n'avoir aucun goût pour tous les aspects sérieux de l'existence, même s'il pouvait se rendre utile, et son plaisir était dans l'imaginaire. Souvent, il fallait le "payer" en heures de détente pour qu'il se lance dans des activités plus pénibles. Ce n'était pas le plus assidu de la classe, sauf quand il s'agissait de parfaire sa lecture, d'écouter une histoire ou de mettre le brin.
Les jumeaux grandissaient, de leur côté, ils atteignirent trois mois, puis trois mois et demi, et communiquaient de plus en plus avec l'environnement et les personnes qui s'occupaient d'eux. Victor sembla s'attacher surtout à Tristan, Baptiste à Héloïse, et de manière tacite, les garçons se mirent à réagir aux pleurs de leur jumeau d'élection. Galathée gardait un oeil sur tout ce beau monde, mais elle était en mal d'indépendance, et de plus en plus, elle laissait volontiers d'autres personnes prendre soin des bébés.

Il faisait son possible pour lui ménager davantage de temps de liberté - n'oubliant pas, lorsqu'il s'occupait des bébés, de guetter les étranges manifestations évoquées par Mathieu. Il savait cependant que l'hiver serait beaucoup plus propice aux escapades dont la rôdeuse avait besoin : le domaine réclamerait moins d'attentions, la chasse deviendrait plus que jamais nécessaire. Alors, la ferme compterait aussi moins d'occupants et si le départ d'Elliot, de Mathilde, d'Antoine, de Félix peut-être les priverait de bras efficaces, il se traduirait également par des lessives moins imposantes, par des préparations de repas moins longues... Enfin, lorsque surviendrait la morte saison, il aurai effectué ce court voyage à Luménis durant lequel on lui lirait ses chefs d'inculpation. C'était une simple formalité mais elle s'avérerait pénible, il le savait. Il avait donc hâte qu'elle soit derrière-lui, d'autant qu'il aurait alors quelques mois de répit, qu'il pourrait se lancer dans de nouveaux chantiers en remisant temporairement ses angoisses.

Le courrier d'Henry arriva au début du mois de Marpenoth, alors que le monde autour d'eux était devenu roux. Les températures avait chuté et il pleuvait désormais un jour sur deux, environ. La hutte de fumaison tournait quotidiennement, rependant des odeurs entêtantes autour de la ferme. L'abondance des récoltes couvrait la table quotidiennement. On avait acheté des vêtements et de la laine, le bois s'entassait en piles démentes dans l'appentis, les cochons engraissaient doucement sans se douter qu'un des deux serait sacrifié à l'hiver. Il faisait bon vivre, globalement, même si les rumeurs de départ enflaient. Elliot serait relevé fin du mois, Mathilde partirait avec lui, ainsi qu'Antoine. Guillhem s'y était fait et il était prévu que tout ce beau monde revienne pour les fêtes de fin d'année.
L'avocat était bref dans son message. L'audience avait été fixée pour le premier jour de la troisième veille, soit dans une vingtaine de jours. Personne d'autre que lui ne pourrait y assister, et il n'aurait rien à déclarer. En plus de la lecture des chefs d'accusation, de la date du procès et de ses modalités, on lui signifierait la prolongation de son assignation à résidence. Rien de spectaculaire, en somme. L'idée était de passer le chercher avant l'aube, de manière à ce qu'il soit rentré avant la nuit et qu'il ne doive pas dormir en prison. Henry se déplacerait jusqu'à la ferme pour pouvoir l'informer du contenu précis de l'audience pendant le trajet jusqu'à Luménis.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins