[Lieu] Une route oubliée

[Taliesin]

-Enfin, Frida et son équipe ont rapporté de bonnes nouvelles : le paysage va bientôt changer.
-Oui. Demain soir, nous aurons atteint les limites de cette vaste plaine. Plus loin, le terrain restera marécageux au niveau de la route, mais il y aura davantage de collines, d'escarpement rocheux... Certains pourront offrir des sites de défense intéressant au cas où les cannibales nous talonneraient de trop près. Ceux, du moins, qui ne sont pas couronnés de tombes où de cercles de pierres levées. Mais rassurez-vous, il y en a. De surcroit, si nous continuons à ce rythme, nous aurons atteint après-demain le pied du plateau sur lequel s'élève notre cité et où l'emprise des marais se desserre quelque peu.
-Là-bas, le terrain nous sera moins défavorable. Par conséquent, si la tribu venait à se rapprocher, une option serait de ne pas faire de pause la nuit prochaine et de continuer à avancer. Avec assez de torches et des lumières magiques créées par nos lanceurs de sorts, cela paraît réalisable sans trop de risques. La contrepartie, c'est qu'il y aura accumulation de fatigue parmi les hommes et les bêtes.

[Hubert de Maleval]

" J'imagine que cela dépendra en partie des conditions climatiques et de l'état de la route... dit le paladin, songeur. Si nous arrivons épuisés sur le plateau, nous peinerons à monter un camp en terrain découvert. Je pense que c'est vraiment une décision à ne prendre qu'en dernière minute, avec un maximum d'informations à notre disposition..."
Il hésita, puis se lança.
" A ce sujet, je voulais savoir si le conseil avait envisagé une modification de la structure décisionnelle en cas d'urgence. Même si je respecte et je comprends le processus actuel... qui consiste à vous réunir tous les six pour étudier les options chaque soir... Je voulais m'assurer que vous aviez envisagé une autre manière de fonctionner... au besoin."
Voilà, c'était dit. Et sans doute Robert aurait-il une belle réponse rassurante à lui faire.

[Taliesin]

Le chevalier ne parut pas trouver sa demande choquante.
-Nous n'avons pas vraiment de procédure préétablie, en la matière. Simplement, en cas de combat imminent, ou durant un affrontement, c'est le conseiller à la défense et son état-major qui prennent les décisions. Comme cela s'est passé lorsque nous avons été assaillis par l'armée du Seigneur des Tombes, en somme. Dans les autres circonstances, c'est le Conseil dans son ensemble qui décide. La charte ne prévoit pas d'état d'urgence où les pouvoirs seraient remis entre les mains d'une seule personne.

[Hubert de Maleval]

Il acquiesça, gratifiant le conseiller d'un sourire. C'était plus ou moins ce qu'il avait imaginé.
" Je sais que nombre d'entre nous aimeraient aller se coucher mais je pense... que nous ne pouvons pas faire l'économie d'examiner plus en détail l'éventualité d'une confrontation avec l'ennemi. Si demain, nous décidons de marcher pendant la nuit, nous ne pourrons pas aisément réorganiser de réunion d'état-major. C'est peut-être notre dernière chance de deviser dans une relative quiétude avant un affrontement. Je sais que nous ne savons pas combien ils sont. Les distances sont, d'après ce que vous nous dites, Frida, encore longues..."
Il se tourna vers Varamyr.
" Pourraient-ils nous rejoindre demain ? Ou les chances sont-elles nulles ?"

[Taliesin]

-Nulles, non. Mais peu probables, car les tambours semblaient vraiment très lointains. S'ils avaient retenti pour nous, nous l'aurions su : les cannibales ont pour coutume d'annoncer à leur proies que la traque va bientôt commencer. C'est une manière de les effrayer, aussi, de distiller la peur en eux. Une fois que les battements se sont tus, l'attaque peut survenir n'importe quand, dans les heures ou les jours qui suivent. Et elle aura lieu quoi qu'il advienne.
-En matière de préparation... Frida enverra son aigle survoler toutes les éminences intéressantes à proximité de la route, afin que nous ayons une bonne idée de leur topographie et de la manière dont nous pourrions nous y défendre s'il nous faut les gagner. Pour le reste, hormis la procédure préétablie, celle à laquelle nous avons recouru lors de l'attaque des morts-vivants, je crains que nous ne puissions pas préparer grand chose tant que nous ne saurons pas à combien d'ennemis nous avons affaire et le type d'armes dont ils usent...

[Hubert de Maleval]

" Très bien. J'imagine que nous n'avons d'autre choix que de nous en contenter pour l'instant." dit-il.
Il se tut et reprit une position d'attente. Hésita. Renonça. Il ne pouvait présumer de rien. La colonne s'était bien tenue face aux zombies, pourquoi aurait-elle paniqué au moment de l'attaque des cannibales ? Après tout, les morts-vivants dévoraient leurs proies, eux aussi. La différence était minime. Il fallait faire confiance à Frida, à Robert, et attendre le lendemain. Agir dans la précipitation, sur les rêves de Varamyr, sa propre angoisse qui n'était qu'à moitié justifiée... Ça n'avait pas de sens. Et surtout... que pourraient-ils faire qu'ils ne fassent déjà ? Au pire, il parlerait à Robert après la réunion. Ces considérations n'avaient pas à être étalées devant tout le monde.

[Taliesin]

-Si quelque chose devait se produire demain dans la journée, je pense que nous arriverions à nous réunir, intervint Étienne. Les sous-officiers ne nous remplacent-ils pas, en ce moment même ? Ne nous ont-ils pas déjà remplacés en d'autres occasions ?
-Gérer les guetteurs alors que tout va bien et superviser les troupes alors qu'un danger est imminent, ce sont deux choses très différentes, répondit Guillermo.
-Le mieux est de prévenir l'ensemble de vos aides et de vos hommes que tant que les tambours résonnent, aucune attaque n'est à craindre. C'est dès lors qu'ils ont cessé que le pire peut survenir.
-Très bien, transmettez leurs le message. Dans l'immédiat, à moins que quelqu'un ne souhaite rajouter quelque chose, je propose que nous déclarions la réunion terminée. Essayez de vos reposer le plus possible, cette nuit, en prévision de ce qui pourrait advenir.
Tous acquiescèrent, tous se saluèrent et s'apprêtèrent à tourner les talons.

[Hubert de Maleval]

Hubert conservait une angoisse de fond mais il ne voyait pas bien comment se montrer constructif aussi n'ajouta-t-il rien et laissa-t-il filer les officiers. Trop peu d'éléments. Les Paludiers seraient deux cents ou deux mille ? Varamyr semblait persuadé que l'affrontement était inévitable et qu'il affecterait la communauté, même si elle parvenait à lui survivre. C'était obscur, abstrait, mortel, il ne parvenait plus à penser droit.
Comme tout le monde s'esquivait, il indiqua à Robert qu'il désirait lui parler et attendit qu'ils furent seuls pour l'entretenir.
" Comment vous sentez-vous, Robert ? Ruth m'a dit qu'il y avait eu des difficultés avec Alban, ce soir. J'espère que ce n'est rien de grave. Je suis bien conscient de l'avoir exposé sans beaucoup de douceur, hier nuit."

[Taliesin]

Les traits du chevalier s'altérèrent nettement.
-Vous avez fait ce qu'il convenait de faire, Hubert : vous ne devez donc rien regretter, répondit-il d'une voix légèrement sourde. Sinon, il ne manifeste aucun signe de possession et est entre de bonnes mains. Il a juste... pris un certain nombre de mesures radicales afin que nous n'ayons plus à nous préoccuper de lui. Le mieux que nous puissions faire, dès lors, c'est de nous concentrer sur notre mission première, sur la défense de la Communauté. Le reste... Cela devra attendre, je le crains.

[Hubert de Maleval]

Hubert soupira.
" Je ne suis toujours pas convaincu qu'il soit à l'origine de ce que j'ai perçu. Je sais que ça n'est pas impossible, et je suis sensible aux arguments des clercs, mais... Je ne suis pas convaincu."
Il hésita.
" Robert, est-ce que... le conseil a déjà songé à la possibilité de sonder les membres de la Communauté ? Je sais que... vous voulez que cette entreprise soit un nouveau départ pour chacun mais... n'est-il pas extrêmement... candide... de se lancer dans les Landes sans être certain des motivations de chacun ?"

[Taliesin]

Robert grimaça.
-Bien des expéditions se montent sans qu'il y ait personne pour sonder ceux qui la rejoignent, et bien des communautés accueillent de nouveaux résidents dont elles ignorent les motivations. Je vous accorde que notre situation est particulière, mais nous avions besoins de volontaires, et nos règles de vie ont dû, dans une certaine mesure, jouer le rôle de repoussoir pour les plus malintentionnés... Bien sûr, tous nos membres ne doivent pas partager nos conceptions, certains étant certainement venus par appât du gain ou simple esprit d'aventure. Mais même ceux-là ont probablement conscience que notre survie dépend de notre unité...
Il soupira.
-Ce qui s'est passé hier m'a fait réfléchir, vous savez, et j'aimerais en avoir le cœur net. J'aimerais avoir la certitude qu'Alban ne subit pas ce qu'il subit, ne s'inflige pas ce qu'il s'inflige à cause d'une présomption totalement erronée. Cependant, même si je soumettais une requête au Conseil, même si je parvenais à le convaincre de son bien fondé... Il faudrait convoquer une Assemblée, laquelle refuserait à coup sûr. Car une telle mesure, bien que pragmatique et efficace, irait trop à l'encontre de nos principes, de nos fondements... De notre volonté de partir sur de nouvelles bases.

[Hubert de Maleval]

" Je me doutais que vous diriez cela." dit simplement le paladin.
Il soupira puis sourit.
" Je vous souhaite une bonne nuit, Robert. J'imagine qu'Alban n'a pas besoin de moi, mais je compte rester sur le pont. Prenez la nuit pour dormir, je vous réveillerai en cas de besoin. Et ne vous inquiétez pas de mon tonus : soyez matinal et donnez-moi une heure pour prier. Je serai ensuite frais comme un gardon... et je vous promets de ne pas raconter autant de salades que ce matin."

[Taliesin]

Robert le dévisagea un instant, sourcils froncés.
-Je commence à regretter de ne jamais avoir eu une foi vibrante et de ne jamais avoir fréquenté une Commanderie. Assurément, j'aurais pu être bien plus efficace dans mes actuelles fonctions...
Il parut sur le point d'ajouter quelque chose, y renonça et s'arracha un sourire.
-Je vous souhaite une bonne nuit, Hubert. Et ne vous retenez pas de raconter des salades demain matin : la bonne humeur est une denrée rare, par les temps qui courent.
Il lui serra l'épaule puis s'éloigna à grands pas, sans se retourner.

[Hubert de Maleval]

Hubert ne put s'empêcher de soupirer de soulagement. Pendant une seconde, il avait craint que Robert ne lui demande s'il avait pris l'initiative de sonder les gens sans l'accord du conseil. Il aurait alors été bien en peine de répondre. Les paladins ne mentent pas. C'était une règle qu'il n'avait jamais contournée que dans un seul domaine bien précis, et Lathandre semblait l'avoir accepté, car il avait conservé tout son pouvoir. Il aurait sans doute dit la vérité au chevalier. Mais il était soulagé de ne pas avoir eu à le faire.
Il demeura un moment immobile, fixant l'ombre sans la voir, avant de repartir entre les chariots. Il avait l'intention de retourner jusqu'à l'Académie et de monter la garde contre son flanc. Il y aurait bien sûr d'autres sentinelles en faction à cet endroit, mais ça n'avait pas d'importance. C'était l'endroit où il avait envie — besoin — de se trouver. Ensuite, quand les érudits seraient réveillés pour prendre leur tour de garde, il aviserait.

[Taliesin]

Le temps s'écoula et, comme la nuit précédente, il fut rythmé par le pas des sentinelles, quoi qu'il pût cette fois-ci apercevoir leurs silhouettes et la lueur projetée par leurs torches. La neige tombait, le vent soufflait, tous deux par intermittence ; mais les bourrasques sifflantes n'amenèrent pas avec elles le sinistre battement des tambours de guerre.
Enfin, il commença à y avoir de l'animation : des officiers allaient de chariot en chariot pour réveiller les guetteurs, qu'il s'agisse des habitués où de ceux s'étant portés volontaires au vu des circonstances. Et ce fut le jeune sieur d'Estrmont qui se dirigea vers l'Académie d'un pas tranquille.

[Hubert de Maleval]

Hubert en profita pour s'esquiver. Il avait un moment songé à rester là, à accueillir les nouveaux guetteurs, échanger quelques mots avec eux, mais en vérité, il se sentait rongé par une culpabilité trop terrible pour parvenir à faire bonne figure. Il avait passé les dernières heures à osciller entre des considérations martiales très pragmatiques et les paroles qu'il adresserait à Albérich quand ils se verraient. Immanquablement, il songeait alors à ce que répondrait le Luménien, et sans qu'il puisse museler son imagination, leur conversation dégénérait. C'était un poids trop lourd à porter alors que le futur n'était qu'incertitude. Défendre la colonne était une chose, il n'était pas responsable de la présence de ces gens dans les Landes ; au contraire, il représentait pour eux une lame supplémentaire, une sorte de bénéfice imprévu. Mais Albérich... Albérich n'avait pas voulu venir et il lui avait forcé la main. Et au fond de lui, il avait le sentiment que si le Luménien avait accepté, c'était uniquement parce qu'il craignait qu'Hubert regrette de l'avoir suivi, parce qu'il pensait lui devoir quelque chose. Et à présent, ils risquaient de mourir, l'un et l'autre, au nom d'un aveuglement. Il y avait tant de causes en ce monde, et il avait choisi la plus désespérée, comme un gosse impatient et dénué de tout sens critique.
Mais c'était ce qu'il était, impatient et dénué de tout sens critique, après tout.
Il quitta l'ombre du chariot et fila dans la nuit. Il avait l'impression qu'il n'aurait pas la force de parler au Luménien avant qu'ils aient affronté et défait les cannibales. Dans un siècle. Il se mit, à tout hasard, en quête de Varamyr. Peut-être le Paludier dormait-il — qui aurait pu le blâmer, vu ce qui les attendait — mais peut-être que comme lui, il savait que le sommeil ne viendrait pas.

[Taliesin]

Il trouva le Paludier exactement à l même place et dans la même position que lorsqu'il avait entrepris de le sonder, quelques heures plus tôt. Mais, cette fois, celui-ci fut un peu plus long à prendre conscience de sa présence. Quand se fut chose faite, il le dévisagea de longues secondes, silencieux.
-J'aurais dû ne rien vous dire, fit-il enfin. Vous causer une insomnie n'était certainement pas le mieux à faire...

[Hubert de Maleval]

Hubert secoua la tête, les lèvres pincées.
" Croyez-moi, j'avais déjà assez de soucis en tête avant de venir vous parler. Je n'aurais de toute façon pas dormi."
Il reporta son attention sur le marais.
" Varamyr, je veux savoir exactement comment les cannibales se comportent avec leurs proies. Je veux savoir s'ils vont chercher à nous tuer ou chercher à nous capturer. Je veux savoir ce qu'ils vont faire, s'ils prennent des prisonniers. J'imagine qu'il doit y avoir des variations d'une tribu à l'autre, mais... Dites-moi ce qu'il en est, véritablement. J'ai besoin de remplacer mes craintes par des faits."

[Taliesin]

Varamyr hésita.
-Ce qu'on imagine est souvent pire que les faits. Cependant, il est des cas où savoir n'apporte aucun apaisement.
Il observa à nouveau Hubert, un moment.
-Mais je sais que je ne m'en tirerai pas avec une pirouette, alors soit. Les cannibales, quelle que soit leur tribu, respectent à leur manière les guerriers ennemis : ils ne cherchent pas à les capturer, font au contraire tout pour les tuer puis les dévorent en premier, lors d'un grand banquet rituel où sont consommées certaines parties symboliques des corps, parties dont ils espèrent s'approprier les vertus - le cœur pour le courage, le cerveau pour l'intelligence, les bras pour l'adresse... Voilà le sort enviable des combattants. Du moins ceux qui ont fait preuve de bravoure, n'ont pas cherché à s'enfuir... Ceux-là subissent le même destin que les civils : ils sont faits prisonniers, ramenés sur les terres de la tribu et traités comme du bétail jusqu'à ce qu'on les inscrive au menu de quelque repas. Ce qu'ils endurent jusque là varie d'un groupe à l'autre, mais ça n'est jamais plaisant, croyez-m'en.

[Hubert de Maleval]

Rien de tout cela n'était surprenant. Il faisait bon être soldat, en l'occurrence.
" Mais cela signifie que s'ils prenaient des prisonniers et que nous survivions néanmoins à leur assaut, il serait envisageable de les poursuivre pour libérer les nôtres, n'est-ce pas ? Ou bien attendront-ils d'avoir complètement défait la colonne pour capturer leurs proies ?"

[Taliesin]

-Leur but final est l'anéantissement de leur proie : c'est une constante. Quant à la méthode qu'ils appliquent pour parvenir à leurs fins, elle dépend des chasseurs, de la cible, des circonstances... Une puissante tribu aura généralement à cœur de se livrer à une titanesque bataille à l'issu de laquelle nous serons irrémédiablement vaincus. Mais elle pourrait aussi préférer jouer au chat et à la souris, méthode à laquelle recourrent souvent les groupes moins nombreux : ils nous harcèleraient alors, multiplieraient les escarmouches et les embuscades, nous attaquant pour se replier aussitôt, de préférence après avoir tué ou capturé plusieurs des nôtres... Dans de tels cas, il serait possible de tenter de libérer les prisonniers, oui. Cependant, pour peu que nous y arrivions... Sachez qu'il y a de fortes chances pour que la première chose que nous demanderont ceux étant tombés entre les mains des cannibales soit de les achever. Pour peu qu'ils soient encore en état de parler, j'entends.

[Hubert de Maleval]

" Mais nous disposons de clercs, dont au moins un capable de ramener les morts. Même en imaginant que ces Paludiers... torturent leurs victimes... Nous ne sommes pas complètement démunis."
Il resta songeur un instant. Varamyr avait parlé de ramener les prisonniers sur leurs terres et maintenant, il sous-entendait qu'ils seraient à peine vivants... Il n'était pas clair : soit qu'il ignorait la vérité, soit qu'il ne voulait pas la lui dire.
" Avons-nous la moindre possibilité de les effrayer ? Je veux dire... Sont-ils superstitieux ? Craignent-ils l'orage ou le feu, ou la colère de leur dieu, les draqueterres, les morts-vivants, le soleil, que sais-je ? Et si nous avions l'air d'une colonne nettement mieux protégée, si nous armions nos civils pour qu'ils aient l'air de soldats, si nous dissimulions les enfants le temps nécessaire... Pourraient-ils renoncer ? Considérer que nous sommes une trop forte partie ?"

[Taliesin]

-Ces gens n'ont peur de rien. Ou plutôt, s'ils ont peur de quelque chose, ils mettront un point d'honneur à l'affronter : ils vivent dans un monde où seuls les plus forts survivent... et ils entendent bien survivre. Si nous sommes plus puissants qu'eux, ou si nous leur en donnons le sentiment, ils se replieront, oui. Toutefois, ils nous considéreront dès lors comme une menace qu'il faut éliminer, pour préserver leur avenir et leur réputation, et s'ils n'en ont pas les moyens à eux seuls, ils essaieront de constituer une coalition... Bref, nous aurons gagné du temps, mais passé ce répit, c'est à un ennemi plus puissant encore que nous serons confrontés. Ah, et il y a aussi le cas de groupes préférant mourir plutôt que de reculer ou de temporiser. J'imagine que vous savez à quel point quelqu'un ne craignant pas la mort peut s'avérer... mortel.

[Hubert de Maleval]

Hubert soupira.
" J'imagine que cela signifie aussi que nous n'avons aucun moyen de les convaincre d'abandonner la partie... Vous parlez de leur sens de l'honneur, mais il a l'air très primitif... J'ai vraiment du mal à me représenter ce qu'il peut y avoir dans le crâne de ces gens. Mais ce n'est probablement pas nécessaire. Il faudra frapper sans pitié, et les exterminer tous autant qu'ils sont, si nous prenons le dessus. Ce n'est pas une perspective agréable."
Il pinça les lèvres.
" Autre chose, dans ce cas. N'y a-t-il pas, dans cette région, de tribus de Paludiers bienveillantes, avec lesquelles nous pourrions nous allier ? Les cannibales chassaient, il y a quelques nuits, cela signifie que d'autres ont malheureusement croisé leur route... Quelles sont nos chances de trouver du soutien dans la région ? Après tout, éliminer ce genre de monstres devrait intéresser pas mal de monde..."

[Taliesin]

Varamyr resta silencieux quelques secondes.
-La proie de ces cannibales pourrait très bien n'être qu'une tribu similaire à la leur, et elle constituerait alors une alliée pour le moins provisoire. Mais il pourrait aussi s'agir d'un clan bienveillant, ou indifférent, voire d'une autre expédition... C'est une piste à fouiller. Sinon, à ma connaissance, il n'y a pas de Paludiers amicaux dans ces parages. Les plus proches se réunissent souvent aux Dents Grises, au nord-est d'ici et non loin de la côte. Il faudrait des jours pour les rejoindre.

[Hubert de Maleval]

" On m'a parlé des Dents Grises, oui... Misère, on dirait que c'était dans une autre vie."
Il passa les paumes sur son visage, lorgna un instant le marais, l'esprit vide.
" Il ne nous reste plus qu'à espérer que nous pourrons capturer un de leurs éclaireurs... Même s'ils sont aussi rudes que vous le dites, nous en obtiendrions probablement des informations..."
Il soupira.
" Merci d'avoir répondu à mes questions, Varamyr. Je n'entrevois pas beaucoup de lumière, mais peu importe... Je préfère savoir à quoi m'en tenir."

[Taliesin]

Le Paludier avait semblé vouloir réagir quand Hubert avait parlé de capturer un éclaireur, mais il s'en abstint en entendant ses ultimes paroles.
-La lumière est rare, dans les Landes. Elle existe pourtant, et nous en avons apporté avec nous. Nous ferons en sorte qu'elle ne soit pas soufflée mais s'épanouisse au contraire. Nous en avons les moyens, pour peu que nous restions unis, que nous ne commettions pas d'erreur et que nous fassions ce qui doit être fait. Nous avons déjà vaincu l'armée d'un Seigneur des Tombes, et ledit Seigneur en sus. Ce n'est pas rien.

[Hubert de Maleval]

" Vous avez raison, bien sûr." dit le paladin avec un sourire incertain.
Puis il retomba dans le silence. Il y avait de l'espoir, bien sûr. Peut-être les Paludiers ne croiseraient-ils pas leur route, rassasiés après leur précédente chasse, alourdis par leurs prisonniers, aveugles à leur présence. Ils pouvaient repartir dans la direction opposée, disparaître dans le marais, ne revenir aux portes de leur cité que des années plus tard. Mais comment imaginer avoir une route sécurisée entre la ville oubliée et Grand Estuaire, si à tout moment, une bande de sauvages armés jusqu'aux dents pouvaient débarquer, agresser et dévorer les voyageurs ? Est-ce qu'Etienne — le conseil entier — n'avait pas réfléchi à ce genre d'écueils ? Qu'avaient-ils imaginé ? Qu'ils étaient capables de libérer les Landes entières de cette menace ? Plus il y songeait et plus Hubert trouvait leur projet beau, mais dément. Il leur faudrait dix mille ans pour rendre cette région hostile semblable aux contrées civilisées d'Hélonna. Dix mille ans s'ils survivaient à une simple escarmouche, contre l'une des mille bandes de barbares qui écumaient le marais.
Pensées sombres, à nouveau. Ce n'était pas digne d'un paladin de Lathandre.
En même temps, être optimiste ne signifiait pas être naïf et stupide. Et c'était d'autant plus difficile de voir le bon côté des choses quand on n'avait rien à fuir dans la vie d'autrefois, quand on avait déjà tout à portée de main, et qu'on s'était engagé pour des raisons futiles...
Il adressa un ultime sourire contraint au Paludier et retourna dans le campement. Il se mit en quête de Grand Vent. Puisqu'il ne pouvait pas aller se chauffer à la flamme d'Albérich, il irait puiser du réconfort chez son cheval. Il ne lui avait jamais fait défaut.

[Taliesin]

Le destrier n'était plus à la même place, mais ce ne fut pas pour autant qu'il peina à le trouver : Ruth, une fois son tour de garde terminé, l'avait ramené près du chariot où elle dormait à présent - du moins, selon toute vraisemblance. Et, avant de se coucher, elle avait pris soin de laisser au cheval une généreuse portion de fourrage. Mine de rien, quand la gamine se voyait attribuer une tâche, elle la faisait, et elle la faisait bien.
La nuit était calme et silencieuses ; les flocons tombaient, légers, et le vent s'était fait souffle ténu.
Les minutes s'égrenèrent, les heures, peut-être.
Toujours pas de tambours.

[Hubert de Maleval]

Hubert resta appuyé à son cheval, contemplant la campagne, à la fois aux aguets et absent. Il se sentait fébrile et endormi, inquiet et confiant, incroyablement triste et en même temps plein d'espoir. La nuit. Il n'était pas fait pour la nuit. Avec le soleil reviendrait l'énergie et le courage, il le savait, il le fallait.
Puis soudain, quelque chose frémit derrière lui, il caressa le flanc de son destrier et celui-ci disparut, retournant pour une paire d'heures dans son plan d'origine. Les ténèbres parurent plus sombres, le froid plus piquant, et une seconde, il songea qu'il était seul, qu'il serait toujours seul, immanquablement, par essence, quoi qu'il advienne, quels que soient les sourires, les paroles, la couleur du futur.
Puis il émergea.
Grand Vent reviendrait. La lumière rougeoierait à l'est, emplissant le monde d'une promesse éternellement répétée. Il fallait y croire. Il n'était qu'un instrument, il l'avait juré solennellement, un genou en terre, le jour de ses dix-huit ans. Le reste n'avait pas d'importance. Seuls comptaient Lathandre et sa mission de paladin. Il la remplirait jusqu'à la mort.
Il chercha l'est puis attendit l'aube.