La Couronne de Cuivre

Albérich sourit doucement.
" Non, je pense que ce n'est pas raisonnable." dit-il.
Il se sentit soulagé de pouvoir filer. La parade du paon ne l'intéressait qu'à moitié et il espérait que César aurait assez de jugeote pour intervenir le cas échéant. Même s'il n'en croyait rien. Pourquoi le vieil homme se serait-il défié de son cadet ?
" Bonne fin de soirée, ma Dame." dit-il en saluant Elisa.
Il aurait aimé pouvoir la mettre en garde d'une manière ou d'une autre, mais il ne voyait pas comment sans créer d'incident. Il serra donc la main de son frère sans rien ajouter, pétrifié par son propre manque d'initiative, puis entraîna Bastien vers la sortie.

La cour était paisible, quoi que les bruits de la fête y étaient audibles. D'autres sons, aussi, se faisaient entendre : les gardes et les serviteurs devaient également faire bombance.
Toutefois, le garçon d'écurie ne tarda guère à ponter le bout de son nez, puis à amener Douce.
-Voulez-vous une torche, messire ? s'enquit-il.
La lune ne s'était pas encore levée. Les étoiles, plus brillantes que la veille, distillaient néanmoins leur lueur argentée.

" Non, vous êtes gentil, ça ira." fit-il avec un sourire las.
Il ne put s'empêcher de pousser un profond soupir mais accueillit Douce d'une caresse amicale sur le chanfrein et lui flatta l'encolure. Ensuite, il souleva Bastien et l'installa en selle. Il entraîna ensuite le petit équipage vers l'arche du portail et ensuite la nuit. L'air frais le revigora quelque peu. Il se sentait fatigué et déprimé, un état un peu trop familier pour être négligeable. En fait, le gosse était probablement la personne la plus proche de lui, en cet instant. Ils avaient chacun vécu un traumatisme dont ils ne se remettaient pas, quelque chose qui les coupait des autres. Pour combien de temps encore ? Peut-être à jamais.
" Crois-tu que ta soeur ait assez de jugeote pour résister aux avances de ton oncle ?" finit-il par dire sur le ton de la conversation.

Le gamin demeura aussi silencieux qu'immobile. Peut-être n'avait-il pas écouté. Peut-être sommeillait-il déjà. A moins, tout simplement, qu'il ne soit incapable de répondre sur un thème si abstrait.
Les secondes s'écoulèrent. Au loin, une chouette hulula.
-Elle aime beaucoup oncle Aubin, murmura enfin le garçon. Tout le monde aime beaucoup oncle Aubin.
Sa main caressa la robe de la jument.
-Sauf vous.

Albérich ne put s'empêcher de rire. Marchant dans la nature endormie, il avait l'impression d'être à des lieues de toute réalité. Il aurait pu disparaître, avalé par les ténèbres. Pourtant, le village était tout proche. Pourtant, il rentrerait docilement chez César, mettrait Bastien au lit, se coucherait dans la chambre d'Aubin, pour ne pas empirer la situation, pour douloureusement guetter l'instant où il rentrerait, s'il rentrait.
" Ça se voit tant que ça ?" demanda-t-il, candide.

Bastien mit longtemps à répondre. Comme si réfléchir lui était difficile. Ou comme s'il préférait peser chacun de ses mots avant de les prononcer.
-Moi je le vois. Les autres, je ne sais pas. Mais ils ne voient pas grand chose.

" Prisonniers de nos propres obsessions, sans doute..." murmura-t-il en lorgnant la voûte céleste, superbe.
Il repéra quelques unes des constellations qu'il connaissait, sourit aux étoiles, se sentit insignifiant et cela lui fit du bien. Il y avait tant de beauté en ce monde quand on se donnait la peine d'écarter le futile pour contempler l'absolu.
" Mais merci de m'avoir mis en garde. Je tâcherai de mieux cacher mes sentiments. Je ne voudrais pas me mettre toute la communauté à dos parce que je ne peux pas sentir mon petit frère."

Silence.
Puis :
-Personne le remarquera. Même pas grand-père. Tout le monde vous aime beaucoup, vous aussi. Autant qu'Aubin. Mais lui il fait tout exprès pour qu'on l'aime.

Albérich sourit
" Oh, les gens finiront par le remarquer. Immanquablement. Et la question sera alors de voir qui ils préfèrent. Je devrais sans doute m'appliquer davantage."
Il secoua la tête.
" Je ne devrais pas te parler ainsi. Tu as déjà bien assez de soucis comme ça, et je ne voudrais pas que tu te retrouves dans une situation difficile par ma faute. Même si c'est sans doute trop tard."
D'autant qu'il avait l'impression que le gosse, dans son élan mécanique, répondrait probablement aux questions d'Aubin avec le même aplomb apathique. " Oncle Albérich te déteste." Il pouvait l'entendre en l'imaginant. Curieusement, ça lui était complètement égal.

Le village se rapprochait, ses façades blanches luisant doucement à la lueur des étoiles. Une brise légère s'était levée, portant avec elle l'odeur des fleures printanières.
-Moi, je sais déjà qui je préfère, lâcha Bastien.
Puis il retomba dans son mutisme.

Albérich tapota la jambe du petit garçon avec une grimace. Bien sûr, Bastien n'avait pas cité de nom, mais l'ancien clerc décida de le prendre quand même pour lui. La conversation avec le petit garçon, aussi étrange soit-elle, lui avait mis un peu de baume sur le coeur. Il se sentait moins seul d'avoir parlé. C'était un peu injuste pour le gamin, mais en même temps, il avait déjà remarqué l'ambivalence dans l'attitude de son oncle, c'était donc un léger changement.
Ils arrivèrent à proximité de la chaumière de César et Albérich aida l'enfant à descendre.
" Si tu veux, tu peux déjà aller te coucher. J'arrive dans quelques instants, je vais trouver un coin pour installer Douce."

Bastien jeta un regard à la maison obscure.
-Je vais vous montrer où la mettre, décida-t-il.
Aussitôt dit, aussitôt fait : alerte malgré l'obscurité, il lui fit contourner la petite maison. De ce côté-ci, le jardin était un peu plus vaste, comptait quelques arbres fruitiers. A l'un deux était déjà attachée une monture.
-Il fait pas froid, ils peuvent rester dehors. Et il y a de quoi boire et manger, expliqua l'enfant.

Albérich sourit et obéit aux injonctions du maître de maison. Il mit cependant Douce à l'écart de la monture d'Aubin, craignant les dispositions de l'animal qu'il ne connaissait pas. Ensuite, sur une dernière caresse, il abandonna la jument à l'extérieur et suivit l'enfant dans la maison.
" Je vais me faire un thé avant d'aller dormir." dit-il une fois à l'intérieur, lorgnant l'âtre éteint mais encore tiède. " Vu ta mine, je n'ose pas t'en proposer."

Le gamin ne semblait pourtant pas désireux de se coucher. Ou, qui sait, de se retrouver seul.
-Je vais vous montrer ou c'est.
Il alluma une chandelle, précéda Albérich dans la cuisine, puis rassembla tout ce qui était nécessaire à la préparation d'un thé. Ainsi que deux tasses.

Albérich se chargea de la préparation de la théière proprement dite. Il leur prépara une infusion qui ne les endormirait pas sur leur chaise mais ne les empêcherait pas non de trouver le sommeil une fois qu'ils décideraient d'aller se coucher.
Une fois les tasses fumantes devant eux, Albérich le regarda longuement, hésitant. Il était conscient que c'était l'alcool qui l'amenait à s'exprimer avec autant de franchise devant l'enfant. Il était un peu désolé de le prendre ainsi en otage, mais il n'avait pas l'impression d'avoir le choix. De plus, si Bastien avait tellement été désireux d'éviter tout contact supplémentaire, il aurait été se coucher. Cependant, Albérich ne reprit pas la parole immédiatement. Il laissa l'atmosphère particulière de ces petites heures fragiles s'installer entre eux. Peut-être son neveu avait-il envie de lui dire quelque chose, et il voulait lui en laisser l'espace.

Bastien l'observait aussi, sans chercher à se cacher. Cette soudaine attention, cet intérêt flagrant se traduisaient par une mobilité accrue de son regard moins terne, par des traits légèrement plus expressifs. Ces indices, discrets, infimes, tranchaient tellement avec son indifférence coutumière qu'il en paraissait transfiguré. A deux reprises, il parut même sur le point de parler... mais n'en fit rien. Il n'avait plus l'habitude de s'exprimer de son propre chef, c'était certain. Peut-être la chose était-elle devenu trop étrangère, trop difficile pour qu'il pût aisément y parvenir.

Albérich hésitait. Il but une gorgée de thé, grimaça et le sucra, puis poussa un bref soupir.
" Dis-moi... Toi qui observes et perces à jour les réels desseins de ceux qui t'entourent..."
Il pinça les lèvres.
" Penses-tu qu'il l'aime vraiment ?"

Le gamin baissa les yeux. Demeura longtemps plongé dans la contemplation de son thé. Sans y toucher, d'abord.
-Je ne sais pas. Je ne sais pas s'il aime qui que ce soit. Qu'il aime vraiment, je veux dire.
Il prit sa tasse, en avala une gorgée.
-A part lui.

Albérich acquiesça pensivement, son regard dériva vers l'âtre ranimé, il contempla les flammes une seconde, un peu ailleurs. Pourquoi Aubin faisait-il cela ? Etait-il de ses êtres qui ont sans cesse besoin de séduire ? De se prouver qu'ils sont désirables, désirés, sans quoi ils ont l'impression de ne pas exister ? Le Luménien ne parvenait pas à comprendre, or il avait besoin, viscéralement, quelque part, de trouver une logique, des raisons, derrière ce comportement.
" Je ne le laisserai pas lui faire du mal. Je ne sais pas encore comment, exactement." dit-il, à moitié pour lui-même.
Puis il se tourna à nouveau vers l'enfant.
" J'espère que je ne me suis pas trompé en t'offrant ce jeu de cartes. Je ne voulais pas te rappeler de mauvais souvenirs."

Le gamin secoua vivement la tête.
-C'était gentil. J'aime beaucoup les images. Je les regarde souvent Oncle Aubin veut que je les déchire. Mais je ne veux p...
Il s'interrompit brutalement, porta la main à sa bouche, comme s'il tentait d'y remettre les mots sortis par inadvertance.

Albérich sursauta et manqua renverser son thé, incapable de masquer sa surprise.
" Il veut que tu les déchires ? Mais pourquoi voudrait-il que tu fasses une chose pareille ?"

Le petit garçon, nerveux, sembla ne plus s'intéresser qu'à son thé, qu'il vida jusqu'à la dernière goutte. Même quand la tasse fut vide, il garda les yeux rivés dessus.
Et quand il parla, ce fut d'un filet de voix à peine inaudible.
-Il dit qu'elles ne m'aideront pas. Qu'il n'y a que lui qui peut m'aider.

Albérich se carra dans son siège, décontenancé. Il ne voyait pas ce que le petit garçon venait faire dans cette histoire. Aubin était-il fou au point de penser qu'il était le sauveur providentiel de tout un chacun ?
" Elles ne t'aideront peut-être pas, mais leur but n'a jamais été... d'être une potion miraculeuse... Et... en quoi estime-t-il pouvoir t'être utile ?

Bastien, de plus en plus mal à l'aise, gardait les doigts crispés sur la anse de sa tasse.
-Il... Il dit que j'irai mieux si je fais ce qu'il dit, ce qu'il me montre. Que c'est pour mon bien.
Il grimaça.
-Je peux pas dire plus. J'ai juré.

Albérich écarquilla les yeux et contempla l'enfant avec inquiétude. Il demeura muet quelques secondes.
" Bastien, dis-moi juste... Il ne te fait pas de mal, n'est-ce pas ? On n'est pas tenu à une promesse quand elle est injuste ou dangereuse." souffla-t-il.
Il ne se demanda pas pourquoi le pire lui venait spontanément à l'esprit. Le pire était possible, il le savait, c'était suffisant.

Bastien se mordit la lèvre. Ses doigts avaient abandonné la tasse pour se crisper sur le bord de la table.
-Il dit que c'est pour mon bien. Que je dois l'écouter, obéir, et que ça ira mieux. Qu'il sait ces choses-là. Comment guérir. Qu'il a déjà fait le chemin, lui...

Albérich demeura bouche bée et un grand frisson le traversa de part en part.
" Oh non... Non, non, non, non." murmura-t-il.
C'était un cauchemar. Il s'était inquiété pour Elisa alors qu'Aubin avait agressé son propre neveu. Sous le toit de son père. Le Luménien se sentit envahi par une bouffée de haine et de désespoir. Comment les choses avaient-elles pu en arriver là ? Qui avait transformé Aubin de la sorte ? C'était fatalement quelqu'un du village. Etait-il possible que César... Non.
L'ancien clerc songea alors à Erhedun, à l'acharnement qu'Aubin avait mis dans son méfait, à la haine qu'il avait vouée à Thibault, à ses pairs. Il repensa aux rumeurs qu'Elisa lui avait rapportées. Il se souvint du vieil Eloi, affable, aux côtés du baron, lorsqu'il avait fait leur connaissance, au coin du feu.
" Je retourne au donjon." dit-il alors en se levant.

-Non ! cria le garçon.
Il bondit sur ses pieds, renversant sa chaise.
-S'il vous plait, non... Il ne doit pas savoir que j'ai trop parlé. Il ne doit pas savoir que vous avez entendu. Grand-père ne doit pas savoir non plus, il aurait trop de peine... S'il vous plait, mon oncle, je vous en prie...
Il avait les larmes aux yeux. Paraissait au bord de la panique, terrorisé.

" Bon sang, Bastien !" s'exclama Albérich. " Que crois-tu que je doive faire ? Le laisser agir ? Il n'a aucun droit de faire ce qu'il fait ! Il ne sait rien sur rien. Il te ment, il se sert de toi. Je ne vais pas le laisser continuer. Il faut que je le vire de cette maison et de ce village. Et la seule solution, c'est que j'aille lui dire que je sais."
Il était livide de colère, galvanisé par sa fureur et une sensation d'avoir à agir vite, dans l'instant. Il se rassit cependant, frappé par la terreur de l'enfant. Il n'osa pourtant pas faire un geste vers lui, conscient que le moindre contact pourrait le blesser.
" Je ne le laisserai plus jamais te toucher, Bastien. Et je ne peux pas le laisser faire du mal à autrui. A Elisa. Je dois y mettre un terme avant qu'il y ait d'autres souffrances."
Il secoua la tête.
" Je suis désolé."

L'enflant tremblait comme une feuille.
-Il dit que c'est pour mon bien... murmura-t-il. Que c'est le seul moyen de me guérir... Il dit que j'irai mieux, bientôt, si... Si je suis son enseignement...
Il déglutit.
-Peut-être qu'il ment pas ? Peut-être que c'est ce qu'il faut faire ? Il dit qu'il m'aime, qu'Il sait... Que grand-père et les autres ne comprendraient pas, que ça doit rester secret parce qu'ils comprendraient pas. Juste pour ça...
Il se pencha, ramassa sa chaise. S'assit dessus, comme pour tenter d'installer une conversation, de repousser encore davantage le départ de son oncle.
-Il a peut-être raison... Si il a raison, faut rien dire. Grand-père, s'il comprend pas, aura trop de chagrin... Il pourrait en mourir... Je veux pas qu'il meure... Je ferai ce que vous voudrez, si vous racontez rien... Oncle Aubin dit que... Il dit que vous aussi, vous devez connaître ce moyen...

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